Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/— Hist. Moyen âge

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 2p. 657-658).

— Hist. Moyen âge. Quand on a médité l’histoire du moyen âge, trop exalté par les uns, trop dénigré par les autres, la première question qui s’impose à l’esprit est celle-ci : le moyen âge a-t-il été un progrès ou une décadence ? La question n’existe, évidemment, pour aucune des écoles fatalistes qui font de l’histoire un drame écrit d’avance par une puissance mystérieuse et joué à son bénéfice, pour ainsi dire, par des marionnettes. Nous n’admettons pas, avec Bossuet, que Dieu seul remplisse l’histoire et que l’homme, conduit comme un aveugle par un fil invisible, y suive à son insu une route tracée par un impénétrable dessein. Tout en reconnaissant, avec Vico, des analogies frappantes entre les évolutions de l’individu et celles de l’espèce, nous nous refusons à croire qu’ils tournent dans le même cercle et qu’il y ait pour l’humanité, comme pour l’homme pris isolément, une dernière période de déclin et de dépérissement aboutissant à la mort. Nous admettrons volontiers qu’il en soit ainsi pour un peuple et même pour un groupe de peuples ; mais quant à l’ensemble, nous croyons au progrès incessant et continu. Pour nous, le dogme de la perfectibilité indéfinie n’est pas une vaine abstraction. Nous en avons l’intuition par le simple examen de nos facultés ; nous en acquérons la preuve par des expériences positives. Mais si la marche générale de l’humanité se fait nécessairement en avant, il faut cependant admettre que le progrès, indéfini par sa nature, n’est pas nécessairement continu ; il faut reconnaître que le flambeau de la civilisation a subi de nombreuses éclipses et qu’à certaines époques de l’histoire de l’homme on a pu se demander avec anxiété si la société humaine n’était pas sur le point de se dissoudre. Le moyen âge est-il une de ces périodes néfastes ou marque-t-il un nouveau pas dans la marche du progrès ? C’est la question que nous voudrions étudier ; mais, pour ne laisser planer aucun doute sur notre appréciation, nous résumerons d’un mot l’idée que nous sommes arrivé à nous faire de cette grande et singulière évolution du monde occidental : le moyen âge, pour nous, a été un recul apparent, qui a préparé, en réalité, les grands progrès de l’humanité dans le monde moderne. Le moyen âge, en un mot, est une période d’incubation qu’a suivie le grand et douloureux enfantement de la science et de la liberté.

Pour bien saisir la valeur historique du moyen âge, il faut le mettre en présence de la période qui l’a précédé, l’antiquité. L’antiquité ! ce n’est pas nous qui essayerons d’en médire. On ne peut oublier la grande cité athénienne, l’austérité républicaine de Sparte, la grandeur des délibérations du sénat et l’ardent patriotisme du peuple romain ; c’est la Grèce qui a enfanté la philosophie et porté les arts à une perfection qui est restée désespérante ; cependant, il faut dire que, lorsque le moyen âge ouvrit une ère toute nouvelle à l’univers, la mémoire même de ces grandeurs antiques s’était effacée ; du monde antique, il ne restait que les abus. La puissance publique était tombée dans la main d’un seul homme, à la fois faible et tyrannique. L’empire romain était en quelque sorte un monde cristallisé dont tout idéal avait disparu. Or, lorsqu’une civilisation incomplète a rendu tout ce qu’elle peut rendre, à peine parvenue à son apogée, elle est condamnée à une lente décomposition et à la mort. Le droit romain n’était par le droit humain ; il faisait une large part à l’arbitraire et à la convention ; donc, il devait disparaître. On se trompe, d’ailleurs, lorsqu’on veut voir le monde entier dans l’empire. Sur toutes ses frontières s’agitaient des peuples, barbares si l’on veut, mais jeunes, pleins de sève et d’une vitalité expansive. Si Rome avait possédé la puissance civilisatrice des nations modernes qu’anime un esprit plus élevé, c’est-à-dire plus humain, elle aurait absorbé les barbares ou les aurait vaincus ; mais l’esclavage, le despotisme et la superstition ne sont pas précisément des forces civilisatrices. L’empire, d’ailleurs, se sentait miné et dissous au dedans par l’invasion d’une doctrine nouvelle plus puissante que la lance des barbares. Le christianisme attirait à lui les classes souffrantes par l’appât des récompenses célestes ; et détacher les hommes de la terre dans une pareille crise, c’était les délier de leurs devoirs civiques ; or, les classes souffrantes, c’était alors l’immense majorité des populations. Assailli au dehors, miné au dedans, l’empire succomba.

Toute action violente provoque une réaction non moins violente en sens inverse, et c’est ainsi que l’humanité passe d’un extrême à l’autre, en traversant le juste, le vrai, le rationnel sans s’y arrêter. Le monde romain avait mis des siècles à se constituer. Il n’en fallut pas tant pour le dissoudre, mais il fallut dix autres siècles pour enfanter un monde nouveau. Telles sont les grandes oscillations de l’histoire. Cette réaction anarchique, désordonnée, cette espèce de longue nuit où toute notion du vieux droit s’obscurcit et s’efface, c’est le moyen âge. À une concentration de pouvoir excessive succède la dispersion ou pour mieux dire l’anéantissement de la puissance publique ; au devoir civique, un instinct de liberté presque farouche ; à une philosophie savante, une scolastique puérile ; à des superstitions mortes, une foi vive, trop vive, qui va se perdre dans les nuages de l’ascétisme ; à une législation savante, des lois de hasard et de circonstance, mal digérées, mal comprises, mal obéies ; à des mœurs polies dans les classes éclairées, des mœurs sauvages et sanguinaires. Seule, la multitude reste le lendemain ce qu’elle était la veille : malheureuse sous l’empire romain, elle est malheureuse sous la domination germanique. D’esclave, elle est devenue serve ; le nom seul est changé.

À l’exception des Goths, qu’un long contact avec l’empire avait dépouillés de leur ancienne rudesse, les nouveaux maîtres de l’Occident étaient d’instinct tout l’opposé des anciens. Nés sous la tente, ils conservaient dans les cités les habitudes de la tente : indiscipline, insubordination, goût des aventures, mépris des arts et des lettres, le tout doublé d’une cupidité de sauvages. Égaux entre eux à titre d’hommes libres, ils ne reconnaissaient dans un chef élu que le premier parmi ses égaux et ne lui accordaient qu’une suprématie illusoire. Qu’était-ce que Clovis ? Un chef heureux, mais dont l’autorité fut toujours contestée malgré ses victoires. Quelle organisation sociale attendre de gens qui n’ont que le génie de la désorganisation ? Comment fixer dans un cadre politique ces flots de guerriers, mouvants comme les flots de la mer ? Les rois goths seuls y seraient parvenus ; dans leur trop courte domination, les deux Théodoric et Euric déployèrent de rares qualités gouvernementales et administratives ; mais, pour le malheur du monde, ils étaient ariens, et, en se coalisant avec leurs ennemis, l’Église chrétienne, qui visait à substituer l’unité religieuse à l’unité politique, les brisa.

Dans le cadre restreint que nous nous sommes imposé, nous n’avons pas la prétention d’enfermer une histoire qui demanderait des volumes ; nous devons même éliminer les considérations secondaires, pour nous attacher à des vues générales. Et la première qui nous frappe, c’est que pendant six cents ans, c’est-à-dire depuis Clovis jusqu’à la constitution définitive de la monarchie française et à la création des grandes communes italiennes, flamandes et germaniques, l’Europe fut un vaste camp retranché où des guerriers vivaient comme au milieu de races ennemies. Partout deux peuples, deux droits, deux législations, deux tendances radicalement contraires. Dans l’Allemagne, où les armes romaines n’ont fait qu’apparaître, domine l’esprit germanique. Là règne une certaine homogénéité favorable à une reconstruction politique. Aussi l’Allemagne parvient-elle de bonne heure à la création d’un empire unitaire. Dans la Gaule septentrionale, la fusion des deux races est lente à se faire, si lente qu’il ne serait pas impossible, même aujourd’hui, de retrouver le vieux sang gaulois dans les populations autochthones. L’Italie et la Gaule méridionale, qui se sont moins ressenties de l’invasion, ont conservé quelque chose de la civilisation romaine. Aussi, que l’on ne soit pas surpris d’y voir surgir un jour des consuls, des capitouls, des préfets et de savants jurisconsultes. C’est précisément pour être restée plus romaine que les autres provinces que l’Italie s’est moins ressentie de l’esprit du moyen âge. C’est aussi la cloche de l’hôtel de ville de Milan qui, la première, a sonné le tocsin contre les barbares, de même que l’université de Bologne a professé la première les Institutes, les Pandectes, et transmis au monde nouveau le flambeau de l’antiquité.

Ainsi, l’irruption des races scythiques du haut des plateaux de l’Asie dans l’Europe occidentale avait ressemblé aux éruptions successives d’un volcan qui projette ses torrents de laves dans toutes les directions, et ces laves couvraient le sol sans s’y agréger. En Afrique, les Vandales d’abord, puis les Arabes ; en Espagne, Vandales, Suèves et Goths ; dans la Gaule, Goths, Burgondes et Francs ; en Italie, Francs, Lombards et Hongrois vivaient entre eux, comme avec les populations indigènes, à l’état de guerre, et de ces chocs multipliés il ne pouvait résulter qu’une immense confusion. Au VIIIe siècle, il n’y manquait plus que les Saxons et les Normands. Et si, en s’établissant fortement sur le haut Danube, les Germains n’eussent opposé une digue insurmontable aux flots de Slaves que l’Asie lançait incessamment sur l’Europe, la confusion eût été au comble. Pour relier et maintenir en faisceau tous ces éléments discordants, il eût fallu la main de fer de plusieurs Charlemagne : il n’en surgit qu’un seul. Et encore, lorsqu’il parut, il n’était déjà plus temps : les ducs, les comtes et les barons s’étaient déjà partagé les lambeaux de la puissance publique. Sous les faibles successeurs de Charlemagne, l’usurpation se complète. Les offices deviennent alors héréditaires ; on compte autant de souverains que de bénéfices et de domaines. Le pacte de vassalité qui les relie entre eux n’est qu’un lien tout personnel. Toute idée générale de patrie, de nation, de droit public, a disparu. Il y a là les débris d’une civilisation ancienne et tous les éléments d’une civilisation future, mais point de société politique. Tel est le caractère négatif de la féodalité.

Qu’est-ce, en effet, qu’un seigneur féodal ? Un brigand retranché dans un château fort et qui n’en descend que pour détrousser les passants ou attaquer ses voisins. Quelle est sa vie ? La guerre. Et après la guerre ? Les tournois. Et après les tournois ? L’orgie. Il s’intitule comte par la grâce de Dieu, mais en réalité il ne relève que de son épée. Tout est à lui, la terre et l’homme, le poisson dans l’eau, l’oiseau dans l’air, le gibier dans la forêt. Il bat monnaie et rend la haute et la basse justice. Quelle justice ! Le gibet dressé à côté de son donjon est l’emblème parlant de sa toute-puissance. Aucune culture morale ni intellectuelle n’amollit cette âme de fer. Le vrai gentilhomme dédaigne les lettres et les arts. Ami de Dieu en qui il voit un tyran comme lui, ennemi de tout le monde, il vit seul comme la bête fauve dans son antre. S’il prenait fantaisie aux loups de s’agréger en société, ils ne choisiraient pas d’autre pacte social que le code de la féodalité.

Toutefois, comme il est impossible que la lumière morale qui éclaire tout homme venant au monde s’éteigne tout à fait dans la conscience humaine, il faut bien que les dernières étincelles s’en soient conservées quelque part. C’est le sanctuaire de l’Église qui en est le refuge. Or, par le malheur des temps, cette lumière va s’affaiblissant de siècle en siècle, de jour en jour. Les temps primitifs de l’Église avaient été illustrés par de grands docteurs, dont l’art suprême avait été de fondre la philosophie grecque avec le dogme chrétien. Les Pères jurent par Platon autant que par l’Évangile ; mais plus on s’éloigne du foyer des sciences et des lettres, plus l’ombre s’épaissit. Au Xe siècle, il fait nuit complète, et les pasteurs des peuples, pour la plupart aussi ignorants que le troupeau, sont infiniment plus corrompus que lui.

Dans leur invasion dévastatrice, les barbares n’avaient rencontré de résistance sérieuse que dans la puissance morale de l’Église et dans les fonctions civiles dont elle était investie. Au naufrage des institutions politiques avaient résisté quelques municipes administrés par des évêques. Le mandat que les défenseurs des cités avaient reçu du peuple fut leur point d’appui. La supériorité de leurs lumières leur valut de plus un ascendant considérable sur l’esprit inculte des conquérants. Le fier Sicambre se courbait sous la bénédiction de saint Rémi. Le brutal Chilpéric redoutait les remontrances de Grégoire de Tours et frémissait sous les rudes apostrophes de saint Germain. Quel bien n’eût pas fait l’Église si elle était restée fidèle à sa mission ! L’ambition, la soif des honneurs et des richesses, une cupidité effrénée et insatiable la perdirent et perdirent le monde avec elle. Le pape est roi, les évêques sont barons et l’Église est devenue une société politique. Ses dignitaires perçoivent la dîme, possèdent des châteaux, des domaines, des sénéchaux, des vassaux, une milice, des juges et des bourreaux. Ils auraient pu s’opposer à la spoliation universelle, ils ont préféré y prendre part, et cette part ira croissant, parce que l’Église est une caste, et qu’il est de l’essence des castes d’être insatiables.

Vers l’an 1000 de l’ère chrétienne, celui qu’on attend pour juger le monde peut descendre des nuées au milieu des éclairs et des tonnerres ; la trompette de ses anges ne surprendra personne. Chacun prête l’oreille et croit l’entendre sonner avec la dernière heure du millénaire écoulé. Le cataclysme universel laissera peu de regrets. Celui qui avait encore quelque chose l’a donné au prêtre pour racheter son âme. Abruties par l’ignorance et la misère, écrasées par les terreurs de la superstition, les populations errent comme des ombres autour des donjons et des beffrois. Ces êtres humains nous font pitié. Sont-ce bien là les descendants des fiers Romains ? Sont-ce les fils des fiers Gaulois ? Ces Grecs honteux et lâches tremblent devant une poignée de barbares ; sont-ils de la race des soldats de Marathon ? Mais s’il en est ainsi, nous dira-t-on, où est le progrès ? Eh bien, oui, répondrons-nous, il fallait qu’il en fût ainsi pour que l’écrasante et stérile unité romaine fût brisée, pour que dans ce fumier du moyen âge germât la semence de la civilisation moderne.

Tout à coup, au moment où l’humanité parait prête à se coucher dans son sépulcre, elle est réveillée par le bruit des croisades, par les querelles du sacerdoce et de l’empire, par l’insurrection des communes italiennes et françaises : triple guerre déclarée à la féodalité sur tous les points à la fois. À Milan, à Gand, à Laon, à Lyon, à Castelnaudary, on peut voir que l’âme humaine n’était pas morte et qu’il ne lui manquait, pour reconquérir la plénitude de la vie, que de s’incarner dans un corps nouveau. Ce corps s’appelle commune aujourd’hui ; demain il s’appellera nation. Il est enfanté, comme l’homme lui-même, dans la douleur et dans le sang. Pour celui qui étudie la philosophie de l’histoire, il n’y a pas d’époque plus intéressante. En Italie, les ligues lombardes ; en Allemagne, les ligues du Rhin ; en Flandre, les grandes communes de Gand, de Bruges et d’Ypres ; en France, les petites communes de Laon et de Vézelay, autant de vastes ateliers du travail qui éclaire, qui féconde et qui moralise, s’agitent et s’organisent dans un désordre apparent, qui n’est que la surabondance de la vitalité. C’est la lutte du droit impérissable contre la force passagère. Assaut au donjon couronné d’une hache d’armes ou d’une croix, et ce donjon s’écroule sous le maillet du tisserand. Décimée, humiliée et ruinée, la féodalité est trois fois vaincue, et le monde est affranchi.

Dans la moisson de gloire de ces temps héroïques, c’est la France qui a cueilli la plus belle gerbe. Pour son salut et pour le salut du monde, la France était constituée d’une façon plus unitaire que les autres contrées de l’Europe. À travers beaucoup de péripéties et de vicissitudes, les provinces se groupaient peu à peu autour d’un noyau d’une puissante attraction, et, grâce au concours de ses fidèles communes, la royauté reconquérait ses anciens droits. Louis IX supprime les justices seigneuriales et abolit le duel judiciaire ; Philippe le Bel décrète la permanence des parlements ; Charles V administre, Charles VII se crée une armée et des finances, Louis XI brise les grands vassaux de la couronne. Une nation est née. Romaine par sa centralisation, gauloise par l’audace de son esprit, franque par le sentiment indomptable de son indépendance, universelle enfin par son génie, la France est à elle seule toute une civilisation. À elle surtout, la mission de précéder les autres et de les guider vers de nouvelles destinées. Pourquoi ce grand rôle n’est-il pas échu à l’Italie ? Pourquoi pas à l’Allemagne ? La raison en est toute simple : l’Italie, fractionnée en petites républiques indépendantes, ne saurait graviter vers son centre sans se laisser absorber par la théocratie ; quant à l’Allemagne, tous ses efforts n’aboutissent qu’à une confédération. L’empire y est purement nominal. Dans le partage de la souveraineté qui s’opère entre l’empereur et les princes électeurs, on voit se perpétuer le vieil esprit germanique, esprit centrifuge en quelque sorte et rebelle à l’unité politique.

Unité de pensée et de foi, unité dans la variété des modes, telle a toujours été, telle sera toujours l’inspiration de l’humanité ; car la vérité ne triomphe et ne s’établit d’une façon durable qu’à la condition d’être universellement acceptée. Mais, pour obtenir l’adhésion de toutes les consciences, cette foi commune doit briller assez haut pour éclairer le inonde entier, elle doit être assez vaste pour contenir tout le développement des facultés humaines. Or, l’antiquité n’avait jamais rien eu de semblable. La Rome des Césars n’avait pu donner au monde que l’unité politique. Au moyen âge, la Rome des papes y substitua l’unité religieuse : deux idées incomplètes et partant insuffisantes. Il y eut un jour où l’Église catholique put se croire à la veille d’absorber le monde. L’Église dominait alors les consciences par ses dogmes Elle attirait les peuples par la soif de la justice et par la pureté de sa morale, sinon de ses mœurs, et les peuples foulés aux pieds tendaient vers elle des mains suppliantes. Elle disposait des trônes et frappait de mort les rois par l’excommunication. Son empire, enfin, n’avait pas de limites. Si l’Église eût porté dans ses flancs les destinées de l’humanité, sa tentative de domination universelle n’eût pas avorté. Mais au lieu de nourrir les âmes de la parole de Dieu, elle les a remplies de fantômes, de visions et de superstitions. La justice divine qu’on implorait en elle s’est trouvée plus barbare que la justice humaine, et la tyrannie des rois de la terre se trouva douce auprès de celle du roi du ciel. Au lieu de favoriser, enfin, l’essor de la pensée, Rome s’appliqua uniquement à la comprimer jusqu’à explosion. Aussi, quand le serf a relevé sa tête, depuis longtemps courbée vers la terre, au lieu d’un seul ennemi en face, il en a vu deux : la féodalité laïque et la féodalité cléricale ; il s’est attaqué à toutes deux à la fois. Quand l’homme a voulu exercer sa faculté de penser, il lui a été dit : « Tu ne penseras pas. » Et la raison s’est révoltée contre la foi. Quand la science s’est essayée à pénétrer les grandes lois de l’univers, il lui a été dit : « La science est fixée depuis la Genèse et toute investigation ultérieure est une impiété. » Sommée enfin par le monde de dire où elle le conduisait, Rome ne lui a montré en perspective qu’un tombeau, et le monde, qui voulait vivre, s’est détourné de sa voie. Alors a commencé cette lutte sanglante et formidable qui s’appelle les convulsions de l’empire romain. À bout d’arguments, les apôtres du crucifié ont défendu sa doctrine par le fer, par le feu et par les gibets. Pour résumer en un mot tout le moyen âge, on peut dire : « C’est une tentative de théocratie avortée. ».

Par des routes différentes, mais convergentes, le monde n’en poursuit pas moins sa marche vers l’unité, et cette unité s’opérera un jour sous cette devise entrevue à la fin du moyen âge et formulée par la Révolution française : « Justice et Liberté ! »

Moyen âge et la Renaissance (LE), vaste collection entreprise sous la direction littéraire de M. Paul Lacroix, et sous la direction artistique de M. Ferd. Serré (1847-1852, 5 vol. in-4o, avec pl.). Les collaborateurs littéraires de M. Paul Lacroix étaient MM. Philarète Chasles, P. Mérimée, Mary-Lafon, Leroux de Lincy, Alfred Michiels, etc. Le but de cette intéressante publication était de présenter un ensemble aussi complet que possible de toutes les connaissances acquises aujourd’hui sur les choses du moyen âge et de la Renaissance. Imprimé avec luxe, accompagné de magnifiques gravures, ce bel ouvrage est cependant défectueux, surtout au point de vue littéraire, malgré le talent et la compétence des écrivains spéciaux qui y ont collaboré. Chacun d’eux, fort habile dans sa spécialité, s’est montré moins habile à généraliser ses connaissances, et l’unité de vue n’a pas été imprimée à l’œuvre totale.

L’ouvrage est divisé en quatre parties : les Mœurs, les Sciences, les Lettres et les Arts. L’histoire politique et religieuse est rejetée dans une introduction insuffisante. Il résulte du plan adopté un morcellement qui empêche le lecteur de se former une idée d’ensemble, et qui introduit une grande confusion dans l’impression générale. Nul siècle n’y est représenté dans un tableau complet. On a bien l’histoire de chaque chose en particulier ; mais une histoire abstraite et dépouillée des rapports qui, unissant logiquement toutes les diverses manifestations humaines à une époque, concourent à préciser la physionomie de cette époque même. Le talent des écrivains n’a pu surmonter cette difficulté ; et cette publication, si honorable par l’intention, si brillante par l’exécution de quelques-unes de ses parties, n’a réussi ni à être un livre qui plaise en instruisant, ni à être pour les travailleurs une source de renseignements faciles à consulter. Sa plus grande valeur est due aux nombreuses gravures qui l’accompagnent, et dans lesquelles sont reproduits avec un très-grand soin tous les principaux objets que cette série de siècles nous a légués. Rien n’a été abandonné à la fantaisie des artistes modernes ; leur œuvre s’est bornée à reproduire soit les dessins du moyen âge, soit, quand il s’agit, par exemple, d’armes et de meubles, les armes et les meubles que l’on trouve dans les musées et dans les collections particulières.

Le Moyen âge et la Renaissance a été édité en 250 livraisons gr. in-4o, et, enfin, refondu et complété dans les quatre ouvrages qui suivent.

Moyen âge (les arts au), par M. Paul Lacroix (1889, gr. in-8o, 19 pl. chromolithographiques et 400 grav. sur bois). Cette publication est due à la maison Firmin Didot qui, ayant acquis la propriété du texte et des planches, les réédita sous une autre forme. Le texte, revu par M. Paul Lacroix seul, a été complété et augmenté. M. P. Lacroix n’a pas pris pour point de départ, comme dans le Moyen âge et la Renaissance, le XIe siècle ; il étudie les arts des Gaulois et des Francs dès leur origine, aussi loin que peuvent remonter les investigations historiques, et il les suit à travers toutes leurs vicissitudes jusque sur le seuil de l’ère moderne. Les principaux chapitres de l’ouvrage sont : l’Ameublement civil et religieux, les Tapisseries, la Céramique, l’Armurerie, la Sellerie et la Carrosserie, l’Orfèvrerie, l’Horlogerie, les Instruments de musique, les Cartes à jouer, la Peinture sur verre, la Peinture à fresque, la Peinture sur bois et sur toile, la Gravure, la Sculpture, l’Architecture, le Parchemin, le Papier, les Manuscrits, les Miniatures, la Reliure et l’Imprimerie.

Quoique plus développé, le texte n’est point

. assez complet ; il se.tient trop dans les généralités et ne donne pas.tous les.détails que

—demanderait la curiosité du lecteur, détails, il est vrai* qui, dépasseraient.de" beaucoup Je cadre de l’ouvrage..Ça sont, surtout l’es gravures qui l’accompagnent qui sont curieuses

. et instructives ; elles parlent aux-yeux, !et par un simple traitnous en disent plus sur la vie du moyen âge que cent pages dé commentaires. Les chromolithographies, repré

. sentant des miniatures de manuscrits, des tapisseries ou des peintures de l’époque, fontrriieux.qu’émbeHir l’ouvrage Celles lui donnent unégrande valeur historique. Parmi les principales, chromolithographies qui ornent cevolume, il faut citer ; V Annonciation, tirée des petites Heures d’Anne de Bretagne ;’l’A ’ doration des Mages, tapisserie de Berne, du xvo, siècle ; Y Entrée de la reine Isabeau de Bavière à Paris, miniatur’é’.des’manuscrits de Froissart ; le Songe de là vie, peinture d’Orcagna ; le Couronnement déCharles V, miniature des manuscrits de. Froissart. Les quatre cents gravures intercalée dans le texte, et dont beaucoup ne se trouvent pas dans le précédent ouvrage, forment un véritable musée. Tirées dès manuscrits ou des ouvrages du temps, dessinées d’après les objets authentiqués qui nous restent de cette époque,

; comme, par exemple, le fauteuil de Dagobert

qui figura quelque temps au muséedes Souverains, elles forment k elles seules un texte qui pourrait se passer de commentaire. Les armures ! les bahuts, les bannières, les vases ciselés, .les sceaux, les’ miniatures défilent tour à tour sous les yeux du lecteur et le font sans peine révivre dans lé’pàssé.

...-Moyen Ûge.(MŒURS, USAGES ET COUTUMES AU) ol à l’époque de luRcnaUsance (Vie laïque), par.le même, , suite du précédent (1872, gr. in-8»j avec planches et.gravures).

■ Ce.volume traite, des matières suivantes : Conditions des personnes, et, des terres ; Privilèges et ■ droits féodaux., et communaux ; Vie privée dans, les châteaux, les villes.et les campagnes ; Nourriture et cuisine ; Chasse ;

, Jeux et divertissements ; Çonvnerçe ; Çorpora- r tions<des métiers ; Impôts1 ; Monnaies et finances ; Justice ’et tribunaux ; Tribunaux secrets ; Pénalité ; Juifs ; Bohémiens ; Gueux ;-Mendiants ; Cour des Miracles ; Cérémonial ; Cositume. Ce simple énoncé suffit à faire comprendre l’intérêt.qui s’attache- k. chacun de ces chapitres, ; qui renferment nombre de détails peu connus de la masse des lecteurs. Tout ce qui concerne les mœurs a le, privilège d’exciterla curiosité aussi.vivement que les

■ questions historiques ou artistiques. Parmi les chapitres les plus curieux, il faut mettre celui de la Vie privée dans les. châteaux, les villes et les campagnes ; ce. spectacle de l’existence seigneuriale ou bourgeoise, le.contraste de la primitive simplicité des rois mérovingiens avec le faste de leurs successeurs, forment un intéressant tableau auquel les çravures.viennent donner la vie. Elles nous font

assister, k : ces festins d’apparat qui. tenaient une si large place dans le cérémonial de cette époque ; elles nous montrent les divers officiera, chacun dans leur rôle.et leur costume,

. les pages, les varlets, les demoiselles d’honneur ; elles nous rendent témoins de ces entremets, sortes de ; représentations qui prouvent que l’art du machiniste était dé ; a : fort développé ; elles nous introduisent dans ces immenses salles.qui avaient remplacé l’atrium de< la maison romaine, et dans l’intérieur desquelles.se.trouvaient trois tables : celle du mi :.lieu pour le maître ou seigneur, celle dé gau. cbeipour sa maison et ses domes.tiques, celle de droite pour les hôtes, les.étrangers et les pèlerins. Le chapitre de la cuisine, qui découle naturellement’de celui-là, est’un abrégé de la Vie privée des Français de Legrand d’Aussy. La manière de vivre de nos aïeux se résumait’en ce3 trois vers :., . •, . Leveràsix, ’diher à dix, ’ -"’. • ’ ' < ’ ' Souper à Bii, coucher à dix, ’ ^-"’ " Font vivre l’homme dix foi» dix. -■

Le, chapitre. De la chasse est des plus instructifs ; non-seulement : il mentionne la large place que cet exercice tenait dans la vie des nobles, mais il fait’ connaître la manière dont se pratiquaient les différents genres de chasse usités. Gravures et texte sont extraits en partie-des fameux ouvrages déGàston-PhœbuSj Des déduiz de la chasse des bestes sauvaiges et destoys’eaûx de proie, manuscrit du xve siècle. Ceux qui aiment les émotions violentes trouveront de quoi sésatisfaire dans le chapitre De la pénalité qui renferme la description des supplices et dés tortures en usage k cette époque barbare, Wec des gravures qui aident k mieux comprendre ces raffinements de cruauté’.

Moyen âge (viB MILITAIRE ET RELIGIEUSE AU) ei à l’époque de la RènaliiiAiice, par

M. Paul Lacroix, suite des ouvrages précédents (187.3, gr. in-8o). Voici le titre des principaux chapitres : Féodalité ; Guerres et ar-

MOYE

thées ; Marine ; Croisades ; Chevalerie, duels et tournois ; Ordres militaires ; Liturgie et cérémonies ; les Papes ; le Clergé séculier ; Ordres religieux ; Institutions charitables ; Pèlerinages ; Hérésies ; Inquisition ; Funérailles et sépultures. Dès ia première page de ce volume, on se trouve au milieu de mœurs qui ne sont plus les nôtres. Voici un vassal âge<nouillédevant son suzerain ; il lui met les mains dans les mains et lui promet foi et hommage. Voici les villes, les châteaux, les abbayes avec leurs fossés, leurs tours et leurs

’ murailles ;’ dans le nombre figure l’abbaye de Skint-Germain-des-Près, telle qu’elle était au xive et au xvn« siècle, avec ses attributs

J seigneuriaux, -y compris le pilori. Si vous demandez "comment on pouvait ébranler ces murailles massives, alors que le canon n’existait pas, la réponse est sous vos yeux : voici le bélier qui battait les tours et les renversait par ses coups répétés ; suivent toutes les machines de guerre fort compliquées du

. moyen âge : 1 espringale, qui vomissait des traits de sa gueule horrible ; la bricole, qui

rlançait des quartiers de roc et des matières inflammables ; la machine roulante, destinée

I à porter le désordre dans les rangs ennemis et à. écraser les soldats sous sa masse pesante ; les tours roulantes, dont le pont s’abattait sur les murailles et facilitait l’assaut. A côté des machines de guerre figure tout l’appareil des tournois et celui des joutes ou exercices appelés quitaines. La quitaine était un mannequin dressé sur pivot et contre lequel les chevaliers s’élançaient comme contre un ennemi réel : s’ils le frappaient en pleine poitrine, le mannequin restait immobile ; si, au contraire, ils ne touchaient qu’àcôté, le mannequin tournait sur lui-même et les.souffletait d’une palette de bois. Dans leurs jours de bonne humeur, les chevaliers 5e donnaient la récréation de faire faire l’exercice de la quitaine par les vilains, sur les joues desquels les soufflets pleuvaient dru comme grêle. Le moyen âge revit tout entier dans-ces-gravures d’une naïveté charmante, et.qui sont tirées des manuscrits et des tapisseries du temps.

"* Ces trois volumes forment un ouvrage que ne sauraient consulter avec trop de soin ceux qui veulent étudier" et connaître le moyen âge ; sans doute le texte est incomplet et ne donne que, les linéaments généraux. ; sans doute, dans les mémoires de Lacurne de Sainte-Palaye, dans Legrand d’Aussy, dans les romans de chevalerie, "et dans ! nombre d’autres ouvrages on trouve sur ces divers sujets des études plus détaillées ; mais nulle part on ne saurait rencontrer une collection de gravures aussi curieuse et aussi intéressante. Elles peuvent presque se passer de texte, ’et celui qui les aurait étudiées avec soin posséderait une idée assez nette de cette époque de notre histoire.

Moyen Age (SCIENCES ET LETTRES AU), dernière série dés ouvrages précédents (en préparation, 1874). V. au Supplément.

Moyen Age (les arts au), par M. Du Somraerard. V. art. ’,