Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Abd-ul-aziz (supplément 2)

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 1p. 10-11).

* ABD-UL-AZIZ, sultan de Turquie. — Malgré le certificat des médecins, attestant que le sultan Abd-ul-Aziz, trouvé mort sur un sopha, les veines ouvertes, le 4 juin 1876, s’était certainement, ou tout au moins vraisemblablement suicidé, des doutes s’étaient immédiatement élevés sur cette fin aussi inopinée qu’improbable. Le suicide est, en effet, très rare chez les musulmans ; ils l’ont en horreur, tandis que l’assassinat est, pour ainsi dire, de tradition dans la politique turque. Une grande obscurité continua d’envelopper ce lugubre événement durant tout le règne, assez court d’ailleurs, de Mourad V, qui ayant, selon toute apparence, ordonné le meurtre, ne tenait pas à ce que la lumière fût faite ; des bruits accusateurs n’en circulaient pas moins. Trois infimes domestiques du palais attiraient sur eux lés soupçons, par l’exagération de leurs apfomtements mensuels de 200 livres turques, et on disait qu’ils toachaient ainsi le prix de l’assassinat d Abd-ul-Aziz. Une jeune femme, qui était alors Kalfa-Nanoum, c est-à-dire surveillante du harem du sultan, racontait

qu’elle avait vu un des assassins s’échapper par la fenêtre, et qu’elle le reconnaissait dans l’un des trois domestiques. Abd-ul-Hamid, dès son avènement, ordonna qu’il fût fait une enquête rigoureuse. Elle aboutit à la constatation des faits suivants.

Dès la déposition d’Abd-ul-Aziz, par iradé impérial de Mourad, il avait été formé, en dehors du conseil des ministres, une commission exécutive, pourvue de pouvoirs illimités. Elle était composée en grande partie des mêmes personnages qui avaient arraché de force à Abd-ui-Aziz l’acte d’abdication. Elle comprenait : le grand vizir Méhémet - Ruschdi-Pacha ; Midhat-Pacha, président du

conseil ; Hussein-Avni-Pacha, ministre de la guerre ; Ahmet-Kaïserli-Pacha, vieux soldat qui depuis s’illustra dans la guerre contre les Russes ; le cheik-ul-islam ou chef suprême de la religion, Kairoullah-Effendi ; enfin deux beaux-frères du sultan actuel, Abd-ul-Hamid : Méhémet-Nourri-Pacha-Damat, etMahmoud-Djemal-ed-dîn-Pacha-Damat. (Damât est un titre générique signifiant « beau-frère », que l’on donne a tous les personnages quiépousentune princesse de la famille impériale. Nourri-Pacha avait épousé Fatimi-Sultane, fille d’Abd-ul-Medjid, et sœur consanguine d’Abd-ul-Hamid ; Mahmoud-Pacha

était le mari de Djémilé-Sultane, également fille d’Abd-ul-Medjid.) Or, l’enquête démontra que la commission avait ordonné le meurtre et que les deux pachas-damats, dont l’un était grand maréchal du palais, s étaient spécialement chargés de l’exécution. Arrêtés et pressés de questions, les trois domestiques soupçonnés, Mustapha-Pehlevan, Mustapha-Djezairii, deux anciens lutteurs, hommes à figures bestiales et de corpulence athlétique, plus un veilleur de nuit, du nom de Hudji-Ahmet, avouèrent immédiatement leur participation au crime. On acquit de plus la certitude que cette commission avait décidé non seulement la mort d’Abd-ul-Aziz, mais celle de presque tous les princes de la famille impériale : ils devaient être empoisonnés dans un banquet. Au dernier moment, Mourad, effrayé d’une telle série de meurtres, aurait dissuadé ses cousins d’assister au repas et s’en seraittenu au seul assassinat d’Abd-ul-Aziz, l’unique personnage qui, en réalité, pouvait lui porter ombrage. Quand l’enquête s’ouvrit, deux des membres de la susdite commission, Hussein-Avni-Pacha et Ahmet-Kaïserli-Pacha étaient morts ; le procès de Ruchdi-Pacha, malade en province, fut remis, et Kairoullah-Effendi, le cheik-ul-islam, alors en pèlerinage à La Mecque, dut à sa situation particulière de comparaître plus tard devant un tribunal spécial. On s’assura de tous les autres accusés. Midhat-Pacha, gouverneur de Syrie, essaya de

se réfugier au consulat de France, dont l’accès lui fut refusé, et dut se rendre prisonnier à Constantinople. Tous les pachas et autres personnages de quelque importance, impliqués dans l’affaire, nièrent jusqu’au bout y avoir eu la moindre participation ; on ne put connaître les détails du meurtre que par les agents subalternes qui l’avaient exécuté.

Aussitôt après son abdication forcée, Abdul-Aziz avait été interné au palais de Top-Capou, puis de là dans celui de Férié, dépendance du grand palais de Tchéragan.

Une partie de sa maison et de son harem y avait été transférée avec lui. Au palais de Férié attient un corps de garde, appelé Ortakeuï, où le 3 juin 1876, à la nuit tombante, furent introduits, — par un des chambellans du sultan Mourad, Fakri-Bey, agissant selon toute apparence, sur les ordres des deux damats, Mahmoud-Pacha, et Nourri-Pacha, — les trois domestiques dont ils s’étaient assuré le concours, accompagnés de quatre eunuques noirs. Ces hommes passèrent la nuit au corps de garde et les deux pachas-damats y furent vus en longue conférence avec Fakri-Bey ; celui-ci, le lendemain, conduisit les assassina dans l’intérieur du palais. Mustapha-Pehlevan, le principal agent du meurtre, en décrivit ainsi la scène : « Nous nous sommes jetés sur le sultan à nous quatre, dit-il, Fakri-Bey, mes deux compagnons et moi. Nous l’avons étendu sur le divan malgré sa résistance ; Fakri-Bey le maintenait par les épaules. Muslapha-Djezairli et Hadji-Ahmet s’étaient emparés chacun d’une jambe, et moi, armé d’un canif, j’ai coupé les veinesdes deux bras. Deux officiers, Ali-Bey et Nedjid-Bey, gardaient en dehors la porte de la chambre. Nous avons ensuite transporté le cadavre au corps de garde d’Ortakeuï. »

Les débats s ouvrirent à Constantinople, le 27 juin 1881, devant un tribunal composé de trois musulmans et de deux chrétiens et présidé par un ulema, Sourrouri-Effendi, premier président de la cour d’appel. Ils ne révélèrent rien que l’enquête n’eût déjà appris et mirent seulement en lumière l’inexpérience des juges turcs, très embarrassés des formes de la justice française, et ne sachant pas poser les questions propres à éclairer le débat. Ainsi, de la déposition de l’homme qui avait lavé le corps d’Abd-ul-Aziz il résultait qu’outre les coupures au poignet le cadavre portait la trace d’un coup de poignard sous


le sein gauche ; parmi les pièces à conviction figurait une heurka ou veston, en indienne doublée de soie blanche, que portait le sultan le jour du meurtre, et qui était percée d’un trou à la hauteur du sein gauche et de la blessure signalée par le faveur du corps. Il ne fut pas question de cette circonstance capitale qui était eu désaccord avec le témoignage de Mustapha-Pehlevan. Un des eunuques noirs vintaffirmerqu’tl avait vu la scène du meurtre, telle que la décrivait Mustapha, par la porte entrebâillée de la salle ; et d’après le même témoignage du principal assassin, la porte était gardée en dehors par deux officiers. Aucune remarque ne fut faite sur ces contradictions. On ne demanda non plus à aucun des témoins, si affirnaatifs en ce moment, pourquoi ils avaient gardé le silence pendant cinq longues années. L’un des assassins subalternes, Mustapha-Djezairli, qui avait tout avoué dans l’instruction, se rétracta a l’audience et dit n’avoir été placé par Nourri-Pacha près d’Abd-ul-Aziz que pour le garder. Ce fut à peu près le seul incident des débats. Tous les autres accusés persistèrent dans l’attitude qu’ils avaient prise d' ; ibord ; le chambellan Fakri-Bey, les deux officiers du corps de garde, nièrent énergiquement le meurtre. Nourri-Pacha et Mahmoud-Pacha affirmèrent n’avoir point paru ce jour-là à Ortakeuï, ni au palais de Férié ; le dernier nia même l’existence de la commission exécutive qu’avouaient les autres, mais en assurant qu’elle n’avait été instituée que pour l’apurement des comptes du palais et que jamais on n’y avait résolu la mort’d'Abd-ul-Aziz. Midhat-Pacha présenta lui-même sadéfense avec beaucoup de sang-froid et d’adresse.

Après deux jours de débats, le président les déclara clos. La sentence ne fut prononcée que le lendemain. Les neuf principaux accusés étaient condamnés à mort ; deux autres, un second chambellan du sultan Mourad, Seydif-Bey, et le colonel qui commandait au corps de garde d’Ortakeuï, Izzet-Bey, à dix ans de travaux forcés, comme convaincus d’avoir prêté assistance au complot. Aucun des condamnés ne fut exécuté. Pour les hauts dignitaires, Midhat-Pacha, Nourri et Mahmoud-Damat, leur peine fut commuée en un exil perpétuel à Taif, dans l’Hedjaz, où les rejoignit peu de temps après le chetkul-islam, Kairoullah-Effendi, condamné par un autre tribunal. Traités d’abord assez convenablement, ils furent ensuite privés de

tous soins médicaux et réduits à la ration des simples soldats ; Nourri-Pacha devint fou, Midhat-Pacha et le cheik-ul-islam moururent en 1884.