Grand-mère/7
VII
LE GRAND HENRI
On mène à l’impasse une vie plus confortable et plus douce depuis que Grand’Mère est là, voici deux ans et quelques mois. La femme du serrurier a trouvé là un solide appui sur lequel elle peut se reposer. Il y a des trésors de tendresse et de dévouement dans cette vieille femme demeurée si vigoureuse et active. Elle prend à son compte la plus grande part des travaux de la maison pour les éviter à la mère de famille, un peu lymphatique, un peu fatiguée. Mais c’est surtout sur les enfants qu’elle exerce l’influence de sa sagesse.
— Où avez-vous appris tout ce que vous savez de la vie, Grand’Mère ? demande un jour inconsidérément Marie.
— Dans le malheur, ma petite fille, répond cette femme mystérieuse.
Son chouchou, c’est le gros Claude qui a fait cette année sa première Communion, et qui aime encore à rouler sa lourde tête frisée dans le creux du bras de Grand’Mère, quand elle est assise. Elle seule apaise ses fureurs, ses violences.
— Grand’Mère, je suis jalouse, dit souvent Sabine : vous aimez mieux Claude que moi et même que nous tous.
— Je vous aime tous autant, mes chéris, dit la vieille femme ; mais Claude me rappelle un souvenir de ma jeunesse.
— Vous aviez peut-être un petit frère qui lui ressemblait ?
— C’est cela, répète-t-elle avec une physionomie soudain figée, qui effraye l’adolescente, un petit frère beaucoup plus jeune qui ressemblait à Claude…
Cependant que Sabine passe ses journées à la mercerie, Grand’Mère, son ménage fini, sa cuisine prête pour le soir, emmène Claude et Blanchette aux jardins de la Tour Eiffel comme des gosses de riches, et Marie peut se livrer à ses raccommodages au carreau de la fenêtre, sans souci de la femme du maçon qui l’épie…
Un dimanche, il y avait du poulet et l’on avait prolongé le déjeuner quand une sorte de coup de poing ébranla soudain la porte.
— Ça, dit Louis, l’apprenti serrurier, c’est le grand Henri qui vient me chercher pour le « foot ».
— Entrez ! cria le père.
La porte s’ouvrit, elle était assez basse, et le garçon qui pénétrait dans la cuisine faillit en cogner du front le chambranle. Sa haute taille ne se redressa que le seuil franchi. Malgré son visage encore enfantin que la timidité fit passer à l’écarlate devant cette table imposante de huit personnes en rond et fourchette en main, il avait déjà les épaules carrées, et ses pectoraux tendaient le maillot bleu sous son pardessus du dimanche. Par excès de politesse, cette politesse si rigoureuse de l’ouvrier français qu’il peut pousser à l’extrême selon les cas, tout le monde se mit debout, sauf la Grand’Mère, qui « vu son âge », pensaient les enfants, demeurait assise.
— Mon ami le grand Henri, présentait Louis. Et il y eut autour de la table une ronde de poignées de mains.
— T’es pas fou d’être à bouffer encore à pareille heure ! dit enfin le jeune homme à son camarade ; le match commence dans un instant au club Saint-Éloi !
— Excuse-moi, mon vieux, je ne croyais pas qu’il était si tard.
— Allez, ouste ! Tu finiras de déjeuner ce soir, je t’emmène !
Il n’eut pas à en dire davantage. Louis avait déjà disparu vers sa chambre. Et il revint, presque aussitôt, revêtu du même maillot bleu que son camarade — lequel, à cet instant discutait avec Jean Cervier pour un coup de vin qu’il ne voulait point boire, péniblement coincé entre sa conscience de sportif et sa gentillesse naturelle qui aurait voulu tout accepter du père de son ami.
— Ça m’est défendu, surtout avant une séance.
Enfin il avala le vin prohibé et on les entendit bientôt dégringoler le mauvais escalier aux petits pavés disjoints.
À table, après leur départ, la famille Cervier ne tarissait pas sur le compte du grand Henri.
— Un beau garçon !
— Et si poli !
— Et une jolie figure.
— Dommage qu’il soit si grand.
— Mais ce n’est pas un défaut, cela !…
C’était Sabine qui avait énoncé la dernière opinion. Depuis la seconde où l’ami de Louis, ce grand Henri dont il leur rebattait les oreilles depuis des semaines, avait poussé la porte et surgi là, en plein déjeuner de famille, avec ce prestige, cette supériorité physique de la taille qui surprend, qui s’impose comme le premier signe d’autorité d’un noble athlète, Sabine toujours prête à s’enthousiasmer pour ce qui sort des règles communes sentait en elle une drôle d’allégresse, inconsciente, indéfinissable, le contentement d’avoir entrevu quelqu’un de mieux que les autres. Elle se rappelait aussi que, le temps que Louis s’habillait dans sa chambre, le grand Henri l’avait regardée lui aussi avec une apparente surprise. Sa force de dix-neuf ans s’accompagnait étrangement d’un coup d’œil bien doux. Sabine ne songeait même pas à dissimuler l’admiration qui l’avait envahie.
— Il avait un chic avec ce long pardessus !
— C’était de la confection, dit, en prenant, après le dessert, le café du dimanche, Maurice le vendeur aux nouveautés ; mais de la bonne. Ça vaut quatre cents francs comme un sou, un raglan pareil !
— Il est peut-être aussi dans le commerce ?
— Penses-tu ! dit Claude qui, depuis longtemps, le soir, dans la chambre des garçons, entendait parler du grand Henri. Il est fumiste !
Sur ce mot on lança des plaisanteries, On s’efforça de donner au terme de fumiste son sens péjoratif : — Tu n’as pas compris, petit, un fumiste, c’est un rigolo qui raconte des blagues, dirent Maurice et Sabine, laquelle opina même :
— Rien ne m’ôtera de l’idée qu’il travaille dans un bureau.
— Je te le dis, il râcle des cheminées ! s’entêtait à soutenir Claude.
Le soir, Louis revint tout échauffé du match. Leur équipe du petit club Saint-Éloi s’était tant démenée, et le grand Henri, gardien de but avait montré tant d’agileté, de prestesse, de vision rapide — on aurait dit un homme volant, ajoutait-il — qu’ils avaient gagné sur les types de Montrouge à cinq buts contre trois. C’eût été le moment, ou jamais, de s’informer dans quel sens le jeune sportif était « fumiste », mais personne n’y pensa plus. Sauf Sabine, il est vrai, qui gardait la question sur le fin bout de sa langue. Mais voici quelque chose d’extraordinaire : elle n’osait plus parler de lui, maintenant. Elle craignait que tout le monde ne perçût son trouble, et jusqu’au lourd battement de cœur que le seul nom de ce grand Henri lui donnait, après une journée d’obsession où elle n’avait cessé de revoir en rêve ce regard si doux qu’il avait, une seconde, posé sur elle.
Il y a des choses qui gagnent beaucoup en saveur d’être soigneusement enfouies dans le plus noir secret de l’âme.
C’est là-dessus que, quelques jours passé ce dimanche, elle fit ce qu’elle devait appeler « le rêve du Château ».
Elle l’appela d’elle-même « le rêve du Château » d’une façon bien déterminée et spécialement définie parce que ce ne fut pas un rêve ordinaire, vagues figures effilochées au réveil et que, le soir suivant, on ne retrouve plus dans ses méninges si bien qu’on y fouille ; mais une image puissante en lumière, en netteté avec des contours éclairés par un cordon de feu, une vision éclatante qu’elle avait eue, comme ça, en dormant, et qu’elle ne pourrait plus oublier. C’était dans une belle campagne, au creux d’un vallon en pente douce, garnie d’arbres légers. Et le château s’élevait au milieu avec quatre tours rondes coiffées de poivrières pointues à chaque angle de l’architecture lumineuse. Et Sabine avait en main une clef très lourde. C’était la clef de la porte du château. Elle ouvrait la porte sans peine et s’introduisait dans cette demeure princière ou il y avait vingt chambres, « sans compter, disait Sabine lorsqu’elle racontait ce songe, la salle à manger et le salon ». Dans chaque chambre, se trouvaient un lit Louis XV et une armoire à glace. Quant à la cuisine, elle était peuplée de dix domestiques. Et, quand après avoir visité les vingt chambres sans rencontrer âme qui vive, elle était redescendue à la cuisine pour demander aux valets : « Où est donc le propriétaire de ce château ? » ils lui avaient répondu : « Mais c’est vous, Mademoiselle ! » Et elle s’était réveillée.
Jamais elle n’avait vu, en dormant, d’images si nettes, si précises. Elle croyait encore maintenant toucher les murailles de l’édifice, caresser la poignée à la porte des vingt chambres. Pour elle, ce songe était l’avertissement d’une haute destinée qui l’attendait. Cela devint, chez elle, une obsession ; mais elle s’en ouvrait plus volontiers à Grand’Mère qu’à Marie Cervier. « Maman qui s’est mésalliée pour épouser mon père, songeait-elle, ne me comprendrait pas ; mais Grand’Mère qui a certainement connu la grande vie, c’est autre chose ! »
— Ah ! voyez-vous, dit-elle à leur vieille amie, un jour où elles étaient seules dans la cuisine, j’étouffe dans ce logement ouvrier. Je suis faite pour un autre milieu, pour une existence vaste, luxueuse, avec de belles choses autour de moi et beaucoup d’argent à dépenser.
Grand’Mère souriait.
— Et, qui t’a dit, ma petite fille, que tu étais créée pour ces grandeurs ?
— Tout me le dit : mes goûts, mes désirs, ce rêve que j’ai fait.
— Tu es devenue, ma foi, subitement folle, Sabine ! Et crois-tu donc qu’une fois en possession du luxe, du bien-être, de la vie mondaine, du pouvoir que donne l’argent, tu te sentirais plus joyeuse que tu ne l’as jamais été jusqu’ici, dans ton impasse, légère de ta douce insouciance ?
— Mais joyeuse, Grand’Mère, je ne le suis pas, avoua-t-elle en baissant les yeux. J’ai envie de tant de choses que je ne pourrai jamais posséder… J’ai honte de cette impasse qui est sordide, des mains noires de mon père quand il remonte de l’atelier, de mes robes sans chic taillées par maman. II me semble parfois que c’est par une erreur du sort que je suis née dans un milieu si simple.
En l’écoutant, la Grand’Mère changeait de figure. Ses beaux yeux demeurés charmants, malgré la fripure des années, s’agrandissaient d’une véritable anxiété. Et en même temps, elle laissait aller la petite fille sans l’interrompre comme si elle avait peur que ce cœur d’enfant ne se vidât pas complètement, ne se soulageât pas, jusqu’au fond de ses poisons, de ses toxines, de ses envies sans grandeur, de ses vanités sans noblesse, de ses désirs sans envolée. Sabine parla encore longtemps. Non, elle ne pouvait pas être heureuse dans un milieu si dépourvu de moyens, si privé d’élégance. Elle sentait bien qu’une autre destinée l’attendait. La garantie même de cet avenir merveilleux auquel chaque jour davantage elle aspirait, c’était ce besoin même, si violent, qu’elle en avait.
Grand’Mère enfin l’interrompit :
— Chérie, tu sais si je t’aime. Je n’oublie pas le soir où, à Javel, toute petite fille encore, tremblante de peur, de timidité, toute pâle d’une émotion plus grande que toi-même, tu as dit à la pauvre désespérée que j’étais les mots qu’il fallait. Je te voyais bien épouvantée de ton audace, mais obéissant à un devoir que ton petit cœur impérieux te dictait. Vous aviez peur tous les trois, mes pauvres petits. D’autres enfants se seraient sauvés à toutes jambes. Toi, tu as accompli l’effort nécessaire. Tu as vu qu’il fallait à quelque prix que ce fût sauver la pauvre femme, et aussitôt là-bas, sur la berge, le miracle s’est accompli avec les mots enfantins que tu as prononcés : « Oui, Madame, nous allons rentrer dîner, mais si vous vouliez, vous viendriez avec nous… » C’étaient les seuls qui pouvaient me retenir alors. Ma Sabine, tu ne peux comprendre combien c’est doux à une pauvre vieille grand’mère de devoir la vie, le bonheur même, à un petit enfant. C’est doux et étrange, c’est inouï, ce sont les rôles renversés. Je caresse peut-être davantage Claude parce que… parce qu’il me rappelle un souvenir de jeunesse, mais je sais bien que c’est à toi, à la décision de tes treize ans, que je dois la vie heureuse que je mène ici aujourd’hui. Alors tu ne peux savoir de quelle tendresse tu es enveloppée quand je te regarde seulement !
Sabine était prise d’une grosse émotion. Jamais Grand’Mère depuis trois ans n’avait fait allusion au drame de Javel. Tout se passait comme si elle avait toujours vécu à l’impasse. La jeune fille revoyait les instants terribles du fameux soir d’avril. Elle se disait : « Aujourd’hui, je n’aurais plus l’audace que j’ai trouvée en moi, ce jour-là. » Et son cœur éclatant, elle se jeta dans les bras de la vieille femme mystérieuse qui l’y pressait, l’appelait « son enfant bien-aimée ».
Mais bientôt, se reprenant :
— C’est à cause de cette tendresse que je suis peinée de te voir si occupée de vanités qui sont indignes du cœur que tu as ; si envieuse d’un rang auquel rien ne semble te destiner, car ce n’est pas assez d’avoir vu en rêve un château pour y prétendre. Tu es bien au-dessus de cette chimère entrevue. Si tu pouvais savoir, d’ailleurs, combien ce rang élevé comporte d’ennui, de monotonie, de misères secrètes, tu ne l’appellerais pas d’un tel désir. Pour moi qui ai connu beaucoup de milieux dans ma vie, je te déclare que le plus heureux, le plus beau, le plus noble que j’ai vu, c’est celui où Dieu par ta chère petite main m’a conduite un soir. Ton père est la plus haute figure d’honnêteté que je connaisse. Ta mère, le modèle des mères. Ta famille tout entière mériterait d’être le type de la famille française. Et toi, pauvre petite égarée, tu rêves d’un plan social où l’argent, le grand danger des hommes, des consciences humaines menace de tout pourrir !
— L’argent, je m’en ficherais, dit Sabine, mais j’aime ce qu’il procure.
Et elle se voyait dans un salon luxueux comme elle en avait tant contemplé au cinéma, sous un lustre éclatant, dansant avec un élégant jeune homme qui n’était autre que le grand Henri…
Le grand Henri était revenu à l’impasse, un jeudi soir, comme ça, on ne sut pourquoi, sous couleur de prendre rendez-vous avec Louis, le club Saint-Éloi devant se rendre le prochain dimanche pour des exercices au terrain de sports de Meudon. Les Cervier se trouvaient encore à table et puisaient tour à tour dans une corbeille de cerises, au milieu de la toile cirée. On voulut qu’il y prit sa part aussi. Louis assis à côté de Sabine se poussa légèrement et le père glissa une chaise entre eux pour le nouveau convive. La grande taille de celui-ci lui conférait un maintien emprunté qu’on pouvait imputer à une extrême distinction et, à chaque instant, collant les coudes au corps, il allongeait un bras timide vers le panier des cerises juteuses comme on l’y conviait. Les yeux de Sabine foncèrent sur la main du jeune sportif. Elle était grande, élargie (par le ballon, imagina-t-elle), mais blanche et soignée. « Un fumiste, ça ? Jamais ! » se déclara-t-elle victorieusement. Ce soir, d’ailleurs, il était habillé comme un dimanche sans sport : un complet foncé, une jolie cravate sombre, sobre dont sa main quand il parlait rectifiait machinalement le nœud. Il causait politique avec Louis, le combattant, parut-il à Sabine, avec des arguments de bourgeois, à ce point que Louis s’écria : « Pardi, tu es pour les patrons ! Je l’oubliais ! » Ce fut une illumination pour Sabine. Tout s’expliquait. Ce jeune homme « si bien » avait été qualifié de « fumiste » sans aucun doute parce que son père possédait une entreprise de fumisterie. Elle savait bien qu’il n’y avait jamais eu, sur ces mains-là, une once de suie !
Ainsi avait-elle renseigné sans avoir trahi en s’informant auprès de Louis, cette curiosité passionnée que le nouveau venu dans sa vie éveillait en elle. Alors, il lui parut délicieux de s’abandonner à ce sentiment qui naissait en elle avec toutes les délicates nuances de l’aurore : joie tremblante, lumière fragile qui vacille, soleil qui s’annonce sans paraître encore… Elle ne put se retenir d’attraper une poignée de cerises et de les jeter en riant dans l’assiette de son voisin. Là-dessus, ils se regardèrent et se sourirent. Ils se regardèrent l’espace d’un instant. Et aussitôt, ils eurent l’impression de se connaître depuis toujours. Au point que, désormais, leurs yeux ne pouvaient plus se rencontrer sans que le même sourire ne vint confirmer cette entente.
Le grand Henri, quand il prit congé ce soir-là, fut invité pour le café, le dimanche suivant, car il devait venir chercher Louis pour se rendre avec lui au terrain de Meudon. En partant, il retint un moment appréciable la petite main de cousette qu’avait Sabine, dans sa robuste paume d’athlète. Lorsqu’il fut dans l’escalier, Sabine éprouva que quelque chose d’elle-même s’en allait avec lui…
Que ce dimanche lui semblait lointain ! Enfin ce délai lui accordait le temps nécessaire pour confectionner une certaine blouse d’organdi dont elle rêvait. À la mercerie, Mamy ne refuserait pas de l’aider. Elle était une jolie brunette de dix-sept ans maintenant, au teint un peu mat dont la mousseline blanche ferait ressortir le doré.
— Qu’y a-t-il donc dimanche ? demandait la mercière en la voyant coudre avec tant de fièvre la blouse désirée.
— Bah ! c’est un délai que je me suis fixé à moi-même pour en finir plus vite.
Le grand Henri devait être essentiellement ponctuel. On ne sut comment il s’arrangea pour frapper à la porte, au jour dit, juste après les cerises, immédiatement avant le café. Ni trop tôt, ni trop tard. Il portait, par-dessus son maillot de foot-ball, un cuir fauve très élégant et avait en mains des fleurs enveloppées d’un papier translucide qui laissait apercevoir de lourds flocons couleur chair : œillets ou roses. Le cœur de Sabine battit. Mais le garçon, parfaitement correct, les offrit à Marie Cervier. Néanmoins, Sabine s’aperçut qu’en les présentant à sa mère, c’était elle qu’il regardait.
À table, il reprit sa place de l’autre jour, entre Louis et Sabine. Celle-ci se demandait sérieusement : « Est-ce qu’il trouve ma blouse d’organdi jolie ?» La vérité, c’est qu’aujourd’hui le jeune homme paraissait terriblement intimidé. Sa main vacillait un peu en soutenant la tasse de café. Il demanda cependant à Sabine si elle aimait se promener, si elle sortait beaucoup. Elle répondit qu’elle ne bougeait guère, passant ses journées chez sa grand’mère, Mme Leriche, mercière dans la rue des Quatre-Frères, non loin de l’avenue Émile-Zola. Qu’elle se plaisait là. Qu’elle aimait le commerce. Enfin, se payant d’audace, elle-même posa une question :
— Et vous, vous travaillez dans la maison de votre père ?
— Non, dit-il ; mon père est mort alors que j’étais un tout petit garçon. Moi, je suis ramoneur.
Sabine se mit à rire. Elle trouvait très spirituelle chez ce jeune homme si distingué, si raffiné, cette plaisanterie de s’intituler ainsi, lui, patron !
— Cela vous amuse, continua-t-il, d’apprendre que je travaille dans la suie et dans la tôle des tuyaux ? Mais est-ce que vous trouvez qu’il y a de sots métiers ?
— Il n’y a pas de sots métiers, reprit Sabine, mais j’aperçois tout de même une différence entre commander et faire.
— Moi, Mademoiselle, je suis du côté travailleur et je n’en ai point honte.
La riposte que Sabine, atterrée, ne trouvait pas, il ne devait pas l’entendre ce jour-là. Louis, agacé de voir son camarade accaparé par sa sœur, lui tapa sur le bras :
— Aujourd’hui, c’est toi qui vas nous mettre en retard, mon-z-ami ! Allons, bois ton café et qu’on fiche le camp en vitesse !
Il avait raison : l’heure marchait et le grand Henri avait trop pris dans les stades l’habitude de la discipline pour se laisser retarder par une question que, cependant, il frémissait de laisser en suspens. Il fit seulement à Sabine un adieu sensiblement plus long, plus appuyé qu’aux autres ; elle eut le temps de voir, dans le fond de ses prunelles gris fer et douces comme le velours, une interrogation angoissée, et de sentir la lourde main du jeune athlète trembler sur la sienne. Et c’est là-dessus qu’il était parti, sans plus, lui laissant au cœur cette flèche : « Mais, Mademoiselle, je suis du côté travailleur… »
Alors, le château de son rêve ? Fallait-il y renoncer et, au lieu de la grande vie espérée, partager celle d’un ouvrier, comme avait fait sa mère ?
Son cœur en défaillait.
Personne à la maison, les jours suivants, ne s’aperçut qu’elle était triste — sauf Grand’Mère qui avait sans cesse les yeux sur elle, mais ne lui posait aucune question. D’ailleurs, Sabine ne demeurait guère à l’impasse : Mme Leriche exigeant maintenant qu’elle vint à journées entières au magasin où arrivaient de plus en plus nombreuses des commandes de lingerie fine. « Ton frère Maurice espère mon commerce, mais il ne l’aura pas, disait-elle. Il faut une femme ici et adroite comme toi, depuis que la lingerie-mode est devenue chez moi une spécialité. Personne ne sera volé. Tes frères et sœur, je ne les oublierai pas ; mais toi, depuis ton enfance, je t’ai formée pour être ici. Je n’en démordrai pas. »
Néanmoins ces belles promesses ne réjouissaient pas Sabine. Elle pensait au « château »…
Elle pensait aussi au grand Henri.
Les trois premiers jours de la semaine passèrent ainsi pour elle dans un désarroi intérieur que nul ne soupçonnait. Le jeudi se leva, tout enténébré de nuages. À midi, la pluie se mit à tomber et l’on entendait le tonnerre au loin, Dans la boutique, il faisait si sombre que pour coudre à un col de chemisette une dentelle en véritable toile d’araignée avec un fil adéquat, Sabine avait dû se rapprocher de la porte. Elle se disait que peut-être lui faudrait-il passer toute sa vie à coudre dans ce magasin. Ses rêveries étaient plus noires que le temps. Elle perdait jusqu’à Ia foi dans le « château ».
Une ombre, un bruit de gros souliers passa la porte sans qu’elle levât la tête ; un bras s’allongea vers le tas de journaux gisant dans une corbeille ; une main puissante, large, striée d’une crasse noire, aux doigts ourlés de suie, fouilla le tas des quotidiens dont croula une pile, finalement s’agrippa sur Paris-Sports.
Alors Sabine leva les yeux, et elle aperçut, haut perché sur un corps élancé, un visage où, dans le masque noirci, brillaient des yeux plus lumineux que de raison, des yeux d’où jaillissaient le rire, la joie, la vie ; où les lèvres largement fendues montraient des dents éclatantes.
Sabine regarda, plusieurs secondes, cette apparition avant de dire :
— Comment ! c’est vous ?
— Mais oui, Mademoiselle, c’est moi le grand Henri, le ramoneur !
Ainsi, après vingt ans, dans la même boutique, sur le même seuil, se renouvelait la scène qui jadis avait noué, entre un autre jeune ouvrier et une autre jolie mercière, les liens qui en avaient fait le père et la mère de Sabine. Celle-ci opéra le rapprochement. Elle en fut sidérée. Il y avait quelque chose de fatal, d’inexorable, qui s’abattait pesamment sur elle et contre quoi elle voulait lutter. D’abord, pourquoi ce garçon se permettait-il de se présenter devant elle dans cette tenue, n’ayant même pas quitté ses bleus, ne s’étant même pas défait de sa crasse charbonneuse ? Était-ce poli ? Un mal élevé, voilà ce qu’il était. Elle aurait dû s’en douter en apprenant le métier qu’il faisait !
— Excusez-moi de ne pas vous tendre la main, dit-elle d’un petit air pincé ; vous comprenez, un ouvrage aussi délicat que celui que je fais… j’aurais peur de le salir.
— Oui, avoua-t-il, avec cent fois moins d’arrière-pensées qu’elle ; je ne suis pas très propre, en effet, et vous m’excuserez, Mademoiselle, car je vous en demande pardon bien sincèrement. Mais s’il faut tout vous dire, je l’ai voulu ainsi. Vous m’avez toujours vu endimanché. J’avais peur que vous ne me preniez pour un bourgeois !
— Oui, ne put retenir la franchise, la spontanéité de l’adolescence chez cette fille de dix-sept ans ; en effet, je vous aurais cru un bourgeois, le fils d’un industriel. Je m’étais trompée.
Un petit soupir qu’elle eut en prononçant ces derniers mots, imperceptible pour tout autre, n’échappa point au grand Henri.
— Vous regrettez ?
Elle n’osa pas répondre. Si elle avait répondu, il aurait fallu, du même coup, avouer qu’en effet elle était mortellement déçue ; qu’en lui, l’espace de quelques jours, elle avait aimé le fils d’un monde dont il n’était pas, où tout devient élégance, raffinement, luxe, grandeur ; qu’elle l’avait cru riche, instruit des mille secrets de la Science, de l’Histoire, de la Littérature, des Langues, des difficiles préceptes des usages mondains ; enfin qu’il ne demeurait plus à ses yeux qu’un être tombé de son piédestal. Mais tout cela que sa bouche taisait, le grand Henri le lisait tristement sur sa jolie figure déconcertée.
— Vous avez honte de moi, maintenant ?
Comme un acrobate fait le rétablissement sur son trapèze, par un effort surhumain de son orgueil, Sabine vainquit, désavoua, renia tous ses sentiments des semaines passées pour cet être qui l’avait charmée jusqu’au fond d’elle-même, dont le souvenir hantait tous ses instants, et lui lança cruellement :
— Pourquoi aurais-je honte de vous, Monsieur ? Vous n’êtes ni mon frère, ni mon parent, ni mon fiancé. Je vous connais à peine. Un camarade de Louis, seulement…
— C’est vrai ? Rien de plus ?
— Mais non, rien de plus.
Et le garçon ouvrait, sur elle, ses larges prunelles gris-fer, émouvantes d’angoisse.
Ainsi l’épreuve que, dans sa bonne foi, sa sincérité absolue, il avait voulu tenter, n’avait que trop bien réussi à l’éclairer sur les secrètes pensées, les mystères de ce cœur de jeune fille. Sabine ne l’aimait pas assez pour n’avoir pas honte du métier ingrat qu’il faisait. Elle l’aimait assez peu même pour opérer en une minute une pareille volte-face ! Et, cependant, elle l’avait aimé, il en était sûr. Quoique bien jeune et rien moins que coureur de filles, à vingt ans, il n’avait pu se méprendre aux regards qu’elle avait attachés sur lui à l’impasse Saint-Charles, à cette entente qui s’était établie entre eux au milieu de toute la famille Cervier. Est-ce qu’on peut cesser ainsi, en une minute, d’aimer un être parce que sa mise a changé et le classe dans une autre catégorie sociale ? On peut être perturbé, abasourdi, étonné ; mais saurait-on, dans l’instant même, devenir indifférent devant l’être qui occupait vos pensées ? Et il ne put s’empêcher de lutter un moment encore, car son bonheur ne voulait pas mourir si vite.
— Mais, Mademoiselle, comment pouvez-vous m’ôter votre… sympathie parce que je suis un ouvrier manuel et que je fais un métier honnête, alors que votre père, lui aussi, est ouvrier et que ses mains ne sont pas toujours plus blanches que les miennes ?
Comme il arrive toujours, ce fut à ce point culminant de leur débat que ces deux jeunes êtres tout frémissants furent, par un hasard brutal, interrompus dans leur conversation à voix basse : une dame entrait dans la boutique pour des boutons. La mercière étant sortie, c’est Sabine qui dut la servir. Il fallut ouvrir quatorze boîtes avant de trouver l’article assorti au modèle. La jeune fille bouillait. Sous le chambranle de la porte, le garçon aux mains noires faisait mine de lire Paris-Sports. Lorsqu’il entendit le classique : « Et avec ceci, Madame ? » de la vendeuse, il s’effaça pour laisser passer la cliente. Puis la dispute rebondit :
— Oui, Mademoiselle, après tout votre père est un ouvrier du métal lui aussi. Il cogne sur le fer comme moi sur la tôle !
Sabine répartit, impitoyable :
— Ma mère qui a été élevée ici, dans ce commerce, parmi toutes sortes de choses gentilles, a épousé un ouvrier, en effet. Mais moi, je ne pourrai jamais en faire autant. J’aime mieux vous le dire tout de suite.
Elle se rattachait éperdument, se raccrochait à la lignée Leriche dont elle se sentait l’héritière par opposition aux Cervier, — la lignée des Leriche qui s’était mésalliée avec la plèbe quand Ia charmante Marie épousa Jean. Elle en était, à cette minute, à faire bloc inconsciemment avec toute la famille des petits commerçants contre les hommes du peuple dont étaient et son père et celui-ci qui, tour à tour, venaient ravir leurs épouses dans le clan qu’elle, Sabine, jugeait si supérieur.
— Alors… murmura le grand Henri, c’est fini entre nous deux ?
— Mais, rétorqua effrontément la cousette, entre nous deux il n’y a jamais rien eu…
— Oh ! prononça seulement avec tristesse le garçon indigné, si, il y avait quelque chose qu’on ne peut exprimer tellement c’était caché, profond, secret et doux. Rappelez-vous quand vous avez jeté les cerises dans mon assiette !
Ici, les yeux de glace qu’avait alors Sabine vacillèrent. L’émotion où l’avait mise, ce jour-là, le grand garçon, lui revenait, lui montait à la tête en bouffée. Elle le revoyait si bien mis ! Elle apercevait sa grande main soignée posée sur le bord de la table, avec la manchette qui dépassait un peu, et, à la manchette, le bouton qui paraissait être un vrai béryl. Ah ! comme ce raffinement lui avait plu ! La pensée que tout était fini entre eux, qu’elle lui avait donné un définitif congé, ce soir, lui fut insupportable.
— On peut, dit-elle avec hésitation, on peut avoir de Ia sympathie pour quelqu’un en dehors… du sentiment auquel vous pensez…
— Oui, quelque chose de banal, je vois. Mon sentiment pour vous était immense. Et je sais bien que rien ne pourra le remplacer.
À cet instant, quelqu’un franchissait de nouveau le seuil de la boutique. C’était la mercière qui rentrait. Elle eut un choc de surprise d’apercevoir Sabine en colloque avec ce jeune ouvrier. Celle-ci s’empressa de présenter :
— C’est le grand Henri, Mamy, l’ami de Louis, qui vient souvent à la maison…
Mme Leriche toisa l’athlète ; ils se saluèrent, et lui prit congé. Sabine lui tendit mollement sa main. Mais cette fois ce fut lui qui refusa la sienne :
— Non, non ; vous savez bien que je vous salirais !
C’est là-dessus qu’il partit.
— Il est bien, ce garçon, dit la mercière.
— Oui, dit sa petite-fille, condescendante. Mais quel métier dégoûtant !