Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Abandonnés (les) drame de davyl (supplément 2)

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Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 1p. 5).

Abandonnés (les), drame en cinq actes, par Louis Davyl (Ambigu-Comique, 12 mai 1878). — Guillaume, un brave serrurier, a épousé dans sa jeunesse une grisette, la jolie Nanine, si peu faite pour goûter les joies paisibles du mariage qu’elle ne tarde pas à fuir le domicile conjugal. Au bout d’un certain temps, Guillaume trouve la solitude pesante et se met en ménage avec Mlle Ursule, blanchisseuse aimable et honnête, qui a recueilli par charité un enfant abandonné. D’où vient ce petit Robert ? Question qui reste sans réponse, problème qui tracasse fort le brave Guillaume : il se croit veuf, en effet, sur la foi d’un journal de San-Francisco ; il voudrait épouser Ursule, dont il a déjà deux enfants, mais il tremble que ce petit étranger prétendu ne soit en réalité le résultat d’une première faute de sa maîtresse. La vérité, la voici : Nanine n’est point morte ; après sa disparition, elle a fait la conquête d’un riche Anglais, lord Clifton, et le petit Robert est le fruit de leurs amours. Nanine a quitté son amant comme elle avait abandonné son mari, elle a emporté l’enfant avec elle, puis quand il est devenu une gêne dans sa vie d’aventures, elle s’en est débarrassée sans plus de formalités, et c’est alors qu’Ursule, aujourd’hui la compagne de Guillaume, l’a ramassé au coin d’une borne. Il arrive que le hasard établit des rapports affectueux entre le père naturel et le père adoptif de Robert, car l’ouvrier sauve un jour la vie à lord Clifton, en arrêtant ses chevaux emportés. L’unique préoccupation de l’Anglais est maintenant de retrouver son fils près duquel il passe si souvent sans le savoir. L’aventurière apparaît à son tour ; elle vient proposer un marché à son ancien amant : elle lui promet de lui rendre Robert s’il consent à l’épouser. Cette union constituerait, il est vrai, un cas de bigamie puisque, de par la loi, Nanine est toujours la femme du serrurier. Mais l’astucieuse créature ne demeure pas embarrassée pour si peu : elle a dérobé autrefois les papiers d’une Américaine assassinée, elle ne s’appelle plus aujourd’hui Mme Guillaume, mais bien mistress Perkins, Lord Clifton accepte le marché proposé ; Nanine cherche et trouve, Ursule avoue l’acte de charité qu’elle a accompli en recueillant le petit Robert. « C’est chez moi qu’est l’enfant, dit-elle. — Je suis sa mère, déclare Nanine. — Vous, vous ne l’aimerez jamais ! vous ne l’aurez pas ! » À ce moment les enfants reviennent de l’école : ils se jettent dans les bras d’Ursule qui les embrasse tous avec une égale tendresse. « Lequel des trois est mon fils ? » demande l’aventurière. » Et l’autre de lui répondre : « Il est dans le tas, cherchez ! » Mot superbe, bien en situation et qui porte coup. Nanine se trouve fort embarrassée, lorsque survient Guillaume, auquel elle ne pensait guère à ce moment. Elle s’enfuit épouvantée, tandis que le brave ouvrier s’abandonne a une joie sans mélange, car il a tout entendu, et ses amers soupçons sur le passé de sa maîtresse se sont évanouis. Tout finit par s’arranger le mieux du monde dans le meilleur des mélodrames ; Nanine, pour pouvoir épouser le riche Anglais, tente de faire assassiner Guillaume, mais il arrive au contraire que c’est elle qui est tuée par un certain Moryane, digne amant d’une telle maîtresse. Le coup de poignard de ce coquin rend service à tout ie monde. Rien ne s’oppose plus à l’union légitime de Guillaume et d’Ursule qui se marient, et lord Clifton retourne en Angleterre avec le petit Robert qu’il aime beaucoup et qu’il rendra très heureux. Telles sont les grandes lignes du drame de M. Louis Davyl. Notre analyse toutefois demeurerait incomplète, si nous n’accordions pas une mention spéciale à certain personnage épisodique qui fait la galté de la pièce. C’est un joyeux ouvrier forgeron, doué d’un goût prononcé pour le mélodrame et d’une mémoire très fidèle ; son plaisirfavoriest d’appliquer à toutes les circonstances de la vie une tirade empruntée à quelque pièce à la mode d’hier ou d’aujourd’hui, en imitant l’artiste qu’il a entendu. « Allons, va-t-en, lui crie son patron impatienté, retourne & la forge ! — Chassé de Gênes, déclame-t-il d’un ton pathétique, en prenant une pose à la Mélingue, et forcé de quitter le nom de Pietro, etc. — Dîne avec nous, lui propose Mme Guillaume. — Moi à la table de mes maîtres ! s’écrie-t-il. Ah ! je ne puis supporter ce bonheur… » Il flageole sur ses jambes et va tomber sur une chaise ; la bonne Ursule s’y laisse prendre, et quand elle lui tape dans les mains pour le faire revenir à lui, il éclate de rire en disant : « N’est-ce pas que c’est bien fait ? »

L’œuvre de M. Louis Davyl est, elle aussi, très bien faite, malgré quelques banalités a la fin, et une ou deux invraisemblances inévitables, paraît-il, dans tout mélodrame ; il a remporté un succès des plus légitimes. La portée sociale de son drame est assez évidente pour y ajouter un nouvel élément d’intérêt, et en même temps assez habilement dissimulée pour éviter au public l’ennui ordinaire des pièces à thèse. Il se rencontre dans les Abandonnés plusieurs arguments en faveur du divorce ; mais l’auteur ne les annonce ni ne les souligne, le spectateur les dégage lui-même d’une très exacte et très attachante peinture de mœurs, qui lui procure de bonnes et fortes émotions.