Grand-Louis l’innocent/05

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 13-15).

V


« L’âme du Nord »… Elle jugea le titre prétentieux. Il lui parut tout à coup presque grotesque. Elle rougit, comme si un étranger le lisait par-dessus son épaule.

Qu’avait-elle compris à cette âme qu’elle essayait de décrire ? Le grand pays de là-bas ne se cachait plus d’elle. À travers les mers, il la regardait de ses yeux transparents. Il l’envoûtait. Il remuait au-dessus de sa tête ses mains de neige. Il baignait ses paupières d’une clarté transsubstantielle. Chaque évocation créait un éblouissement. Chaque souvenir était léger comme une écume. La mémoire devenait, à songer à lui, un jardin clair dont une procession de communiantes faisait le tour en chantant.

Le corps aussi se rappelait, sentait battre autour de lui la torsade de la tempête. Les chevaux du vent galopaient sur la route. L’air était une enclume. À l’horizon rapproché, les sommets cotonneux des arbres fermaient d’une haie d’aubépines miracu­leuses et fleuries le ciel étroit comme un jardin de province.

Mais la race privilégiée de ce domaine ne se laissait point approcher. L’âme du Nord s’évadait dans la tempête. On entendait parfois son rire métallique. Une lumière froide irradiait d’elle comme du paysage. L’ère du monde à son réveil se répétait. Ces hommes étaient d’abord de grands fauves. Ils avançaient par bondissements. Ils étaient tout muscles, chair, appétits, ivresse de n’avoir pas à rétrécir leur allure. La terre leur appartenait. Ils se préoccupaient peu des empreintes que laissaient leurs pas : la neige les recouvrait si vite ! D’ailleurs, elles menaient à une maison fermée. L’âme du Nord était une créature de plein air.

Elle joignait la prudence à ses audaces. Elle était comme une louve blanche qui semblait dresser devant elle des banquises, pour se protéger, à mesure qu’elle se décou­vrait, et faisait entendre un grognement quand ceux du sud s’aventuraient sur le glacis. Comme autrefois, elle refoulait la horde latine vers son berceau. Elle s’oppo­sait à toute incursion. D’une étreinte, elle eût étouffé les faibles envahisseurs bardés de métaphysique.

Ève s’était jadis aventurée. Elle sentait encore autour d’elle le redoutable enlacement. À certaines heures, son cœur rede­venait cette bête errante et meurtrie qui allait droit devant elle, sur une terre sans douceur, parmi des hommes sans merci.

Un froid visage se dégageait d’entre les autres. Il les personnifiait tous. Il deve­nait le portrait d’une race. Il ornait les murs de la maison figée. Quand elle s’approchait de trop près, une buée hivernale s’en dégageait qui la frappait à la face, les yeux pâles la pénétraient, les lèvres étaient durement sculptées.

L’âme du Nord ! L’âme masculine. Car la femme n’était, là comme ailleurs, que la douce forme argentée couchée sur la stèle, le motif répété à l’infini, en bas-relief, l’arabesque à peine indiquée.

Ève avait rapporté de l’étranger la statue de glace et de neige, pour la placer dans la lande, un linge humide sur son visage inachevé. Elle y travaillait pour donner une survivance à des traits évanescents. Il fallait creuser ce masque, remonter ce cœur arrêté, comprendre cette énigme.

Et l’ayant comprise, tendre les mains à une ombre.