Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BONAPARTE (Napoléon-Joseph-Charles-Paul), généralement connu sous le nom de Prince Napoléon

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 3p. 955-956).

BONAPARTE (Napoléon-Joseph-Charles-Paul), généralement connu, sous le nom de Prince Napoléon, né à Trieste le 9 septembre 1822 ; second fils de Jérôme, ex-roi de Westphalie, et de la princesse Catherine de Wurtemberg. De tous les membres de la famille Bonaparte, c’est celui qui, par le galbe de la figure et la forte accentuation des traits, comme aussi par la fougue du tempérament, rappelle le plus le glorieux fondateur de la dynastie : « Vraie médaille napoléonienne trempée dans de la graisse allemande, » disait de lui familièrement un grand poëte qui lui portait beaucoup d’intérêt, Béranger.

Jusqu’ici, la vie de ce personnage peut se diviser en trois périodes : sa première jeunesse, écoulée loin des affaires publiques, dans l’étude et les voyages ; son passage dans les Assemblées républicaines de 1848 et 1849, et son rôle politique depuis l’établissement de l’Empire, Cette dernière phase est la seule où il nous offre une physionomie nettement caractérisée.

Le jeune rejeton d’une race proscrite fut d’abord élevé à Rome. La ville qui avait été le grand lieu d’asile au moyen âge, la ville sainte, offrait alors un refuge aux débris de la famille impériale, poursuivie depuis 1815 par la réaction de l’Europe absolutiste. Mais, en 1831, par suite de l’insurrection des Romagnes, à laquelle avaient pris part deux des membres de la famille Bonaparte, le roi Jérôme dut quitter le territoire pontifical et se retirer à Florence. De là, il mit son fils en pension à Genève, afin qu’il y fût élevé selon la méthode française et dans des principes libéraux. C’était en 1835. Le jeune écolier passa ensuite deux ans à Arenenberg, chez sa tante la reine Hortense, où il reçut les leçons de son cousin Louis, actuellement empereur des Français, plus âgé que lui de quatorze ans. Là, entre l’élève et le professeur bienveillant, naquit cette affection qui depuis, malgré quelques nuages passagers, ne s’est jamais démentie. Dans cette même année 1835, le prince Napoléon perdit sa mère, cette vertueuse et courageuse Catherine, à qui l’empereur Napoléon avait rendu un hommage public en disant.que, par son dévouement, elle s’était de sa propre main inscrite dans l’histoire.

L’adolescent touchait à sa quinzième année lorsqu’il fut admis par son oncle maternel, le roi de Wurtemberg, à l’école militaire de Ludwisbourg, où il resta quatre ans. Ici se termine pour lui la période des études purement scolaires, et commence celle des études plus fortes et plus fructueuses auxquelles donnent lieu les voyages et l’observation. À dater de 1840, il se mit à parcourir les diverses capitales de l’Europe, où, à la faveur d’un grand nom et d’une parenté nombreuse et de premier ordre, il reçut partout un bon accueil. Mais en raison du bannissement qui pesait sur sa famille, et peut-être aussi à cause de quelques tentatives avortées auxquelles il n’avait pourtant pris aucune part, il ne fut admis à visiter la France qu’en 1845. Encore n’y résida-t-il que quatre mois. On prétend que le gouvernement d’alors prit ombrage des allures indépendantes du jeune prince, de son esprit critique, qui gardait trop peu de mesure, et surtout de ses accointances secrètes avec le parti démocratique. Il dut reprendre le chemin de l’exil et poursuivit par le monde ses pérégrinations instructives. De cette espèce de vie nomade, comme aussi de son ardent désir de tout voir, de tout pénétrer et de tout connaître, est sans doute né chez lui ce goût passionné des voyages, qui ne l’a jamais abandonné.

Cependant, en 1847, le roi Jérôme présenta aux Chambres une pétition pour être réintégré, avec son fils, dans ses droits de citoyen français. La Chambre des pairs rejeta sa demande ; mais le roi Louis-Philippe (nous nous plaisons à rendre cet hommage à sa mémoire) prit sur lui de fermer les yeux sur leur séjour en France. Les deux princes résidaient donc à Paris lors des événements de 1848. Qu’ils aient pressenti tout d’abord les hautes destinées préparées à leur famille par la révolution de Février, il est permis d’en douter ; mais, ce qui est certain, c’est que le prince Napoléon saisit habilement les chances de bonne fortune que lui offrait la déchéance définitive des derniers Bourbons. Dès le 24 février, il se présenta à l’Hôtel de ville, où il ne fut pas reçu. Le 26, il adressa aux membres du gouvernement provisoire cette lettre significative, que l’histoire a enregistrée : « Au moment de la victoire du peuple, je me suis rendu à l’Hôtel de ville. Le devoir de tout bon citoyen est de se réunir autour du gouvernement provisoire de la République. » Rapprochée, disons mieux, combinée avec celle qu’écrivait le même jour son cousin Louis, jusqu’alors prétendant malheureux au trône de France, cette lettre contenait un enseignement des plus clairs. Il fallait tout le tumulte de ces temps troublés, pour ne pas soupçonner les espérances illimitées qui se voilaient à peine sous le langage modeste de ces manifestations.

Bien qu’aucun décret régulier n’eût encore mis à néant la loi de bannissement qui les avait privés de leurs droits civils et politiques, les Bonaparte se présentèrent hardiment et en masse aux élections de l’Assemblée constituante. Plus populaires dans l’île de Corse, berceau de leur famille, que partout ailleurs, ils y établirent leur quartier général. Le prince Napoléon y fut élu à l’unanimité des suffrages. Du 4 mai 1848 date sa carrière politique, à peine interrompue par un retour à la vie privée en 1852, et poursuivie depuis sur une scène plus élevée, où ses qualités comme ses défauts éclatent en pleine lumière. Ceci n’étant ni un éloge ni une satire, nous nous en tiendrons aux faits, qui, du reste, suffiront à nous éclairer sur le caractère d’un homme encore aujourd’hui si étrangement et si diversement apprécié par tous les partis.

Le prince Napoléon prit place, à l’Assemblée constituante, dans les rangs de cette nuance nombreuse et indécise qui s’intitulait la République modérée, mais où se cachaient déjà des tendances royalistes de diverses natures, qui n’attendaient pour se révéler qu’une occasion favorable. Était-il sincèrement attaché à la forme républicaine ? Rien à cet égard n’autorise à suspecter sa bonne foi. Mais dès le début, les prétentions de son cousin et l’inéluctable solidarité qui unissait tous les membres de la famille lui créaient un rôle difficile ; car chacun de ses votes ou de ses actes devait prêter à la malignité des interprétations. Ainsi il vota pour l’impôt proportionnel contre l’impôt progressif, pour les deux Chambres contre une assemblée unique, pour le principe de la présidence contre le principe d’une assemblée souveraine, etc. Mais dans toutes les mesures purement économiques, la démocratie retrouve en lui un champion convaincu et passionné. Il appuie la réforme postale, la réduction de l’impôt du sel et les subventions aux associations ouvrières. Par un sentiment des convenances qu’il n’a pas toujours eu au même degré, il se refusa, lui, ancien banni, à bannir une famille déchue, et vota contre la loi du 26 mai, qui exilait les princes d’Orléans. Ajoutons enfin qu’il s’opposa énergiquement à la déportation en masse des insurgés de Juin. Du reste, sa vie entière en fait foi, qu’il s’agisse de Français, de Polonais ou d’Italiens, la générosité de sa nature l’a toujours entraîné du côté des proscrits.

Le 13 mai 1849, le département de la Sarthe envoya le prince Napoléon à l’Assemblée législative. D’une année à l’autre, la situation avait singulièrement changé. Les républicains n’étaient plus qu’en minorité dans la seconde Assemblée de la République. La majorité se composait d’une coalition où s’étaient groupés pêle-mêle les drapeaux de tous les partis monarchiques, chacun de ces partis marchant distinctement à son but, à l’ombre d’une entente précaire et mensongère, qui se traduisait par une réaction violente contre les principes solennellement proclamés par l’Assemblée précédente. Les vœux du prince étaient d’un côté, les intérêts de sa famille, bien ou mal compris, se trouvaient de l’autre. Pour se soustraire aux embarras d’une situation que chaque jour rendait pour lui de plus en plus délicate, il accepta l’ambassade de Madrid ; mais, des rives du Mançanarès, sa pensée se reportait constamment aux bords de la Seine, et le prince démocrate ne voyait qu’avec dépit le gouvernement de la République glisser sur la pente de la contre-révolution. Aussi ne fit-il que poser le pied en Espagne. Ce qui contribua le plus à y abréger son séjour, ce fut la fameuse loi d’enseignement, dite loi Falloux, qui tendait à replonger la France dans les ténèbres du moyen âge. Il quitta subitement Madrid et reparut tout à coup au sein de la Chambre étonnés ; mais, cette fois, pour dessiner clairement son attitude, il s’installa carrément au beau milieu de l’extrême gauche, qui seule alors, à part quelques rares exceptions, représentait ses idées et ses sentiments. Là, plus qu’aucun autre, il se vit le point de mire de ses auxiliaires de la veille, devenus ses implacables adversaires. Ils l’appelèrent le Prince de la Montagne, qualification qu’il ne répudia point. Dès le 2 octobre 1849, pour marquer sa rupture, il demanda le rappel des déportés de Juin, et sa motion souleva des orages. L’année suivante, dans une occasion plus grave, puisque le principe même des institutions républicaines se trouvait en question, un mot malheureux de M. Thiers le précipita de nouveau dans l’arène. Il s’agissait d’exclure du droit de suffrage, par un indigne subterfuge, la moitié des Français, et, pour motiver cette injustice, M. Thiers s’était avisé de flétrir les exclus du nom de vile multitude. À ce mot, avec toute l’impétuosité de son caractère et l’ardeur du sang qui coule dans ses veines, le prince s’élança à la tribune comme à l’assaut ; et il n’y eut peut-être jamais de spectacle plus étrange que celui des classes inférieures défendues contre un enfant du peuple, d’origine assez obscure, par un prince qui, après tout, pouvait se dire d’assez bonne maison. À travers des tonnerres d’imprécations, que dominait sa voix stridente, le prince rappela que cette vile multitude avait prodigué son sang pour la liberté d’abord, pour la gloire ensuite, et que, même après Waterloo, frémissante d’indignation à l’aspect des défaillances de l’époque, elle eût encore sauvé la France des hontes de la seconde invasion si les chefs de la bourgeoisie le lui eussent permis. Cette violente apostrophe du prince lui valut, de la part de nos aristocrates, de glorieuses injures. Jusqu’alors il n’avait peut-être eu que des adversaires : à dater de ce jour, il eut des ennemis acharnés. Il les a encore.

Après le coup d’État du 2 décembre 1851, qu’il n’avait ni conseillé ni prévu, le prince Napoléon se tint à l’écart jusqu’au rétablissement de l’Empire, où il reçut le rang de prince français de la famille impériale, et la charge de sénateur. À ce double titre, il n’a cessé de prendre aux affaires publiques une part active, dans la mesure que permettait un régime où il n’y a de champ vraiment libre que pour une seule volonté.

Lorsque la guerre d’Orient devint imminente, le prince Napoléon, qui avait été nommé général de division, demanda un emploi dans l’armée expéditionnaire. « En temps de guerre, dit-il, la place d’un Bonaparte est au feu devant l’ennemi .» L’empereur lui confia le commandement de la 3e division. Les autres étaient commandées par les généraux Canrobert, Bosquet et Forey. Le prince partit des premiers avec sa division ; il couvrit Constantinople, que menaçait la gauche de l’armée russe ; puis il vint rejoindre le gros de l’armée anglo-française concentrée sur le bas Danube. Il assista au conseil de guerre tenu à Varna, où fut résolue, contre son avis, l’expédition de Crimée. Dans cette importante délibération se révéla le premier germe d’une dissension, dont nous sommes obligé de dire quelques mots ; car elle explique ce qui, par la suite, a pu paraître obscur ou inconsidéré dans la conduite d’un prince et d’un général français. Selon lui, il fallait faire à la Russie une guerre révolutionnaire, et tendre la main à la Pologne à travers les provinces danubiennes et la Bessarabie : on le voit, sur les champs de bataille comme à la tribune, c’est toujours une pensée révolutionnaire qui l’anime. L’avis contraire, venu de plus haut et sans réplique, prévalut dans le conseil, et l’invasion de la Crimée, qui souriait davantage aux Anglais, parce qu’ils y entrevoyaient avant tout la destruction de Sébastopol et de la marine russe, devint le seul objectif d’une guerre qui aurait pu donner de plus heureux résultats. Le prince se rangea à cet avis ; mais de cette divergence de vues résultèrent des froissements qui ne furent pas sans influence sur ses déterminations ultérieures.

Il fit avec sa division l’expédition de la Dobrutscha, où sévissait le choléra, tomba malade et dut se retirer à Constantinople pour y rétablir sa santé ; mais il se hâta de rejoindre, quoique souffrant encore, sa division débarquée en Crimée, et il en reprit le commandement. À la bataille de l’Alma (20 septembre 1854), il formait le centre de la ligne française, et il mérita d’être cité à l’ordre du jour pour sa belle conduite. Six semaines après, sa division se distingua encore à la bataille d’Inkermann ; mais la maladie du prince s’aggravait. L’empereur le rappela en France, et il y revint la veille même du jour où, de son côté, le duc de Cambridge retournait en Angleterre.

Le repos ne convenait pas à l’un des esprits les plus actifs de notre temps. À peine rentré en France, le général dépouilla son uniforme et présida la commission de l’Exposition universelle de 1855 ; et ce ne fut certes pas pour lui une sinécure honorifique. Les prodiges de travail qu’il accomplit dans un espace de temps restreint, pour s’élever à la hauteur de l’industrie dans toutes ses branches, étonnèrent les savants et les industriels de profession. Il apporta là, comme partout, sa fougue et sa rare pénétration. Son rapport (1857, 1 vol. in-4o) est une véritable encyclopédie des arts et métiers.

Mais les expositions universelles ne se succèdent pas d’une année à l’autre, et, pour des motifs dont nous n’avons pas le secret, peut-être à cause de certaine brochure publiée à Bruxelles, qui révélait les mystères du conseil de guerre de Varna, la porte des affaires publiques restait fermée aux brillantes capacités de l’ancien Prince de la Montagne, qui ne savait pas dissimuler ses tendances révolutionnaires. La passion des voyages fut pour lui une heureuse diversion. Le 15 juin 1856, il s’embarqua sur la corvette la Reine-Hortense, accompagné d’un groupe choisi d’ingénieurs et de naturalistes, et visita les côtes de l’Écosse, de l’Islande et du Groenland, d’où il rapporta une collection scientifique des plus curieuses. À son retour, le prince Napoléon fut reçu membre libre de l’Académie des Beaux-Arts.

Jusqu’alors général, artiste et savant, il se révèle, en 1857, comme diplomate, et il arrange, à la satisfaction des deux partis, un démêlé survenu entre la Suisse et la Prusse, au sujet de la principauté de Neuchâtel, à laquelle renonça cette dernière puissance.

L’année suivante (24 juin 1858), l’empereur lui confia le ministère de l’Algérie et ses colonies, que le prince administra jusqu’en mars 1859. Les limites que s’est tracées le Grand Dictionnaire ne nous permettent pas d’énumérer toutes les mesures utiles dont il prit l’initiative dans son court passage aux affaires. Nous ne pouvons que consigner ici les longs et profonds regrets que sa retraite prématurée laissa surtout dans la population civile de la première de nos colonies.

Le 30 janvier 1859, le prince Napoléon épousa Marie-Clotilde de Savoie, fille de Victor-Emmanuel, roi de Sardaigne et futur roi d’Italie. Cette union était le gage d’une alliance entre les deux nations sœurs, qui allaient mêler leur sang pour la gloire de l’une et la délivrance de l’autre. La guerre éclata. On connaît la campagne d’Italie. Détaché en Toscane, à la tête du 5e corps d’armée, le prince Napoléon ne fut pas assez heureux pour prendre part aux travaux actifs de la campagne. Bien qu’ayant traversé, à marches forcées, la chaîne des Apennins, il ne put arriver sur le théâtre de la lutte qu’à la veille de la paix. C’est lui qui fut chargé, après l’entrevue de Villafranca, de traiter à Vérone des préliminaires de paix.

Jusqu’à cette époque, le prince Napoléon n’avait guère paru au sénat et n’y avait jamais pris la parole. Depuis lors, il n’y a prononcé que quatre discours. Lord Byron n’en avait prononcé que deux à la chambre des lords, et ils suffirent à sa gloire comme orateur. De même que les accents indignés du grand poëte anglais avaient troublé le sommeil des tombeaux de Westminster, la parole du prince orateur émut les échos de la vieille nécropole du Luxembourg. L’effet en fut immense. Dédaigneux des formes convenues, ennemi des phrases vides et sonores, le prince frappe à coups redoublés, comme un marteau sur une enclume. Son éloquence est abrupte, prime-sautière, un peu emportée et hors de mesure, comme toute passion forte et vraie. Deux de ces discours traitent de la question romaine, un autre de la Pologne. Mais ce ne sont pas des harangues, ce sont des charges de cavalerie qui vont droit à leur but : l’abolition du pouvoir temporel de la papauté et la résurrection de la nationalité polonaise. L’orateur se sentait dans le vrai, et il y était, lorsque, répondant à un marquis vendéen devenu sénateur de l’Empire, il rapportait qu’à son retour de l’île d’Elbe, l’empereur avait été accueilli sur son passage par les cris : A bas les émigrés ! à bas les traîtres ! Sur quoi explosion d’anathèmes dans le palais du Luxembourg. (On avait entendu : À bas les prêtres ! ) L’orateur s’explique, mais l’émotion ne se calme pas. On dirait une tempête océanique sur le lac d’Enghien. C’est que, là, le prince Napoléon retrouvait en face de lui les hommes du passé, ses éternels adversaires, qu’il avait déjà combattus à l’Assemblée législative, et avec lesquels il ne se réconciliera jamais.

L’empereur lui a, dit-on, fait compliment de son discours : félicitation très-gratuite assurément, car son ancien élève ne lui avait pas prodigué les flatteries. Qu’on en juge par cette profession de foi très-courte, mais sans ambages ni ambiguïtés :

« L’empire doit être, à l’intérieur, l’ordre sans doute, sans lequel il n’y a rien de possible, mais aussi des libertés sages et sérieuses, et, parmi ces libertés, la liberté de la presse, une des plus utiles dans un État libre, l’instruction populaire répandue sans limites, sans congrégations religieuses, la destruction des entraves administratives et du bigotisme du moyen âge, qu’on voudrait nous imposer. »

C’est avec cette netteté d’expression, due à la lucidité de la pensée, que s’est exprimé en toute occasion l’homme dont nous retraçons brièvement l’histoire. Quand on l’a suivi pas à pas dans sa vie politique, on ne conçoit point que le moindre doute puisse s’élever sur la sincérité de son langage, non plus que sur la fermeté de ses convictions.

Dans l’intervalle des sessions du sénat, le prince reprit ses voyages. Accompagné de sa jeune épouse, à qui il semble avoir communiqué ses propres goûts, il a visité successivement l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, le Portugal, les Açores, l’Amérique, puis l’Égypte, la Syrie, le Liban, Damas, Balbeck, etc. Son excursion aux États-Unis a mis en jeu l’imagination des publicistes, qui lui prêtèrent une mission politique. C’était au plus fort de la lutte entre le Nord et le Sud. L’illustre voyageur fut reçu avec distinction, à Washington, par le président Lincoln, et, au sein des camps, par le général Mac-Clellan. Il reçut le même accueil du général sudiste Beauregard. Il visita, étudia, observa. Simple touriste, il lui était interdit par les convenances de former ouvertement des vœux pour le succès de l’une des deux causes ; mais chacun sait avec quelle liberté d’esprit, comme aussi avec quelle justesse de coup d’œil il prédit, à son retour, en y applaudissant à l’avance, le triomphe du bon droit et l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

Tel est l’homme. Quoique prince, il semble avoir pris pour devise la maxime si connue de Térence :

Homo sum, et nihil humani a me alienum puto-

En effet, politique, arts, sciences ou industrie, jamais question intéressant l’avenir de l’humanité ne le trouva froid ou indifférent. Au commencement de l’année 1864, la Compagnie de l’Isthme de Suez éprouvait des embarras, suscités en secret par la jalousie de l’Angleterre. Entre la Compagnie et le pacha d’Égypte, il s’était élevé un grave dissentiment, qui mettait en question l’entreprise même, et compromettait par contre-coup les intérêts des actionnaires, français pour la plupart. Le 11 février 1864, à un banquet donné en son honneur, le prince Napoléon improvisa un long discours qui fut couvert de frénétiques applaudissements. Ce discours est le chef-d’œuvre de la discussion familière, mise au service de la plus haute raison. Et, qu’on le remarque bien, même dans ses épigrammes contre l’Angleterre, il trouve le moyen d’émettre un vœu pour la liberté, tant il en garde le culte dans son cœur. « Que voulez-vous ? dit-il, il y a un mirage qui me plaît beaucoup de l’autre côté du canal, c’est le mirage de la liberté, que j’aime tant et qui m’attire !… »

L’année suivante (et c’est par ce dernier événement que nous terminons cette notice), une occasion solennelle s’offrit au prince Napoléon d’exposer plus explicitement, à ses risques et périls, ses pensées politiques, et les conséquences graves qui devaient en résulter pour lui ne rehaussent que davantage son caractère. On inaugurait, à Ajaccio, un monument élevé à la gloire de Napoléon Ier et de ses frères. En l’absence de l’empereur, qui parcourait alors l’Algérie, le prince, laissant pour un instant les fonctions de membre du conseil privé, se rendit à la cérémonie d’Ajaccio, et là, en face d’une foule immense, ou plutôt en face de toute l’Europe, il prononça un discours qui devint un événement. Nous aurions bien quelques réserves à faire sur l’éloge exagéré de l’ancien empire et sur les vues libérales que le neveu prête trop facilement et après coup, sur la foi de quelques paroles, à son glorieux oncle. Puis, au principe des nationalités qui devenait peu à peu le dogme de l’Europe moderne, on pourrait assigner un autre promoteur que ce conquérant, dont l’empire s’étendait des bords du Tibre aux bouches de l’Elbe, et qui taillait à coups de sabre, dans la carte de l’Europe, des duchés et des royaumes, sans trop de souci des affinités de race, de langage, de mœurs, de traditions, de religion et d’intérêts ; mais ce serait matière à polémique, et nous préférons signaler, dans le discours d’Ajaccio, les passages qui constituent le programme politique, clair, net et complet de l’orateur. Du reste, à l’article Bonaparte, nous avons exprimé clairement et sans ambages notre opinion sur le glorieux général de la République, et il en sera de même au grand nom de Napoléon.

Voici ce que disait le prince :

« Je crois à la nécessité de supprimer le pouvoir temporel des papes ;

« J’aime la liberté sous toutes ses formes, mais la liberté de tous ;

« La vraie liberté, c’est le suffrage universel loyalement appliqué, la liberté complète de la presse sous le droit commun, et le droit de réunion.

« Un peuple libre doit se composer d’individualités indépendantes, avec leur entier développement, et non de grains de sable qui ne sont agrégés que par le ciment de l’administration, etc., etc., etc. »

Ce discours valut à l’orateur une lettre sévère de l’empereur, à laquelle il répondit en se retirant du conseil privé et en abandonnant la présidence de l’exposition universelle de 1867. Le prince Napoléon est aujourd’hui sans autres fonctions que celles de sénateur.

Il y a en lui, nous l’avons dit, outre les traits, quelque chose du génie pénétrant et du tempérament impétueux de Napoléon Ier, puis ce dédain des petits honneurs et des petites choses, qui le pousse, comme Byron, auquel nous l’avons déjà comparé, à chercher par le monde, sur toutes les routes, le grand et le beau qu’on y rencontre trop rarement. Mais nous devons nous abstenir d’un plus ample jugement sur une vie et sur une destinée dont l’avenir garde le secret.

De son mariage, le prince a trois enfants : deux fils, nés le 18 juillet 1862 et le 16 juillet 1864, et une fille, le 20 décembre 1866.

Un point encore très-controversé chez nous, c’est le jugement à porter sur les capacités politiques du prince Napoléon : comme personne, jusqu’ici, n’a encore inventé de thermomètre pour ce cas particulier, et que l’échelle métrique est la propriété exclusive du pont Royal, les uns disent que les eaux sont hautes, et c’est la majorité… En France, nous nous complaisons dans ces sortes de jugements. Charles-Quint n’est plus ; Philippe II règne ; que faut-il penser de don Juan ? Mais comme le don Juan en question n’a pas encore eu l’occasion de se signaler à Lépante, on se tient dans les conjectures. Pourtant notre prince a prouvé maintes fois qu’il n’y a point chez lui un sang dégénéré, et que César n’amène pas nécessairement à l’esprit Laridon. Dans plusieurs circonstances se sont révélées certaines allures qui ont fixé bien des esprits vacillants. Il y a même parfois une rondeur, une vivacité, qui n’étonnent nullement ceux qui savent qu’un foyer doit lancer des étincelles. Un jour quelqu’un inondait le grand Condé de flatteries hyperboliques et le comparait à un dieu. — « Parbleu, oui, répondit le vainqueur de Rocroy, allez le demander à mon valet de chambre. » Dans le cas dont s’agit, nous avons mieux qu’un valet de chambre ; nous avons un secrétaire, un écrivain distingué, un démocrate qui a fait ses preuves, et M. Hubaine, dont l’esprit n’est nullement porté vers un enthousiasme irréfléchi, a conçu, nous a-t-on assuré, la plus haute idée du prince qui lui a fait l’honneur de l’associer à ses travaux.

Bonaparte (PORTRAIT DU PRINCE NAPOLÉON), par H. Flandrin ; Salon de 1861. Le prince, vu jusqu’à mi-jambe, presque de face, est assis dans un fauteuil de velours grenat, la main gauche à demi repliée et posée sur son genou, la droite appuyée sur le bras du siège. Il a une redingote bleu foncé et un pantalon gris. Nulle pompe, nul apparat ; aucun accessoire qui indique la haute situation du modèle. Ce portrait, fort ressemblant, mais qui, sous le rapport de l’exécution, n’est assurément pas un des meilleurs que Flandrin nous ait laissés, a obtenu un grand succès de curiosité au Salon de 1861, et a été très-diversement apprécié par la critique. M. de Calonne s’est montré des plus sévères dans son jugement : « La tête manque d’ampleur, a-t-il dit, le modelé est insuffisant, défectueux. Pour un dessinateur aussi savant et aussi scrupuleux que M. Flandrin, il y a des lacunes qui seraient impardonnables, si l’on pouvait regarder la tête comme finie. L’habit seul est fini. Probablement le modèle n’a pas donné au peintre tout le temps nécessaire pour tirer de lui cette empreinte définitive et durable que viendra interroger la postérité ! » M. Bürger reconnaît que « la tête manque de vie et de couleur, mais que cependant, sur ce masque terne et immobile, M. Flandrin a su graver fermement quelques traits caractéristiques, surtout la ligne mince et irrégulière qui accuse la bouche. » Il ajoute : « Comme souvenir du temps, sinon comme peinture, cette image sera bien intéressante à retrouver plus tard. » Écoutons maintenant M. Paul de Saint-Victor : « Le portrait du prince Napoléon est d’une beauté historique. On ne saurait mettre plus de style dans la vie, plus de signification dans la ressemblance… La tête a la gravité calme d’un buste romain. Que de vie sous le repos de ces traits d’un dessin si solide qu’ils semblent sculptés ! Les yeux regardent avec une fixité pénétrante ; la réflexion comprime les lèvres fermement arquées. Ce relief si puissant est obtenu sans effort ; les plans se lient et se cadencent par des passages d’une finesse exquise. M. Flandrin, comme Léonard, sait envelopper son modelé du plus beau fini. La tête domine dans ce grand portrait ; elle absorbe et elle retient l’attention. On ne remarque, qu’après l’avoir longtemps admirée, l’ampleur du corps que l’habit accuse comme ferait la draperie, son assiette tranquille, son abandon naturel. Il n’est pas jusqu’au fauteuil qui ne soit une merveille d’imitation énergique et sobre. C’est ainsi que les accessoires doivent figurer dans les portraits de haut style, peints de souvenir plutôt que d’après la réalité. » Nous voilà bien loin du modelé insuffisant, du masque terne et immobile, dont MM. de Calonne et Bürger nous ont parlé et pourtant l’appréciation louangeuse de M. de Saint-Victor a encore été dépassée par le lyrisme de M. About. L’article du spirituel auteur de la Question romaine a peut-être fait plus de bruit que l’œuvre même de Flandrin ; car, à côté du jugement porté sur le tableau, on y trouve un portrait politique excessivement osé du prince Napoléon. Nous n’hésitons pas à reproduire cet article, qui est certainement une des pièces les plus curieuses à joindre à l’histoire du prince. « La foule a rendu prompte justice au portrait du prince Napoléon… Dès l’ouverture du Salon, elle s’entassait autour du chef-d’œuvre, comme la limaille de fer autour d’un aimant. C’est que les grandes qualités de M. Flandrin, un peu discrètes et voilées dans la plupart de ses ouvrages, ont pris une vigueur et un éclat singuliers au contact de ce modèle… Non que M. Flandrin ait emprunté pour un jour la palette de Rubens ou de Delacroix ; non qu’il ait oublié de répandre çà et là quelques légères pincées de cendre ; mais parce que la splendeur d’une grande chose aveugle la critique elle-même sur les manques et les imperfections du détail… Le spectateur entraîné par l’admiration franchit les défauts sans les voir, comme un soldat courant à la victoire enjambe les fossés qui coupent la route… Ce portrait n’est pas seulement un beau dessin, c’est une grande œuvre, l’étude d’un esprit supérieur, le fruit d’une haute intelligence. Si tous les documents de l’histoire contemporaine venaient à périr, la postérité retrouverait dans ce cadre le prince Napoléon tout entier. Le voilà bien, ce César déclassé, que la nature a jeté dans le moule des empereurs romains, et que la fortune a condamné jusqu’à ce jour à se croiser les bras sur les marches d’un trône : fier du nom qu’il porte et des talents qu’il a révélés, mais atteint au fond du cœur d’une blessure visible, et révolté noblement contre une fatalité qui, sans doute, no pèsera pas toujours sur lui ; aristocrate par l’éducation, démocrate par instinct, fils légitime et non bâtard de la Révolution française ; né pour l’action, condamné à l’agitation sans but et au mouvement stérile ; affamé de gloire, dédaigneux de la popularité vulgaire, sans souci du qu’en dira-t-on, trop haut de cœur pour faire sa cour au peuple ou à la bourgeoisie, suivant la vieille tradition du Palais-Royal. C’est bien lui qui sollicitait l’honneur de conduire les colonnes d’assaut au siège de Sébastopol, et qui est revenu à Paris en haussant les épaules, parce que les lenteurs d’un siège lui paraissaient stupides. C’est lui qui, par curiosité, par désœuvrement, pour éteindre les ardeurs d’une âme active, est allé se promener, les mains dans les poches, au milieu des banquises du pôle Nord, où sir John Franklin avait perdu la vie. C’est lui qui a pris d’un bras vigoureux le gouvernement de l’Algérie… et qui l’a rejeté, parce que ses mouvements n’étaient pas tout à fait libres. C’est lui qui, hier encore, au Sénat, s’est placé d’un seul bond au rang de nos orateurs les plus illustres, écrasant la papauté comme un lion du Sahel écrase d’un coup de griffe une victime tremblante, puis tournant les talons et revenant à sa villa de la rue Montaigne, où l’on respire la fraîcheur la plus exquise de l’élégante antiquité. Si M. Flandrin a laissé dans l’ombre un côté de cette noble et singulière figure, c’est le côté artistique, délicat, florentin par où le prince se rapprocha des Médicis. On pouvait, si je ne me trompe, indiquer par quelque trait les grâces de cet esprit puissant, délicat et mobile, qui étonne, attire, inquiète, séduit sans chercher à séduire, et enchaîne les dévouements autour de lui, sans rien faire pour les retenir. » Comme on voit, le panégyrique est complet.