Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Abailard (ouvrage de rémusat)

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Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 1p. 8).

Abailard, sa vie, sa philosophie et sa théologie, ouvrage publié par M. Charles de Rémusat en 1845. L’auteur raconte, dans une préface, qu’il avait composé d’abord sous le même titre, un roman dramatique où se trouvait représentée dans le cadre des mœurs grossières du xiie siècle la lutte violente des croyances, des idées et des passions ; une composition d’un genre plus sévère sur le même sujet devait opposer l’histoire au roman, et lui servir, en quelque sorte, de compensation. Le roman ne parut pas ; l’œuvre historique fut seule livrée à la publicité. Elle se divise en trois parties, formant trois livres : le premier, qui contient la vie d’Abailard ; le second, qui traite de sa philosophie, et le troisième, qui fait connaître sa théologie et sa morale. — Dans le premier livre, nous suivons les diverses phases d’une vie à laquelle s’attache un intérêt romanesque ; nous voyons les succès d’Abailard dans l’enseignement, sa royauté intellectuelle à Paris, l’amour qui a fait sa destinée si tragique et sa gloire si populaire, ses hardiesses d’idées, ses luttes avec saint Bernard, et les persécutions auxquelles il fut en butte. Ce premier livre se termine par un jugement remarquable sur Abailard. « Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l’autorité, inquiet, soumis, persécuté, Abailard est un des nobles ancêtres des libérateurs de l’esprit humain. Ce ne fut pourtant pas un grand homme… Parmi les élus de l’histoire et de l’humanité, il n’égale pas, tant s’en faut, celle que désola et immortalisa son amour… Les infirmités de son âme se firent sentir dans toute sa conduite, même dans ses doctrines, même dans sa passion. Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, l’amant enfin, vous trouverez toujours qu’il lui manque une grande chose, la fermeté du dévouement. » — Dans le second livre, M. Charles de Rémusat commence par exposer, avec autant de clarté que le sujet le comporte, une philosophie dont la méthode et la nomenclature sont aujourd’hui tout à fait étrangères à nos habitudes intellectuelles, la philosophie scolastique. Il nous montre dans la question des universaux, le problème fondamental de cette philosophie, et nous initie à la mémorable controverse suscitée par cette question. Puis il passe aux doctrines mêmes d’Abailard, et, prenant l’un après l’autre ses plus importants ouvrages, la Dialectique, le Traité sur les Idées (de Intellectibus), le Traité sur les Genres et les Espèces, qui contiennent : le premier, la logique d’Abailard ; le second, sa psychologie, et le troisième, sa métaphysique, il les fait connaître tantôt par des extraits, tantôt par des résumés, ici par une traduction littérale, plus loin par une déduction critique. La conclusion de M. de Rémusat est que le nominalisme ou le conceptualisme que l’on impute à Abailard annonce, devance, promet l’esprit moderne. « C’est, dit-il, l’esprit moderne lui-même à son origine ; la lumière qui blanchit au matin l’horizon est déjà celle de l’astre encore invisible qui doit éclairer le monde. » — Le troisième livre nous offre l’analyse des écrits théologiques d’Abailard ; du Sic et Non, recueil de textes des Écritures et des Pères, réunis méthodiquement et qui expriment le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacrée ; de l’Introduction à la Théologie, qui avait pour objet d’approfondir la connaissance de la Divinité en éclaircissant tous les points difficiles par les raisons les plus vraisemblables, et qui, déférée au synode de Soissons, y fut condamnée et brûlée ; de la Théologie chrétienne, qui traite à peu près les mêmes sujets que l’Introduction, mais avec une ordonnance meilleure et une diction plus travaillée ; du Commentaire sur saint Paul, de l’Éthique ou Connais-toi toi-même (scito te ipsum), qui contient la morale d’Abailard. M. de Rémusat nous y apprend qu’avant Malebranche et Leibnitz, Abailard professa ces deux principes de l’optimisme : Dieu ne faisant que ce qu’il doit faire, il faut qu’il fasse ce qu’il fait ; tout ce que Dieu fait est aussi bien que possible ; qu’avant Fénelon, il fit de l’amour de Dieu, pur de toute crainte et de tout intérêt, de tout souci de la damnation et du salut, l’unique source de la moralité religieuse ; qu’il s’efforçait d’introduire dans l’enseignement des dogmes et des mystères un rationalisme suspect à l’autorité religieuse ; qu’en discutant dialectiquement les choses du royaume de Dieu, il tendait à en élaguer le merveilleux ; qu’au grand scandale de saint Bernard, il réduisait les mystères de l’incarnation et de la rédemption à une grande et divine manifestation de la loi morale sur la terre ; qu’il faisait consister le mérite et le démérite uniquement dans l’intention, et dans l’intention relative à Dieu, et toute la vertu des œuvres satisfactoires dans le sentiment avec lequel elles sont accomplies.

Littér. Le nom d’Abailard a passé dans la langue, comme syn. d’amant célèbre. On fait aussi, en littérature, de fréquentes allusions à sa mutilation : Le mari, en cet état (privé de certaines qualités civiles), n’est plus apte à remplir sa mission de père et d’époux, c’est une sorte d’Abailard civil, qu’on est en droit de répudier. (Dupin aîné.)