Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/GROS (Antoine-Jean, baron), peintre d’histoire, le plus illustre des élèves de David

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 4p. 1549).

GROS (Antoine-Jean, baron), peintre d’histoire, le plus illustre des élèves de David, membre de l’Institut (1816), né à Paris en 1771, mort par suicide le 25 juin 1835. À l’âge de quatorze ans, il entra dans l’atelier de David, obtint la première médaille au concours de l’Académie des beaux-arts, et quitta Paris, en 1794, dans l’intention d’aller se perfectionner à Rome ; mais, entièrement privé de ressources, il dut s’arrêter dans différentes villes pour y faire des portraits et trouver ainsi les moyens de continuer sa route. Arrivé à Gênes en 1796, et atteint par la réquisition, il fut incorporé dans un régiment et devint bientôt officier d’état-major. L’épée ne lui fit point oublier ses pinceaux. Joséphine, en passant à Gênes, ayant eu l’occasion d’admirer plusieurs portraits de l’officier artiste, l’emmena avec elle à Milan pour peindre celui de Bonaparte. C’est là qu’il fit la belle esquisse représentant le général en chef de l’armée d’Italie s’avançant sur le pont d’Arcole un drapeau à la main. Gros fut, en récompense, adjoint à la commission chargée de recueillir, dans les villes conquises, les objets d’art destinés au musée du Louvre, puis nommé inspecteur aux revues. Les revers de notre armée d’Italie, dans la campagne de 1799, en le ramenant en France, le rendirent tout entier à la pratique de son art. La Peste de Jaffa est le premier tableau d’histoire qu’il ait peint. Exposé au Salon de 1804, il excita un enthousiasme général. Il passe pour le chef-d’œuvre de Gros ; lui-même aimait à le rappeler comme la plus belle inspiration de sa jeunesse. Presque en même temps parut le Combat de Nazareth, toile qui devait avoir 15 mètres de largeur, et pour l’exécution de laquelle le ministre Chaptal avait mis à la disposition de l’artiste l’ancien Jeu de paume de Versailles. Ce n’était point Napoléon, mais Junot, un de ses lieutenants, qui était le héros de cette bataille ; par une jalousie mesquine, couverte du vain prétexte d’économie, Napoléon fît réduire de moitié les dimensions du tableau. À la suite de l’exposition de 1806, où fut exposée la Bataille d'Aboukir, les rivaux de Gros en ce genre durent s’avouer vaincus. Vinrent ensuite la Bataille d’Eylau (1803), la Prise de Madrid et les batailles des Pyramides et de Wagram (1810). Vers 1812, Gros fut chargé par l’empereur de peindre dans la coupole du Panthéon, sur de grandes dimensions, les figures de Clovis, de Charlemagne, de saint Louis et celle de Napoléon lui-même. Le retour de la dynastie des Bourbons, que l’on oubliait dans ce plan, dut le modifier. L’artiste reçut l’ordre de substituer à l’image de Napoléon celle de Louis XVIII. Ce n’est qu’en 1825 que ces peintures admirables furent entièrement achevées. Elles valurent à Gros 100,000 francs et le titre de baron. On y retrouve toutes les qualités de son talent : conception grandiose, dessin remarquablement pur, noblesse d’expression, touche magistrale, coloris éclatant, varié, bien fondu, inimitable. Gros a donné tout ce que pouvait produire en perfection l’école de David. Ses dernières œuvres annoncent la vieillesse. L’apparition de l’école romantique le jeta dans un grand trouble. Déjà, en 1822, son tableau de Saül lui avait attiré de vives critiques de la part des novateurs. « Laissez-les faire, lui écrivait alors David : vos ouvrages resteront, et leurs critiques feront un jour pitié. » Mais, aux Salons de 1831 et de 1833, il se vit comme accablé sous les coups répétés du feuilleton. Il essaya de se relever, en 1835, par le tableau d’Hercule et Diomède : même déchaînement. Alors, s’avouant pour ainsi dire vaincu, il ferma son atelier en s’écriant avec amertume : « Je ne connais pas de plus grand malheur que celui de se survivre. » Peu de temps après, on le trouvait noyé dans la Seine, près de Meudon.

Gros se faisait payer chèrement ; il était fort riche et très-avare. On raconte que, lors de l’inauguration de la coupole du Panthéon, il avait demandé sérieusement d’être autorisé à percevoir 50 centimes par chaque personne qui viendrait la voir. Il faut lui rendre cette justice, pourtant, qu’il n’abandonna jamais son maître David, et qu’il usa, vainement il est vrai, de tout son crédit à la cour de Louis XVIII et de Charles X pour le faire rappeler de l’exil. À ceux de ses tableaux déjà cités nous ajouterons les suivants : Sapho à Leucade (1801) ; l’Entrevue de Napoléon et de l’empereur d’Autriche en Moravie (1812) ; François Ier et Charles-Quint visitant l’église de Saint-Denis (1812) j la Duchesse d’Angoulême s’embarquant à Pauillac (1819) ; Charles X au camp de Reims (1827). Il a peint aussi un grand nombre de portraits, parmi lesquels on remarque surtout ceux du général Lasalle, de l’impératrice Joséphine, de Louis XVIII, de Charles X et de Chaptal. Les plafonds du musée égyptien et la salle d’introduction du musée des tableaux lui doivent leur décoration.

Nous terminerons cette notice en reproduisant un des meilleurs jugements qui aient été portés sur le talent et l’œuvre de Gros ; c’est celui de M. Ernest Chesneau : « Gros n’est pas un homme de génie ; il a les instincts du génie, mais il n’a pas la puissance de cerveau qui domine, ordonne, centralise et gouverne ces instincts. De Nazareth à Eylau, il s’abandonne, sans les combattre ni les diriger, à ses forces naturelles et à ses forces sensibles. Après Eylau, passé maître, infiniment supérieur à toute son école, sa mollesse reprend l’avantage ; n’étant plus stimulé par la chaleur de la position à enlever, sa fougue s’abat tout d’un coup ; ce n’est plus son sang qui travaille, c’est son esprit, esprit limité, incapable de renouvellement... Gros eut bien plus le goût de la peinture qu’il ne fut réellement peintre. L’exécution l’ennuyait ; la rapidité réglementée de son pinceau le prouve surabondamment. Il a fait un assez grand nombre de tableaux, et, volontiers, il n’en aurait fait qu’un seul, toujours le même, tant il se complaisait dans la satisfaction d’une œuvre réussie. Nature sans consistance, inconsciemment puissante, il ne demandait qu’à s’abdiquer. Ayant en lui des forces qui pouvaient le mener à la plus extrême postérité, il les dépensa, les épuisa à solliciter les faveurs du présent. C’est ce qui lui fit interrompre la grande veine des batailles. Il n’eut en réalité que la vision de la guerre, il n’en eut pas l’intelligence. Il peignit la guerre en rêvant mythologie. Et, parce qu’il n’avait pas conscience de ce qu’il faisait, il cessa de peindre les sujets militaires, au moment où, transfigurés par la passion populaire, par la légende prématurément formée, ils devenaient matière à poésie ; au moment où les esprits industrieux, non les génies de premier ordre, — Béranger, Charlet, inventaient Vieux Caporal et Grognard. Nous ne saurions donc plus nous étonner que Gros, l’une des belles figures de notre école française, ne soit réellement pas un maître. Il lui reste un très-grand titre de gloire : il a le premier introduit l’émotion idéale dans la vie moderne, la puissance d’émotion dans la puissance de vie. »

On peut consulter sur cet éminent artiste : Delestre, Gros et ses ouvrages (Paris, 1845) ; les Notes de M. Rouget ; Eugène Delacroix, art. de la Revue des Deux-Mondes (1er septembre 1848) ; le Journal des arts (1848,1850).