Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BÈZE (Théodore DE), l’un des chefs du parti calviniste, et l’un des piliers de l’Église réformée

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 2p. 666-667).

BÈZE (Théodore de), l’un des chefs du parti calviniste, et l’un des piliers de l’Église réformée, suivant l’expression de Bayle, né à Vézelay le 24 juin 1519, mort en 1605. Son père était bailli de Vézelay. Son oncle, conseiller au parlement de Paris, voulut prendre soin de son enfance et de son éducation, et l’envoya étudier à Orléans auprès d’un savant allemand, Melchior Wolmar, qui lui fit faire des progrès rapides, et en même temps jeta dans son esprit les premières semences du protestantisme, dont il avait déjà nourri Calvin. Il étudia quelque temps le droit, pour se conformer aux désirs de sa famille, mais s’occupa surtout de littérature, et composa ces fameuses poésies latines, ces Poemata juvenilia qui lui furent tant reprochés par les catholiques lorsqu’il fut devenu un personnage dans le parti calviniste, et dont nous nous occuperons plus loin. Plongé dans le tourbillon des plaisirs de Paris, il oublia longtemps le serment qu’il s’était fait à lui-même, dans ses enthousiasmes d’adolescent, d’embrasser publiquement la Réforme ; c’eût été embrasser la persécution et l’exil, il ne l’ignorait point. D’un autre côté, le plus brillant avenir s’ouvrait devant lui ; déjà pourvu de riches bénéfices ecclésiastiques, sans être encore engagé dans les ordres, accueilli dans les sociétés élégantes, classé parmi les célébrités littéraires du temps, il n’avait qu’à s’abandonner au cours de la vie et de son heureuse destinée. Mais, malgré la frivolité romanesque de son caractère, il avait conservé au fond du cœur la bonne semence, comme il le dit lui-même ; ses résolutions n’étaient qu’ajournées. On comprend qu’un jeune homme de son caractère, cavalier brillant, poëte à succès, gentilhomme d’un esprit étincelant et d’une vie légère, ne se résigne pas en un jour à renoncer à la fortune, aux honneurs et aux plaisirs. Calvin, pauvre et austère, entra de plain-pied dans la Réforme ; de Bèze eut à briser d’abord les liens qui l’attachaient à la vieille Église et à la vielle société ; sa conversion fut un combat. Après tout, cette victoire de la conscience sur l’intérêt et les passions nous paraît assez remarquable et n’est pas le fait d’une nature vulgaire. À la suite d’une maladie assez grave (1548), de Bèze prit la résolution énergique de ne plus ajourner ce qu’il considérait comme un devoir ; il quitta tout : biens, famille, amis, patrie, et se retira à Genève, où il fit profession publique de la religion, et où il épousa une demoiselle Claudine Denosse, qui l’avait suivi, et avec laquelle il vivait maritalement depuis plusieurs années. Après une sorte de pèlerinage à Tubingue, pour visiter son vieux maître Wolmar, il accepta une chaire de grec à Lausanne. À partir de cette époque, il consacra toute son activité et ses talents à la cause de la Réforme. Il débuta dans son rôle public par une adresse à Charles-Quint, dans laquelle il cherchait à entraîner ce prince dans le protestantisme. Cet écrit, plein de mesure, de force et d’habileté, mit Théodore de Bèze, dans l’opinion des chefs du parti, à la place que lui avait marquée d’avance le coup d’œil de Calvin. Celui-ci avait, en effet, deviné ce génie naissant ; il ne le perdait pas de vue un seul instant, et il le formait à son rôle futur par une correspondance active, où se discutaient les plus graves intérêts de la Réforme. Pendant un séjour de neuf années à Lausanne, de Bèze publia plusieurs de ses ouvrages, et il avait acquis un tel renom d’éloquence et de capacité, que, vers la fin de cette époque, il fut chargé successivement de deux missions à Worms, puis à la cour des princes d’Allemagne, pour réclamer leur intervention auprès du roi de France en faveur des Vaudois persécutés et des protestants qui encombraient les prisons de Paris. Nul n’était plus propre que lui à ces négociations. Homme du monde, éloquent, érudit, avec les dehors les plus séduisants, il restera le diplomate du parti, i) en portera la pensée et la parole en tous lieux.

De retour à Genève vers 1558, il fut admis aux fonctions du ministère ecclésiastique et adjoint à Calvin comme professeur de théologie. Bientôt les protestants français le demandèrent à l’Église de Genève pour travailler à la conversion du roi de Navarre, Antoine de Bourbon. Il partit pour Nérac, où ses prédications eurent un plein succès, parut ensuite avec éclat au colloque de Poissy (1561), réclama énergiquement auprès de Catherine de Médicis la punition des auteurs du massacre de Vassy, et prononça à ce sujet ces fières paroles : « L’Église de Dieu est une enclume qui a déjà usé beaucoup de marteaux. » Il désirait vivement retourner à Genève ; mais la guerre civile ayant éclaté en France, le prince de Condé et les chefs protestants le demandèrent encore une fois à la république. Il se résigna et suivit la fortune de son parti jusque sur le champ de bataille de Dreux, où le prince de Condé fut fait prisonnier. Une courte paix lui rendit sa liberté, et, au commencement de 1563, il alla reprendre ses travaux à Genève. L’année suivante, son maître Calvin étant mort, il fut appelé à lui succéder dans ses charges, et fut dès lors regardé comme le chef de la communion calvinlste en France et à Genève. Doué d’une activité infatigable, il n’avait pas sans doute le génie du fondateur de l’Église de Genève ; mais il possédait dans une haute mesure les qualités nécessaires pour remplir un poste où le principal devoir était de poursuivre l’œuvre et de conserver l’édifice. Pendant près de quarante ans, il suffit à cette lourde tâche, qui comprenait : à l’intérieur, la direction spirituelle et disciplinaire de l’Église et du troupeau, la conduite de l’académie, la prédication, l’assistance pastorale, les rapports avec les magistrats ; au dehors, la surveillance des Églises de France, une correspondance immense, les consultations théologiques, les voyages, les congrès, etc. En 1571, il fut appelé à présider le synode de La Rochelle, et joua, en outre, un rôle important, soit dans les affaires générales du protestantisme, soit dans des conférences tenues à différentes époques pour l’éclaircissement de quelques points de doctrine. L’académie de Genève, dont il était recteur, brilla sous sa direction du plus vif éclat ; les chaires ne cessèrent d’être remplies par des savants d’un mérite supérieur ; on affluait de toutes les parties du monde protestant aux écoles de Genève, et la cité était comme un vaste pensionnat rempli des enfants de la noblesse calviniste, qui tenait à honneur de faire élever les siens sous les yeux de Théodore de Bèze. Lui-même apportait un zèle ardent à cette partie de sa tâche ; à l’âge de soixante-dix ans, il suppléa seul pendant deux ans tous les professeurs, que la guerre contre le duc de Savoie ne permettait plus d’entretenir.

Essentiellement conservateur, touchant les choses de la religion, il borna ses efforts à maintenir intactes la doctrine et les traditions de son maître, ainsi que la discipline qu’il avait établie, et il repoussa constamment toutes les innovations. C’est ainsi qu’au synode de Nîmes, en 1572, il fit rejeter, après plusieurs journées de débats ardents, le projet d’une organisation toute démocratique des Églises, qui avait été présenté et soutenu par le célèbre et éloquent Ramus.

Doué d’une santé robuste, d’une mémoire merveilleuse et d’une grande activité d’esprit, il put constamment suffire à ses nombreux travaux jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. Mais il ne put réaliser son vœu de mourir debout. L’âge et les infirmités l’obligèrent à passer les cinq dernières années de sa vie dans la retraite, le silence et l’inaction.

Ses fonctions lui donnaient naturellement une grande prépondérance dans toutes les affaires ecclésiastiques, et, comme Calvin, il était en quelque sorte le pape de la Rome protestante, ainsi qu’on l’a souvent remarqué. Comme recteur, il avait la haute main sur tout ce qui concernait l’éducation. Enfin, son autorité morale, son ascendant toujours croissant sur les magistrats et sur le peuple, le rendaient pour ainsi dire l’arbitre de toutes les affaires de la république. C’est ainsi que, sous les formes les plus austères, sous les simples titres de ministre de la parole de Dieu ou de prédicateur, les chefs de l’école de Genève, ennemis de la théocratie romaine, avaient eux-mêmes constitué une véritable théocratie.

Le rôle important joué par Théodore de Bèze le rendit nécessairement le point de mire des attaques les plus passionnées de la part des écrivains catholiques ; on sait quelle était alors la fureur des partis. Quelques passages torturés de ses poésies de jeunesse le firent même accuser de vices infâmes, et Mézerai s’est fait l’écho de cette odieuse calomnie, qui a été trop solidement réfutée par tous les historiens pour qu’il soit nécessaire de s’en occuper ici. On l’a aussi accusé d’avoir armé le bras de Poltrot, l’assassin du duc dé Guise ; ce malheureux prononça son nom dans son premier interrogatoire, ainsi que celui de Coligny, mais il se rétracta aussitôt et persista jusqu’à la mort à décharger de Bèze, dont la complicité est insoutenable. Bossuet lui-même ne l’accuse point, bien qu’il soit porté à soupçonner Coligny. Ses ennemis ont aussi beaucoup exagéré les désordres de sa jeunesse. Lui-même, dans un langage plein de noblesse et de dignité, les a confondus à cet égard, tout en déplorant la licence de ses badinages poétiques. Il les met au défi de fournir une seule preuve, de citer une seule des femmes qu’ils l’accusaient d’avoir séduites et débauchées. Claudine Denosse était en réalité sa femme ; elle était liée à lui par une promesse de mariage, et il l’a emmenée à Genève pour l’épouser légalement. Et il ajoute avec beaucoup de raison : « S’il était vrai que j’eusse été livré à la débauche, pourquoi me serais-je retiré d’un lieu où je pouvais avoir là-dessus toute liberté, pour aller dans une ville qui est la seule dans laquelle la simple fornication est punie d’une honte publique et d’une grosse amende, et où l’adultère est puni de mort ? »

Genève eût été, en effet, un triste refuge pour un débauché. On sait qu’à cette époque, Calvin et les pasteurs avaient à cet égard établi la plus sévère discipline, et que leur surveillance et leur autorité s’étendaient jusque sur les mœurs et la vie privée.

Les ouvrages que Théodore d eBèze a composés pendant sa longue et laborieuse carrière sont les suivants : Poemata juvenilia ; c’est le recueil des poésies latines dont il a été question plus haut. Les Juvenilia se composent d’élégies, de silves et d’épigrammes ; elles révèlent sans doute une jeunesse livrée au plaisir, mais on en a beaucoup exagéré la licence. Il est très-vrai que l’étudiant y chante en mètres quelquefois brûlants et peu chastes ses tourments amoureux et les charmes de sa maîtresse Candide, qu’il célèbre même des amours adultères ; mais il y a, dans tout cela, plus de fictions poétiques que de réalités. La plupart de ces pièces sont des jeux ovidiens, comme en rimaient alors les savants les plus graves. Bayle et les critiques les plus autorisés ont dit à ce sujet tout ce qu’il y avait à dire. Quant à la fameuse épigramme qui a donné lieu à la monstrueuse accusation à laquelle nous avons fait allusion, c’est une jolie bagatelle que la plus noire méchanceté a seule pu dénaturer. Il s’agit d’un combat entre l’Amour et l’Amitié. Le poëte se demande s’il ira visiter d’abord Audebert, son ami, ou Candide, sa maîtresse. Il finit par donner la préférence à l’ami ; et il ajoute : « Si Candide m’en fait reproche, je la ferai taire avec un baiser. » Et voilà tout ! Ne faut-il pas avoir l’imagination bien impudique et l’âme bien flétrie, pour trouver dans cette innocente frivolité matière à d’absurdes et ignobles soupçons ? Est-il nécessaire d’ajouter que cet Audebert fut un homme très-honorable, qui se distingua comme poëte et comme magistrat ?

En résumé, les Juvenilia sont des jeux poétiques, essais d’une muse de vingt ans, où les réminiscences de la muse antique tiennent une large place. Ces poésies sont tout à fait dans le goût du temps, et elles furent fort estimées des contemporains. Dans la préface de l’édition de Henri Estienne (1597), on lit que « les Grâces et les Muses y avaient mis l’empreinte de leurs doigts délicats, humides encore du suc parfumé des roses. » — De Bèze a composé encore d’autres poésies : le Sacrifice d’Abraham, tragédie en vers français, représentée à Lausanne vers 1552. C’est une sorte de prédication, une exhortation à tout quitter, famille, patrie, etc., pour fuir l’esclavage de la papauté et servir le vrai Dieu. Cette allégorie protestante est d’une exécution généralement assez faible. Traduction en vers français des psaumes omis par Marot (1563), réimprimée un grand nombre de fois. C’est à la demande de Calvin que de Bèze compléta l’œuvre de Clément Marot, qui avait traduit cinquante des plus beaux psaumes de David ; mais il resta au-dessous de son prédécesseur. Plusieurs fois remanié, le psautier de Genève a été adopté par les Églises calvinistes. Goudimel et d’autres compositeurs en firent la musique. On sait que le chant des psaumes devint une partie importante et populaire du culte réformé, et la consolation des fidèles aux jours des persécutions. Comme théologien, de Bèze est resté le disciple exact de Calvin. Ses écrits, en ces matières, roulent principalement sur la prédestination et la cène. En théologie, en controverse surtout, il eut aussi ses Juvenilia ; nous voulon parler de ces écrits où il attaqua avec une véhémence sans mesure les adversaires de son maître, et plus particulièrement du traité De hœreticis a civili magistratu puniendis (1554), trad. en français par Nicolas Colladon, sous le titre de Traité de l’autorité du magistrat en la punition des hérétiques (Genève, 1560). C’est à la fois une odieuse apologie du supplice de Servet et un plaidoyer en faveur de cette opinion : que le pouvoir civil a le droit et le devoir de trancher par le glaive les têtes de l’hérésie que l’Église officielle lui désigne. Les catholiques n’avaient jamais dit autre chose, et c’est au nom de ce principe même qu’ils persécutaient les protestants. Ainsi, au lieu de rester l’école de la liberté de conscience et d’examen, l’Église de Genève se transformait en secte intolérante et despotique. De telles manifestations étaient certainement plus funestes à la Réforme que les bûchers de Rome, et les protestants éclairés furent les premiers à en gémir. Castalion, Marnix et d’autres hommes éminents s’en plaignirent hautement, et revendiquèrent les droits de la conscience humaine. Bayle s’est également élevé contre cette doctrine : « Dès que les protestants, dit-il, se veulent plaindre des persécutions qu’ils souffrent, on leur allègue le droit que Calvin et de Bèze ont reconnu dans les magistrats ; jusqu’ici, on n’a vu personne qui n’ait échoué pitoyablement à cette objection ad hominem. »

Outre ses traités de théologie et de controverse, tous écrits en latin, de Bèze passe pour l’auteur de quelques brochures satiriques en français : le Réveille-matin des Français, l’Histoire de la mappemonde papistique, par Frangidelphe Escorche-messes, etc. Ce qui paraît être plus réellement de lui, c’est l’Épître de maître Benoit Passavant au président Lizet, vraie satire théologique, pleine de verve comique, écrite en latin burlesque. Sa Traduction du Nouveau Testament, souvent réimprimée, est un travail très-remarquable, qui l’occupa quarante années. Enfin, on a de lui un grand nombre de sermons sur tous les textes de l’Écriture. Son œuvre historique se compose essentiellement de l’Histoire ecclésiastique des Églises réformées au royaume de France (1580), à laquelle a, dit-on, collaboré le ministre Des Gallars ; ce sont des annales un peu minutieusement détaillées, peut-être, mais remplies de pièces et de renseignements. Il faut ajouter à cette œuvre les Icones virorum illustrium (1580), suite de portraits gravés sur bois des propagateurs et des martyrs de la réformation, à chacun desquels de Bèze a joint une courte notice biographique en latin, d’une remarquable précision, et où la valeur des personnages est nettement caractérisée. Enfin, la Vie de Calvin, panégyrique ému, enthousiaste, mais sans déclamation, et qu’on lit encore avec profit, même après les études philosophiques et les analyses détaillées qui ont été écrites depuis sur la vie et les doctrines du grand réformateur.