Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BRISSOT DE WARVILLE (Jean-Pierre), conventionnel et publiciste

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 4p. 1287-1288).

BRISSOT DE WARVILLE (Jean-Pierre), conventionnel et publiciste, né en 1754, près de Chartres, au village de Ouarville, dont plus tard il prit le nom en lui donnant une forme anglaise, exécuté le 31 octobre 1793. Il était fils d’un riche aubergiste, qui lui fit donner une assez bonne éducation. Auteur et publiciste presque au sortir du collège, il vint à Paris, où il s’occupa tout à la fois de sciences, de jurisprudence et de littérature ; entraîné dans l’irrésistible mouvement philosophique du siècle, il poursuivit la réforme des lois criminelles, de concert avec les esprits distingués du temps, et publia en 1780 sa Théorie des lois criminelles, qui le classait parmi les criminalistes philanthropes. Deux ans plus tard, il commençait la publication de l’importante collection qui a pour titre : Bibliothèque des lois criminelles, en même temps que, par divers écrits, il se signalait à l’attention publique comme réformateur et comme ennemi des inégalités sociales. Dès cette époque, il était lié non-seulement avec les jurisconsultes et les littérateurs les plus célèbres, mais encore avec une pléiade d’hommes ardents qui cherchaient leur voie, et auxquels la Révolution allait bientôt donner une orageuse célébrité. Il suffit de nommer Sergent, Chasles, Pétion, Robespierre, Marat, etc. Jeté deux fois à la Bastille comme auteur présumé de pamphlets anonymes qui, au reste, n’étaient pas de lui, il alla dans les intervalles séjourner en Angleterre et aux États-Unis, autant pour son instruction que pour échapper aux persécutions dont il était l’objet. La révolution de 1789 le trouva préparé aux grandes luttes qui allaient renouveler le monde ; ses opinions étaient alors un constitutionnalisme fortement imprégné d’idées américaines, et, ce qui est moins connu, un ensemble, un amalgame si l’on veut, d’idées très-aventureuses sur la propriété, dont le seul titre, suivant lui, est le besoin, et qui ne peut s’étendre au delà. En s’appuyant sur le droit naturel, il légitimait même le vol, et reconnaissait à l’homme le droit de s’approprier ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins. Bien plus, s’enfonçant plus avant encore dans le paradoxe, il émettait hardiment la proposition suivante : « Les êtres ont le droit de se nourrir de toute matière propre à satisfaire leurs besoins. Si le mouton a droit d’avaler des milliers d’insectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut dévorer le mouton, si l’homme a la faculté de se nourrir d’autres animaux, pourquoi le mouton, le loup et l’homme n’auraient-ils pas le droit de faire servir leurs semblables à leurs appétits ? » Pour concilier la vie sociale avec un tel principe, il n’y a, dit-il, qu’une méthode ; c’est « que la société donne à l’homme un moyen de satisfaire ses besoins. »

Ces théories, perfidement exhumées d’un des ouvrages de sa jeunesse par de Pange et André Chénier, lui furent cruellement reprochées au plus fort de sa polémique contre la cour.

On sait aussi que ce rapprochement des idées de vol et de propriété a fait accuser Proudhon d’avoir pris à Brissot sa fameuse proposition : La propriété, c’est le vol. Mais le célèbre publiciste, qui tenait à son axiome plus qu’à la vie, s’est vivement défendu, arguant de son ignorance complète des idées émises par Brissot sur ce sujet, ainsi que de la différence de leurs doctrines. En réalité, les paradoxes du girondin sont plutôt des boutades ultraphilosophiques sans beaucoup de consistance, tandis que les systèmes de Proudhon forment un corps de doctrines dont nous n’avons pas à discuter en ce moment la valeur, mais dont on ne saurait nier l’importance et l’originalité.

Toutefois, il y a quelques points de contact entre les deux publicistes ; tous deux, notamment, professaient un système d’ individualisme qui devait les entraîner fort loin. Ainsi Brissot attaquait vivement un mémoire où Turgot proposait une organisation nationale de l’instruction publique, et il s’écriait : « Il veut que le gouvernement préside à tout, règle tout ; c’est le moyen que rien ne se fasse. Pourquoi n’abandonne-t-il pas l’éducation publique à elle-même ? »

La réponse eût été facile, si l’on eût pu librement la faire. C’est parce que c’était laisser exclusivement l’enseignement sous la direction des corporations religieuses, qui le développaient de la manière que l’on connaît.

Imbu de théories américaines, plus ou moins bien digérées, Brissot ne voyait guère dans la société que l’individu, et encore un certain individu, purement idéal ; la séparation, l’isolement lui paraissaient être la condition de la liberté. Dans cette question de l’instruction publique, il repoussait l’idée d’un corps enseignant et d’un conseil national, et préférait à toute organisation l’arbitraire incertain de chaque chef de famille. De même, la nationalité n’était pas pour lui une sorte d’organisme, mais une agrégation d’individus liés par un simple contrat. Qui ne voit poindre ici l’idéologie politique de la Gironde, sa chimère fédéraliste, son provincialisme étroit ?

En 1788, Brissot avait été, avec Clavière, Mirabeau, La Fayette, Volney, etc., un des fondateurs de la Société des amis des noirs. Dès le début de la Révolution, il commença la publication du Patriote français, journal qui fit une guerre extrêmement vive au parti de la cour, à la monarchie et aux vieilles institutions. Il n’en était pas à ses débuts comme journaliste ; quelques années avant la Révolution, il avait pris part à la rédaction du Courrier de l’Europe, d’abord à Boulogne, puis à Londres, et il avait ensuite entrepris, en Angleterre, diverses publications périodiques qui, sous l’apparence de recueils littéraires et scientifiques, avaient une couleur politique et philosophique assez prononcée. Nommé membre de la première Commune de Paris, il fit aussi partie du comité des recherches. La chaleur de ses opinions, son activité, la manière remarquable dont il dirigeait son journal, lui avaient donné une grande notoriété. Un des premiers, en 1791, il mit en avant l’idée de la République, et, lors de la fuite de Varennes, il salua avec enthousiasme l’avénement espéré d’une constitution républicaine. Robespierre, qui aimait à régenter et ne pouvait supporter qu’on le dépassât, lui reprocha durement, dans son Ami de la constitution, d’avoir, par ce mot de république, « jeté la division parmi les patriotes, travesti les vrais amis de la liberté en factieux, et fait peut-être reculer la Révolution d’un demi-siècle. »

Brissot cependant n’était pas le seul alors qui pensât à cette forme de gouvernement. Desmoulins, Condorcet, les cordeliers, etc., la proposèrent également. Aux yeux de Robespierre, qui ne fut républicain que fort tard, ce fut dès lors un crime d’avoir été républicain trop tôt. En 1793, Amar ne manquera pas de mentionner ce crime nouveau dans son acte d’accusation contre Brissot et ses complices, et Fouquier-Tainville, fidèle au mot d’ordre, affirmera, avec son effronterie d’inquisiteur, que Brissot n’a proposé la république à cette époque que pour faire égorger les patriotes.

C’est vers ce temps (juin 1791) que le fameux pamphlétaire Morande vint rédiger à Paris l’Argus patriote, libelle venimeux, comme tout ce qui sortait de sa plume, et dans lequel il s’attacha à diffamer et harceler Brissot, qui avait autrefois repoussé avec mépris sa collaboration au Courrier de l’Europe. Il inventa mille calomnies sur sa conduite à Londres, et alla même jusqu’à l’accuser de chantage et d’escroquerie. Il paraît que ce fut lui qui imagina d’employer le mot brissoter comme synonyme de voler, et il répéta ce mot avec une telle persistance qu’il finit par réussir à le mettre en circulation. Les journalistes royalistes s’en emparèrent et ne le laissèrent plus oublier. Plus tard les patriotes s’en servirent aussi, mais le plus souvent dans le sens d’intrigues, parce que Brissot avait, en effet, à un haut degré l’esprit de coterie, et qu’il s’agitait constamment pour placer ses amis : désintéressé pour lui-même, il était insatiable pour sa petite Église.

Bien que Morande fût connu pour un homme infâme, ses accusations, constamment répétées, ne laissèrent pas d’entacher aux yeux de beaucoup de personnes la réputation du pauvre Brissot. Il ne semble pas cependant qu’il y ait des raisons sérieuses de douter de sa probité. Il avait eu des commencements difficiles, une jeunesse un peu aventureuse ; mais il n’est nullement prouvé qu’il y ait eu autre chose dans sa vie passée que des imprudences de conduite sans aucune gravité. Mme Roland, très-favorable, il est vrai, aux hommes de son parti, a tracé de lui un portrait dont nous donnerons quelques traits : « Ses manières simples, dit-elle, sa franchise, sa négligence naturelle, me parurent en parfaite harmonie avec l’austérité de ses principes ; mais je lui trouvais une sorte de légèreté d’esprit et de caractère qui ne convenait pas également bien à la gravité de sa philosophie ; elle m’a toujours fait peine, et ses ennemis en ont toujours tiré parti… Son activité, sa bonhomie, ne se refusant à rien de ce qu’il croit être utile, lui ont donné l’air de se mêler de tout, et l’ont fait accuser d’intrigue par ceux qui avaient besoin de l’accuser de quelque chose. Le plaisant intrigant que l’homme qui ne songe jamais à lui ni aux siens, qui a autant d’incapacité que de répugnance pour s’occuper de ses intérêts, et qui n’a pas plus honte de la pauvreté que de crainte de la mort, regardant l’une et l’autre comme le salaire accoutumé des vertus publiques !… À mesure que je l’ai connu davantage, je l’ai plus estimé ; il est impossible d’unir un plus entier désintéressement à un plus grand zèle pour la chose publique, et de s’adonner au bien avec plus d’oubli de soi-même… Je l’ai vu consacrer tout son temps à la Révolution, sans autre but que de faire triompher la vérité et de concourir au bien général, rédigeant assidûment son journal, dont il aurait pu faire un objet de spéculation, et se contentant de la modeste rétribution que lui donnait son associé. »

D’un autre côté, voici ce que dit Garat : « Au milieu d’une grande activité et d’une grande pauvreté, ses mœurs m’avaient toujours paru simples et pures, et son ambition, la liberté et le bonheur des peuples. Ce sentiment était en lui une religion plus encore qu’une philosophie ; quoiqu’il aimât beaucoup la gloire, il aurait consenti à une éternelle obscurité pour être le Penn de l’Europe, pour convertir le genre humain en une communauté de quakers, et faire de Paris une nouvelle Philadelphie. »

Sans doute, ce sont là des appréciations amies, et peut-être que ce portrait est un peu embelli ; mais ce n’est pas non plus d’après les invectives de ses ennemis qu’un personnage historique doit être jugé ; et, en tout état de cause, il est généralement plus sûr, en un tel sujet, de chercher à dégager la vérité des exagérations de l’amitié que des hyperboles de la haine. Ce qui montre bien l’influence de Brissot en 1791, et les craintes qu’il inspirait à la cour, c’est que, lors des élections pour la Législative, le gouvernement soudoya contre lui un journal-affiche, le Chant du coq, rédigé avec beaucoup de perfidie par Esménard, mais qui produisit l’effet contraire à celui qu’on en attendait. Après plusieurs ballottages successifs, Brissot fut élu député par les électeurs de Paris. Il siégea dans cette assemblée parmi les adversaires les plus ardents de la cour, inclinant de plus en plus vers les idées républicaines ; fut nommé membre du comité diplomatique ; eut, en cette qualité, une grande action sur la politique extérieure, et se prononça énergiquement pour la guerre, voulant ainsi contraindre les ennemis secrets de la Révolution à se démasquer ouvertement. Il eut à ce sujet de vifs débats avec Robespierre et les jacobins, opposés, comme on le sait, à cette politique agressive, qu’ils considéraient comme imprudente. Ce fut lui qui fit décréter d’accusation le ministre Delessart, dont la complicité avec le parti de l’étranger n’était pas douteuse, et il dénonça même courageusement Louis XVI, en disant que « frapper les Tuileries, c’était frapper le mal dans sa racine. »

Devenu l’un des chefs des girondins, qui, de son nom, étaient souvent nommés brissotins, il eut un moment l’espoir, comme ses amis, de ramener le roi à l’exécution loyale de la constitution. Cette préoccupation, cette illusion patriotique, apparut visiblement dans ses discours et dans son journal. De là des polémiques avec les jacobins. Des divisions, d’ailleurs, avaient déjà éclaté entre les groupes qui bientôt allaient former les deux grands partis dont la lutte devait être si fatale à la Révolution. Brissot, homme honnête et sincèrement patriote, mais politique inconséquent, comme la plupart de ses infortunés amis, prêtait d’ailleurs le flanc aux attaques et même aux calomnies par son esprit de secte et par cette légèreté de caractère avouée par Mme Roland elle-même.

Paris, chose caractéristique, ne le réélut pas à la Convention. Nommé par le département d’Eure-et-Loir, il passa au côté droit avec la Gironde, et eut la plus grande part à la guerre implacable et incessante de ce parti contre Paris, la Commune et les représentants montagnards. Il s’éleva avec chaleur contre l’anarchie et les massacres de septembre ; mais les passions de l’époque ne voulurent voir dans cette persistance de récriminations amères que le dépit d’une faction, naguère puissante et honorée, maintenant déchue, dépassée, et qui voyait l’empire des esprits lui échapper avec le pouvoir.

Dans le procès du roi, il vota pour la mort, mais avec le renvoi aux assemblées primaires. Depuis longtemps déjà, il ne rédigeait plus son journal, et la multiplicité de ses occupations législatives, ses travaux dans les commissions ne lui laissaient même pas le temps d’en surveiller la rédaction, qu’il avait confiée au spirituel et violent Girey-Dupré. Ce fut encore un malheur pour lui-même et pour son parti. Le Patriote français, auquel il avait donné un certain caractère de gravité philosophique, se transforma peu à peu en un véritable pamphlet, où les adversaires de la Gironde étaient périodiquement attaqués, déchirés et calomniés. Comme Brissot avait gardé la propriété du journal et la direction nominale, on voulut reconnaître sa main dans les violences et les personnalités de Girey et autres. De là un redoublement de colère et de passion. En mars 1793, il fut contraint d’abandonner entièrement cette feuille, en vertu du décret qui mettait les députés journalistes en demeure d’opter entre les fonctions de journalistes et celles de représentants. Ce brillant Girey-Dupré montra d’ailleurs un courageux attachement pour son maître et ami. Traduit plus tard au tribunal révolutionnaire, il répondit fièrement au président, qui lui reprochait d’avoir été l’ami de Brissot : « J’ai connu Brissot ; j’atteste qu’il a vécu comme Aristide, et qu’il est mort comme Sidney, martyr de la liberté. » Ces paroles, ne l’oublions pas, étaient prononcées en face de l’échafaud.

Après la mort de Louis XVI, le rôle de Brissot est réellement fini. Ce fut lui cependant qui entraîna la déclaration de guerre à l’Angleterre et à la Hollande (février 1793), dont les préparatifs annonçaient assez les intentions. Ce fut son dernier acte politique. Depuis, il ne fut plus occupé qu’à se défendre contre des ennemis qu’il avait lui-même poussés à une guerre sans merci. Dépopularisé, accablé de toutes parts, accusé de fédéralisme, transpercé déjà par le pamphlet aigu et meurtrier de Camille Desmoulins, Brissot démasqué, il tomba enfin avec ses amis dans les journées des 31 mai-2 juin 1793, et fut enveloppé dans leur condamnation. Arrêté à Moulins au moment où il essayait de passer en Suisse, il fut décapité à Paris le 31 octobre 1793. Orateur de second ordre, il ne peut être mis en parallèle avec Vergniaud, le Cicéron de la Gironde ; mais il tint cependant un rang honorable dans les assemblées révolutionnaires. Écrivain de mérite, il a dans son style de la chaleur et de l’élévation. Ses premiers ouvrages sur la législation sont assez remarquables, et ils ont contribué à faire prévaloir les idées de modération dans les peines dont la philanthropie moderne peut à bon droit s’honorer. Ses nombreux écrits politiques ont exercé une influence décisive sur la marche de la Révolution ; mais, en général, il a travaillé avec trop de rapidité pour avoir pu donner à ses ouvrages la profondeur, la correction et la maturité. On a composé avec ses papiers des Mémoires qui ne sont pas sans intérêt (Paris, 1829-1832).

Quant aux accusations de fédéralisme dont il a été l’objet, elles ne sont pas entièrement fausses, comme quelques écrivains l’ont répété. C’était la tendance du parti tout entier ; mais c’est une question que nous devons réserver, et que nous étudierons dans son ensemble et dans ses détails à l’article Girondins.

Malgré les calomnies répandues dans ces temps de passion sur sa prétendue vénalité, Brissot, dont les mœurs étaient simples, régulières et pures, n’a laissé aucune fortune à sa famille. En 1796, une pension fut accordée à sa veuve, dont le dénûment est un commentaire éloquent à la vie de son époux.

Disons en terminant que le républicain Brissot a été calomnié et que c’est avec regret que le Grand Dictionnaire se voit contraint d’enregistrer dans ses colonnes le mot brissoter. La faute en revient au bouillant Camille, qui avait dans ses boutades plus d’humeur que de méchanceté. De tous les girondins, Brissot était certainement celui qui se rapprochait le plus de la montagne par ses principes.