Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/KLÉBER (Jean-Baptiste), général français

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Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 3p. 1223).

KLÉBER (Jean-Baptiste), général français, né à Strasbourg en 1754, assassiné au Caire le 14 juin 1800. Il était fils d’un maçon, et fut élevé par les soins d’un curé de village, son parent. Destiné à la profession d’architecte, il étudia deux ans à Paris dans l’atelier de Chalgrin, mais revint dans sa ville natale à dix-huit ans. Deux étrangers, dont il prit la défense dans un café, sans les connaître, et qui se trouvèrent être deux nobles allemands, le firent entrer à l’École militaire de Munich. Kléber avait déjà alors les qualités physiques qui devaient lui rendre, plus tard, les plus grands services dans les hauts commandements qu’il était appelé à exercer ; haute stature, tournure fière et martiale, regard expressif, son de voix habituellement affectueux, caressant, et, tout à coup, au besoin, bref, impératif, irrésistible. Cependant l’avancement du jeune Kléber ne fut pas rapide ; entré dans un régiment autrichien avec le grade de sous-lieutenant (1776), il se distingua sans profit pour lui dans une expédition contre les Turcs, les grades, dans l’armée d’Autriche, étant exclusivement réservés à la noblesse. Un pareil régime de faveur aveugle ne pouvait convenir à Kléber, dont l’âme franche et généreuse, mais hautaine et fière, quelquefois à l’excès, sentit toujours avec une extrême vivacité les injustices faites à son mérite. Il quitta brusquement l’armée (1783), revint à Strasbourg, et, résolu à reprendre sa carrière d’architecte, sollicita et obtint la place d’inspecteur des bâtiments de la ville de Belfort.

Un incident, analogue à celui qui lui avait ouvert les portes de l’École de Munich, le fit rentrer dans la carrière militaire. Une émeute suscitée par l’insolence des soldats royaux ayant eu lieu à Belfort, Kléber, emporté par sa nature généreuse, prit parti pour les officiers municipaux de la ville, et contribua à repousser le régiment. Ce fut un gage à la Révolution, donné peut-être sans idée politique bien arrêtée. Mais Kléber vit alors sa véritable voie ouverte devant lui, et il n’en sortit plus. En 1792, il s’engagea dans le 4e bataillon du Haut-Rhin, fut dirigé sur Brisach, où on lui conféra le grade d’adjudant-major, et alla prendre part à la défense de Mayence. Quelques sorties heureuses qu’il conduisit le firent élever au grade d’adjudant général. Après la reddition de la place, que Custine avait abandonnée dans des conditions qui rendaient la défense impossible, Kléber vint à Paris et fut appelé devant le tribunal révolutionnaire. Il eut le singulier courage de prendre la défense de son général en chef, défense non moins difficile que celle de la place elle-même ; faut-il attribuer cette tentative bizarre à l’habitude de la subordination ? En tout cas, l’indépendance des témoins était probablement plus grande, devant le terrible tribunal, qu’on ne l’a dit quelquefois, car Kléber fut aussitôt après nommé général de brigade et envoyé en Vendée.

À l’affaire de Torfou (19 septembre 1793), où il n’avait que 4,000 hommes à opposer à 20,000 Vendéens, il commande à un jeune officier, le capitaine Schwardin, de se porter à un défilé pour y arrêter un instant l’ennemi : « Tu te feras tuer, lui dit-il, mais tu sauveras tes camarades. — Oui, mon général. » Le capitaine périt à son poste avec la compagnie qu’il commandait, et l’armée fut sauvée. Pour imposer un pareil héroïsme, il faut être capable d’en donner l’exemple. Quelques revers qui ne pouvaient être imputés à Kléber amenèrent sa disgrâce. L’héroïque Marceau, que Kléber avait appris à connaître et à aimer, fut nommé général en chef de l’expédition, et Kléber témoigna quelque dépit de se voir commandé par son jeune ami, qu’il avait, d’ailleurs, plusieurs fois offensé par la roideur de son caractère. Mais Marceau, avec une sagesse qui n’avait d’égale que sa grandeur d’âme, abandonna à Kléber le commandant effectif, et servit, en réalité, sous ses ordres. Kléber battit les Vendéens au Mans, poussa leurs débris entre la Loire et la Vilaine et s’apprêta à les écraser. Les commissaires de la Convention voulaient qu’on les attaquât sans attendre le jour. « Non, dit Kléber ; il est bon de voir clair dans une affaire sérieuse. » Le lendemain eut lieu la bataille de Savenay, véritable massacre de chouans. Les Nantais offrirent à Kléber une couronne de laurier, qu’il suspendit aux drapeaux de l’armée.

Exilé pendant quelques mois à Châteaubriant pour des actes de clémence jugés intempestifs, il fut envoyé, avec le grade de général de division, à l’armée du Nord. Il se couvrit de gloire dans les champs de Fleurus, où il commandait l’aile droite, prit Mons et Louvain, et enleva Maëstricht après quarante-huit heures de bombardement. Il commanda ensuite l’aile gauche de l’armée de Jourdan, et dirigea avec une égale habileté le passage du Rhin devant Dusseldorf, et la retraite qu’on dut effectuer ensuite devant des forces supérieures. Ce fut la fin de la campagne. L’année suivante (1796), il battit le prince de Wurtemberg à Altenkirchen, puis le prince Charles, qui commandait des forces triples des siennes. Chargé par intérim du commandement en chef, il fut subitement rappelé au moment où il allait entrer dans Francfort (1797). La nomination de Hoche, qu’il jalousait, au commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse {{|Nom du modèle}}mit le comble au mécontentement de Kléber. Il demanda sa retraite et s’enferma dans une maison de campagne à Chaillot.

Bonaparte, chargé de l’expédition d’Égypte, voulut être accompagné par Kléber. À peine débarqué, celui-ci marcha sur Alexandrie, et reçut une blessure à la tête en escaladant les murs de cette ville. Dans l’expédition de Syrie, où il formait l’avant-garde, il s’empara de Gaza et de Jaffa, et remporta la brillante victoire du Mont-Thabor. Il eut aussi une part glorieuse au succès de la bataille d’Aboukir.

Cependant Bonaparte, prévoyant peut-être une issue fatale à l’expédition qu’il commandait, poussé en tout cas par cette fatale ambition qui le rendait capable de tous les crimes, se résolut à abandonner le poste qui lui avait été confié, et vint à Paris tramer la perte de ce trop faible gouvernement, qui avait eu le tort d’épargner en lui le général rebelle. Bonaparte, en fuyant d’Égypte, laissa le commandement en chef aux mains de Kléber. Celui-ci, qui connaissait trop Bonaparte pour l’aimer, et qui le craignait trop peu pour en être aimé, vit dans cet héritage moins une marque de confiance qu’un dessein formé de le perdre. Notre situation en Égypte paraissait, en effet, désespérée. Notre armée, réduite par les maladies, découragée, dépourvue de tout, allait se voir en présence d’une armée de 80,000 hommes conduite par le grand vizir Joussouf. L’Égypte commençait à se soulever contre nous. Kléber crut la lutte impossible et résolut de négocier. Le 24 février 1800, il conclut, à El-Arich, par l’intermédiaire du commodore Sidney-Smith, une convention par laquelle tous les nôtres devaient être transportés en France avec armes et bagages. Déjà plusieurs points importants avaient été livrés aux Turcs, et l’on se disposait à évacuer le Caire, lorsque arriva une lettre de l’amiral Keith, annonçant que le gouvernement anglais exigeait que les Français se rendissent comme prisonniers de guerre. Kléber, pour toute réponse, fait publier cette lettre dans l’armée, en y ajoutant ces seuls mots : « Soldats ! on ne répond à tant d’insolence que par des victoires ; préparez-vous à combattre ! » La réponse, il la donna dans la plaine d’Héliopolis, où, avec 8,000 hommes, il écrasa les 30,000 du grand vizir. Mais une révolte a éclaté au Caire. Kléber rentre de nouveau dans cette ville, étouffe la sédition, et recommence, pour ainsi dire, la conquête du pays. Il s’occupait activement de l’organiser, lorsqu’il tomba sous le poignard d’un fanatique nommé Soleyman. Sa mort plongea l’armée dans le deuil et la stupeur. On lui rendit de grands honneurs, en Égypte et en France. Ses restes, transportés à Marseille, au château d’If, en furent tirés en 1818 seulement, par ordre de Louis XVIII, et déposés dans un caveau sur la place d’armes de Strasbourg, où on lui a élevé, en 1840, une statue en bronze, due au ciseau de Ph. Grass.

Kléber fut incontestablement un habile et vaillant général. On ne saurait mettre en doute ni sa bravoure, ni son talent, ni sa grandeur d’âme, ni sa parfaite honnêteté. Que manque-t-il donc à sa gloire ? Pourquoi, par exemple, hésite-t-on à mettre son nom à côté de celui de Hoche, son illustre rival ? Nous ne pensons pas que cette infériorité soit due à la jalousie un peu mesquine qui était au fond de ce grand caractère ; mais il manquait de ce feu sacré, de ce patriotisme exalté, disons le mot, de ce républicanisme ardent qui inspira toutes les actions et remplit toute la vie de Hoche. Kléber se battit pour la gloire, pour le pays, si l’on veut, mais jamais pour un principe. C’est ce qui a fait le vide de sa carrière, et ce qui lui a valu cette insulte, d’ailleurs imméritée, des honneurs qu’un monarque du droit divin crut devoir accorder à sa cendre. La dépouille des grands républicains est à l’abri de ce dernier outrage.