Grand âge et bas âge mêlés

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L’Art d’être grand-pèreCalmann-Lévy, éditeurs (p. 115-142).

I.[modifier]

 
Mon âme est faite ainsi que jamais ni l’idée,
Ni l’homme, quels qu’ils soient, ne l’ont intimidée ;
Toujours mon cœur, qui n’a ni bible ni koran,
Dédaigna le sophiste et brava le tyran ;
Je suis sans épouvante étant sans convoitise ;
La peur ne m’éteint pas et l’honneur seul m’attise ;


J’ai l’ankylose altière et lourde du rocher ;
Il est fort malaisé de me faire marcher
Par désir en avant ou par crainte en arrière ;
Je résiste à la force et cède à la prière,
Mais les biens d’ici-bas font sur moi peu d’effet ;
Et je déclare, amis, que je suis satisfait,
Que mon ambition suprême est assouvie,
Que je me reconnais payé dans cette vie,
Et que les dieux cléments ont comblé tous mes vœux.
Tant que sur cette terre, où vraiment je ne veux
Ni socle olympien, ni colonne trajane,
On ne m’ôtera pas le sourire de Jeanne.

II. CHANT SUR LE BERCEAU[modifier]

 
 

Je veille. Ne crains rien. J’attends que tu t’endormes.
Les anges sur ton front viendront poser leurs bouches.
Je ne veux pas sur toi d’un rêve ayant des formes
Farouches ;

Je veux qu’en te voyant là, ta main dans la mienne,
Le vent change son bruit d’orage en bruit de lyre,

Et que sur ton sommeil la sinistre nuit vienne
Sourire.

Le poëte est penché sur les berceaux qui tremblent ;
Il leur parle, il leur dit tout bas de tendres choses,
Il est leur amoureux, et ses chansons ressemblent
Aux roses.

Il est plus pur qu’avril embaumant la pelouse
Et que mai dont l’oiseau vient piller la corbeille ;
Sa voix est un frisson d’âme, à rendre jalouse
L’abeille ;

Il adore ces nids de soie et de dentelles ;
Son cœur a des gaietés dans la fraîche demeure
Qui font rire aux éclats avec des douceurs telles
Qu’on pleure ;

Il est le bon semeur des fraîches allégresses ;
Il rit. Mais si les rois et leurs valets sans nombre
Viennent, s’il voit briller des prunelles tigresses
Dans l’ombre,

S’il voit du Vatican, de Berlin ou de Vienne
Sortir un guet-apens, une horde, une bible,

Il se dresse, il n’en faut pas plus pour qu’il devienne
Terrible.

S’il voit ce basilic, Rome, ou cette araignée,
Ignace, ou ce vautour, Bismarck, faire leur crime,
Il gronde, il sent monter dans sa strophe indignée
L’abîme.

C’est dit. Plus de chansons. L’avenir qu’il réclame,
Les peuples et leur droit, les rois et leur bravade,
Sont comme un tourbillon de tempête où cette âme
S’évade.

Il accourt. Reviens, France, à ta fierté première !
Délivrance ! Et l’on voit cet homme qui se lève
Ayant Dieu dans le cœur et dans l’œil la lumière
Du glaive.

Et sa pensée, errante alors comme les proues
Dans l’onde et les drapeaux dans les noires mêlées,
Est un immense char d’aurore avec des roues

Ailées.

III. LA CICATRICE[modifier]

 
Une croûte assez laide est sur la cicatrice.
Jeanne l’arrache, et saigne, et c’est là son caprice ;
Elle arrive, montrant son doigt presque en lambeau.
— J’ai, me dit-elle, ôté la peau de mon bobo. —
Je la gronde, elle pleure, et, la voyant en larmes,
Je deviens plat. — Faisons la paix, je rends les armes,
Jeanne, à condition que tu me souriras. —


Alors la douce enfant s’est jetée en mes bras,
Et m’a dit, de son air indulgent et suprême :
— Je ne me ferai plus de mal, puisque je t’aime. —
Et nous voilà contents, en ce tendre abandon,
Elle de ma clémence et moi de son pardon.


IV. UNE TAPE[modifier]


De la petite main sort une grosse tape.
— Grand-père, grondez-la ! Quoi ! c’est vous qu’elle frappe !
Vous semblez avec plus d’amour la regarder !
Grondez donc ! — L’aïeul dit : — Je ne puis plus gronder !
Que voulez-vous ? Je n’ai gardé que le sourire.
Quand on a vu Judas trahir, Néron proscrire,


Satan vaincre, et régner les fourbes ténébreux,
Et quand on a vidé son cœur profond sur eux ;
Quand on a dépensé la sinistre colère ;
Quand, devant les forfaits que l’église tolère,
Que la chaire salue et que le prêtre admet,
On a rugi, debout sur quelque âpre sommet ;
Quand sur l’invasion monstrueuse du parthe,
Quand sur les noirs serments vomis par Bonaparte,
Quand sur l’assassinat des lois et des vertus,
Sur Paris sans Barbès, sur Rome sans Brutus,
Sur le tyran qui flotte et sur l’état qui sombre,
Triste, on a fait planer l’immense strophe sombre ;
Quand on a remué le plafond du cachot ;
Lorsqu’on a fait sortir tout le bruit de là-haut,
Les imprécations, les éclairs, les huées
De la caverne affreuse et sainte des nuées ;
Lorsqu’on a, dans des jours semblables à des nuits,
Roulé toutes les voix du gouffre, les ennuis
Et les cris, et les pleurs pour la France trahie,
Et l’ombre, et Juvénal, augmenté d’Isaïe,
Et des écroulements d’iambes furieux
Ainsi que des rochers de haine dans les cieux ;
Quand on a châtié jusqu’aux morts dans leurs tombes ;
Lorsqu’on a puni l’aigle à cause des colombes,
Et souffleté Nemrod, César, Napoléon,
Qu’on a questionné même le Panthéon,
Et fait trembler parfois cette haute bâtisse ;
Quand on a fait sur terre et sous terre justice,


Et qu’on a nettoyé de miasmes l’horizon,
Dame ! on rentre un peu las, c’est vrai, dans sa maison ;
On ne se fâche pas des mouches familières ;
Les légers coups de bec qui sortent des volières,
Le doux rire moqueur des nids mélodieux,
Tous ces petits démons et tous ces petits dieux
Qu’on appelle marmots et bambins, vous enchantent ;
Même quand on les sent vous mordre, on croit qu’ils chantent.
Le pardon, quel repos ! Soyez Dante et Caton
Pour les puissants, mais non pour les petits. Va-t-on
Faire la grosse voix contre ce frais murmure ?
Va-t-on pour les moineaux endosser son armure ?
Bah ! contre de l’aurore est-ce qu’on se défend ?
Le tonnerre chez lui doit être bon enfant.


Ma Jeanne, dont je suis doucement insensé,
Étant femme, se sent reine ; tout l’A B C
Des femmes, c’est d’avoir des bras blancs, d’être belles,
De courber d’un regard les fronts les plus rebelles,
De savoir avec rien, des bouquets, des chiffons,
Un sourire, éblouir les cœurs les plus profonds,


D’être, à côté de l’homme ingrat, triste et morose,
Douces plus que l’azur, roses plus que la rose ;
Jeanne le sait ; elle a trois ans, c’est l’âge mûr ;
Rien ne lui manque ; elle est la fleur de mon vieux mur,
Ma contemplation, mon parfum, mon ivresse ;
Ma strophe, qui près d’elle a l’air d’une pauvresse,
L’implore, et reçoit d’elle un rayon ; et l’enfant
Sait déjà se parer d’un chapeau triomphant,
De beaux souliers vermeils, d’une robe étonnante ;
Elle a des mouvements de mouche frissonnante ;
Elle est femme, montrant ses rubans bleus ou verts,
Et sa fraîche toilette, et son âme au travers ;
Elle est de droit céleste et par devoir jolie ;
Et son commencement de règne est ma folie.


VI. Jeanne était au pain sec[modifier]

 

Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir,
Pour un crime quelconque, et, manquant au devoir,
J’allai voir la proscrite en pleine forfaiture,
Et lui glissai dans l’ombre un pot de confiture
Contraire aux lois. Tous ceux sur qui, dans ma cité,
Repose le salut de la société
S’indignèrent, et Jeanne a dit d’une voix douce :

— Je ne toucherai plus mon nez avec mon pouce ;
Je ne me ferai plus griffer par le minet.
Mais on s’est récrié : — Cette enfant vous connaît ;
Elle sait à quel point vous êtes faible et lâche.
Elle vous voit toujours rire quand on se fâche.
Pas de gouvernement possible. À chaque instant
L’ordre est troublé par vous ; le pouvoir se détend ;
Plus de règle. L’enfant n’a plus rien qui l’arrête.
Vous démolissez tout. — Et j’ai baissé la tête,
Et j’ai dit : — Je n’ai rien à répondre à cela,
J’ai tort. Oui, c’est avec ces indulgences-là
Qu’on a toujours conduit les peuples à leur perte.
Qu’on me mette au pain sec. — Vous le méritez, certe,
On vous y mettra. — Jeanne alors, dans son coin noir,
M’a dit tout bas, levant ses yeux si beaux à voir,
Pleins de l’autorité des douces créatures :
— Eh bien, moi, je t’irai porter des confitures.

VII. CHANSON POUR FAIRE DANSER EN ROND LES PETITS ENFANTS[modifier]

 
Grand bal sous le tamarin.
On danse et l’on tambourine.
Tout bas parlent, sans chagrin,
Mathurin à Mathurine,
Mathurine à Mathurin.



C’est le soir, quel joyeux train !
Chantons à pleine poitrine
Au bal plutôt qu’au lutrin.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.

Découpé comme au burin,
L’arbre, au bord de l’eau marine,
Est noir sur le ciel serein.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.

Dans le bois rôde Isengrin.
Le magister endoctrine
Un moineau pillant le grain.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.

Broutant l’herbe brin à brin,
Le lièvre a dans la narine
L’appétit du romarin,
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.



Sous l’ormeau le pèlerin
Demande à la pèlerine
Un baiser pour un quatrain.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.

Derrière un pli de terrain,
Nous entendons la clarine
Du cheval d’un voiturin.
Mathurin a Mathurine,
Mathurine a Mathurin.

VIII. LE POT CASSÉ[modifier]

 


Ô ciel ! toute la Chine est par terre en morceaux !
Ce vase pâle et doux comme un reflet des eaux,
Couverts d’oiseaux, de fleurs, de fruits, et des mensonges
De ce vague idéal qui sort du bleu des songes,
Ce vase unique, étrange, impossible, engourdi,
Gardant sur lui le clair de lune en plein midi,


Qui paraissait vivant, où luisait une flamme,
Qui semblait presque un monstre et semblait presque une âme,
Mariette, en faisant la chambre, l’a poussé
Du coude par mégarde, et le voilà brisé !
Beau vase ! Sa rondeur était de rêves pleine,
Des bœufs d’or y broutaient des prés de porcelaine.
Je l’aimais, je l’avais acheté sur les quais,
Et parfois aux marmots pensifs je l’expliquais.
Voici l’Yak ; voici le singe quadrumane ;
Ceci c’est un docteur peut-être, ou bien un âne ;
Il dit la messe, à moins qu’il ne dise hi-han ;
Ça c’est un mandarin qu’on nomme aussi kohan ;
Il faut qu’il soit savant, puisqu’il a ce gros ventre.
Attention, ceci, c’est le tigre en son antre,
Le hibou dans son trou, le roi dans son palais,
Le diable en son enfer ; voyez comme ils sont laids !
Les monstres, c’est charmant, et les enfants le sentent.
Des merveilles qui sont des bêtes les enchantent.
Donc, je tenais beaucoup à ce vase. Il est mort.
J’arrivai furieux, terrible, et tout d’abord :
— Qui donc a fait cela ? criai-je. Sombre entrée !
Jeanne alors, remarquant Mariette effarée,
Et voyant ma colère et voyant son effroi,
M’a regardé d’un air d’ange, et m’a dit : — C’est moi.

IX.[modifier]

Et Jeanne à Mariette a dit : — Je savais bien
Qu’en répondant c’est moi, papa ne dirait rien.
Je n’ai pas peur de lui puisqu’il est mon grand-père.
Vois-tu, papa n’a pas le temps d’être en colère,
Il n’est jamais beaucoup fâché, parce qu’il faut
Qu’il regarde les fleurs, et quand il fait bien chaud

Il nous dit : N’allez pas au grand soleil nu-tête,
Et ne vous laissez pas piquer par une bête,
Courez, ne tirez pas le chien par son collier,
Prenez garde aux faux pas dans le grand escalier,
Et ne vous cognez pas contre les coins des marbres.
Jouez. Et puis après il s’en va dans les arbres.


X.[modifier]

Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup !
Eh bien, je donne tout et je pardonne tout
Aux petits ; et votre œil sévère me contemple.
Toute cette clémence est de mauvais exemple.
Faire de l’amnistie en chambre est périlleux.
Absoudre des forfaits commis par des yeux bleus


Et par des doigts vermeils et purs, c’est effroyable.
Si cela devenait contagieux, que diable !
Il faut un peu songer à la société.
La férocité sied à la paternité ;
Le sceptre doit avoir la trique pour compagne ;
L’idéal, c’est un Louvre appuyé sur un bagne ;
Le bien doit être fait par une main de fer.
Quoi ! si vous étiez Dieu, vous n’auriez pas d’enfer ?
Presque pas. Vous croyez que je serais bien aise
De voir mes enfants cuire au fond d’une fournaise ?
Eh bien ! non. Ma foi non ! J’en fais mea-culpa ;
Plutôt que Sabaoth je serais Grand-papa.
Plus de religion alors ? Comme vous dites.
Plus de société ? Retour aux troglodytes,
Aux sauvages, aux gens vêtus de peaux de loups ?
Non, retour au vrai Dieu, distinct du Dieu jaloux,
Retour à la sublime innocence première,
Retour à la raison, retour à la lumière !
Alors, vous êtes fou, grand-père. J’y consens.
Tenez, messieurs les forts et messieurs les puissants,
Défiez-vous de moi, je manque de vengeance.
Qui suis-je ? Le premier venu, plein d’indulgence,
Préférant la jeune aube à l’hiver pluvieux,
Homme ayant fait des lois, mais repentant et vieux,
Qui blâme quelquefois, mais qui jamais ne damne,
Autorité foulée aux petits pieds de Jeanne,
Pas sûr de tout savoir, en doutant même un peu,
Toujours tenté d’offrir aux gens sans feu ni lieu


Un coin du toit, un coin du foyer, moins sévère
Aux péchés qu’on honnit qu’aux forfaits qu’on révère,
Capable d’avouer les êtres sans aveu.
Ah ! ne m’élevez pas au grade de bon Dieu !
Voyez-vous, je ferais toutes sortes de choses
Bizarres ; je rirais ; j’aurais pitié des roses,
Des femmes, des vaincus, des faibles, des tremblants ;
Mes rayons seraient doux comme des cheveux blancs ;
J’aurais un arrosoir assez vaste pour faire
Naître des millions de fleurs dans toute sphère,
Partout, et pour éteindre au loin le triste enfer :
Lorsque je donnerais un ordre, il serait clair ;
Je cacherais le cerf aux chiens flairant sa piste ;
Qu’un tyran pût jamais se nommer mon copiste,
Je ne le voudrais pas ; je dirais : Joie à tous !
Mes miracles seraient ceci : — Les hommes doux. —
Jamais de guerre. — Aucun fléau. — Pas de déluge.
— Un croyant dans le prêtre, un juste dans le juge. —
Je serais bien coiffé de brouillard, étant Dieu,
C’est convenable ; mais je me fâcherais peu,
Et je ne mettrais point de travers mon nuage
Pour un petit enfant qui ne serait pas sage ;
Quand j’offrirais le ciel à vous, fils de Japhet,
On verrait que je sais comment le ciel est fait ;
Je n’annoncerais point que les nocturnes toiles
Laisseraient pêle-mêle un jour choir les étoiles,
Parce que j’aurais peur, si je vous disais ça,
De voir Newton pousser le coude à Spinosa ;


Je ferais à Veuillot le tour épouvantable
D’inviter Jésus-Christ et Voltaire à ma table.
Et de faire verser mon meilleur vin, hélas,
Par l’ami de Lazare à l’ami de Calas ;
J’aurais dans mon éden, jardin à large porte,
Un doux water-closet mystérieux, de sorte
Qu’on puisse au paradis mettre le Syllabus ;
Je dirais aux rois : Rois, vous êtes des abus,
Disparaissez J’irais, clignant de la paupière,
Rendre aux pauvres leurs sous sans le dire à Saint-Pierre,
Et, sournois, je ferais des trous à son panier
Sous l’énorme tas d’or qu’il nomme son denier ;
Je dirais à l’abbé Dupanloup : Moins de zèle !
Vous voulez à la Vierge ajouter la Pucelle,
C’est cumuler, monsieur l’évêque ; apaisez-vous.
Un Jéhovah trouvant que le peuple à genoux
Ne vaut pas l’homme droit et debout, tête haute,
Ce serait moi. J’aurais un pardon pour la faute,
Mais je dirais : Tâchez de rester innocents.
Et je demanderais aux prêtres, non l’encens,
Mais la vertu. J’aurais de la raison. En somme,
Si j’étais le bon Dieu, je serais un bon homme.