Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/— Ire PÉRIODE. Municipes romains.

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 3p. 740-741).

— Ire période. Municipes romains. Si la ville de Rome pouvait être rangée dans la classe des simples communes, assurément le monde n’en aurait jamais connu de plus importante ; mais, depuis sa fondation jusqu’à la chute de l’empire, la cité de Romulus et de Constantin n’a jamais eu d’administration distincte de celle de l’État lui-même. Sous les rois comme sous les consuls, comme sous les empereurs, les principaux fonctionnaires de Rome, censeurs, préteurs, édiles, tribuns, dictateurs temporaires, réunissaient à d’autres attributions les magistratures urbaines. Seul, le préfet de la ville, præfectus urbis, paraît au premier coup d’œil présenter une exception ; mais, par son origine comme par l’étendue de ses attributions, il doit être considéré aussi comme un fonctionnaire de l’État. Rome enfin n’a jamais été une simple municipalité.

Envisagés dans leurs rapports avec un pouvoir supérieur, les municipes sont fils de la conquête et de l’annexion. C’est vers l’an 416 avant notre ère qu’ils apparaissent dans l’histoire. Les trente cités latines qui, à cette époque, se soumirent après une longue résistance à la domination romaine conservèrent leurs libertés locales et leur législation antérieure (jus Latii), derniers vestiges de leur indépendance, et c’est ainsi que s’opéra le premier départ des droits politiques et des droits civils. Au fond, Rome se préoccupait peu de ces derniers. Que lui importait que Cœre et Véies continuassent à gérer leurs propres revenus, à régler, selon leurs rites, les cérémonies du culte et à édicter des lois de police locale ? En leur enlevant, avec la haute justice, le droit de paix et de guerre, et en leur interdisant toute ligue entre elles comme toute alliance étrangère, Rome avait réduit à l’impuissance ses anciennes rivales. D’ailleurs Rome méditait déjà la conquête du monde, et cette conquête, elle ne pouvait la faire sans alliés ; il était donc d’une bonne politique d’alléger pour ceux-ci le joug de la dépendance jusqu’au moment du moins où l’altière souveraine pourrait l’appesantir sans danger.

Cette sagesse de conduite, qui partout et toujours caractérisa la politique du sénat romain, on la retrouve dans toutes ses transactions avec les nations vaincues. Aussi souple dans ses moyens que ferme et tenace dans son but, Rome n’adopta point pour le gouvernement de ses conquêtes des principes fixes et invariables. Aux provinces qui lui avaient opposé une résistance opiniâtre, et dont la soumission douteuse restait un perpétuel sujet d’alarmes, elle se garda bien d’imposer des lois trop dures, Rome se les attacha en les honorant du titre d’alliées (populi liberi, civitates fœderalœ), et en leur laissant assez de libertés pour qu’elles eussent le droit de se croire encore indépendantes. Faible en apparence, mais solide en réalité, le lien qui unissait à la maîtresse du monde ces souveraines déchues, c’était à peu près celui de vassal à suzerain, si des expressions d’une époque postérieure pouvaient s’appliquer aux relations de Rome avec ses conquêtes. Telle fut longtemps la situation des provinces de l’Asie Mineure ; telle encore celle des cités de la Gaule Belgique et de quelques autres entre la Saône et la Loire : Reims, Lyon, Clermont, etc. On verra, douze siècles plus tard, la ville de Reims, dans ses démêlés avec ses évêques et les rois de France, se rappeler qu’elle a été la centre glorieux de toutes les résistances contre l’empire, et invoquer l’antiquité de ses privilèges qui remontent en effet au delà des conquêtes de Jules César.

Mais si Rome ménageait ses alliés, elle traitait durement les villes incorporées sous le nom de vectigales. Les villes de la Gaule Celtique se trouvaient presque toutes dans cette catégorie. Soumises à un tribut arbitraire, réduites à l’obéissance passive, gouvernées directement par des émissaires du pouvoir central, les vectigales subissaient dans toute sa dureté la loi du vainqueur. On a recherché la cause de cette différence de traitement à l’égard de populations placées dans des conditions identiques, et l’on n’y a vu que les caprices de la force et les jeux de la fortune : force si l’on veut, mais force des choses plus que des hommes ; car les villes alliées eussent difficilement échappé au sort des vectigales, si le bras de Rome eût pu tout aussi sûrement les atteindre et les contenir.

Si la condition des vectigales était pénible, combien plus encore celle des contrées colonisées ! Quand l’esprit de révolte, entretenu par les souvenirs d’un temps meilleur, se manifestait par des tentatives de soulèvement, Rome sévissait sans ménagement, et procédait par l’expropriation en masse, ou par la déportation de toute la portion virile des populations. Aux propriétaires violemment dépossédés se substituaient des soldats romains ou des habitants d’une autre contrée. Les frontières de l’Illyrie, de la Mœsie, de la Pannonie furent peuplées ainsi de colonies romaines. La Gaule Narbonnaise seule en comptait dix-neuf, entre autres : Toulouse, Narbonne, Arles, Nîmes, Vienne, Genève, etc. Par suite de l’attachement des Romains à leur patrie, et d’un orgueil national poussé jusqu’au fanatisme, les colonies devinrent autant de petites Romes : magistratures, fonctions, dignités, lois, usages, coutumes, et jusqu’aux jeux du cirque, tout y offrit l’image de la grande ville, et ce n’est plus à Rome seulement, c’est partout que l’on rencontre des consuls et des sénateurs.

Mais tous ces régimes, si divers à leur origine, tendirent de plus en plus à se confondre. Par une exception de faveur, qui ne tarda pas à devenir la règle, Rome accorda volontiers le titre de ville municipale et les privilèges qui en découlaient aux cités importantes qui, entraînées par l’ascendant d’une civilisation supérieure, parurent s’accommoder de sa domination. Sous le règne de Tibère, on comptait déjà, dans les Gaules seulement, soixante-quatre cités municipales. Plus tard, le nombre s’en éleva jusqu’à cent quinze. Le titre de citoyen romain n’était plus un privilège. Auguste, qui en connaissait la valeur, ne s’en était pas montré avare, et Caracalla l’avait conféré ou plutôt vendu en masse à tous les habitants libres de l’empire. Cités libres, colonies et vectigales finirent par être soumises à un même régime, et peuvent se ramener à un régime commun, le municipe romain.

Qu’était-ce donc qu’un municipe ?

Pour s’en faire une idée nette, il faut d’abord concevoir dans sa savante simplicité l’administration générale de la république, et jeter un coup d’œil sur l’état des populations.

Prenons les Gaules pour exemple.

La préfecture des Gaules, dont le siège passa de Trêves à la cité d’Arles, comprenait trois vicariats, savoir : les Gaules, l’Espagne et la Grande-Bretagne, réunis sous l’autorité d’un préfet du prétoire.

Le vicariat des Gaules se divisait en dix-sept provinces, dites consulaires ou non consulaires, selon la dignité des chefs qui les administraient.

Enfin, chaque province se subdivisait en un certain nombre de cités (civitates) qui renfermaient dans leur circonscription souvent plusieurs villes (oppida), et un vaste district rural.

Les fonctions administratives et judiciaires se trouvaient réunies en une seule main. On ne connaissait pas alors cette fameuse théorie de la division des pouvoirs, qui forme la hase du droit public moderne. Seul, l’ordre militaire fonctionnait à part. Un maître des milices et trois comtes sous ses ordres commandaient toutes les troupes stationnées dans la province et ne relevaient que du pouvoir central.

Pour tout ce qui concernait l’exécution des lois, chaque fonctionnaire agissait seul, en pleine liberté et sous sa responsabilité personnelle. À la vérité, le préfet du prétoire, le vicaire, le président de la province (rector, judex, prœses) convoquaient à des époques indéterminées les délégués des cités. On a voulu voir là une intervention active des citoyens dans les affaires publiques ; mais la tenue facultative des assemblées provinciales, analogue aux réunions de nos conseils généraux, n’avait qu’un caractère purement consultatif et n’entravait en rien l’action du pouvoir exécutif. De nombreuses doléances devaient s’y produire ; mais on comprend facilement quel cas devait en faire l’administration sans contrôle contre qui elles étaient dirigées.

Comme on le voit, le plan de cette machine administrative était aussi large que les rouages en étaient simples. Lorsque, après avoir étudié dans leur extrême complication les administrations modernes, on pénètre à Arles, dans le prétoire de la préfecture des Gaules, on est tout étonné de n’y rencontrer que dix-sept employés de tout grade pour y régir des contrées d’une immense étendue.

L’organisation d’un municipe présentait un caractère bien différent.

D’abord, sous le nom de cité, on comprenait non-seulement l’enceinte de la ville, où résidaient les principaux magistrats, mais tout un district rural, villes, bourgs et bourgades (oppida, pagi), soumis' à une même juridiction. La cité de Nîmes, par exemple, comptait dans son territoire jusqu’à vingt-quatre centres importants de population.

Quant aux populations en dehors de la masse des esclaves, qui ne jouissaient d’aucun droit civil, — nuls plutôt que vils, disait la loi, — elles se répartissaient ainsi :

1° À la base, les colons (tributarii), attachés héréditairement à la glèbe par des contrats analogues à nos baux emphytéotiques. Le colon tenait de l’esclave en ce sens qu’il pouvait être vendu avec le fonds, mais non autrement ; pourtant sa condition était moins dure, puisqu’il travaillait pour son propre compte. Les redevances stipulées à l’origine ne pouvaient même être augmentées arbitrairement par la suite à son détriment. Le sort des colons n’en était pas moins des plus misérables ; l’affranchissement ne lui procurait même qu’un avantage illusoire, car il ne lui conférait aucun droit positif et le laissait sous la pleine et entière dépendance d’un patron.

2° La population libre des villes (plèbe), c’est-à-dire les classes laborieuses, artisans et ouvriers, organisées en corporations (collegia opificum) qui avaient leur règlement, leur chef et même la personnalité civile, mais qui n’intervenaient que rarement dans les affaires publiques.

3° Les citoyens qui possédaient en pleine propriété des biens-fonds situés sur le territoire de la cité. Ils constituaient le corps des décurions (curiales), sorte de noblesse municipale.

4° Enfin la haute noblesse ou noblesse impériale (clarissimi), dont faisaient partie en Italie les descendants de hauts fonctionnaires, et dans les Gaules les grands propriétaires ralliés à la cause de Rome. Là se recrutaient cette foule de comtes, de sénateurs, de préfets du prétoire, de vicaires et de maîtres des milices qui se partageaient les grands offices. La noblesse impériale jouissait de quelques privilèges honorifiques, mais restait soumise à l’impôt foncier et aux autres charges publiques.

De ces quatre classes, les deux dernières seules étaient vraiment libres.

Ainsi l’esclave ne possédait pas même sa personne. Le colon n’en disposait qu’à moitié. L’artisan, libre de sa personne, était exclu de toute participation aux affaires de la cité.

Seules, la noblesse municipale et la noblesse impériale comptaient pour quelque chose dans l’État.

Nous n’avons point à nous occuper spécialement ici de la classe des privilégiés, protecteurs plutôt que membres des municipes. C’est dans la classe moyenne des propriétaires que consiste le municipe tout entier, et ce n’est pas sans raison que la loi les nomme pompeusement l’appui et les entrailles de la cité, sénat inférieur (senatus minor), sources de justice, etc., etc. Pourquoi faut-il que tout en leur prodiguant tous ces titres, la même loi les traite avec une rigueur qu’explique, sans la justifier, la mauvaise fortune des temps !

Ordo decurionum ou simplement ordo, senatus, senatus minor, tels sont, selon les lieux, les noms divers de la curie romaine.

La cité était administrée, disons mieux, gouvernée collectivement par les curiales ou décurions et par des magistrats élus duumvirs, guatuorvirs, quelquefois consuls ou décaprotoi, dix premiers). On peut voir là une image de nos corps municipaux ; mais nous devons signaler tout d’abord quelques différences caractéristiques.

1° Pour toutes les affaires locales, la curie jouissait, vis-à-vis du pouvoir central, de l’indépendance la plus absolue.

2° À leurs fonctions administratives les magistrats de la cité réunissaient dans une certaine mesure le pouvoir judiciaire.

3° Les décurions intervenaient plus activement que nos conseillers dans l’expédition des affaires.

4° Enfin l’absence complète de force publique laissait la curie à la discrétion du pouvoir et à la merci de l’étranger.

En examinant la conséquence du régime antique comparé au régime moderne, nous verrons jusqu’à quel point l’avantage reste au premier, et les détracteurs passionnés de nos institutions y trouveront plus d’un grave sujet de réflexions.

Duumuirs. De ces deux magistrats, le premier (duumvir juridicundo, prœtor), élu annuellement par les décurions, était spécialement chargé des fonctions judiciaires d’un ordre inférieur. Au criminel, il instruisait les causes. En matière civile, sa compétence, variable, fut toujours assez restreinte. Il pouvait prononcer des amendes, exiger caution ou nantissement et envoyer en possession quand la question de propriété n’était pas soulevée. Ce sont à peu près les attributions de nos juges de paix.

Le duumvir présidait aussi aux actes de juridiction volontaire, transactions privées, donations et testaments, qui s’accomplissaient en présence de la curie par le ministère des scribes ou tabellions.

Son collègue (duumvir curialis, curator, censor) se consacrait plus spécialement à l’administration des revenus de la cité.

À côté de ces magistrats, mais au-dessous d’eux, venaient les édiles. La police de la voie publique, l’inspection des marchés, les poids et mesures, la sûreté, la salubrité, le bon ordre et l’entretien des édifices publics constituaient la majeure partie de leurs attributions.

Si l’on y ajoute quelques officiers subalternes, percepteurs (susceptores), commissaires de police (irenarchæ) et les tabellions (scribæ), on aura tout le personnel administratif de la cité.

Les magistratures municipales étaient fort recherchées ; elles ne procuraient guère pourtant aux élus que l’honneur de se ruiner en fêtes somptueuses, jeux du cirque et autres dépenses excessives ; mais la vanité a toujours joué un grand rôle chez les maîtres du monde. La curie d’une ville des plus modestes, telle que Tibur, se donnait la formule pompeuse : Senatus populusque Tibur. Et ses chefs, précédés des faisceaux, affectaient les allures des consuls de la République. Aussi, pour refréner les convoitises, la loi obligeait-elle les décurions à stationner trois ans au moins dans chaque grade avant d’atteindre au sommet des dignités municipales.

Décurions. Le corps, ou, pour mieux dire, l’âme de la cité, c’étaient les curiales ou décurions dont le nombre, fixé d’abord à cent en Italie, finit par y être, comme dans les Gaules, illimité.

Les décurions procédaient d’une double origine. Les uns (originales) tenaient leurs fonctions de l’hérédité ; les autres (nominati) venaient, par l’élection, s’ajouter aux premiers quand le nombre en paraissait insuffisant.

Officiers de police et agents comptables, les décurions remplissaient des devoirs multiples, pénibles, onéreux et fort mal rémunérés : la direction des travaux publics, le soin des approvisionnements, l’exécution des décisions judiciaires et la levée des impôts sous leur responsabilité personnelle, lourd fardeau sous lequel ils succombaient souvent. Leur fortune, leur existence même, étaient sacrifiées au bien de la curie, et ils n’obtenaient en échange que d’insignifiantes compensations. Auprès de mille chances de ruine, c’était peu de chose, en effet, que l’exemption de la torture et la double perspective ou d’une élévation toujours tardive aux honneurs suprêmes, ou de secours de la curie en cas de revers de fortune. Aussi le décurionat, recherché dans le principe comme un honneur, devint-il par la suite une sorte de châtiment, et, dans tout le cours du IVe et du Ve siècle, on assiste à l’étrange lutte de fonctionnaires qui se dérobent par tous les moyens à leurs sièges, et de législateurs qui s’efforcent de les y ramener.

En résumé, un corps d’élite composé des citoyens notables, et deux ou quatre magistrats, secondés par quelques agents subalternes Voilà le personnel du municipe romain.

Quant au fond des choses, quant à la cité elle-même, on peut la considérer au double point de vue de sa consistance intime et de ses rapports avec le pouvoir central. Mais, au seul exposé des attributions de ses magistrats, on voit qu’elle forme à elle seule une espèce de petit État, ayant ses charges et ses revenus propres, subvenant aux unes et disposant des autres sans le concours et même en dehors du contrôle de l’autorité supérieure. Justice ordinaire, curie, police, éducation, travaux publics, tout ressortissait à la curie. De ses ressources (péages, intérêts de capitaux prêtés, rentes de terres affermées), elle ne devait compte qu’à elle-même. À l’égard des municipes, le gouvernement, dans ses meilleurs jours, n’était ni oppresseur ni protecteur, mais indifférent. Que les décurions veillent seulement à l’exécution des lois de l’empire, à l’entretien des routes et à l’approvisionnement des greniers militaires ; qu’ils recouvrent l’impôt et le payent eux-mêmes au besoin au défaut des insolvables, Rome n’exigera rien de plus. Les adversaires de la centralisation peuvent admirer à leur aise un état de choses qui laissait tant d’expansion aux libertés locales ; mais, malheureusement pour leurs doctrines, l’absence de liens solides entre les cités et l’empire précipita au jour du danger la ruine de tous.

Vers la fin du IIIe siècle, les municipes romains étaient encore en pleine prospérité. Jusque-là le régime impérial ne leur avait pas été défavorable. On voit d’abord sous Auguste plusieurs décrets convertir en droits positifs les libertés de fait dont avaient joui jusqu’alors, sans lois écrites, les villes municipales, et, par un de ces calculs familiers au despotisme, le droit de cité romaine, que le sénat de la République n’avait pas prodigué, devenait sous les empereurs la règle commune. Adrien et Marc-Aurèle y ajoutèrent le droit d’accepter directement des donations et des legs. Leur personnalité civile était donc bien établie. D’ailleurs, si les progrès du despotisme avaient pour effet inévitable d’affaiblir au centre la vie publique, ils la ranimaient par contre-coup dans les provinces. Un grand nombre de citoyens éminents, qui ne trouvaient plus d’aliments à Rome pour leur activité, refluèrent vers les cités de second ordre et y recherchèrent, plus qu’auparavant, dans les honneurs municipaux, une compensation pour leurs libertés perdues. On n’avait plus le même intérêt d’aller à Rome. On était même dispensé du voyage depuis qu’on pouvait y envoyer son vote sous pli cacheté. Enfin l’empire, riche encore des dépouilles du monde, n’exigeait des cités que des tributs modiques et ne les tracassait pas. Aussi, tandis que la chute du colosse s’annonce déjà par de sourds craquements, les cités importantes : Ravenne, Plaisance, Arles, Nîmes, Vienne, Bordeaux, s’endorment dans les jouissances et même dans les splendeurs de la vie civile. Les décurions y sont honorés, leurs dignités enviées, et, plus heureuses que la capitale, parce qu’elles sont plus libres, les villes municipales reconnaissent sa suprématie sans souffrir de sa domination.

Mais, si indépendantes que fussent les cités, leur sort n’en était pas moins lié à celui de l’empire dont elles formaient la base, et l’édifice devait, en s’affaissant, les écraser de son poids. Or, depuis le règne de Dioclétien, de graves périls se révélaient sous une prospérité apparente. Ils naissaient de toutes parts. À l’intérieur, une soldatesque effrénée, une populace croissante, et, par contre, la disparition graduelle de cette classe moyenne qui a été partout et toujours le plus ferme appui des États. Les colons étaient ruinés. Les petits propriétaires, les cultivateurs affranchis, mais dépouillés par le fisc, se plaçaient, à titre de clients, sous la protection des grands personnages, et donnaient déjà l’exemple de l’inféodation qui plus tard faillit éteindre complètement la vie sociale. Telle ville qui, deux siècles auparavant, avait compté presque autant d’hommes libres que d’habitants, ne parvenait même plus à compléter sa curie. Pour combler les vides, il fallait y introduire de force jusqu’aux misérables flétris par les tribunaux. Dans les provinces enfin, comme au centre, se manifestaient des symptômes de dislocation.

Aux frontières, des périls croissants. Le Danube et le Rhin avaient été franchis par les barbares. Des incursions périodiques, menaçantes, annonçaient déjà ces migrations de peuplades qui se succédèrent deux siècles durant jusqu’à leur établissement définitif au centre même de la civilisation. Tantôt combattant, tantôt négociant, mais toujours achetant la paix ou la guerre, l’empire, qui n’avait plus comme autrefois les ressources de la conquête, ne vivait plus que des subsides des provinces. Dès lors tout le système du gouvernement se réduisit à lancer sur les cités un réseau de fonctionnaires pour en extraire les richesses et les forces militaires nécessaires à la résistance. Le revenu des cités fut dévoré par le fisc, et Constantin s’empara même de propriétés municipales dont l’origine respectable remontait à la plus haute antiquité.

Il existait enfin pour les municipes une autre cause de décadence. La vieille société portait dans son sein un germe de mort. Dans ses rangs, de bas en haut, s’était propagée une doctrine religieuse qui, sous la double impulsion d’une foi ardente et de persécutions impolitiques, montait vers le sommet de l’édifice social. Quelle fut, en général, l’influence de cette doctrine sur l’esprit public du temps, ce n’est pas ici le lieu de traiter cette question. Nous ne l’étudierons qu’au point de vue des municipes. Or il est certain que l’attraction puissante exercée sur les âmes par le christianisme entraîna dans son orbite un grand nombre d’hommes supérieurs dont les lumières et les richesses furent autant de forces perdues pour les cités. Ce mouvement, lent à l’origine, devint irrésistible lorsque le christianisme s’assit victorieux sur le trône des Césars. D’abord vague et mal défini, le pouvoir de l’Église grandit et s’affermit par des lois positives qui constituent son droit politique et civil. Constantin accorde au clergé la suprématie sur les magistratures laïques. C’est le clergé qui surveille les juges. Puis il obtient la poursuite directe de certains délits et une part de juridiction dans les affaires civiles. Ensuite il pénètre dans la curie. L’évêque devient administrateur. Il inspecte les travaux publics et les édifices ; il dispose des revenus de la cité ; il intervient dans la nomination des tuteurs et curateurs ; il préside au choix des agents municipaux. Enfin survient un décret qui ordonne le dépôt dans les églises de tous les actes de l’état civil, acte décisif qui imprime à toute la société un caractère nouveau.

Les municipes déchus vont-ils se régénérer sous le patronage de l’Église ? Au premier coup d’œil on pourrait l’espérer, car le clergé forme la classe la plus éclairée et, après tout, la meilleure de l’époque. Mais l’Église, qui vise d’abord à s’organiser elle-même de préférence, ne saurait y parvenir qu’en désagrégeant les éléments des institutions civiles. Le sacerdoce ouvrant la voie à tous les honneurs comme à tous les privilèges, les décurions se font clercs, et les sénateurs évêques. Les temples s’élèvent, mais les édifices profanes tombent en ruine. Les abbayes se peuplent, mais les cités sont désertées. On lègue ses biens à l’Église, et la curie s’appauvrit d’autant. La foi religieuse s’exalte, mais le patriotisme s’éteint. D’ailleurs, sans dédaigner le soin des choses de ce monde, l’Église est avant tout une société spirituelle. La fortune de l’empire et les vicissitudes des cités la touchent peu. Le fond même de ses doctrines est une cause de ruine. Quelle énergie attendre de qui n’espère en ce monde ni joies ni consolations ? Et cependant, pour le dire en passant, quand la barbarie frappait aux portes, il y avait lieu de prêcher à des citoyens autre chose que la résignation.

Accablées par un despotisme monstrueux, qui exige d’elles d’autant plus de sacrifices qu’il devient plus incapable de les protéger, les cités succombent. Les impôts sont levés par force. Les résistances sont broyées. Les contestations étant jugées par les officiers mêmes du fisc, on devine le sort des contribuables. Or les contribuables, quels sont-ils ? La loi n’en reconnaît pas d’autres que les décurions solidairement responsables pour leurs concitoyens. Aussi, parmi les décurions, c’est à qui se dérobera à cette insupportable servitude. Les uns se font clercs ou entrent subrepticement dans la milice. Les autres grossissent la foule des bagaudes, bandes armées et vagabondes qui infestent les campagnes et livrent aux légions des batailles rangées. Quatre villes de Mysie sont désertées en masse par leurs corps municipaux, qui vont chercher un refuge, où ? chez les barbares ! Mais la loi inexorable ramène à leur chaîne les fonctionnaires contumaces. À partir du règne de Constantin, une multitude de lois leur ferment les issues. L’empereur Valens les traité de lâches et de déserteurs. La matière venant à manquer, on crée des décurions à coups de décrets. Mineurs, fils d’esclaves et de femmes libres, repris de justice, clercs rejetés comme indignes, tout est bon pour le décurionat. Mesures impuissantes ! la curie est menacée de dissolution.

Les classes inférieures étaient-elles plus heureuses ? Non. Il n’est pas dans la nature humaine de souffrir du plus fort sans se venger du plus faible. Pressurés par le fisc, les décurions se firent oppresseurs à leur tour. L’histoire n’a pas enregistré toutes les plaintes ; mais elles durent être bien générales, et bien longues, et bien vives, pour s’élever à travers mille entraves jusqu’au trône impérial. On s’en émut enfin, et, en l’an 365, fut créée, comme remède à une situation irrémédiable, une nouvelle institution.

Défenseurs. Qu’est-ce que le défenseur des municipes ? Son titre l’indique : c’est un avocat, un protecteur, une sorte de tribun du peuple, et, bien qu’il entre dans sa mission de protéger la curie contre les officiers de l’empire, on voit que, dans la pensée du législateur, son principal rôle est de soutenir contre les administrateurs eux-mêmes les intérêts des administrés. En effet, le défenseur est choisi hors de la curie : marque de défiance très-significative ; la masse entière des habitants, sans distinction, concourt à son élection : c’est la force de la démocratie opposée à l’oligarchie des décurions ; le défenseur est élu pour cinq ans, tandis que les autres fonctionnaires sont renouvelés plus souvent. La durée de son mandat ne peut qu’ajouter à son autorité. Il exerce une part notable du pouvoir judiciaire. La police correctionnelle est de son ressort. Au criminel, il est chargé de l’instruction : au civil, sa compétence, limitée d’abord à 50 sous d’or, s’étend ensuite à 300 sous. C’est lui qui juge les causes sommaires des paysans. En matière de juridiction volontaire, il a les mêmes droits que le duumvir. On ne voit enfin aucun acte public qui ne puisse être valablement accompli par le défenseur. Interposé comme un arbitre entre les décurions et le menu peuple, le nouveau magistrat est chargé de réprimer tout à la fois l’arrogance des uns et les insultes des autres.

Enfin, pour constater son autorité, comme aussi pour sa propre défense, il se fait précéder par des appariteurs et pénètre à toute heure, avec son escorte même, chez les principaux magistrats.

Confiée à des mains dignes, une telle institution pouvait certainement, quoique mal conçue, rendre de grands services ; mais, par cela même que les défenseurs étaient pris hors de la curie, les choix ne furent pas toujours des plus heureux. D’ailleurs entre des fonctions rivales les conflits étaient inévitables. Qu’avait décrété le législateur ? L’anarchie : ou le défenseur devait tendre à empiéter, ou il devait se laisser annuler par les hautes magistratures des cités. Ce dernier cas fut le plus fréquent. Il en fut des défenseurs dans les municipes comme des censeurs à Rome. Plus tard, dans l’affaissement de toutes les autres autorités, on verra l’évêque devenu le défenseur de la cité absorber à son tour tous les pouvoirs ; mais sous l’empire l’action du défenseur est à peu près nulle, et, pour juger ce que sont devenus au Ve siècle les municipes romains, on n’a qu’à lire ce passage de Salvien, souvent reproduit comme le tableau le plus éloquent de ces temps malheureux : « Ce qu’il y a de plus affreux, c’est que le petit nombre proscrit le plus grand. Ce sont ces gens pour qui la perception de l’impôt est un vrai brigandage, pour qui les dettes du public sont une occasion de gain : et ce ne sont pas seulement les chefs qui se rendent coupables de ces excès ; les sous-ordres veulent aussi en tirer profit ; ce ne sont pas seulement les juges, mais encore leurs subordonnés. Quelles sont les villes, quels sont même les bourgs où il n’y ait pas autant de tyrans qu’il y a de décurions ? Quel est le lieu où les principaux citoyens ne dévorent pas les entrailles des veuves, des orphelins et de tous ceux qui comme eux ne sont pas en état de se défendre ? Aucun plébéien n’est à l’abri de la violence, et pour s’en garantir il faut être d’une condition égale à celle des brigands… Ce qui devrait être une charge commune ne porte que sur les épaules des faibles : ce sont les pauvres qui payent les taxes des riches. À considérer ce qu’on exige d’eux, on les croirait dans l’opulence ; à examiner ce qu’ils possèdent, on les trouve réduits à la mendicité… Le gouvernement envoie des commissaires chargés de lettres impériales ; il les recommande aux principaux citoyens, et ceux-ci leur décernant de nouveaux dons acceptent des superindictions (surcroît d’impôts) et les répartissent en totalité sur les pauvres. Ils s’en attribuent tout le mérite, et le poids des nouvelles charges tombe tout entier sur les malheureux qui n’ont pas été consultés. Ils sont pillés, ces pauvres… Ils sont forcés de passer chez les ennemis pour ne pas être écrasés chez eux. Ils vont chez les barbares chercher l’humanité romaine, parce qu’ils ne peuvent plus supporter la barbarie qui les opprime dans leurs foyers ; ils se réfugient chez des peuples auxquels ils ne ressemblent ni par le langage ni par les habitudes, et ils n’ont pas lieu de se repentir d’avoir passé chez les Goths, chez les bagaudes et chez les autres barbares. Ils aiment mieux être libres sous les dehors de la servitude qu’esclaves avec une apparence de liberté. »

Les couleurs du tableau sont probablement un peu chargées : celui que ses contemporains nommaient le maître des évêques n’échappait pas à la tendance déclamatoire de son époque ; mais, toute part faite à l’exagération, il reste un fait acquis et bien constaté : c’est que l’empire à sa dissolution laissa dans un état déplorable l’administration des cités.