Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BONAPARTE (Lucien), prince de Canino, frère puîné de Napoléon Ier

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 3p. 950-951).

BONAPARTE (Lucien), prince de Canino, frère puîné de Napoléon 1er , né à Ajaccio le 21 mars 1775. C’est est sans contredit, après l’empereur, le membre le plus distingué de cette illustre famille, et c’est peut-être cette supériorité qui lui valut le rôle subalterne qu’il joua pendant toute l’épopée napoléonienne, alors que tous ses autres frères portaient des couronnes. Après être resté deux ans comme boursier au collège d’Autun, il entra à l’école de Brienne, puis termina ses études au collège d’Aix. Il habitait avec son oncle, l’abbé Fesch, lorsque la Révolution éclata, et il devint l’un des plus chaleureux partisans des idées nouvelles, pour lesquelles son enthousiasme se déclara bientôt publiquement. Paoli, de retour en Corse, avait été nommé président de la Société populaire d’Ajaccio ; après avoir entendu Lucien discourir sur la préférence que les peuples doivent donner au gouvernement républicain, il l’embrassa avec effusion, le surnomma le petit Tacite, son petit philosophe, et l’emmena à Bostino. Néanmoins, lorsqu’il rompit avec la France, il imposa à la famille Bonaparte l’alternative de le soutenir ou d’être traitée en ennemie. Le parti démocratique venait de décider l’envoi d’une commission pour implorer du secours à Paris. Lucien se fait nommer chef de cette députation, et, quelques heures après son entretien avec Paoli, s’embarque pour Marseille. Dans cette ville, enivré d’abord d’un succès oratoire éclatant, il fut si douloureusement impressionné au spectacle des excès qui étaient, hélas ! la conséquence fatale du drame révolutionnaire qui se jouait alors à Paris, qu’il abandonna ses collègues et sollicita un emploi. Nommé garde-magasin des vivres à Saint-Maximin, il s’y créa bientôt une influence sérieuse, dont il usa au profit de la modération, et n’hésita pas à résister par la force à un délégué de Barras qui venait mettre en vigueur à Saint-Maximin le système de la terreur. Toutefois, disons que la chute de Robespierre ayant été suivie dans la Midi d’une réaction qui menaçait d’être sanglante, Lucien la combattit de toute son énergie, et certes, pour le courage civil, c’était peut-être l’homme supérieur de la famille, comme l’atteste le 18 brumaire. En 1795, il épousa une jeune fille sans fortune, Mlle  Christine Boyer, et fut nommé inspecteur dans l’administration militaire à Saint-Chamans, près de Cette. Bientôt il devint suspect, et un mandat d’arrêt le jeta dans les prisons d’Aix. Délivré par son frère, Lucien était résolu de dire un éternel adieu à la politique, lorsque le parti modéré triompha par la proclamation de la constitution de l’an III. Nommé successivement commissaire des guerres aux armées d’Allemagne, de Belgique, de Hollande et du Nord, il s’y occupa bruyamment de politique et se lia par conformité d’opinions Éavec les généraux Éblé et Tilly. Chargé, en 1795, des instructions de son frère, il retourna en Corse, où il apprit les victoires d’Italie et le coup d’État du 18 fructidor, auquel il applaudit. La campagne d’Égypte venait d’être décidée ; Lucien refusa d’accompagner son frère, pour entrer au Conseil des Cinq-Cents, dont il fut élu membre par le département de Liamone, bien qu’il n’eût pas atteint l’âge réglementaire et que la députation fût au complet. En face de cette manifestation populaire et séduit par la gloire de son frère, le Conseil ne s’opposa pas à son admission doublement illégale.

Partisan déclaré de toutes les idées généreuses, il soutint la liberté de conscience, se constitua l’avocat des veuves et des enfants des défenseurs de la patrie, et combattit vigoureusement le rétablissement de l’impôt sur le sel et les dilapidations scandaleuses de ceux qui maniaient les fonds destinés au service des armées ; se séparant en même temps du Directoire, il blâma l’envahissement du Piémont, la prise de Mulhouse et de Genève, et la pression exercée sur Rome républicanisée et enlevée au pape en représailles du meurtre du général Duphot, soutenant que ces mesures étaient une impolitique violation du traité de Campo-Formio. Il défendit la constitution imposée à l’Italie par son frère et se rallia ouvertement à l’opposition constitutionnelle. Placé entre le besoin de soutenir un pouvoir que menaçait une coalition étrangère, et sa répugnance à lui concéder des droits dangereux pour la liberté, il s’éleva de nouveau, malgré les avances du Directoire, contre l’impôt sur le sel, que son éloquence contribua à faire repousser. Le 18 juin 1799, le Conseil des Cinq-Cents, électrisé par ses paroles, enleva au Directoire son pouvoir discrétionnaire sur la presse, renouvela les membres du gouvernement, et nomma, pour rechercher les mesures nécessitées par les circonstances, une commission dont Lucien fit partie. Tout en s’élevant contre la politique du Directoire, Lucien proposa d’urgence la création de deux nouvelles armées contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. Cette motion fut repoussée, et le désastre de Novi vint encore accroître l’impopularité des directeurs. Cependant Lucien crut encore devoir les soutenir au moins par ses paroles et par ses actes publics ; mais, en même temps, de concert avec son frère Joseph, il faisait parvenir à Napoléon l’ordre de revenir au plus tôt. Salué avec enthousiasme par la France, fatiguée de luttes stériles, le jeune général prépara immédiatement le coup d’État du 18 brumaire, puissamment secondé par Lucien, qui fut le trait d’union entre lui et Sieyès. Le moment venu, le Conseil des Cinq-Cents, dont Lucien avait été nommé président, devient le théâtre d’une vive agitation, au milieu de laquelle il renouvelle, à la tête de son bureau, le serment à la constitution. Tout semblait perdu, lorsque Bonaparte se vit admis aux honneurs de la séance par les Anciens ; mais il n’en devait pas être ainsi dans la salle des Cinq-Cents : il y fut accueilli par de telles menaces, que ses grenadiers furent obligés de l’enlever pour l’arracher au péril. L’orage se tourne alors contre Lucien, qu’on veut forcer de proclamer la mise hors la loi de son frère. « Misérables ! s’écrie-t-il, vous voulez que je mette hors la loi mon propre frère ! » et il se dirige vers la barre pour y prendre la défense du général, lorsqu’il est entraîné, lui aussi, par des grenadiers envoyés par Bonaparte. Alors il monte à cheval, parcourt le front des troupes, leur déclare que le Conseil des Cinq-Cents est dissous, que des assassins ont envahi la salle des séances, et il somme l’armée de marcher pour délivrer la représentation nationale, jurant que lui et son frère seront toujours les défenseurs de la liberté. À la voix de Lucien, les soldats envahissent le sanctuaire des lois, et la révolution est consommée. C’est à la fermeté et surtout à la décision de Lucien, qui montra une énergie supérieure à celle de Napoléon, que cet attentat contre la représentation nationale dut sa réussite. Il reçut en récompense le ministère de l’intérieur, qu’il préféra au tribunat, et où il se signala par l’établissement de la centralisation administrative et par une protection éclairée accordée aux arts, aux sciences et aux lettres. Mais son goût pour les plaisirs et son esprit d’indépendance indisposèrent bientôt contre lui le premier consul, qui lui retira le ministère et déguisa cette disgrâce en le chargeant d’une ambassade en Espagne. Par le traité d’alliance du 21 mars 1801, Lucien détacha la monarchie espagnole de la politique anglaise, et fit accélérer les préparatifs de l’envahissement du Portugal. Bien que ce traité fût avantageux pour la France, Napoléon, qui voyait toujours plus loin que ceux qui agissaient en son nom, blâma énergiquement son frère, qui, selon lui, avait compromis des négociations entamées à Londres. Blessé de ces reproches auxquels il ne s’attendait pas, Lucien envoya sa démission à Paris ; mais le premier consul refusa de l’accepter, et il autorisa même son frère à signer le traité de Badajoz. De retour en France vers 1802, et appelé au Tribunat, Lucien fut chargé de deux missions délicates : faire approuver le concordat et l’institution de la Légion d’honneur, qui n’étaient nullement en harmonie avec les principes républicains. Il s’en acquitta habilement. Choisi pour représentant du Tribunat dans le grand conseil de la Légion d’honneur, Lucien, sénateur de droit, reçut, avec la sénatorerie de Trêves, la terre de Soppelsdorff, et fut admis en même temps à l’Institut dans la section de langue et littérature françaises, titre auquel il tenait beaucoup. Enfin tout annonçait une réconciliation durable entre lui et son frère, lorsque, en avril 1802, il se maria avec Alexandrine de Bleschamp, épouse divorcée d’un agent de change nommé Jouberthon, l’une des plus charmantes femmes de l’époque. Le premier consul s’étant vivement emporté à la nouvelle de ce mariage, Lucien préféra quitter la France plutôt que de laisser porter atteinte à sa dignité et à son indépendance. Réfugié à Rome, il se consola dans le commerce des lettres d’une rupture avec un frère qui, quelques mois plus tard, distribuait des couronnes comme des hochets. Napoléon, dans le cœur duquel les affections de famille étaient toujours vivaces, se rappelant les services que Lucien lui avait rendus au 18 brumaire, et comptant sur ceux qu’il pouvait attendre encore de sa haute intelligence, lui fit faire plusieurs fois des ouvertures magnifiques, à condition qu’il se séparerait de sa femme. En compensation, il lui offrait un trône, le mariage de sa fille aînée avec le prince des Asturies, et pour sa femme qu’il répudierait un duché en Italie. Fasciné par cette éblouissante perspective, Lucien aurait peut-être cédé ; mais quand il eut acquis la conviction que, sur le trône de Florence, il ne serait qu’un préfet de son frère, il refusa, et se retira dans un domaine près de Viterbe, que le pape érigea en principauté de Canino. Il voulut même passer aux États-Unis, mais il fut pris le 1er  août 1810 par un croiseur anglais, conduit provisoirement à Malte et de là en Angleterre, puis confiné à Ludlow, pays de Galles. Il acquit alors le domaine de Thorngrove, à cinq lieues de Londres, et y séjourna jusqu’aux traités de 1814, qui lui permirent de retourner à Rome, où il dédia au pape son poème de Charlemagne ou l’Église sauvée. Après la prise de Paris, consulté par Louis XVIII, il lui répondit : « Point de système mixte : effacer jusqu’à la dernière trace de la Révolution et réorganiser la monarchie de Louis XV, ou arborer le drapeau tricolore et épouser la Révolution… » Lorsque l’empereur fut relégué à l’île d’Elbe, Lucien, qui avait refusé d’être le courtisan de la prospérité, devint celui du malheur. Il offrit à son frère de se consacrer au service de sa personne, et lui adressa une lettre par laquelle il lui déclarait qu’il était aussi dévoué à son infortune qu’il avait été ennemi de son despotisme. Lors des Cent-Jours il accourut à ses côtés, obtint l’évacuation des États du pape, envahis par Murat, fixa sa résidence au Palais-Royal, et accompagna Napoléon à la cérémonie du champ de mai, avec le titre et le rang de prince français. Membre de la chambre des pairs, il fit partie de la commission de gouvernement que l’empereur institua au moment de se rendre à l’armée. Après le désastre de Waterloo, Lucien, homme de décision, conseillait à l’empereur la dissolution de la chambre, et, ne pouvant le décider à cette mesure de rigueur, alla plaider sa cause devant les représentants et les empêcha de réclamer l’abdication de l’empereur. Néanmoins, ne se faisant pas d’illusion sur l’hostilité des chambres, il révéla à son frère la situation, qui ne lui laissait d’option qu’entre une dissolution immédiate de la chambre, ou l’abdication en faveur de son fils. Ses conseils ne furent pas suivis ; il ne quitta la France qu’avec Napoléon, et, arrêté en route, ne dut sa liberté, au bout de trois mois de détention, qu’aux instances du pape, auprès duquel il se fixa. L’empereur n’ayant pas voulu accepter le sacrifice qu’il lui offrit par deux fois de partager sa captivité, Lucien ne s’occupa plus que de littérature dans sa villa Russinella, aux environs de Frascati. C’est à sa campagne que le surprit la révolution de 1830, qui lui fit concevoir un moment l’espoir de rentrer en France. Le 29 juin 1840, Lucien Bonaparte mourut, à Viterbe, d’un cancer à l’estomac, n’ayant eu le temps que de publier le premier volume de ses Mémoires.

Lucien Bonaparte est demeuré célèbre surtout par cette indépendance de caractère qui lui fit sacrifier les liens du sang et les intérêts de sa fortune à sa dignité et à ses devoirs. Il avait quelques tendances républicaines, mais on ne doit pas en exagérer la portée, et il faut reconnaître qu’il ne s’en souvenait et qu’il ne les invoquait guère que dans les moments où il se sentait personnellement atteint par les volontés supérieures de son frère. C’était d’ailleurs un homme d’un caractère noble et d’un esprit distingué. On sait qu’il abandonna son traitement d’académicien à Béranger, qui l’en remercia dans la préface de son recueil de chansons publié en 1833.

Lucien avait épousé, en 1794, Christine-Éléonore Boyer, morte le 14 mai 1800, dont il eut deux filles : 1° Charlotte, née le 13 mai 1796 à Saint-Maximin, mariée à Rome, le 27 décembre 1815, au prince Mario Gabrielli, dont elle eut un fils et trois filles, et qu’elle perdit le 18 septembre 1841 ; 2" Christine Égypta, née à Paris le 19 octobre 1798, mariée en 1818 au comte suédois Arved Posse, et en 1824 à lord Dudley-Coutls, morte à Rome le 19 mai 1847. Son fils, lord Dudley, sert dans l’armée anglaise.

En 1802, Lucien se remaria, comme nous l’avons dit, avec Marie-Alexandrine-Charlotte-Louise-Laurence de Bleschamp, née à Calais en 1778, morte à Sinigaglia le 12 juillet 1855. De ce mariage naquirent Charles-Lucien-Jules-Laurent, né à Paris le 24 mai 1803, décédé le 29 juillet 1857 ; — Lætitia, née à Milan le 1er  décembre 1804, mariée à Thomas Wyse, membre catholique du parlement d’Angleterre, ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne à Athènes, où il est mort le 15 avril 1862. Sa fille Marie, née le 7 juillet 1833, épousa en premières noces M. de Solms, et, le 5 février 1863, M. Urbano Rattazzi, ancien ministre du roi d Italie Victor-Emmanuel. Une de ses sœurs s’est mariée en 1862 au général hongrois Türr, le fidèle compagnon de Garibaldi ; — Paul, né en 1808 et mort en Grèce au mois de décembre 1826 ; — Jeanne, née à Rome en 1806, — épouse du marquis Honorati, morte en 1828 ; — Louis-Lucien, né le 4 janvier 1813 à Thorngrove ; — Pierre-Napoléon, né à Rome le 12 septembre 1815 ; — Antoine, né à Frascati le 31 octobre 1816 ; — Marie, née le 12 octobre 1818, mariée au comte Vincenzo Valentini, député à la Constituante romaine, ministre des finances en 1849, mort en 1858 ; — Constance, née à Bologne le 30 janvier 1823, aujourd’hui religieuse à Rome au couvent du Sacré-Cœur.

Lucien Bonaparte a laissé plusieurs ouvrages: la Tribu indienne ou Édouard et Stellina, roman (1799) ; Charlemagne ou l'Église sauvée, poème épique en 24 chants (1814) ; Ode contre les détracteurs d’Homère (1815) ; la Cyrnéide ou la Corse sauvée, poème épique en 12 chants ; Aux citoyens français membres des collèges électoraux (1834) ; la Vérité sur les Cent-Jours, suivie de documents historiques sur 1815 ; Mémoires sur les vases étrusques (1836). Un premier volume de Mémoires parut en 1836 ; sa veuve publia le second volume sous ce titre : le Dix-huit brumaire. Quoique ces écrits n’aient pas obtenu un brillant succès, ils révèlent une vive imagination, du goût, de la littérature et de la philosophie.