Grand-mère/9
IX
CHRISTIAN
Sabine, comblée par Mme Leriche, ne manquait jamais d’argent de poche. C’était, disait Mamy, la récompense de tous les charmants et délicats ouvrages que, lingère experte aujourd’hui, la jeune fille fignolait pour le magasin. Grâce à son habileté, à ses jolies idées qui créaient des modèles de chemisettes, de cols, de parures, toute une lingerie vaporeuse, la mercerie s’était fait une réputation qui gagnait de proche en proche, chaque jour. Toutes les élégantes de Grenelle, délaissant les grandes boutiques, venaient dans ce magasin de quatre sous pour les blouses ou les fanfreluches nées de la gracieuse imagination de Sabine.
Elle était, à dix-sept ans, mince et fine comme un long fuseau, moins coquettement mise qu’elle ne l’eût désiré, car Marie Cervier, tremblant que la coquetterie ne perdît cette fille chérie, freinait sans cesse ses désirs de toilette. Mais celle-ci se rattrapait en sobriété distinguée : des tailleurs de couleur sombre, des manteaux bien coupés, venus des plus élégants magasins de nouveautés mais qui ne brillaient que par leur ligne. Parfois, une amusante petite veste de couleur. Mais les accessoires venaient alors à la rescousse : foulards d’une intransigeante originalité, petits chapeaux menus posés de travers sur ses boucles brunes que la coiffeuse du quartier échafaudait chaque samedi, toute la menue ferblanterie des bijoux à la mode, agrafes, broches, boucles, minuscules bouquets artificiels. Et quand Sabine ne pouvait se servir elle-même à la mercerie, faute de choix, elle filait, le porte-monnaie bien garni, vers les grands magasins où elle flânait avec délices des après-midi entiers.
Et qu’on n’aille pas croire qu’elle prenait alors, au Métro, des secondes classes comme tout le monde. C’étaient des journées de grande comédie pour Sabine où elle s’offrait à elle-même le spectacle qu’elle jouait. Complètement évadée jusque par le souvenir de l’impasse Saint-Charles dont la médiocrité la tuait, elle était une jeune fille de la haute société qui s’en allait frayer dans Paris avec des gens de son milieu, c’est-à-dire qu’elle pénétrait d’emblée dans la voiture des premières. Là, quelque foule qu’il y eût, elle était bien sûre qu’un monsieur, jeune ou vieux, lui céderait son siège. Combien lui plaisait cette politesse, ce discret hommage à sa délicatesse féminine ! Pourquoi n’était-ce pas de règle aussi chez les ouvriers ? Puis il flottait là une odeur spéciale, un léger parfum de luxe issu de tous ces corps d’oisifs, de raffinés à peine sortis de leur salle de bains. Et l’on se regardait avec discrétion, avec ce calme et illisible coup d’œil des gens du monde. Et ce qui lui était agréable alors, c’était de ne pas douter que ceux-ci ne la prissent pour une des leurs, car enfin, mise comme elle était, et à cette place, qui aurait pu discerner en elle la fille d’un compagnon serrurier ?
Mais après cette première scène de sa comédie, la seconde se jouait dans les grands magasins les plus raffinés par leur luxe et par leur clientèle. Évidemment, elle se gardait bien de rien acheter tout d’abord. Il fallait le temps de choisir, de soupeser les objets, de toucher le grain des soieries, de faire mousser une lingerie, de posséder du bout du doigt un des bijoux désirés. Sabine n’accordait aucune attention aux vendeuses. Mais les clientes absorbaient son intérêt. Telle vieille douairière, harassée de piétiner dans la poussière, écrasée de chaleur, recrue d’hésiter et d’hésiter encore et qui, le face-à-main dressé, parlait avec flegme aux jeunes filles du rayon, lui semblait inimitable dans sa hauteur — sans plus. Chez d’autres plus jeunes, elle étudiait l’art de se déganter pour faire jouer une voilette, une dentelle, une gaze sur la peau de la main, sans que le moindre désir s’allumât dans leurs yeux ni qu’une fatigue se marquât sur leur visage hermétique. Céler tout ce qu’on ressent, tout ce qu’on pense, le garder pour soi jalousement, imiter sans voile les femmes voilées de l’Orient, voilà ce qui semblait à Sabine la matière même de la distinction. Elle le notait, s’y appliquait pour elle-même sans, cependant, y trouver rien de beau.
Et après avoir joué à la femme du monde, imité les douairières ou les jeunes filles aristocratiques, circulé de comptoir en comptoir en manipulant les coupons de soieries, les gants, les lingeries, elle repartait les mains vides, afin de pouvoir revenir le lendemain.
Un jour, dans le Métro, une panne se déclara. C’était en septembre, un jeudi. Elle était mise irréprochablement d’un tailleur de drap léger qui moulait son corps gracile, coiffée à la plus récente mode d’un petit chapeau composé d’un peu de paille et d’une grosse touffe de bleuets qui ne tenait que par miracle sur l’échafaudage de ses coques de cheveux. Dans toute sa personne, la gracilité de l’adolescence.
Et sur le siège qui lui faisait vis-à-vis, un jeune homme qui la dévisageait avec le plus vif intérêt.
Tant que la rame avait couru sur ses rails, bien que leurs regards se fussent croisés plusieurs fois et qu’elle l’eût, d’une rapide évaluation, trouvé à son goût, elle ne s’était pas plus occupée de lui que des autres hommes élégants qui ponctuaient la composition plutôt féminine de cette voiture. Dès l’arrêt du train, il en fut autrement. Ce face à face ne comportait plus d’échappatoire. Sabine était prise dans le rayon de ces yeux finement, longuement fendus de garçon encore très jeune. Rieuse comme elle était, elle ne put se retenir, lorsqu’il finit par laisser échapper à mi-voix :
— Quelle veine, cette panne !
Il l’observait, attendant, anxieux, sa réaction. Puisqu’elle ne se fâchait pas, puisqu’elle n’avait pas pris un masque de femme indignée — aucun courroux dans ce visage en fleur, mais au contraire un quart de sourire au coin de la lèvre — il sentit qu’il n’avait pas de raison d’arrêter son monologue et continua comme pour lui-même :
— Pourvu que ça dure !
Il ne paraissait pas plus de vingt ans ; le bas du visage, les maxillaires étroits, le menton gardaient les rondeurs de l’adolescence. Un petit complet gris d’une allure américaine, serré à la taille par un seul bouton, laissait deviner sa minceur. Il avait déposé, sur le filet, une serviette de cuir blond. Sabine ne put retenir :
— Vous n’êtes pas pressé !
— Que la rame reparte ? Ah ! Dieu ! non.
Sabine rit bien franchement là-dessus comme une grande écolière qu’il la croit être. Il rit pareillement. Et les voilà plus rapprochés, plus mis en confiance par ce rire commun, que par toutes les présentations du monde. Face à face avec cet inconnu devant qui, pour avoir mêlé une seconde leurs deux gaîtés, ses secrets tombent d’eux-mêmes, Sabine se sent troublée pour la première fois de sa vie. Ah ! le pauvre Henri, comme il s’effondre devant cette figure de distinction masculine ! L’autre avait la robustesse du fer, la force musculaire du géant. Celui-ci possède l’élasticité de l’acier souple et flexible. Il y a comme une puissance immatérielle, quelque chose de spirituel, de fin qui émane de lui. Sabine n’a jamais rencontré un être pareil. Voilà l’aristocratie, le grand monde, la fleur de la société ; voilà cette classe qu’elle ne connaîtra jamais ! Et il lui prend un gros serrement de cœur, une affreuse envie de pleurer maintenant, à l’idée que c’est un coup de dé pour rien, une réunion fugitive qui ne se renouvellera pas, dont le souvenir finira même par s’estomper, par s’abolir tout à fait.
Et puis, la panne a pris fin. La rame repart. Sabine, au mouvement presque imperceptible des lèvres du jeune homme, sent qu’il va dire encore quelque chose. Oui, il va parler. Elle le devine… et il murmure en effet, très bas, avec un petit soupir charmant :
— J’aurais voulu que ça dure toujours !
Maintenant, elle voudrait bien ne pas descendre avant lui. Lui, ne pas s’éclipser avant elle. Il ne sait pas encore s’il a affaire à une jeune fille du monde, à une jeune fille facile, à une jeune bourgeoise farouche. La dernière chose qu’il imagine est que ce soit une fille du peuple très pure et très fière — ce qui demeure l’exacte vérité.
Enfin, comme Sabine est raisonnable, elle s’arrache soudain à cette voiture que sa fugace aventure a pénétrée d’un mystère si doux. Elle se lève. C’est la prochaine station qui est la sienne. L’inconnu, assez hésitant, emboîte le pas derrière elle, tremblant de se faire rabrouer. Là-haut, à l’air libre, elle se retrouve face à face avec lui. Pauvre Sabine ! elle n’a pas la force de se fâcher. Même pas celle de « faire semblant ». Tout ce qu’elle peut est de jouer l’insensible ; de prendre un air dégagé, de paraître indifférente. Bien plus : condescendante, même ! Et les voilà tous deux dans le vaste hall du grand magasin. Elle a, en circulant dans la foule auprès de cet étranger, l’impression de côtoyer un précipice effrayant. Elle se raidit contre un péril diffus qu’elle perçoit confusément. Devant des écharpes irisées — arcs-en-ciel en mousseline de soie — qui s’écoulent, comme un liquide, d’une invisible tringle en l’air, elle s’arrête sidérée tant le spectacle est joli. Le garçon, très hésitant, hasarde à mi-voix en touchant l’une des écharpes :
— Est-ce que… Est-ce que vous aimeriez ?
Il n’a pas plutôt laissé échapper cette phrase imprudente qu’il voudrait se la rentrer en gorge devant le visage durci, indigné de cette illisible jeune fille :
— … Je ne suis pas venue ici pour me faire payer des objets de toilette par un inconnu, lui lance-t-elle d’une voix sourde, crainte d’être entendue de la foule qui les presse.
— Mais, Mademoiselle, ce que je pensais n’avait rien que de très gentil, de très respectueux. Peut-être ne nous rencontrerons-nous plus jamais. Le hasard qui nous a réunis un instant, cette panne du Métro… j’aurais aimé vous en laisser un souvenir. Déjà, nous n’étions plus tout à fait des inconnus l’un pour l’autre. Mais si j’ai commis une faute, pardonnez-la moi.
— Oh ! dit-elle avec un petit soupir, je vous pardonne. Je sais bien que les garçons ont vite fait de mal nous juger…
— Je vous jure que mes jugements vous placent très haut. Vous n’avez pas idée de ce que je me représente de vous, sans vous connaître.
Tout cela est chuchoté, murmuré à peine, dérobé à la cohue dans laquelle ils opèrent maintenant leur trouée.
— Qu’est-ce que vous croyez que je suis ?
— Une étudiante, je pense.
— Non ; je reste dans ma famille.
— Comment vous appelez-vous ?
— Sabine.
— Oh ! c’est joli ! Moi, Christian.
— C’est bien aussi. C’est distingué.
Et, se regardant, ils se sourient encore l’un à l’autre, sans plus.
Une rumeur profonde sort de cette foule élégante qui piétine autour des étalages, s’engouffre dans les escaliers pour se répandre d’étage en étage, ou s’immobilise devant les ascenseurs, comme des bandes de rats enragés de se précipiter dans la souricière. Sabine et Christian sont vraiment bien chez eux, intimes tout à coup au milieu de cette multitude anonyme qui les dérobe aux curiosités éventuelles. Ils vont au hasard, souvent poussés par les remous de la grande masse humaine, embarqués ainsi à bord d’un escalier, atterrissant à l’étage supérieur, parfois désagrégés par une poussée des femmes se ruant aux « occasions », se retrouvant un peu plus loin avec un sourire de rescapés s’étant crus perdus.
Sabine ne réalise pas très bien la scène qu’elle vit. Ce Christian est charmant, voilà tout ce qu’elle sait. Jamais encore elle n’a éprouvé d’émotion pareille à celle qui la subjugue lorsque les yeux si noirs, si vifs de ce garçon se posent sur elle. Ah ! le pauvre Henri ! songe-t-elle de nouveau avec commisération, comment a-t-elle pu l’admirer ! Maintenant, elle le revoit sous ses « bleus », le blanc des yeux comme élargi par la suie qui les cernait et sa main noire posée sur Paris-Sport. Elle éprouve comme une honte de la sympathie qu’elle lui a montrée, des petites avances qu’elle a tentées près de lui. Certes, elle ne sait rien augurer de ce qui va se passer avec celui-ci. Mais il se peut qu’ils se rejoignent un jour définitivement. Ils se plaisent trop tous les deux. Il est trop sous son pouvoir, elle est trop sous son charme. Qu’est-ce qui pourrait venir à bout d’une chaîne pareille nouée entre eux aujourd’hui ? La preuve en est que Sabine, ayant dirigé leur marche vers la principale sortie du grand hall, sur le seuil, le jeune Christian s’arrête tout à coup, murmure très grave :
— Est-ce que nous ne nous reverrons jamais ?
— Ah ! comment voulez-vous ? Tout nous sépare !
— Au contraire, tout nous réunit. Pourquoi, voulez-vous me dire, cette merveilleuse rencontre ? Vous êtes libre, moi aussi. Vous n’avez pas vingt ans ?
— J’en aurai bientôt dix-huit.
— Moi vingt-trois. C’est vieux à côté de vous !
— Vieux ? Ah ! vous êtes le chevalier Printemps !
Ce joli vocable servait de titre à un roman qu’elle avait lu à la mercerie. En l’appliquant à ce jeune inconnu, elle ne faisait que réaliser tout le poème qu’elle imaginait autour de lui.
— Eh ! bien, quand le Chevalier Printemps pourra-t-il rencontrer de nouveau la Fée Aurore ?
Avant de répondre, elle l’interrogeait encore silencieusement. Il y avait en elle beaucoup d’angoisse, le temps que ses yeux se fixaient sur ce jeune être dont il lui semblait posséder une connaissance absolue mais dont, en fait, elle ne savait rien. Un rendez-vous, déjà, à elle, Sabine ? C’était le premier pas qui enchaîne insidieusement, qui commande tout l’avenir. Où allait-elle ? Que dirait Grand’Mère de cela ? Et, aussitôt, elle rapprochait de l’anxiété présente le trouble connu jadis à Javel quand, encore enfant, elle avait pris la décision d’affronter l’effrayante vieille femme pour l’empêcher de se noyer. Elle tremblait de tous ses petits membres alors. Et elle tremblait aussi ce soir sur le seuil du grand magasin. Mais la voix qui la poussait en avant, sur ce bout de quai, là-bas, dans l’heure tragique où elle avait sauvé une vie humaine, n’était pas du tout la même que la voix insidieuse, si doucement pressante, qui disait aujourd’hui : « Accepte donc ! Quel mal à vous revoir ? C’est ta destinée mystérieuse qui commence à se réaliser, à se dessiner comme une route montante vers un brillant avenir. Vas-tu négliger ta première chance ? La laisser fuir ? Brimer ton cœur déjà si touché ?… » Autant la première voix, celle de Javel, était dure, faisait mal, autant celle-ci se montrait douce et agréable à entendre : « Après tout, que risqué-je d’une autre rencontre comme celle-ci ? C’est tellement anodin ! »
Le garçon, impatient d’une réponse et qui n’était pas très flatté de ces hésitations qu’il lui voyait, lança tout à coup :
— Je m’appelle Christian de Saint-Firmin. J’habite 274, avenue Poincaré. Pardonnez-moi, Mademoiselle, de ne pas m’être présenté plus tôt.
Elle frémit de la tête aux pieds. Le château ! le château symbolique, sur le seul nom du jeune noble, fulgurait à ses yeux avec ses quatre poivrières, son pont-levis et ses quarante fenêtres de façade. Voici que sonnait l’appel de sa destinée. Elle savait bien que cette destinée viendrait à elle comme dans un enchantement !
— Moi, reprit-elle enfin, c’est Sabine Cervier, comme le loup-cervier.
Un peu honteuse de son quartier, mais franche, droite, incapable de mentir, et d’ailleurs confiante en son destin qui nivellerait entre elle et Christian les plans sociaux, elle confessa :
— Et j’habite chez mes parents, dans Grenelle, impasse Saint-Charles.
Il n’eut pas l’air déçu. Elle en était ravie, ayant attendu de lui un petit réflexe, et, qui sait, même, un recul. Loin de l’arrêter, cet aveu d’un quartier modeste parut déclencher en lui la proposition décisive :
— Voulez-vous jeudi prochain, à trois heures, à la station du métro Saint-Augustin ?
Ce fut accepté et signé par une poignée de mains bien pressante de laquelle la délicate Sabine qu’un rien effarouchait encore, se retira assez vivement. Christian sourit à tant de pudeur… C’est ainsi qu’ils s’arrachèrent l’un à l’autre.