Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Bonapartiana, titre donné à un recueil de traits, calembours, attribués à Bonaparte, ou qui se rapportent à sa personne

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 3p. 958).

Bonapartiana, titre donné à un recueil de traits, calembours, attribués à Bonaparte, ou qui se rapportent à sa personne. L’histoire a ses petits côtés, qui ne sont ni les moins instructifs ni les moins intéressants. Sans doute, cette partie anecdotique ne nous donnera pas le secret des grandes révolutions des empires, mais elle nous fera entrer plus intimement dans le caractère d’un homme célèbre, qu’un trait, une saillie éclaireront d’un jour nouveau et inattendu. Derrière le héros, il y a l’homme ; derrière la statue de bronze, la nature de chair et d’os, et c’est là ce que nous aimons connaître, ce que nous demandons aux indiscrétions de l’histoire. Si les Mémoires, les Souvenirs et autres livres du même genre obtiennent tant de faveur auprès du public, c’est qu’ils lui montrent l’homme privé, bien plus que le guerrier ou le législateur.

Les anecdotes n’ont pas manqué sur Napoléon et sa cour ; chez lui, ce qu’on remarque, ce ne sont pas, à proprement dire, de ces reparties fines, ingénieuses, qui forment le bagage ordinaire de certains écrivains ; car on a dit très-justement de lui qu’il avait autant d’esprit que Voltaire, mais qu’il dépensait autrement cette menue monnaie. Ce sont des réponses brèves, mais profondes ; des traits à l’emporte-pièce, qui entraient d’autant plus profondément dans la plaie qu’ils tombaient de plus haut. L’homme s’y retrouve tout entier, profond et impérieux, même lorsqu’il plaisante.

Bonaparte disait d’Augereau : « C’est un brave très-propre à décider une action ; mais sa grosse franchise me déplaît ; nous ne nous entendons que sur un champ de bataille. »

Bonaparte disait d’abord aux généraux qui l’accompagnaient : « Vous avez bien combattu ! » Plus tard, il se modifia ainsi : « Nous avons bien combattu ! » Il finit par cette formule : « Convenez que j’ai gagné là une belle bataille. »

Un officier prussien disant devant Bonaparte que ses compatriotes ne se battaient que pour la gloire, tandis que les Français se battaient pour de l’argent : « Vous avez bien raison, répondit le futur empereur, chacun se bat pour acquérir ce qui lui manque. »

On parlait de Turenne devant Bonaparte, alors âgé de quatorze ans, et l’on faisait l’éloge de ce capitaine. Une dame se mit à dire : « Oui, c’était un grand homme, mais je l’aimerais mieux s’il n’eut point brûlé le Palatinat ? » — « Qu’importe ? reprit vivement le jeune Bonaparte, si cet incendie était nécessaire à l’exécution de ses plans. »

Un chambellan, qui avait oublié l’heure du lever de l’empereur, lui dit : « Pardon ! sire, je n’ai pu arriver à temps, étant tombé au milieu d’un embarras de rois. » Cette flatterie valait mieux que toute excuse.

Un jour Napoléon, jouant au vingt-et-un, avait devant lui une grande quantité d’or. « N’est-ce pas, dit-il à Rapp, que les Allemands aiment bien ces petits napoléons ? — Oui, sire, bien plus que le grand, répliqua le spirituel aide de camp. »

Un général étant venu se plaindre à Napoléon que sa femme le trompait avec le roi de Naples, celui-ci lui répondit : « Hé ! mon cher, je n’aurais pas le temps de m’occuper des affaires de l’Europe si je me chargeais de venger tous les cocus de ma cour. »

Napoléon disait un jour de M. B***, plat courtisan qui se courbait jusqu’à terre : « Je ne sais comment cela se fait, ce M. B"* est un géant ; il a six pieds, je n’en ai que cinq, et cependant, toutes les fois qu’il me parle, je suis obligé de me baisser pour l’entendre. »

Caroline, grande-duchesse de Berg, se plaignait un jour à l’empereur de ce qu’il n’avait pas encore songé à lui donner une couronne : « Vos plaintes m’étonnent, lui répondit celui-ci : on dirait vraiment, à vous entendre, que je vous ai privée de la succession de votre père. »

Quand M. Séguier, nommé premier président de la cour d’appel, fut présenté à l’empereur, celui-ci ne put s’empêcher de lui dire : « Monsieur Séguier, vous êtes bien jeune ! — Sire, répliqua le spirituel magistrat, j’ai l’âge qu’avait Votre Majesté quand elle gagna la bataille de Marengo. »

Napoléon, avec ses manières brusques, n’offrait pas toujours le modèle de la galanterie française. Un jour, il s’approche d’une dame de l’impératrice, et lui dit à brûle-pourpoint : « Eh bien ! madame, aimez-vous toujours les hommes ? — Oui, sire, répondit celle-ci, quand ils sont polis. »

Napoléon vint un jour à la maison de Saint-Denis ; les élèves étaient si contentes de le voir, qu’elles l’entouraient et se livraient à la joie la plus bruyante. La surintendante voulut leur imposer silence : « Laissez, laissez ! dit l’empereur, cela fait du mal à la tête, mais du bien au cœur. »

Un des courtisans de l’empereur vantait un jour devant lui la beauté d’une femme de la cour : « Elle est incomparable, disait-il ; ce sont des yeux enchanteurs, une bouche de rose, des bras d’albâtre, une taille de reine… — Ajoutez donc aussi un pied de roi, » reprit Napoléon, qui cachait une vérité dure sous un jeu de mots.

, Napoléon disait un jour à M. de Talleyrand : « On assure, monsieur, que vous êtes fort riche. — Oui, sire. — Comment avez-vous donc fait ? vous étiez loin de l’être sous la République. — Il est vrai, sire ; mais j’ai acheté le 17 brumaire tous les fonds publics que j’ai trouvés sur la place, et je les ai revendus le surlendemain. » Il était difficile d’être plus spirituellement flatteur.

On connaît les malencontreux exploits du général Sébastiani en Espagne, lequel s’excusait toujours sur ce qu’il avait été surpris par les ennemis. Un jour que Napoléon recevait une dépêche où la même excuse était formulée pour la vingtième fois, il se tourna vers son état-major en disant : « Ma foi ! messieurs, Sébastiani me fait marcher de surprise en surprise. »

Napoléon décora un jour Crescentini le castrat, chanteur d’un rare mérite ; beaucoup de bruit se fit autour de cette décoration, qui n’était pourtant pas celle de la Légion d’honneur, mais seulement celle de la Couronne de fer. À ce propos, Mme  Granini dit : « Je pense que Napoléon a bien fait de lui donner cet ordre, et il le mérite, ne fût-ce qu’à cause de ses blessures. » Quand on rapporta ce mot à l’empereur, il en rit beaucoup.

Après avoir vu jouer la tragédie d’Agamemnon, Napoléon dit à Lemercier : « Votre pièce ne vaut rien : de quel droit ce Strophus fait-il des remontrances à Clytemnestre ? ce n’est qu’un valet. — Non, sire, répondit Lemercier, ce n’est point un valet, c’est un roi détrôné, ami d’Agamemnon. — Vous ne connaissez donc guère les cours, reprit Napoléon ; à la cour, le monarque seul est quelque chose, les autres ne sont que des valets. »

Napoléon, qui avait pour la musique un goût assez prononcé, ne pouvait souffrir Grétry, et lui dont la mémoire était si sûre, qui n’avait jamais oublié un seul nom, faisait toujours semblant de ne pas se rappeler celui de l’auteur de Richard Cœur de Lion. Un jour que Grétry était venu aux Tuileries avec une députation de l’Institut, l’empereur s’approcha de lui, et lui demanda, pour la vingtième fois peut-être, comment il s’appelait. « Toujours Grétry, sire », répondit le musicien.

Méhul, qui connaissait le faible de l’empereur pour la musique italienne, voulut lui jouer un tour de sa façon ; il se fit faire un libretto assez absurde pour avoir une apparence italienne ; et en composa aussitôt la musique. Le soir de la première représentation de l’Irato, que tout le monde croyait venu d’Italie, l’empereur fut transporté d’enthousiasme. Quand il entendit nommer les auteurs, il ne laissa pas d’être un peu surpris ; mais il s’en tira avec esprit : se tournant vers Méhul, il lui dit : « Attrapez-moi toujours ainsi. »

On sait que Napoléon n’était pas tendre pour les fournisseurs, et qu’il épluchait sévèrement leurs mémoires. Un jour qu’il jetait les yeux sur le compte de l’un d’eux, nommé Vollant, il relève brusquement la tête, regarde fixement le fournisseur et lui dit : « Voilà un singulier nom, monsieur, pour un fournisseur. — Sire, répondit celui-ci, je prendrai la liberté de faire remarquer que mon nom s’écrit avec deux l. — Eh ! monsieur, repartit finement et en souriant l’empereur, avec deux ailes, on n’en vole que mieux. »

On recommandait à Napoléon un général qui avait fait beaucoup de campagnes, et devait par cela même avoir acquis les talents nécessaires pour commander. « Ces talents-là ne s’acquièrent point, répondit l’empereur ; ils naissent avec l’homme. Consultez le maréchal de Saxe, il vous dira qu’un âne, eût-il fait vingt campagnes sous César, ne serait qu’un âne à la vingt-et-unième. » Napoléon se rapprochait, sans s’en douter, des Persans, qui ont un proverbe à peu près semblable : « Si l’âne du Christ allait à La Mecque, disent-ils, il en reviendrait âne. »

Napoléon avait dîné chez un de ses maréchaux, en compagnon d’armes plutôt qu’en souverain. Après le repas, on apporta une table de jeu, et les cartes circulèrent jusque vers minuit. L’empereur se leva alors et s’avança pour prendre son chapeau, qui avait été suspendu à une patère assez élevée. Comme la petite taille de Napoléon l’empêchait d’y atteindre, un officier d’état-major, homme superbe de cinq pieds huit pouces, s’empressa d’accourir en disant : « Pardon, sire, je suis plus grand que Votre Majesté…  » L’empereur se retourna vivement, et, le regardant avec un sourire et un œil brillant de malice : « Vous voulez dire plus long, monsieur. »

Si l’on consulte le Moniteur, après le départ de l’Île d’Elbe, on y trouvera graduée la marche de Napoléon vers Paris, avec les modifications que son approche produisait dans les opinions du journal : « L’anthropophage est sorti de son repaire… L’ogre de Corse vient de débarquer au golfe Juan… Le tigre est arrivé à Gap… Le monstre a couché à Grenoble… Le tyran a traversé Lyon… L’usurpateur a été vu à soixante lieues de la capitale… Bonaparte s’avance à grands pas, mais il n’entrera jamais à Paris… Napoléon sera demain sous nos remparts… L’Empereur est arrivé à Fontainebleau… Sa Majesté impériale a fait son entrée hier an château des Tuileries, au milieu de ses fidèles sujets. »

C’est l’Exegi monumentum du journalisme ; il aurait dû ne rien faire depuis, car il ne fera jamais rien de mieux.

En 1810, Napoléon et Marie-Louise visitaient les villes du Nord peu de temps après leur mariage. Ils arrivèrent dans une petite ville de Hollande, dont le bourgmestre, qui se piquait d’être un disciple d’Apollon, avait fait inscrire ce distique sur un arc de triomphe :

Il n’a pas fait une sottise
En épousant Marie-Louise.

Pour récompenser dignement cette inspiration poétique, l’empereur lui dit, en lui remettant une tabatière enrichie de diamants :

Quand vous y prendrez une prise,
Rappelez-vous Marie-Louise.