Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BEYLE (Marie-Henri, plus connu sous le pseudonyme de Stendhal), écrivain français

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 2p. 665).

BEYLE (Marie-Henri, plus connu sous le pseudonyme de Stendhal), écrivain français, [ né à Grenoble en 1783, mort à Paris en 1842. Son père, fils d’un médecin estimé dans son pays, était lui-même un avocat distingué, et avait épousé une demoiselle Gagnon, qui mourut, jeune encore, alors que son fils était à peine âgé de sept ans. L’enfant fut confié de bonne heure aux soins d’un ecclésiastique, dont il souffrit impatiemment l’autorité, et auquel il ne pardonna jamais d’avoir volontairement un jour blessé son jeune amour-propre. Ce trait suffit à faire présager ce que devait être plus tard l’extrême susceptibilité de l’homme, et son aversion profonde pour toute supériorité. Vers 1795, Henri Beyle suivit les cours de l’École centrale de Grenoble, où il se livra avec passion à l’étude des mathématiques, sans pourtant négliger la littérature, qui depuis longtemps l’avait attiré ; car, s’il faut en croire son excellent biographe et ami, M. Colomb, il avait, dès l’âge de dix ans, composé de toutes pièces une comédie en prose. Quand il eut dix-sept ans, il songea à faire son entrée dans le monde, et vint à Paris. « Il y arriva, dit M. Sainte-Beuve, le 10 novembre 1799, juste le lendemain du 18 brumaire : date mémorable et bien faite pour donner le cachet à une jeune âme ! » C’est à partir de ce moment que Beyle commença ses courses à travers le monde, cette existence cosmopolite à laquelle il dut l’ample provision qu’il nous a fournie d’observations fines et piquantes, souvent profondes, et quelquefois paradoxales, mais toujours pleines d’intérêt, d’originalité et d’imprévu. Grâce à la protection de M. Daru, qui le fit entrer dans son état-major civil, Beyle suivit le quartier général en Italie, où ses aptitudes artistiques devaient trouver leur complet développement. Bientôt, ennuyé de ne faire partie de l’armée qu’en amateur, il entra comme maréchal des logis dans un régiment de dragons, et, un an après, obtint l’épaulette d’officier. C’est en qualité d’aide de camp du général Michaud qu’il prit part aux combats de l’armée française en Italie ; mais, en même temps, il sut mettre à profit chacune de ses étapes dans la Lombardie ; et ses différents passages à travers Milan, Bergame, Lodi, Brescia, Pavie, furent tous pour lui l’occasion de faire connaissance avec quelque chef-d’œuvre littéraire, artistique ou musical. En 1802, lors de la signature de la paix d’Amiens, Beyle donna sa démission et essaya du commerce, en entrant comme commis dans une maison d’épiceries de Marseille ; mais il s’aperçut bientôt qu’il n’était pas précisément né pour ce genre de travail, et il revint en 1806 à Paris, où M. Daru lui fit obtenir les fonctions d’intendant des domaines de l’Empereur à Brunswick. L’année suivante, il fut nommé adjoint au commissaire des guerres, et entra an conseil d’État, comme auditeur, en 1810. Enfin, en 1812, il fut appelé à l’inspection du mobilier de la couronne, et donna bientôt sa démission pour suivre l’armée dans la campagne de Russie, À partir de 1814, il recommença ses pérégrinations, et se hâta de reprendre le chemin de l’Italie, dont il avait fait, dès son premier voyage, sa patrie d’élection. C’est en Lombardie principalement qu’il passa les premières années de la Restauration ; mais la police autrichienne, l’ayant soupçonné d’être affilié aux carbonari, l’expulsa de Milan en 1821. Revenu à Paris, où la publication de divers écrits l’avait déjà fait connaître dans le monde littéraire, il s’acquit dans les salons la réputation d’un brillant causeur et d’un homme d’esprit. La part importante qu’il s’attribua dans la querelle des romantiques et des classiques acheva de mettre son nom en évidence, et, en 1830, il dut aux amis qu’il comptait dans le parti libéral d’être nommé au consulat de Trieste, puis bientôt après à celui de Civita-Vecchia, qu’il occupait encore lorsqu’il mourut subitement, pendant un congé qu’il était venu passer à Paris.

Il nous reste à envisager Beyle sous le triple point de vue de critique d’art et de littérature, de romancier et d’homme privé. Ce ne sera pas la partie la moins intéressante de notre tâche. C’est par la musique que Beyle a commencé ses travaux de critique. « On pourrait dire, a écrit M, Mérimée, qu’il a découvert Rossini et la musique italienne. » Il semblerait étrange, en effet, de rappeler aujourd’hui combien de lances a dû rompre l’auteur de la Vie de Haydn et de Mozart, pour soutenir, contre les partisans quand même de la musique française, les beautés immortelles de Sémiramis et du Barbier de Séville. Les vérités qu’il s’efforçait de faire reconnaître, en 1818, nous semblent depuis longtemps des lieux communs, et on s’imaginerait difficilement tout le courage qu’il fallait alors pour proclamer la supériorité d’une œuvre étrangère sur une œuvre française ; mais Beyle avait, de bonne heure, secoué le joug de la tradition et des idées reçues ; il s’était pénétré de l’axiome favori de Michel-Ange : Chi va dietro ad alcuno non puo mai passare inanzi, et il n’a cessé, pendant toute sa vie, de battre en brèche, un peu par le raisonnement, beaucoup par le ridicule, qu’il craignait tant pour lui, et dont il se servait si bien contre les autres, les routiniers en tous genres qui s’attardent dans les chemins battus et les ornières du convenu. Sans être musicien, dit M. Mérimée dans ses Notes et souvenirs sur son ami, Beyle avait de la mélodie un sentiment très-vif1, cultivé et perfectionné par une certaine érudition qu’il devait a ses voyages en Italie et en Allemagne. Il me semble qu’il aimait et recherchait surtout dans la musique les effets dramatiques, ou plutôt, qu’en analysant ses impressions personnelles, il les expliquait par la langue dramatique, la seule qu’il connût ou qu’il crût intelligible à ses lecteurs. » En peinture et en sculpture, Beyle avait la même préférence pour le côté dramatique, à la condition qu’il ne fût pas maniéré, car il avait horreur de la manière : Il voulait que la vue d’un tableau ou d’une statua produisît en lui une émotion quelconque, et il méprisait profondément le peintre qui ne s’attachait qu’au coloris, à une juxtaposition plus ou moins savante de nuances, a des jeux de lumière et d’ombre plus ou.moins habilement combinés ; il ne faisait aucun cas non plus du sculpteur qui ne s’appliquait qu’à la pureté des formes et des contours. Pour lui, le beau n’existait pas en dehors de la passion. » En toutes choses, dit M. Cuvillier-Fleury, Henri Beyle est un chercheur d’émotions à tout prix. « M. Cuvillier-Fleury dit vrai, nous le croyons. Mais

peut-être Beyle n’avait-il pas tort de ne rien craindre tant dans l’existence que l’ennui. Comme critique littéraire, tout Beyle est contenu dans sa fameuse brochure (fameuse en son temps), de Racine et Skakspeare. Il s’y moque impitoyablement, et de la façon la plus spirituelle, de l’école classique ; il raille le vieux préjugé des unités, la forme académique, la manie des descriptions, des périphrases. Il va jusqu’à condamner la poésie et surtout le vers alexandrin, qu’il appelle un cache-sottise ; il affirme que la prose seule peut aller droit au but, imprimer clairement les idées et leur donner un tour naturel, simple et vrai. Enfin, le vigoureux aide de camp du romantisme naissant n’a pas assez de colère contre les pédants, les professeurs de littérature et de goût, qui, à 1 exemple de La Harpe, traînent le public à leur suite et le retiennent malgré lui dans les langes de la tradition et du convenu. Il n’est pas Desoin de relever ce qu’il y a de paradoxal et d’exagéré dans un pareil système ; mais il serait injuste de ne pas reconnaître la pari d’influence que Beyle a exercée sur les jeunes esprits de cette grande époque de renaissance littéraire qui a signalé la Restauration. M. Sainte-Beuve a caractérisé, avec autant d’esprit que du justesse, la nature des services que Beyle a rendus à la littérature de son temps. • Imaginez, dit-il, un hussard, un uhlan, un cbevau-léger d’avantgarde, qui va souvent insulter l’ennemi jusque dans son retranchement, mais qui aussi, dans ses fuites et refuites, pique d’honneur et aiguillonne la colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et lourdement, et la force d’accélérer le pas : c’a été la manœuvre et le rôle de Beyle : un hussard romantique, enveloppé, sous son nom de Stendhal, de je ne sais quel manteau Scandinave, narguant le solennel et le sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide à la riposte, excellent à l’escarmouche… Il a stimulé et réveillé, tant qu’il a pu, le vieux fonds français ; il a agacé et taquiné la paresse nationale des élèves de Fontanes, si Fontanes a eu des élèves. Tel, s’il était sincère, conviendrait qu’il lui a dû des aiguillons ; on profitait de ses épigrammes plus qu’on ne lui en savait gré. Il nous a tous sollicités, enfin, de sortir du cercle académique et trop étroitement français, et de nous mettre plus ou moins au fait du dehors ; il a été un critique, non pour le public, mais pour les artistes, mais pour les critiques eux-mêmes : Cosaque encore une fois, Cosaque qui pique en courant avec sa lance, mais Cosaque ami et auxiliaire dans son rôle de critique, voilà Beyle. »

Comme critique, Beyle était resté, ainsi que le dit M. Sainte-Beuve, parfaitement ignoré du public ; ses écrits, comme romancier, ne firent pas non plus, d’abord, une grande sensation. C’est Balzac qui, en 1840, donna au nom de Stendhal, adopté par Beyle, un retentissement européen, en le représentant comme un génie immense dont les écrits, où te sublime éclatait de chapitre en chapitre, ne pouvaient être appréciés à leur juste valeur que par les plus hautes intelligences, par cette élite de douze ou quinze cents personnes gui sont à la tête de l’Europe. Chacun voulut naturellement être rangé parmi cette aristocratie du bon goût, et les productions de Beyle devinrent i’objetd’un engouement exclusif. On commence à sourire un peu de ces hâbleries enthousiastes et de ces exagérations des coteries littéraires. Beyle, du reste, fut le premier à se moquer de l’avalanche d’éloges sous laquelle Balzac menaçait de l’étouffer. « Cet article, répondit-il à Balzac, après l’avoir remercié en termes tout confus, cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d’un autre, je lai lu, j’ose maintenant vous l’avouer, en

BEYL

éclatant de rire. Toutes les fois que j’arrivais à une louange un peu forte, et j’en rencontrais, à chaque pas, je voyais la mine que fej raient mes amis en le lisant… » I Beyle, comme critique et comme romancier, ■ est un écrivain spirituel, humoristique, paradoxal, plein de verve et d’originalité ; mais il

! faut y mettre une singulière complaisance

pour découvrir dans ses ouvrages ces beautés de premier ordre, ces.grandes pensées, ces créations puissantes et ce sublime, qui constituent les œuvres de génie. Son style, le plus I souvent facile et correct, n’est pourtant pas toujours aussi clair, aussi naturel, aussi simple qu’il le désirait dans les autres. Il ne dit pas toujours ce qu’il veut dire. « Il n’était pas 1 de ceux, dit M. Sainte-Beuve, à qui l’image arrive dans la pensée, ou chez qui l’émotion

; lyrique, éloquente, éclate et jaillit par places

dans un développement naturel et harmonieux. L’étude première n’avait rien /ait chez

; lui pour suppléer à ce défaut ; il n’avait pas
; eu de maître, ni ce professeur de rhétorique

qu’il est toujours bon d’avoir eu, dût-on s’m— ; surger plus tard contre lui. » I II nous reste à parler de l’homme privé, de , ses manies surtout, et il en avait à revendre. I La plus singulière consistait à déguiser sa personnalité. Il voulait passer pour un être

bizarre, insaisissable, conjectural ; il aimait à

prendre des noms de fantaisie, des pseudonymes, non-seulement dans ses ouvrages,

mais encore dans la pratique de la vie. Ses Lettres sur Haydn sont signées Alexandré César Rombet ; plus tard, il adopta, —dans la | littérature, le pseudonyme de Stendhal, mais continua d’employer dans sa correspondance ] intime les noms les plus bizarres, les plus baroques même qu’il pût imaginer. C’est ainsi que, dans le cours de sa Correspondance, pu. blice après sa mort, on trouve des signatures telles que : Chapelain, Ch. de Saupir/uet, marquis de Curzay, le comte de Chadevelle, le baron Raisinet, Pùlybe-Love-puff, etc., etc. Certaines lettres sont datées d’Abeille pour Civita-Vecchia. En toutes choses, Beyle avait, ou semblait avoir, pour unique préoccupation de se singulariser. On sait quelles étaient ses théories en amour ; il en avaitde non moins originales pour toutes les circonstances de la vie. Il avait résumé chacune de ses idées en axiomes, préparé une maxime à opposer à chacun des événements les plus ordinaires de l’existence, trouvé des recettes infaillibles pour toutes les grandes occasions : , » Ce qui excuse Dieu, disàit-il, c’est qu’il n’existe pas.— Il ne faut jamais se repentir d’une sottise faite ou dite. — Si vous vous trouvez seul avec une femme, je vous donne cinq minutes pour vous préparer à l’effort prodigieux de lui dire : Je vous aime. Dites-vous : Je suis un lâche, si je ne lui ai pas dit cela avant cinq ] minutes. » On n’a que l’embarras de citer : • Quelque temps, dit M. Mérimée, j’ai soupçonné Beyle de viser à l’originalité ; j’ai fini par le croire parfaitement sincère. Aujourd’hui, rappelant tous mes souvenirs, je me suis persuadé que ses bizarreries étaient très-naturelles, et ses paradoxes le résultat ordinaire de l’exagération où la contradiction entraîne insensiblement… Les boutades de Beyle n’étaient, à mon avis, que l’expression exagérée d’une conviction profonde. » Nous ne demanderions pas mieux que de partager l’optimisme de M. Mérimée, mais nous croyons être plus sûr de ne pas nous tromper en répétant ce mot ingénieux et spirituel de Al. Deschanel : « Beyle était un écrivain (ajoutons aussi un homme) original, quoique ayant voulu l’être.  »

A notre tour, essayons de caractériser Beyle en quelques lignes. Il n’y avait foncièrement en lui — et il avait l’intuition de cette défaillance — l’étoffe ni d’un grand écrivain, ni d’un grand penseur, ni d’un grand critique, et son incommensurable vanité se serait volontiers accommodée de tout cela. Que faire pour concilier l’amour-propre avec l’impuissance ? Attacher fièrement à sa boutonnière l’originalité. C’est ce qu’il fit ; et, comme le dit son ami M. Mérimée, il finit par le faire de bonne foi. Nous avons connu une respectable dame qui n’était guère éloquente que quand elle gourmandait ses domestiques ; et, 1 habitude aidant, elle avait fini par gronder depuis le matin jusqu’au soir. Cette dame avait nom M m » Stendhal.

On a d’Henri Beyle : Lettres écrites de Vienne, en Autriche, sur Haydn, suivies d’une Vie de Mozart, et de considérations sur Métastase et l’état présent de la musique en Italie, par Alexandre-César Bombet (Paris, 1814). Une autre édition, augmentée d’une préface, parut en 1817, sous le nouveau pseudonyme de Stendhal. Ce n’est pas, comme on l’a dit, une simple traduction des Haydine de Carpani. Beyle a remanié, augmenté, coupé, transposé la plupart des passages de Carpani, et s’en est expliqué dans la préface de la deuxième édition. Quant à la Vte de Mozart, qui fait suite à celle de Haydn, elle n’est pas non plus originale, quoi qu’on en ait dit. C est une traduction libre d’un ouvrage allemand de Schlichtegroll ; Histoire de la peinture en Italie, dédiée à Napoléon 1er (Paris, 1817) ; Rome, Naples et Florence (Paris, 1817) ; l’Amour (Paris, 1822.— V. Amour) ; Vie de Rossini (1823) ; Racine et Shakspeare (1825) ; D’un nouveau complot contre tes industriels, brochure (1825) ; Armance, seines d’un saloti de Paris, roman (1SÎ7) ; Promenades dans Rome (1828, — V. Promenades) ; le Rouge et le

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Noir, chronique du xixe siècle, roman (1831.-V. Rouge) ; Mémoires d’un— cot*ri’sfe(iS38.V.’Mémoires) ; la Chartreuse de Parme, roman(1839.—V. Chartreuse). Enfin, Beyle a produit, sous les innombrables pseudonymes dont il aimait à s’envelopper, une infinité d’articles dans les journaux, revues et recueils de tous genres qui se publiaient de son temps.