Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BAUDELAIRE (Pierre-Charles), poëte français

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 384).

BAUDELAIRE (Pierre-Charles), poëte français, né à Paris en 1821. Bien des gens ont entassé volumes sur volumes sans parvenir à une renommée égale même à leur talent ; un seul livre a suffi à M. Baudelaire pour lui faire acquérir une notoriété qui, bien qu’elle puisse être discutée, n’en est pas moins réelle. Quelques articles de critique artistique avaient à peine révélé son nom à un petit nombre d’amis ou d’hommes spéciaux, quand parut, en 1857, son fameux et unique volume de poésies : les Fleurs du mal. (V. FLEURS.) Cet immense paradoxe lyrique, ces rêves d’halluciné, ce bouquet de fleurs nauséabondes, mais d’où s’échappe parfois quelque suave parfum ; cet entassement de couleurs criardes et d’images horribles, mais qu’un rayon de pure lumière vient par moments éclairer ; ces grimaces sataniques entremêlées de sourires ; tout cela était bien fait pour étonner, et pendant un instant, bien court à la vérité, on se demanda si le XIXe siècle allait être appelé à voir renaître la poésie dantesque. Mais on s’aperçut bientôt que l’horrible, le hideux et l’ignoble étaient un parti pris chez ce poëte, qui, désespérant sans doute d’émouvoir ses lecteurs, s’était imaginé de les épouvanter par ses excentricités et ses contorsions. Nul, à notre avis, n’a déterminé la mesure et le caractère du talent de M. Baudelaire mieux que M. de Pontmartin. « Voilà, dit-il, en parlant de l’auteur des Fleurs du mal, voilà une nature fine, nerveuse, prédestinée à la poésie ; viennent des souffles vivifiants, une lumière bienfaisante, une forte culture : la moisson pourra germer et mûrir. Par malheur, ce cerveau souffre d’une disposition particulière qui altère et envenime, à mesure qu’ils s’y réfléchissent, les sentiments et les images ; cette coupe, artistement ciselée, a cela de bizarre que la liqueur fermente et s’aigrit en touchant au fond. Pour tout dire, la poésie tourne dans cette imagination poétique, comme ces vins excellents, mais qui ne peuvent supporter certaines conditions de localité ou d’atmosphère… M. Baudelaire ne peut aspirer une gorgée de poésie sans que cette gorgée s’imprègne de venin ou d’amertume. Pour lui, les mondes extérieurs ou invisibles sont hantés par le mal comme par leur hôte naturel, infestés de visions farouches, de laideurs gigantesques, de corruptions étranges, de perversités inouïes, de toutes les variétés de la souffrance, de la scélératesse et du vice ; les fleurs y sont vénéneuses et y exhalent un parfum pestilentiel ; les sources y sont empoisonnées, et l’on ne peut se pencher sur leur frais miroir sans y voir la pâle figure d’un spectre ou d’un condamné à mort ; la nature est un tissu d’ironies sanglantes ou funèbres, jetées à la face de l’homme ; l’amour devient quelque chose d’innommé, qui ne se plaît que dans le fumier et dans le sang, un héritier des honteuses débauches de Lesbos ou de Caprée, cherchant un assouvissement impossible dans ces voluptés qui déshonorent le monde païen, et que la civilisation moderne ne devrait plus même comprendre. Voilà jusqu’où peut arriver le sens individuel quand il règne seul, quand ces spécialistes de la poésie, livrés à tout le désordre de leur caprice, espèrent ramener la foule indifférente par ces friandises de haut goût, et croient accentuer plus puissamment leur physionomie de poëte en prenant le contre-pied de tout ce qui est vrai, bon, bienfaisant et beau ou, en d’autres termes, de tout ce qui est poétique. » Nous ne croyons pas qu’on puisse rendre plus de justice au talent de M. Baudelaire, en même temps que le critiquer d’une façon plus ferme. Nous n’entrerons donc pas dans d’autres détails au sujet des Fleurs du mal, que nous analyserons à leur place. Contentons-nous de dire ici que, si un tel volume a pu, par son étrangeté même, valoir à son auteur une réputation si grande, un second de même nature pourrait bien la lui faire perdre : non bis in idem. Nous avons omis de dire que les Fleurs du mal ont été l’objet de poursuites judiciaires, et qu’un jugement a condamné l’auteur à supprimer, dans les nouvelles éditions, six pièces jugées attentatoires à la morale publique. Une nouvelle édition a paru en 1861, avec des poëmes inédits.

Il serait injuste de ne pas rappeler que c’est à M. Baudelaire que nous devons la meilleure traduction des Œuvres de l’Américain Edgar Poe, et qu’il en a fait précéder la publication d’une étude extrêmement remarquable sur l’auteur des Histoires extraordinaires ; des Nouvelles histoires extraordinaires ; des Aventures d’Arthur Gordon Pym, etc.

Que conclure de tout cela, sinon qu’il y a un talent, peut-être un génie caché dans M. Baudelaire ? Mais ce génie a été visité de bonne heure par le souffle du mal, et le fruit a coulé dans sa fleur ; ajoutons que cette fleur a aujourd’hui quarante-cinq ans sonnés, et qu’il est bien rare de voir se redresser une branche de neuf lustres. Toutefois, ne désespérons pas encore, et attendons. Les épis couchés par l’orage se relèvent quand ils sont caressés du soleil ; pourquoi un de ces rayons vivifiants ne percerait-il pas jusqu’à l’âme du poëte ? Les anciens parlent de certaine lance qui guérissait les blessures qu’elle avait faites : donc, espérons les Fleurs du bien.

Au moment où nous traçons ces lignes (1er mai 1866), nous lisons dans les feuilles publiques que M. Baudelaire est à l’agonie ; quelques-unes même, qui abusent d’un don de prophétie qu’elles n’ont pas, assurent qu’elles l’ont vu exhalant son dernier soupir ; mais, heureusement, des nouvelles plus rassurantes nous arrivent. Espérons donc de nouveau que le poëte complétera, corrigera son œuvre : le ciel n’a pas voulu qu’il meure, et le repentir poétique est désormais pour lui une dette d’honneur.