Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Coigny (Mlle de), duchesse de Fleury

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 2p. 565-566).

COIGNY (Mlle de), duchesse de Fleury, femme célèbre de la Révolution, née à Paris en 1776, morte dans la même ville le 17 janvier 1820. Au commencement de la sombre année 1794, à cette heure où la Révolution, fatalement entraînée aux limites extrêmes, était arrivée à la Terreur, la vie était considérée comme chose si fragile qu’on ne se donnait plus la peine de la disputer. À la frontière, l’Europe nous entourait dans un cercle de fer ; en Vendée, la guerre civile moissonnait les victimes ; dans les grandes villes, l’échafaud semblait désormais soudé au sol lui-même. Les immondices s’étaient tellement amoncelées dans l’étable qu’il fallait qu’un fleuve de sang passât dans les écuries d’Augias, dans ces écuries qu’aujourd’hui, n’en déplaise à Chamfort, on pourrait nettoyer avec un plumeau. On eût dit d’une grande hécatombe humaine. La vie était un fétu que le moindre vent pouvait emporter ; pourquoi donc, alors, la disputer ? Mais, d’autre part, si chaque jour était compté comme une année, comme une année on voulait que chaque jour fût rempli : on se hâtait, on se multipliait ; on brûlait la vie, on ne la vivait plus. Dans les prisons surtout, l’existence était rapide, intense ; là surtout les artères battaient fiévreusement, là surtout les heures, les minutes étaient comptées, étaient pleines ; là les relations se nouaient vite, et, comme les plantes dans les serres, hâtivement, derrière les grilles du cachot, elles arrivaient à leur développement complet. Les geôliers fermaient les yeux, et laissaient communiquer entre eux ceux que la mort devait sitôt séparer. « L’atrocité de la loi, dit Michelet dans sa belle épopée des Femmes de la Révolution, rendait quasi légitimes les faiblesses de la grâce ; elles disaient hardiment en consolant le prisonnier : « Si je ne suis bonne aujourd’hui, il sera trop tard demain. » Aussi, parmi cette élite des deux partis hostiles que la proscription réunissait parfois sous le même toit, des affections délicates surgissaient tout à coup et devenaient en peu d’instants des passions vives et complètes : l’échafaud n’aurait pas donné le temps d’attendre. « La charité menait loin la femme, dit encore notre grand poëte-historien ; consolatrices du dehors ou prisonnières du dedans, aucune ne disputait. Être enceinte, pour ces dernières, c’était une chance de vivre. » Ainsi l’éphémère, dont la vie dure à peine le temps d’un coucher de soleil, aime en présence même du trépas qui s’approche.

Ce cadre était indispensable au tableau que nous voulons tracer des amours vraies entre un poëte et une jeune fille pleine de grâces et de séductions. Ce tableau ne représente que deux figures : l’une, celle d’un des plus grands poètes qu’ait eus la France ; l’autre, que nous n’appellerons d’abord que la Jeune Captive… Peu de personnes en savent le nom et l’histoire, car ce fut plutôt le produit idéal d’une imagination de poëte qu’un être de raison ; elle a vécu, elle a passé, elle a brillé sur la terre, et, aujourd’hui encore, dans les allées ombreuses et solitaires de l’aristocratique faubourg, peut-être pourrait-on rencontrer quelque noble vieillard à qui il a été donné de la connaître dans le cercle d’amis lettrés dont elle aimait à s’entourer.

Femme accomplie et belle encore dans les premières années de la Restauration, et peu de mois même avant sa mort prématurée, Mlle de Coigny (c’est ainsi que s’appelait de son vrai nom, dans la vie sociale, la jeune Captive d’André Chénier) avait reçu au baptême le doux nom d’Aimée, et, du chef de son père, le titre de comtesse de Coigny. Dans les dernières années de sa vie, toutefois, elle ne fut connue que sous celui de duchesse de Fleury, qu’elle devait à son mariage avec le duc de Fleury, un arrière-petit-neveu du cardinal de ce nom. La duchesse, pour parler comme Tallemant des Réaux ou Saint-Simon, était une personne d’instruction, d’esprit et d’une magnifique beauté, une de ces beautés sympathiques qui tiennent de la nature de l’aimant, et qui attirent tout ce qu’elles regardent et tout ce qui les regarde. Née à Paris en 1776, elle était déjà très-remarquée dans toutes les bonnes compagnies de son temps, lorsque, au plus fort de sa course échevelée, la Révolution l’ayant trouvée trop brillante sur sa route, et la prenant pour une ennemie, la jeta en prison à Saint-Lazare : c’était en 1794. Mlle de Coigny n’avait encore compté que dix-huit printemps ; la fleur était alors dans tout l’éclat de son éclosion.

André aperçut Aimée, et fut vivement frappé de sa beauté, de sa grâce touchante, de sa pénétrante candeur. Quel jour et à quelle heure commencèrent leurs amours ? Dans quelle salle, derrière quelle grille de l’horrible prison le poëte aperçut-il la grande dame pour la première fois ? A quel moment suprême fut-il donné à Léandre de dire de sa bouche à la belle Méro les vers qui ont éternisé le souvenir de ce lien charmant tranché par la guillotine ? Nul ne l’a jamais su : André Chénier emporta son secret dans la tombe, comme l’esclave noir cache en son sein le diamant de Golconde qu’il a volé, et la femme du monde, et la duchesse ne fit jamais à personne le récit de ses amours ; elle garda pieusement, religieusement ce trésor au fond de son cœur, comme ces parfums délicats qu’il faut conserver dans une fiole hermétiquement fermée.

Quelle leçon pour ces grandes dames d’une autre époque qui ne rougissent pas d’étaler publiquement leur dévergondage, comme se plaisait à le faire Clodia, l’infâme Lesbie de Catulle dans ses équipées nocturnes au quartier de Subure — le lupanar des prostituées — qu’affectionnait Messaline, quand, la nuit, elle avait dissimulé sa noire chevelure sous une perruque fauve qui la faisait ressembler à une lionne.

Mais revenons à notre Jeune captive ; quittons la fange, quittons le ruisseau, pour revenir à la source pure, à la fontaine de Cydalie. On connaît le beau chant dans le goût antique, qui était également celui de Mlle de Coigny, laquelle lisait Horace et Virgile en latin ; on connaît cette ode d’un rhythme alors inouï, où les plaintes que Chénier met dans la bouche de la jeune captive, de sa belle maîtresse, revêtent une pompe d’expressions, une richesse de comparaisons et d’images qui jettent un charme saisissant sur toute la pièce et en font un des monuments les plus accomplis de la poésie française :

L’épi naissant mûrit de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l’été,
     Boit les doux présents de l’aurore ;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui.
Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
     Je ne veux point mourir encore.

Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort :
Moi, je pleure et j’espère. Au noir souffle du nord
     Je plie et relève ma tête.
S’il est des jours amers, il en est de si doux !
Hélas ! quel miel jamais n’a laissé de dégoûts ?
     Quelle mer n’a point de tempête ?
………

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
     J’ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie, à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
     La coupe en mes mains encore pleine.
………

O mort ! tu peux attendre. Éloigne, éloigne-toi !
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
     Le pâle désespoir dévore.
Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les amours des baisers, les muses des concerts,
     Je ne veux point mourir encore.

Ayant recueilli et traduit de la sorte en vives images le poétique attachement à la vie de la jeune fille qu’il vient de faire parler, et dont il ne se donne que comme l’écho fidèle et ému, le poëte ajoute en son nom :

Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
     Ces vœux d’une jeune captive ;
Et, secouant le faix de mes jours languissants.
Aux douces lois des vers je pliais les accents
     De sa bouche aimable et naïve.

Ces chants, de ma prison témoins harmonieux.
Feront à quelque amant des loisirs studieux
     Chercher quelle fut cette belle :
La grâce décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
     Ceux qui les passeront près d’elle.

Mlle de Coigny n’était, en effet, nulle part nommée dans ce poème touchant. Comme . Dante taisait le nom de sa Béatrix dans la Vita Nuova, Chénier ne faisait que désigner la muse qui lui avait inspiré ce dernier chant, le chant du cygne :

Tacendo il nome di questa gentilissima

 ; mais il la peignit assez bien pour que la tradition s’en soit discrètement conservée et transmise jusqu’à nous.

La Jeune captive fut imprimée pour la première fois dans l'Almanach des Muses de l’an IV (1796), sur une copie communiquée par Mlle de Coigny elle-même à Népomucène Lemercier.

Le 7 thermidor an II (25 juillet 1794), André Chénier, qui n’avait pas encore trente-deux ans accomplis, montait sur l’échafaud, et, le 10 août, Mlle de Coigny était mise en liberté par la réaction thermidorienne ; c’était le jour qui avait été indiqué pour son supplice. Les œuvres du poëte, parmi lesquelles figurait la Jeune captive, ne devaient être recueillies et publiées que vingt-cinq ans plus tard (juillet 1819), et quelques mois après avoir eu la joie de voir consacrée par ce monument la gloire de son poëte, de son amant, la Jeune captive mourait elle-même, belle encore,

Nel mezzo del camin di nostra vita,

aussi jeune par l’esprit et par le cœur qu’au temps de Saint-Lazare.

Si l’on en croit Népomucène Lemercier, l’auteur d’Agamemnon, qui fut honoré de son amitié, et qui l’avait connue pour ainsi dire au sortir de Saint-Lazare, ses traits n’avaient rien perdu de leur suavité, de leur pureté première. Peu de jours avant sa mort, comme au temps de sa captivité avec Chénier,

La grâce décorait son front et ses discours.

Elle était rayonnante des grandes et poétiques sensations de la jeunesse, des riches expériences du voyage, et semblait loin encore d’avoir compté tous les ormeaux du chemin, loin surtout de la dernière saison.

« On a lu d’elle, ajoute Lemercier dans la notice nécrologique qu’il lui consacra, un roman anonyme, qui, sans remporter un succès d’ostentation, attacha, parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée. Elle a composé des mémoires sur nos temps, et une collection de portraits sur nos contemporains les plus distingués par leur rang et par leurs lumières, qui réussirent, étant vivement tracés et plus sincères encore. Nous l’avons perdue le 17 janvier 1820. Recueillons ce quelle nous a laissé, et pleurons-la, car son vif et rare esprit, tout brillant qu’il fût, séduisit bien moins que ne touchait la bouté de son cœur. »

Le roman de Mlle de Coigny, dont parle Lemercier, publié sous le voile de l’anonyme, fut écrit pour un choix d’amis qui eussent tenu aisément dans la maison de Socrate, si l’on en juge par le chiffre du tirage de ce roman. Alvar, c’en est le titre (Paris, imprimerie de Firmin Didot, 2 vol. in-12), ne fut tiré qu’à 25 exemplaires. L’ouvrage n’a pas d’ailleurs reçu de publicité proprement dite, n’ayant jamais été mis dans le commerce, et n’a pas même été déposé à la direction de la librairie. Lemercier en avait, on le sent, un exemplaire. Alvar est écrit avec beaucoup de simplicité, d’un style vif toutefois, ingénieux et. passionné.

La Jeune Captive n’est pas le seul poëme qui ait été inspiré par Mlle de Coigny à André Chénier, à ce fils d’une Grecque, à cet Athénien égaré dans Paris. Un autre, moins connu, écrit aussi à Saint-Lazare, nous met dans le secret, nous transporte sur le balcon où Roméo dut posséder sa Juliette ; ce poème commence par ce vers :

Blanche et douce colombe, aimable prisonnière…

Plus intime, il donne, sous une fine allégorie, quelques détails vagues sur cette mystérieuse, sombre et pourtant charmante histoire des amours d’André Chénier et de Mlle de Coigny. En voici le passage le plus remarquable :

Je t’ai vue aujourd’hui (que le ciel était beau !)
Te promener longtemps sur le bord du ruisseau.
Au hasard, en tous lieux, languissante, muette,
Tournant tes doux regards et tes pas et ta tête.
Caché dans le feuillage, et n’osant l’agiter.
D’un rameau sur un autre à peine osant sauter,
J’avais peur que le vent décelât mon asile.
Tout seul je gémissais, sur moi-même immobile,
De ne pouvoir aller, le ciel était si beau !
Promener avec toi sur le bord du ruisseau.
Car si j’avais osé, sortant de ma retraite,
Près de ta tête amie aller porter ma tête.
Avec toi murmurer et fouler sous mes pas
Le même pré foulé sous tes pieds délicats,
Mes ailes et ma voix auraient frémi de joie,
Et les noirs ennemis, les deux oiseaux de proie.
Ces gardiens envieux, qui te suivent toujours,
Auraient connu soudain que tu fais mes amours.
Tous les deux à l’instant, timide prisonnière.
T’auraient, dans ta prison, ravie à la lumière,
Et tu ne viendrais plus, quand le ciel sera beau,
Te promener encor sur le bord du ruisseau.

Voilà les notes préliminaires qui devaient être suivies de ce chant du cygne qui s’appelle la Jeune Captive, de ces strophes sublimes qui résonneront toujours aux oreilles de ceux qui aiment les vers pleins et sonores, où l’amour tressaille, où le sentiment déborde.

Heureuse celle qui a pu inspirer de tels vers ! Quand la démocratie régnera sans partage sur le vieux monde écroulé, quand les siècles auront passé, bien des noms aristocratiques encore fameux aujourd’hui seront oublies à jamais ; mais celui de Mlle de Coigny, de la Jeune Captive, traversant les temps sur les ailes de la poésie, sera présent à la mémoire de tous.