Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Éloquence chrétienne au IVe siècle (tableau de l’)

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Éloquence chrétienne au ive siècle (tableau de l’), par M. Villemain (édition refondue, 1849, 1 vol.). L’auteur s’était proposé d’écrire l’histoire de la littérature de l’Eglise naissante, de cette littérature intermédiaire, ancienne par la langue, moderne pai les idées, dont l’originalité a son charme et son prix. De cette œuvre, il n’a composé que des fragments, d’abord disséminés, puis coordonnés, développés et réunis dans un véritable livre, où l’unité du sujet est rendue plus visible. M. Villemain a retracé l’époque la plus brillante de l’éloquence chrétienne, ou du moins le tableau de la lutte morale qui, au ive siècle, a eu pour résultat de remplacer l’antique société par la société nouvelle. Il expose d abord, dans un chapitre plein de faits curieux, assemblés savamment et spirituellement commentés, le déclin des croyances du paganisme, ruinées à Rome, leur siège principal, par les hardiesses des philosophes et les inventions des poëtes, par la chute des institutions de la république, et par d’autres causes de décadence et de corruption agissant sur toutes les classes de la société. Il suit parallèlement les fortunes diverses de ces croyances dans les principales provinces de l’empire, et en marque le rapport avec les religions des peuples barbares, en dehors des limites du monde romain. Il énumère enfin et caractérise les sectes nombreuses entre lesquelles se partageait, sans s’altérer essentiellement, la religion qui, au sein d’un polythéisme universel, avait conservé la notion de l’unité de Dieu, et de laquelle allait sortir la foi appelée à régénérer le monde. Un second chapitre réprésente le progrès souterrain, l’invasion rapide des vertus du christianisme à travers la démoralisation et l’inhumanité de la société antique. Un troisième chapitre, d’un autre caractère, offre une vue générale du sujet ; il en fait comprendre la grandeur, la variété, l’originalité piquante, l’intérêt à la fois littéraire, moral et historique ; il annonce ainsi sous quels points de vue divers il doit le considérer, y cherchant tantôt l’accent d’une éloquence qui ne s’était point encore fait entendre aux hommes, tantôt la victoire d’une croyance sublime sur des philosophies rivales et des passions ennemies, tantôt la figure changeante du monde agité par ce grand débat. « Le ive siècle, dit M. Villemain dans un passage entraînant, est la grande époque de l’Eglise primitive et l’âge d’or de la littérature chrétienne. Dans l’ordre social, c’est alors que l’Eglise se fonda et devint une puissance publique ; dans l’éloquence et les lettres, c’est alors qu’elle produisit ces sublimes et brillants génies qui n’ont eu de rivaux que parmi les orateurs sacrés de la France au xviie siècle. Que de grands hommes, en effet, que d’orateurs éminents ont rempli l’intervalle d’Athanase à saint Augustin ! Quel prodigieux mouvement d’esprit dans tout le monde romain ! Quels talents déployés dans de mystiques débats ! Quel pouvoir exercé sur la croyance des hommes ! Quelle transformation de la société tout entière à la voix de cette religion qui passe des catacombes sur le trône des Césars, qui dispose du glaive, après l’avoir émoussé par ses martyrs, et n’est plus ensanglantée que par ses propres divisions ! … Dans le ive siècle, la sublimité de l’éloquence chrétienne semble croître et s’animer en proportion du dépérissement de tout le reste. C’est au milieu de l’abaissement le plus honteux des esprits et des courages, c’est dans un empire gouverné par des eunuques, envahi par les barbares, qu’un Athanase, un Chrysostome, un Ainbroise, un Augustin, font entendre la plus pure morale et la plus haute éloquence. Leur génie seul est debout, dans la décadence de l’empire. Ils ont l’air de fondateurs au milieu des ruines. C’est que, en effet, ils étaient les architectes de ce grand édifice religieux qui devait succéder à l’empire romain. » Cet imposant changement s’accomplissait dans certaines villes. L’auteur passe en revue ces théâtres fameux de l’éloquence chrétienne. Athènes, Antioche, Alexandrie, Constantinople, Rome, avec leurs populations variées, avec leurs mœurs, plus ou moins mêlées d’idolâtrie, de philosophie et de christianisme, revivent en traits frappants empruntés aux orateurs sacrés. Les écrits des Pères sont une image de l’état des esprits et du caractère propre des races. « Au milieu des controverses et des subtilités mystiques, on y surprend tous les détails de l’histoire des peuples, tous les progrès d’une longue révolution morale, le déclin et l’obstination des anciens usages, l’influence des lettres prolongeant celle des croyances, les croyances nouvelles commençant par le peuple et s’étayant à leur tour du savoir et de l’éloquence, les orateurs remplaçant les apôtres, et le christianisme formant au milieu de l’ancien monde un âge de civilisation qui semble séparé de l’empire romain et qui meurt cependant avec lui… » Là apparaissent les Pères eux-mêmes ; là se rencontrent, sans se connaître ou sans se chercher, ce Julien qui, sous les dehors suspects d’une foi imposée, médite déjà le dessein d’une restauration poétique et philosophique de l’ancien culte, et ce Grégoire de Nazianze, ce Basile, inséparables amis que les exercices de la littérature et de l’éloquence profanes préparent de loin à une gloire commune dans les travaux de la parole apostolique. Après avoir caractérisé, dans cette phase critique, le génie de l’Orient et celui de l’Occident, l’auteur introduit d’une part les Pères grecs, de l’autre les Pères latins ; il évoque les souvenirs et les œuvres de saint Athanase, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Grégoire de Nysse, de saint Basile, de saint Jean Chrysostome, de Synésius, de saint Hilaire, de saint Ambroise, de saint Jérôme, de saint Paulin, de saint Augustin. Il retrace les vicissitudes de leurs vies héroïques, repassant la longue histoire de leurs travaux, analysant leurs livres et leurs discours, complétant leurs portraits par des tableaux de moeurs. Cetie galerie critique se termine par la figure de Julien, qui tente de relever les temples ruinés du paganisme ; par celle de Symmaque, qui défend contre saint Ambroise l’autel de la Victoire. Deux chapitres, entièrement nouveaux, sont consacrés à saint Ephrem, diacre d’Edesse, et à saint Epiphane, évêque de Salamine. Ces écrivains, d’un génie tout oriental, servent de transition à certains représentants de l’Eglise latine, notamment à saint Jérôme et à saint Augustin, qui semblent appartenir à l’Orient par divers traits de caractère.

Se plaçant à un point de vue nouveau, M. Villemain a traité son sujet en dehors de toute préoccupation théologique ; il l’a considéré comme une forme particulière de la pensée et de la parole humaine. Il l’a abordé néanmoins avec un sentiment ou une émotion singulière que les critiques n’éprouvent pas d’habitude ; c’est que l’éloquence des Pères est contagieuse, qu’elle remplit le cœur d’une profonde et intime poésie, la vraie, celle qui parle à l’âme bien plus qu’à l’imagination. « Sans perdre de ses grâces d’autrefois, dit Sainte-Beuve, le talent de M. Villemain a gagné une teinte de mélancolie qu’il ne connaissait pas auparavant et qui le rehausse. On croit sentir dans ces pages toutes sérieuses, tout étendues, et où nulle trace d’inquiétude littéraire ne se fait jour, ce je ne sais quoi d’achevé que donne au talent la connaissance du mal caché et l’épreuve même de la douleur. Lorsque, la première fois, le brillant écrivain abordait ces portions d’étude si compliquées et parfois si sombres, il n’avait connu que les grâces de la vie, et il n’en avait recueilli que les applaudissements faciles. Lecteur profane, disait-il, je cherchais dans ces bibliothèques théologiques les mœurs et le génie des peupies… Pour bien apprécier le génie des Ambroise et des Augustin durant ces âges extrêmes de la calamité et de l’agonie humaine, il fallait avoir fait un pas de plus et y revenir avec la conscience qu’on n’a été soi-même étranger à rien de l’homme. C’est là le progrès à la fois moral et littéraire que je crois sentir en plus d’un passage de cette étude, devenue aujourd’hui un livre. M. Villemain n’est plus ce lecteur profane dont il a parlé. Il ne fait pas seulement briller à nos yeux les choses éloquentes, il touche avec émotion les choses profondes. »


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