Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Conradin et Frédéric, tragédie en cinq actes et en vers, par Liadières

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 963-964).

Conradin et Frédéric, tragédie en cinq actes et en vers, par Liadières, fut représentée avec un grand succès à l’Odéon, le 23 avril 1820, puis traduite en plusieurs langues et même jouée au théâtre d’Amsterdam. Le sujet tient à l’histoire de France, et peut passer en quelque sorte pour la préface des Vêpres siciliennes. Pas plus que la tragédie inspirée à Casimir Delavigne par ce massacre, le sujet de Conradin et Frédéric n’était fait pour une scène française. Si, dans les Vêpres siciliennes, nous voyons des Français égorgés par milliers dans un pays conquis, dans la pièce de Liadières nous rougissons en présence du frère d’un roi de France immolant sur l’échafaud un enfant de race royale âgé de dix-sept ans, dont il a usurpé l’héritage, et son ami, Frédéric d’Autriche, un héros qui a sauvé l’État. Ce double supplice est une flétrissure pour Charles d’Anjou, prince français. L’auteur a été obligé de violenter l’histoire et de rejeter, avec Voltaire, l’odieux du crime du frère de Louis IX sur le pape Clément IV. Cette erreur est d’autant plus regrettable que la pièce est bien conduite, marche régulièrement et méthodiquement, que l’intérêt est vif et soutenu, le dialogue plein de mouvement et les vers corrects et élégants, quoique un peu froids et manquant parfois d’énergie et d’éclat ; Liadières s’est, en outre, privé d’un ressort attachant, la conformité d’âge entre ses deux héros, Frédéric et Conradin, amis d’enfance. Il a transformé Frédéric en un héros qui, seize ans auparavant, avait accompagné et sauvé saint Louis en Égypte. De cet anachronisme résultent de nombreuses contradictions ; Conradin n’a pu connaître autrefois Frédéric, la magnifique scène de leur reconnaissance porte à faux, ainsi que ses tristes pressentiments en retrouvant son ami. En renonçant à l’intérêt qui naissait de l’intimité de ces nouveaux Nisus et Euryale, l’auteur a dépoétisé l’histoire ; mais il a su reporter habilement l’intérêt sur un autre point. Nos lecteurs vont en juger.

Frédéric, qui passe pour mort ainsi que Conradin, a, sous le nom de Roger, accompagné à Naples Charles d’Anjou, dont il aime la fille Constance; mais ce prince ingrat, oubliant les services de ce héros, l’a fait jeter en prison. L’amour de Frédéric pour Constance forme le nœud de la pièce, dont l’intrigue va se compliquer par son attachement pour Conradin. L’auteur a imaginé de choisir l’opposition entre ces deux sentiments et leur lutte pour ressort principal. Un bruit étrange se répand : Conradin n’est pas mort et s’avance victorieux à marches forcées, pour reconquérir son trône sur l’usurpateur Charles d’Anjou. Effrayé, ce dernier met Frédéric en liberté et lui promet la main de sa fille pour récompense, s’il revient victorieux. Frédéric accepte avec joie, mais son exaltation s’apaise subitement pour faire place à la douleur, lorsqu’il connaît le nom de son adversaire. L’amour et l’amitié combattent dans son cœur ; soudain il apprend qu’abandonner la victoire à Conradin, c’est en même temps céder Constance à son rival Henri de Castille, l’allié de Conradin. La passion l’entraîne; il se précipite dans la mêlée, remporte la victoire et maudit son triomphe, Conradin est prisonnier, mais le spectateur conserve l’espoir de le voir échapper à la mort sous un déguisement de soldat. Honteux de sa victoire, Frédéric s’informe auprès des captifs du sort de Conradin, et les deux amis se reconnaissent dans une scène magnifique et qui étincelle de beautés de détail. Charles d’Anjou, mû par le même sentiment de curiosité, mais avec des dispositions bien différentes, vient à son tour interroger les prisonniers. Conradin manque de se trahir par la noble fierté de ses réponses, et l’intervention de Frédéric lui sauve seule la vie. Au moment où les deux amis vont mettre à exécution un projet de fuite bien concerté, Charles d’Anjou, qui a découvert la vérité, propose à Conradin de renoncer à ses droits. Le jeune prince refuse avec indignation ; le tyran met alors le salut de Frédéric au prix de l’abdication de Conradin. C’en est fait, ce dernier va signer, lorsqu’un bruit frappe ses oreilles : le peuple, soulevé par son ami, assiège le palais.

Qu’on me mène à la mort !

s’écrie le héros, mot que rend sublime le vers suivant :

Je lègue à Frédéric le sceptre de Sicile.

Générosité inutile ! Tandis qu’on immole Conradin, Frédéric, frappé à mort dans la lutte, vient expirer sur le théâtre, en prédisant, au moment de la mort et dans une inspiration prophétique, le massacre des Vêpres siciliennes.

Même dans ce dernier acte, le plus beau de la pièce, Frédéric joue partout le premier rôle au détriment de Conradin, dont l’héroïsme purement passif se borne à périr noblement, et qui passe inaperçu à travers les deux premiers actes, remplis par les amours de Frédéric et de Constance. La cruauté de Charles d’Anjou est inexcusable, puisque la clémence serait pour lui sans danger après la victoire. Ce prince semble jeté dans le moule banal des tyrans. L’auteur le comprit, et, pour relever son caractère et réveiller l’intérêt qui faiblissait dans les deux premiers actes, il remania sa pièce dès la seconde représentation. Il transforma Charles d’Anjou en un homme politique, luttant avec une égale énergie contre l’autorité temporelle de Conradin et la puissance spirituelle de Clément IV. Sous ce nouvel aspect, le roi est plus tragique et moins odieux. Le caractère de sa fille n’est pas heureux : elle se montre trop virile, excepté dans la scène pathétique où elle implore la grâce de Conradin.

Ce tableau assez exact des mœurs du xiiie siècle est tracé avec naturel, clarté et correction ; mais le coloris manque d’éclat et de poésie. Les expressions heureuses sont rares, et on rencontre trop peu de ces images frappantes qui rendent la pensée saisissante, et l’immortalisent en la gravant dans la mémoire. Le succès de la pièce est dû à la grandeur des événements, au mouvement du dialogue et à la beauté de plusieurs scènes vraiment tragiques et bien réussies, car à peine peut-on citer quelques vers énergiques.