Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BERTHE, fille de Caribert, comte de Laon, surnommée Berthe au grand pied

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 2p. 614-615).

BERTHE, fille de Caribert, comte de Laon, surnommée Berthe au grand pied, parce qu’elle avait, dit-on, un pied plus grand que l’autre, morte à Choisy en 783, dans un âge avancé, enterrée à Saint-Denis auprès de Pépin le Bref, son époux. Son tombeau, restauré par les soins de saint Louis, portait cette unique inscription : Berta, mater Caroli Magni. Les poètes et les légendaires français ont célébré sur tous les tons Berthe au grand pied. Les uns en font la fille d’un empereur de Constantinople ; les autres la font descendre de Flore, roi de Hongrie, et de la reine Blanche-Fleur. Pépin, ayant entendu louer les vertus et les charmes de la jeune princesse de Hongrie, fit demander sa main, et Berthe partit pour la France, sous la garde de son cousin Tybers, et en compagnie de deux femmes, ses suivantes, Margiste et Aliste, fille de cette dernière, qui avait avec Berthe une extrême ressemblance do traits ; ressemblance qui devait être fatale à la jeune princesse. En effet, Margiste conçut la pensée de tromper le roi de France et de substituer, dans sa couche, Aliste à sa noble maîtresse. Pour parvenir à ses fins, elle persuade à Berthe que Pépin est une sorte de monstre qui étouffe dans ses bras les vierges qui sont l’objet de ses premiers embrassements, et lui propose de changer de nom, pour quelques jours seulement, avec Aliste, qui reprendra son rang inférieur aussitôt que le danger sera passé. Berthe accepte toutes ces conditions, et la serve est conduite dans la couche royale. La nuit même, des traîtres gagnés par Margiste, et à leur tête Tybers, saisissent la véritable Berthe, qu’ils entraînent dans une forêt près du Mans, et où ils allaient lui trancher la tête, quand l’un d’eux, nommé Morant, écoutant la voix du remords et de la pitié, obtient de ses complices qu’ils laisseront fuir la princesse. Celle-ci, devenue libre après de mortelles angoisses, s’en va frapper à la porte d’un garde-chasse nommé Simon, qui la recueille avec bonté et la confie aux soins de sa femme et de sa fille. Elle y resta longtemps comme simple chambrière, et passa huit années à filer la quenouille.

Cependant Blanche-Fleur, qui avait vu mourir tous ses enfants, désira revoir sa fille, et juger par elle-même du bonheur qu’elle éprouvait sur le trône de France. Aliste fut épouvantée de cette résolution, car elle comprenait qu’il lui serait difficile de tromper les yeux d’une mère. Sur ce trône où elle était montée par un crime, elle s’était rendue odieuse à toute la nation par son avarice, son insolence et sa méchanceté. Sur toute sa route, Blanche-Fleur recueillit les malédictions du peuple. « Voilà, s’écriait-on de toutes parts, la mère de la plus méchante reine qui fut jamais. » Blanche-Fleur, qui connaissait sa fille, était étonnée et douloureusement surprise. Enfin, elle fait son entrée dans Paris ; le roi Pépin va à sa rencontre, et lui dit que sa fille est malade et ne peut supporter l’éclat du jour, ni même la lumière des flambeaux. Pourtant Blanche-Fleur pénètre dans les appartements, et entend sortir de la couche royale des mots d’impatience et de dépit. « Qu’entends-je ? s’écrie-t-elle ; non, ma fille ne peut m’accueillir ainsi ; non, celle-là n’est point ma fille. Ma fille m’aurait ouvert ses bras et pressée sur son cœur. » En prononçant ces mots, elle écarte fiévreusement la couverture et regarde les pieds d’Aliste : « Non, non, s’écrie-t-elle de nouveau, ce n’est point là ma fille. Mais qu’en a-t-on fait ? On me l’a tuée. » Le roi Pépin entre sur ces entrefaites ; Aliste, dans son trouble, avoue tout ; et comme le roi en a eu deux enfants, elle est enfermée dans un couvent, et Margiste brûlée vive. Alors le bon Morant fait connaître toute la vérité, et Pépin brûle de retrouver la véritable Berthe ; mais toutes ses recherches sont inutiles. Un jour que, triste et pensif, il était emporté par l’ardeur de la chasse dans la forêt du Mans, il s’égara et se vit tout à coup séparé de ses compagnons. C’est alors qu’il aperçut au pied d’une croix, élevée à l’endroit le plus profond de la forêt, une jeune femme agenouillée, dont la beauté le frappa vivement. Pour sauver son honneur, Berthe se fit reconnaître : « Arrêtez, dit-elle, je suis la fille du roi Flore, je suis Berthe au grand pied ! » Son retour à la cour fut un véritable triomphe. Elle eut du roi Pépin six enfants, dont l’aîné fut Charlemagne.

Tels sont les faits popularisés par des légendes qui semblent remonter jusqu’au xiiie siècle, et sur lesquels un roman rimé, de la seconde moitié du xiiiie siècle, a été composé par un ménestrel nommé Adenès. Ce roman est écrit en vers de douze syllabes et à couplets monorimes. Il n’y a, dans ce poëme, aucun artifice de composition ; les événements y sont racontés avec une grande simplicité et dans l’ordre où ils se sont succédé. Ce qui en fait le charme, c’est la candeur, l’abandon et la confiance naïve du poète, qui ne laisse échapper aucune occasion d’exprimer sa colère contre l’orde vieille (Margiste), la fausse royne (Aliste) et le traître Tybers ; pour eux, il n’a pas assez d’imprécations, et toute sa pitié, toute sa tendresse sont réservées pour la malheureuse Berthe.

Ce poème est évidemment une allusion aux malheurs de Marie de Brabant, longtemps séparée de Philippe III le Hardi par les intrigues de Labrosse. Ce roman, publié de nos jours par M, Paulin Pâris, se distingue de ceux des Douze Pairs, tels que Huon de Bprdeaux, les Quatre fils Aymon, Fier-à-Bras, etc., en ce qu’il ne repose pas sur un fond historique. Ici, l’histoire a fourni tout au plus les noms et l’époque ; les événements sont fictifs. Absence complète de souvenirs de guerre, d’entrepises nationales. Cependant, cette légende n’est pas entièrement de pure invention : le poète Adenès n’a fait, probablement, que mettre en vers un récit populaire, remontant au xe siècle, au ixe siècle et peut-être au viiie siècle.

Le passage suivant, tiré d’une chronique provençale entièrement inédite, renferme le sujet complet du poëme d’Adenès ; nous laissons autant que possible à ce passage, en le traduisant, son cachet de naïveté : « Ensuite les hommes de Pépin lui conseillèrent qu’il prît femme et qu’il prît la fille à la reine Flor de Hongrie, Berte ; et il envoya ses messagers ; et son père la lui transmit avec beaucoup d’honneurs ; et quand elle fut à Paris, le roi pensa coucher avec elle, mais la femme qui l’avait nourrie y fit coucher sa fille par tricherie ; et elle dit à Berte qu’elle frappât un peu sa fille sur la cuisse avec un couteau, et ainsi elle fit. Celle-là qui fut frappée cria bien haut, et le roi se réveilla, et la vieille prit Berte et la jette hors de la chambre en la battant fortement. Après, elle commanda à des serfs qu’ils la tuassent, et leur promit grand avoir ; ils ne la voulurent occire, mais la laissèrent en la forêt du Maine, et Berte fut tout effrayée ; et elle entendit sonner une cloche, et elle y alla ; et le vacher de Pépin la trouva et la mena en son ostel à sa femme Constance, et la garda IIII ans pour chambrière. Le roi Pépin pensait de cette femme que ce fût Berte, et elle avait eu de lui II fils, Reimfré et André. Ce fut la pire femme qui fut oncques, et la mère de Berte eut nouvelles de sa méchanceté ; et au plus tôt qu’elle put, elle vint à Paris. Et quand elle fut à Paris, la vieille fit sa fille malade, et la reine demanda où était sa fille. Celle-ci dit qu’elle était enfermée. La reine dit ; « Je verrai ma fille ; » elle porte une pleine poignée de chandelles, et la vieille les éteignit en sa main ; et la reine là entra, et leva la couverture, et reconnut que ce n’était pas sa fille, et appela le roi et ses barons, et dit que ce n’était pas sa fille, et les barons jugèrent que la vieille fût brûlée. La reine s’en alla marrie et dolente. Un quart d’an après alla chasser le roi Pépin en la forêt du Maine, et égara soi et tous ses chevaliers, et alla en la maison de son vacher, et vit Berte, et quand il l’eut vue, ne put tenir les yeux ailleurs que sur elle, et demanda à la femme au vacher qui elle était, et au vacher également ; et eux lui dirent comment ils l’avaient trouvée. Et le roi les pria qu’ils la portassent la nuit coucher avec lui, et eux l’octroyèrent. Le roi lui demanda qui elle était. Et elle, qui bien le connaissait, lui dit comment avait été d’elle, et comment la vieille avait fait. Lors se découvrit Pépin. Lors s’en alla à Parts, et dit à ses gens qu’il avait trouvé Berte, lesquels en eurent grande joie. »

Ce récit peint admirablement les mœurs naïvement grossières de cette époque, et quels genres de services comprenait la servitude féodale. C’est une aventure semblable qui devait, deux siècles plus tard, donner naissance à Guillaume le Conquérant. Ce texte est le plus ancien qui parle de Berthe, femme de Pépin et mère de Charlemagne. Ce poëme, qui est le meilleur d’Adenès, n’a pas moins de trois mille cinq cents vers. Nous ne citerons que les suivants, qui contiennent une description de Paris à cette époque :

La dame est à Montmartre ; s’esgarda la valée ; Vît la cit de Paris, qui est et longue et lée ; Mainte tour, mainte dale et mainte cheminée ; Vit de Montleheri la grant tour guernelée, La rivière de Saine vit qui moult est loée. Vit Pontoise et Poissy et Meulant en l’entrée. Marly, Montmorency et Conflans en la prée Moult li plot li pals et toute la contrée.

M. Saint-Marc-Girardin est d’avis que le , roman de Berthe est un des moins remarquables entre ceux qu’il connaît du moyen-âge. « Il a quelques belles scènes... ; mais la narration manque, en général, de vivacité et de force. Les descriptions sont longues et diffuses ; la naïveté dégénère parfois en bavardage et en puérilité... » À propos de la forme ou du mètre donnés à ce roman, le même critique dit : « Adenès en a fait un poëme en couplets plus ou moins longs sur une même rime. Un couplet à rime masculine est ordinairement suivi d’un couplet à rime féminine. L’entrelacement des rimes existe donc dès cette époque pour les couplets, sinon pour les vers. »

La préface placée en tête de ce roman par M. Paulin Pâris nous apprend des particularités curieuses sur le poète et sur les jongleurs, dont les chansons, récitées de ville en ville, ou de château en château, ont fourni les éléments du roman de Berthe au grand pied.

Ce roman offre cette singularité, que présentent aussi d’autres chroniques ou légendes rimées du moyen âge, qu’on y trouve sur les mêmes choses des variantes successives. M. Demogeot en a compté neuf de suite dans Berthe au grand pied. « Elles ont toutes pour objet de peindre l’isolement et les plaintes de la reine perdue dans la forêt ; toutes commencent par des mots qui annoncent, non pas une description nouvelle, mais la redite de la description ; toutes contiennent une prière renfermant les mêmes idées et conçue presque dans les mêmes termes. »