Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHARRIÈRE (Mme Isabelle-Agnète DE SAINT-HYACINTHE DE), femme de lettres de la Suisse française

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 4p. 1033-1034).

CHARRIÈRE (Mme  Isabelle-Agnète DE Saint-Hyacinthe de), femme de lettres de la Suisse française, née à Utrecht, en Hollande, en 1741, morte en 1806, à sa campagne de Colombier, dans le canton de Neufchâtel. Elle appartenait à une famille noble et fut élevée à La Haye. L’aimable, la spirituelle, la charmante femme dont nous nous occupons, l’amie de Mme  de Staël et de Benjamin Constant, s’appelait de son nom de famille J.-A.-E. Van Tuyll Van Scrooskerken Van Zuylen. Malgré tous ces v, tous ces k, elle fut une vraie Française, une Française de Paris, même de Versailles, par le ton, la langue et l’esprit.

Jusqu’en 1767, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de vingt-six ans, sa vie se passe dans la haute société hollandaise, à la cour, et, durant l’été, à Voorn, à Hur, à Arnheim. De là elle écrit à sa mère des lettres pleines de laisser-aller, de finesse, d’observation, de charme, au bas desquelles Mme  de Sévigné, qu’elle aimait tant à lire, apposerait son nom sans hésiter, et qui déjà nous font deviner le futur auteur de Caliste et des Lettres neuchâteloises. Lisez plutôt : « Au déjeuner, M. de Casembrood (le chapelain) lit dans la Bible, en robe de chambre et bonnet de nuit, et cependant en bottes et culottes de cuir, ce qui compose en vérité une figure très-risible et point charmante. Sa femme paraît le regarder comme un autre Adonis. Il est de bonne humeur, obligeant, assez commode et toujours pressé. Hier, il nous régala de la compagnie du baron Van H…, cousin de la suivante, gentilhomme très-noble et non moins gueux. Le langage, l’habillement et les manières, tout était plaisant. Je demandai : Qu’est-ce que la naissance ? Et d’après la réponse que l’on me fit, je me répondis : C’est le droit de chasser. »

Cependant cette gaieté spirituelle cache une âme forte, stoïque même, un cœur triste par nature et replié en lui-même. « Quand j’étais jeune, écrit-elle en 1804, j’ai cent mille fois répété en arpentant le château de Zuylen :

Un esprit mâle et vraiment sage,
Dans le plus invincible ennui,
Dédaigne le triste avantage
De se faire plaindre d’autrui. »
        Gresset, la Chartreuse.

En 1767, Isabelle de Zuylen, Belle, ainsi qu’on l’appelait dans l’intimité, quitte La Haye et fait le voyage d’Angleterre ; un nouveau champ d’observations se présente à elle et elle y glane à pleines mains : « Vous seriez étonnée, écrit-elle, de voir la beauté sans aucune grâce, de belles tailles qui ne font aucune révérence supportable, quelques dames de la première vertu ayant l’air de grisettes, beaucoup de magnificence avec peu de goût. C’est un étrange pays. On comptait hier dans mon voisinage six femmes séparées de leurs maris ; j’ai dîné avec une septième. La femme du meilleur air que j’aie encore vue, la plus polie, la mieux mise a donné un nombre infini de pères à ses enfants… »

M. Sainte-Beuve, qui a en quelque sorte révélé Mme  de Charrière au public littéraire français, s’exprime ainsi au début de la très-curieuse notice qu’il lui a consacrée : « J’ai eu entre les mains nombre de lettres d’elle à sa mère et à sa tante, dans l’intervalle des années 1760 à 1767. Elle n’était pas mariée à ces dates ; elle pouvait avoir vingt ans environ en 1760… Elle écrit à sa mère toujours en français, et du plus leste ; c’est sa vraie langue de nourrice. Elle lit avec avidité nos auteurs, Mme  de Sévigné, la Marianne de Marivaux, même l’Écossaise de Voltaire, ces primeurs du temps ; le Monde moral de Prévost. » Aux grandes tantes, aux grands parents respectables, elle était obligée de parler ou d’écrire en hollandais, et l’on voit par ses petites moqueries que cela répugnait à son génie éminemment français, à son goût, à ses habitudes.

Au retour de son voyage en Angleterre, Mlle  de Tuyll, riche, belle, pleine de séductions de toutes sortes, recherchée par des épouseurs de la plus haute société, — il y en eut de maisons souveraines, — choisit entre tous ses prétendants celui qui semblait avoir le moins de chances : M. de Charrière, simple et pauvre gentilhomme vaudois, instituteur de son frère. « Le pays de Vaud était volontiers, dit M. Sainte-Beuve, un séminaire d’instituteurs et d’institutrices de qualité. » La sympathie seule décida de son choix. Renonçant à de plus brillantes destinées, elle consentit à suivre son mari dans la Suisse française. Dans cette patrie de Saint-Preux, dans le voisinage de Voltaire, elle songea à remplir ses loisirs. Elle vivait à la campagne, dans la petite terre de Colombier, propriété de son mari, sur les bords du lac de Neufchâtel. Et là elle put cultiver librement et paisiblement les lettres, réalisant ainsi un ancien rêve. On a avancé à tort que notre romancière n’avait pas eu de dot ; nous savons par M. Gaullieur, savant littérateur suisse, mort il y a peu d’années et héritier des papiers de Mme  de Charrière, qu’elle apporta à son mari 100,000 florins de Hollande.

Mme  de Charrière embellit le domaine neuchâtelois au moyen de la fortune qu’elle eut le plaisir d’apporter à l’homme de son choix. Colombier est un endroit charmant, tout entouré de vignobles, de prairies et de belles allées d’arbres antiques, qui conduisent les promeneurs sur les bords du lac. Ce joli lac helvétique, si voisin des frontières de la France et au pied du Jura, a aussi son Coppet, Colombier, village doublement célèbre, car il fut aussi la résidence de ce mylord Maréchal, qui connut J.-J. Rousseau et le protégea.

Quoique Mme  de Charrière ne se piquât pas d’être une femme savante, nous dit une petite notice imprimée en tête des Lettres neuchâteloises, la littérature fut l’occupation à peu près exclusive de sa vie ; la musique y eut aussi une part considérable, surtout durant un séjour assez long qu’elle fit à Paris, sa patrie intellectuelle. Elle n’avait pas moins de quarante-cinq ans, paraît-il, quand elle vint chez nous, vécut avec Mme  Necker, ou du moins tout près d’elle, se lia avec Mme  de Staël et avec Benjamin Constant, qu’elle initia, pour ainsi dire, aux lettres, et qui plus tard lui fit infidélité d’amitié, quand l’astre de Coppet se fut levé. Quelques personnes penchent à croire que les rapports de M. de Constant avec ces deux femmes célèbres ne furent pas purement platoniques, car Mme  de Charrière, qui du reste conserva toujours la réputation d’une personne vertueuse autant que charitable, se brouilla avec Mme  de Staël, quand celle-ci se fut liée avec l’auteur d’Adolphe. On cite un portrait placé dans ce roman, et qui semble se rapporter à notre Hollandaise, devenue Neufchâteloise par le fait de son mariage, mais restée toujours Française par l’esprit, l’imagination et le style.

Mme  de Charrière était à Paris au moment où la grande crise de 1789 préludait par l’assemblée des notables et les conflits avec le parlement. À cette époque, les préoccupations de la politique faisaient grand tort aux idées littéraires. Dix ans plus tôt, notre personnage aurait pu faire sensation dans les salons parisiens ; mais alors il était trop tard. Le flot des grands événements commençait à monter, à tout envahir. La Révolution priva Mme  de Charrière d’une grande partie de ses revenus. Elle diminua alors le luxe de sa maison, et retrancha de sa table pour pouvoir continuer de secourir les indigents. Elle fit des ingrats et se trompa fréquemment dans le choix de ses amis. La triste expérience qui en résulta pour elle, les événements publics et l’affaiblissement de sa santé la décidèrent à se confiner dans une retraite où elle n’admit qu’un très-petit nombre d’intimes. Elle mourut à soixante ans.

Cette femme distinguée était passionnée, romanesque, spirituelle et même quelque peu philosophe, respectant la morale, pyrrhonienne sur tous les objets de spéculation, mais très-ferme sur les devoirs de chaque état et de chaque situation de la vie. Ses compositions présentent des tableaux aimables, variés, vrais et parfois d’une certaine hardiesse. Friande de louanges, elles prêtait pourtant assez volontiers l’oreille aux conseils de ses intimes. Nous ignorons ce que sont devenus les papiers tombés en la possession de feu M. Gaullieur. C’est par avarice de collectionneur, autant que par scrupules de délicatesse, que cet érudit professeur n’a pas voulu publier cette correspondance intime. Peut-être en ressort-il quelque chose de préjudiciable à la bonne renommée d’une femme qu’on peut classer à côté de Mmes  de Krudener, de Staël, de Montolieu, assez près de Toppfer et de Xavier de Maistre, autres Français qui n’étaient pas nés en France.

Aux dons intellectuels, Mme  de Charrière joignait les avantages physiques, bien qu’elle-même, par excès de modestie sans doute, paraisse en douter dans certain passage d’une lettre. Citons à ce propos quelques lignes de M. Gaullieur : « Son buste par Houdon, son portrait peint par Latour à l’époque de son mariage, portrait qu’on peut voir dans ma bibliothèque à Lausanne, témoignent de l’étincelante beauté de Mme  de Charrière ; l’épithète est d’un de ses adorateurs. » Le même auteur nous apprend que la dot considérable de la dame retourna à un sien neveu à Utrecht, car elle n’eut pas d’enfants de son mariage. Le buste dû au ciseau de Houdon est en marbre blanc, et orne aujourd’hui la bibliothèque cantonale de Neufchâtel. La tête de Mme  de Charrière est fine, élégante, aristocratique ; le profil se distingue par une grande pureté de traits.

Nous ne pouvons donner qu’une liste incomplète des productions de Mme  de Charrière, mais cette liste contient ce qu’il y a de plus important et témoigne d’une existence très-laborieuse : Lettres neufchâteloises (1784). Ce roman est fort simple et révéla une sensibilité douce. Mme  de Charrière eut, à son sujet, quelques petits désagréments. On crut qu’elle avait voulu tracer des portraits d’après nature, et plusieurs de ses compatriotes d’adoption s’en montrèrent mécontents. « Pour nous autres désintéressés, dit M. Sainte-Beuve, les Lettres neufchâteloises sont tout simplement une petite perle, en ce genre naturel qui nous a valu Mademoiselle de Liron, dont Geneviève, dans André de George Sand, figure l’extrême poésie, et dont Manon Lescaut demeure le chef-d’œuvre passionné. À défaut de passion proprement dite, un pathétique discret et doucement profond s’y mêle à la vérité railleuse, au ton naïf des personnages, à la vie familière et de petite ville prise sur le fait ; quelque chose du détail hollandais, mais sans application à la minutie, et avec une rapidité bien française… » Caliste ou Lettres écrites de Lausanne (1786, in-8o). L’édition la plus récente de ce livre, un des meilleurs de auteur, est de 1845 (Paris, Jules Labitte, in-18). Cette édition est enrichie d’une notice de M. Sainte-Beuve, et contient un autre travail également extrait de la Revue des Deux-Mondes, intitulé ; Benjamin Constant et madame de Charrière ; Lettres de mistress Henley, à la suite du Mari sentimental, de Benjamin Constant (1786) ; Aiglonnette et Insinuant, conte (1791) ; l’Émigré, comédie (1793) ; le Toi et Vous ; l’Enfant gâté ; Comment le nomme.-t-on ? Sous le pseudonyme de l’abbé de la Tour, Me  de Charrière a donné, en outre : les Trois femmes (1797-1798) ; Sainte-Anne ; Honorine d’Uzerche ; les Ruines d’Yedburg ; Louise et Albert ou le Danger d’être trop exigeant (1803) ; Sir Walter Finch et son fils William (1806) ; le Noble, etc., etc. Il est aussi d’autres ouvrages de Mme  de Charrière qui n’ont paru qu’en allemand, langue qu’on parle à Neufchâtel concurremment avec le français, qui y domine toutefois. Des lettres de notre auteur à Louis-Ferdinand Herder, son traducteur, figurent dans le tome II des œuvres posthumes de ce dernier (Tubingen, 1810).

La Dix-neuvième lettre neufchâteloise est un véritable petit bijou littéraire. C’est fait avec bien peu de chose, mais quel charme de sensibilité dans cet épisode de la vie de famille, et comme on se sent gagné par une douce émotion ! Mme  de Charrière faisait des vers à l’occasion, et d’assez bons vers. Ce fut surtout Benjamin Constant qui lui en inspira. Nous avons d’elle une fable qui fait allusion à l’infidélité de ce personnage, d’humeur un peu fantasque, comme on sait, et ces trois strophes, que nous donnons comme une chose peu connue :

    Qu’il sera doux de vous revoir !
    Chacun me voit, le jour, le soir,
    Lire cent fois, par cœur apprendre
L’écrit charmant qui m’en donne l’espoir.
    Qu’il sera doux de vous revoir,
    S’il est si doux de vous attendre !

Du mot savoir par cœur, pour la première fois.
     Je vois le sens et l’origine ;
     L’enfant qui bâille ou se mutine
   Apprend par force, obéissant aux lois
     Du dur pédant qui le chagrine ;
Mais on apprend par cœur ce qu’on apprend par choix.

Ces dons si précieux, que l’avare nature
N’a jamais accordés qu’avec poids et mesure,
Un flatteur les prodigue, et, les entassant tous,
Il charge son héros d’un esprit vif et doux,
Profond, et toutefois charmant avec les belles,
De ces portraits trop beaux quels que soient les modèles,
Je trouve, Benjamin, que l’on n’y peint que vous.

À la fin de ces vers on lit : 2 décembre, attendant Benjamin Constant.