Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHAUMAREYX (Hugues, vicomte DUROY ou DUROYS DE), capitaine de vaisseau

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 4p. 1101-1102).

CHAUMAREYX (Hugues, vicomte Duroy ou Duroys de), capitaine de vaisseau, né à Vars (Corrèze) en 1766. Il doit sa triste célébrité au désastre de la frégate la Méduse, désastre qui fut dû en grande partie à son inexpérience, et qu’il ne sut pas racheter par une conduite dévouée et courageuse à l’heure du danger. Revenu de l’émigration avec le grade de capitaine de vaisseau, Chaumareyx reçut, en 1816, le commandement de la Méduse, frégate qui portait 400 hommes, avec l’ordre de faire voile pour le Sénégal. Arrivé dans les parages du cap Blanc, Chaumareyx, en dépit de tous les conseils, de toutes les prédictions de ses officiers, vint donner à pleines voiles sur le banc d’Arguin, signalé par toutes les cartes, et indiqué même dans les instructions spéciales dont était porteur l’inexpérimenté capitaine ; et cela, sans tempête, sans gros temps, sur une belle mer et dans cette zone de vents alizés où l’on est maître absolu de sa route. On sait ce qui suivit le moment où la Méduse toucha le banc d’Arguin : officiers, équipage, soldats, passagers se jetèrent dans les chaloupes et sur un radeau construit à la hâte. Le terre était à douze lieues, tout le monde pouvait encore être sauvé. Mais le capitaine ne sut pas montrer plus d’énergie à ce moment décisif qu’il n’avait montré d’habileté et d’expérience dans la navigation. Le sauvetage, grâce à son indécision, s’opéra dans le plus grand désordre ; on s’embarqua précipitamment et pêle-mêle ; on chargea tellement d’hommes les canots et le radeau, qu’il fallut jeter bientôt les provisions à la mer. M. de Chaumareyx entra l’un des premiers dans l’une des embarcations, et arriva sain et sauf à terre, après trois jours de houle. Les autres embarcations atterrirent également après une navigation plus difficile. Quant aux 148 hommes abandonnés sur un radeau, au milieu de l’océan, avec quelques barriques de vin et un quart de farine mouillée, l’histoire et le beau tableau de Géricault ont rendu leurs malheurs populaires. Ils n’étaient plus que quinze quand ils furent recueillis par le brick l’Argus, et neuf seulement survécurent à ces épouvantables épreuves. Enfin, cinquante-deux jours après l’échouement, l’Argus recueillit encore sur la coque de la Méduse, trois matelots, sur les dix-sept qui n’avaient pas voulu quitter la frégate. Ainsi 153 hommes au moins furent victimes de l’inexpérience du capitaine de vaisseau de Chaumareyx, qui a encouru ainsi devant l’histoire une lourde responsabilité.

À son retour en France, M. de Chaumareyx fut traduit devant un conseil de guerre, qui le condamna à trois ans de prison militaire, le déclara déchu de son grade et incapable de servir l’État. Tardive expiation, moins sévère que celle que la postérité réserve à ceux qui ont si mal rempli leur devoir à l’heure du danger.

De pareilles catastrophes sont bien faites pour inspirer de sérieuses réflexions. De tout temps, les gouvernements, pour récompenser ce qu’ils appellent leurs serviteurs, ont distribué à tort et à travers, à l’incapacité servile ou fidèle, des places auxquelles le mérite seul devrait donner accès. Tant que ces injustices ne compromettent que le fonctionnement plus ou moins parfait d’une administration, qu’elles n’affectent que les deniers publics, le mal, toujours regrettable, peut du moins être réparé jusqu’à un certain point ; mais lorsque follement on confie à un homme notoirement incapable la vie de quatre cents personnes, c’est se rendre complice volontaire d’un inévitable désastre. Nous n’hésitons pas à faire remonter jusqu’au gouvernement de la Restauration la responsabilité du deuil qui vint frapper trois cents familles. La conduite du conseil de guerre, épargnant M. de Chaumareyx, qui, ayant abandonné son navire avant que le dernier homme de l’équipage l’eût quitté, eût dû, pour ce seul fait, être fusillé ; les persécutions auxquelles furent en butte les victimes qui osèrent protester, M. Corréard et M. Savigny entre autres, autorisent cette juste sévérité. Dans la marine surtout, l’incapacité des chefs est un crime. L’influence morale du commandant sur son équipage est le pivot, la base de la société nautique, le puissant levier au moyen duquel un seul meut et gouverne les destinées de cinq cents, de mille hommes. Comment, si l’on n’admet cette confiance, expliquer le pouvoir que vingt officiers exercent surtout un équipage ? Le matelot respecte ses chefs ; on peut aller plus loin, et dire qu’il les aime ; vis-à-vis de lui, ils disposent d’une espèce de puissance occulte ; c’est au moyen de calculs, d’observations qu’il ne comprend pas, que le navire trouve sa route dans l’immensité, emportant un équipage qui ignore où on le conduit. Cette confiance aveugle qui fait braver tous les périls est la source de cette obéissance passive, instantanées, la base de cette admirable discipline, la sauvegarde du marin. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; le matelot qui se livre ainsi veut qu’on mérite le respect dont il entoure l’état-major. Pour lui, un hamac, une nourriture grossière, un travail accablant, une abnégation de toutes les heures, de tous les instants ; pour eux, des appartements aérés, luxueux même, tout le confortable de l’existence, les mets les plus recherchés : le matelot se soumet à cette inégalité, mais à la condition qu’elle sera justifiée par le mérite. Le jour où sa confiance est ébranlée, il murmure, il discute les ordres au lieu d’obéir. Si le commandant allait se tromper ! Le désordre commence. Au lieu d’être le bras qui exécute, il doute de la tête qui conçoit et commente ses ordres. De là à la révolte il n’y a qu’un pas. Ceci est tellement vrai, qu’au moment où la Méduse échoua, M. de Chaumareyx eut immédiatement l’idée d’un radeau. À ce moment, la mer était belle : on aurait eu tout le temps pour le construire solidement, l’aménager, l’approvisionner. Le devoir de M. de Chaumareyx était d’en prendre le commandement ; mais l’équipage savait qu’au mépris des avis réitérés de tous les officiers, le sot qu’ils avaient à leur tête avait conduit la frégate à sa perte ; il avait conscience de l’incapacité de son chef : il refusa. Et cependant, il est probable que cette mesure eût tout sauvé. Au lieu de cela, on perdit trois jours qui eussent suffi pour gagner la côte, à faire des efforts désespérés, mais maladroits pour renflouer la Méduse ; et le jour où la tempête se déchaîna, quand il fallut quitter le bord, ce commandant, qui jusque-là n’avait été que sot, orgueilleux, entêté et ignorant, devint lâche. Deux fois il fut arrêté au moment où il cherchait à gagner son canot, et ce fut en se cachant qu’au lieu de prendre place sur le radeau où l’appelait son devoir il se sauva dans la meilleure des embarcations.

Partout, mais surtout à bord, la subordination ne peut exister sans la confiance qui l’impose. Dans les circonstances périlleuses si fréquentes dans la marine, il faut l’élan de la foi et de l’enthousiasme, une grande unité dans le commandement, et par suite dans l’exécution. La capacité, la fermeté du chef lui conquièrent aisément sur son équipage l’influence nécessaire pour arriver à ce résultat ; nous n’en voulons pour preuve que ces sauvetages incroyables, notamment celui du Berceau, naufragé à 200 lieues de toute terre. Dans les positions élevées, il faut des hommes supérieurs ; le mérite seul doit les donner, jamais la brigue. Toute dérogation à ce principe de justice est au moins une faute, parfois un crime. La Restauration essaya de blanchir M. de Chaumareyx pour diminuer, autant que possible, la part de responsabilité qui lui incombait ; elle essaya presque de le réhabiliter. Après sa honteuse condamnation, il exerça pendant quatorze ans l’emploi de receveur des droits réunis à Bellac (Haute-Vienne).

Heureusement les Chaumareyx sont rares dans les marines de tous les pays, et particulièrement dans la patrie des Jean Bart et des Duguay-Trouin. Si sévère qu’il soit, cet article recevra, nous en sommes certain, la complète approbation de nos matelots, et surtout de leurs chefs.