Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mémoires de la cour de France, par Mme de La Fayette

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 1p. 3-4).

petites choses comme aux grandes. Voici quelques traits sur Racine, qui donneront une idée de sa manière : « Mme de Maintenon, dit-elle, pour divertir les filles de Saint-Cyr, fit faire une comédie par Racine, le meilleur poète du temps, que l’on a tiré de sa poésie, où il était inimitable, pour en faire, à son malheur et à celui de tous ceux qui ont le goût du théâtre, un historien très-imitable. Elle ordonna au poète de faire une comédie, mais de choisir un sujet pieux ; car à l’heure qu’il est, hors de la piété point de salut à la cour, aussi bien que dans l’autre monde. Racine choisit l’histoire d’Esther et d’Assuérus et fit des paroles pour la musique. Comme il est aussi bon acteur qu’auteur, il instruisit les petites filles ; la musiqué était bonne ; on fit un joli théâtre et des changements. Tout cela composa un petit divertissement fort agréable pour les petites filles de Mme de Maintenon ; mais comme le prix des choses dépend ordinairement des personnes qui les font ou qui les font faire, la place qu’occupe Mme de Maintenon fit dire à tous les gens qu’elle y mena, que jamais il n’y avait rien eu de plus charmant ; que la comédie était supérieure à tout ce qui s’était jamais fait en ce genre-là, et que les actrices, même celles qui étaient transformées en acteurs, jetaient de la poudre aux yeux de la Champmeslé, de la Raisin, de Baron et de Montfleury. »

— Voici l’opinion de Sainte-Beuve sur le livre de Mme de La Fayette : « Ces Mémoires se font remarquer par la suite, la précision et le dégagé du récit : aucune divagation, presque aucune réflexion ; un narré vif, expressif, attentif ; une intelligence continuelle. L’auteur d’un tel écrit était certes un esprit capable d’affaires positives. »


Mémoires d’outre-tombe, par Chateaubriand (Paris, 1849-1850, 12 vol. in-8o) L’illustre écrivain commença à écrire ses mémoires en 1811 et les termina sous le régime de Louis-Philippe. Pressé par le besoin d’argent, il les vendit à une société commerciale, moyennant 250, 000 francs et une rente annuelle de 12, 000 francs, sous la condition qu’ils ne paraîtraient qu’après sa mort. Cette opération fut loin d’être avantageuse pour les actionnaires qui, aussitôt après la mort de Chateaubriand, s’empressèrent de vendre la reproduction des mémoires au journal la Presse. Ce fut sous forme de feuilletons que le public commença à lire cet ouvrage, admiré jusque-là sur parole et dont on avait dit merveille. L’effet qu’il produisit ne fut point celui qu’on en attendait. Le moment, du reste, était fort mal choisi, car il paraissait en un temps de crise politique qui préoccupait vivement tous les esprits. « De là un double résultat également fâcheux pour les Mémoires d’outre-tombe, dit M. de Loménie. D’un côté, le déchaînement de tous ceux que Chateaubriand blessait dans leurs affections politiques, dans leurs sentiments de famille ou dans leurs prétentions personnelles, soit par des jugements hostiles, soit par un silence qui semblait injurieux à la vanité de plusieurs ; et, d’un autre côté, chez la masse des lecteurs, trop de préoccupations étrangères pour ne pas accepter avec une facilité indifférente les récriminations intéressées et les arrêts sévères des critiques. » Les attaques dirigées contre les mémoires de Chateaubriand furent très-vives, en effet ; mais, pour la plupart, ces critiques étaïent très-justifiées. « Je lis les Mémoires d’outre-tombe, écrivait George Sand, et je m’impatiente de tant de grandes poses et de draperies… L’âme y manque, et moi, qui ai tant aimé l’auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l’homme… On ne sait pas s’il a jamais aimé quelque chose ou quelqu’un, tant son âme se fait vide avec affectation… Et pourtant, malgré l’affectation générale du style, qui répond à celle du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré l’abus du néologisme, malgré tout ce qui me déplaît dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle. »

Ce qui frappe particulièrement dans le caractère de Chateaubriand, c’est l’égoïsme et l’orgueil. La pensée dominante de toute sa vie a été de paraître sous un beau jour devant la postérité ; il a toujours courtisé l’avenir aux dépens du présent, et cependant il doutait de cet avenir pour ses œuvres et se défiait de son génie. C’est cette constante préoccupation qui explique la façon dont ses mémoires sont conçus et rédigés. On espérait qu’à l’heure où les passions sont apaisées, les illusions dissipées, il se serait appliqué à redresser ses erreurs, à réparer les injustices de l’opinion dont il avait été complice, afin de léguer à son pays sa tardive sagesse ; aussi éprouve-t-on, comme dit M. Charles Benoît, quelque mécompte en voyant que Chateaubriand, lorsqu’il repasse ainsi sur toutes les traces de sa vie, en retrouve tous les enchantements sans doute, mais en reprend également toutes les passions. Au lieu de donner en quelque sorte une nouvelle édition augmentée, mais non corrigée, de René, de l’Itinéraire et du Congrès de Vérone, édition gâtée par l’addition d’un scepticisme amer, d’une vanité sans bornes et d’une violence qui s’oublie parfois jusqu’à la grossièreté, mieux eût valu que le vieil athlète se reposât sur ses lauriers. Ses mémoires affectent le plus souvent l’allure du pamphlet.

L’auteur semble prendre plaisir à médire de tout le monde. Il pose aux yeux de la postérité et se diminue par les efforts mêmes qu’il fait pour se grandir. « Moi, s’écrie-t-il, je n’ai jamais cru au temps où je vivais ; moi, j’ai été sans foi dans les rois, comme sans convictions à l’égard des peuples ; moi, je ne me suis soucié de rien, excepté de mes songes, à condition encore qu’ils ne durassent qu’une nuit. » Et plus loin : « En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure ; je suis républicain par inclination, bourbonien par devoir et monarchiste par raison. » Ce dédaigneux scepticisme n’est qu’un habile moyen d’expliquer les fréquentes contradictions qu’on remarque dans ses actions, ses paroles et même ses écrits, et que ne réussit pas toujours à lui faire éviter le point d’honneur, ce constant mobile de ses déterminations. En prenant la gloire pour le pivot autour duquel gravitent toutes ses actions, et lui-même pour le centre de tous les événements de son siècle, il croit établir artificiellement l’harmonie de sa carrière. Dans ces souvenirs d’un vieillard morne et qui se regrette naïvement lui-même, on retrouve toujours René. « C’est, dit M. Charles Benoît, partout et toujours René, tel qu’il vous est apparu au début, avec sa nature ardente, indomptable, sauvage même, dont jamais ni la fréquentation des hommes, ni la fortune, ni les revers de la vie n’ont pu tempérer entièrement la sève originale. Le voilà avec sa mobilité maladive, âpre au désir, facile au dégoût, prompt à se lasser du réel, à épuiser le néant de toutes choses ; puis soudain, quand on le croit abattu, sur les ailes d’une imagination radieuse reprenant son essor vers les rêves magnifiques ou se rejetant avec passion vers lès choses de la vie. » Ce qu’il aime, c’est la lutte ; il entre, comme René, avec ravissement dans le mois des tempêtes ; c’est’l’homme des crises : on sent que chez lui le poëte domine toujours et finit souvent par absorber l’homme.

La vanité constante et amère qui s’étale dans ces Mémoires avec si peu d’indulgence pour les autres et tant d’aigreur pour les gloires contemporaines, a fait oublier le talent de l’écrivain, bien que, selon la remarque de Sainte-Beuve, « au milieu des veines de mauvais goût et des abus de toute sorte, comme il s’en trouve d’ailleurs dans presque tous les écrits de M. de Chateaubriand, on y sente à bien des pages le trait du maître, la griffe du vieux lion, des élévations soudaines k côté de bizarres puérilités, et des passages d’une grâce, d’une suavité magique, où se reconnaissent la touche et l’accent de l’enchanteur. »

La première partie des Mémoires, celle qui offre la peinture des jours d’enfance et d’adolescence, est pleine de charme ; on y reconnaît une plume plus légère et plus pure, malgré la bigarrure d’un remaniement postérieur. À partir de 1837, les coups de pinceau deviennent plus lourds, plus heurtés, plus brisés. L’auteur cesse d’être juste ; il dit trop des uns, trop peu des autres. Il a d’ailleurs si bien compris ses torts, qu’il écrivait lui-même : « Si j’étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit, ou j’en retarderais l’apparition’de cinquante années. »

Chateaubriand maltraite également et juge souvent avec un étonnant esprit de dénigrement, non-seulement les hommes politiques, mais encore les écrivains. À ses yeux, Bernardin de Saint-Pierre manque d’élévation d’âme ; Rousseau, Chamfort ne sont que des écrivailleurs ; Byron est accusé d’avoir copié l’auteur des Mémoires, Mme de Staël de n’avoir pas fait son éloge à une époque où il était encore inconnu. Puis, par des retours soudains et contradictoires, il porte aux nues, quelques pages plus loin, ceux qu’il vient de traîner dans la fange ; aussi, fait-il l’effet d’un acteur en scène plutôt que d’un homme convaincu.

Sa vanité est d’une puérilité incroyable. « Qu’aurait été le siècle sans mes écrits ? » demande l’auteur, qui n’hésite pas à écrire : « Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi. » Lorsqu’il veut être gai, son rire crie ; il rappelle la gaieté du fossoyeur d’Hamlet. « Entre les divers portraits ou statues qu’il a essayé de donner de lui, dit Sainte-Beuve, M. de Chateaubriand n’a réussi qu’à produire une seule œuvre parfaite, un idéal de lui-même où les qualités avec les défauts nous apparaissent arrêtés à temps et fixés dans une attitude immortelle, c’est René. » Quant au Chateaubriand des Mémoires, vieillard sceptique, morose et quinteux, c’est un portrait de fantaisie, une œuvre d’imagination dans laquelle le seul trait exact est l’abus des contradictions. Le style est aussi inégal que l’homme ; à côté de pages simples, dignes, correctes et chaleureuses, se rencontrent des tirades affectées, bizarres, froides et fatigantes. En résumé, non-seulement cet ouvrage n’a rien ajouté à la réputation de l’auteur, mais encore il a contribué à la diminuer en donnant le signal de la réaction contre l’admiration de convention dont on l’entourait comme d’une auréole.


Mémoires d’un bourgeois de Paris, par le docteur Louis Véron (Paris, 1854, 6 vol. in-8o). Cet ouvrage, dans lequel l’auteur raconte d’une façon, sinon littéraire, du moins assez souvent piquante, les événements si divers qu’il a vus et dans lesquels il a joué un rôle, eut à son apparition un grand succès de curiosité. Successivement médecin, exploiteur de la pâte Regnault, journaliste, directeur de l’Opéra, administrateur, puis propriétaire du Constitutionnel, député, romancier et Mécène littéraire, le docteur Véron, admirateur de Louis-Philippe, et non moins grand admirateur de l’auteur du coup d’État du 2 décembre, devenu possesseur d’une grande fortune, agréablement gagnée, restera comme un des types de la bourgeoisie de 1830, de ce grand parti des « ventrus, » des conservateurs satisfaits et égoïstes, qui ont exercé une influence si démoralisante sur l’esprit public de notre époque.

Ce bourgeois vaniteux, charmé de lui-même, éprouva le besoin de parler de lui-même, de juger les hommes et les choses de son temps, et écrivit ses mémoires. Il commence par l’Empire, et, après avoir peint l’état de la société à une époque où il ne pouvait la connaître, il passe successivement en revue la Restauration, le gouvernement de 1830, la République et le second Empire ; politique, sciences, arts, rien n’échappe à sa plume trop féconde. Ainsi il consacre des chapitres à la biographie de certains ministres, pour répéter ce qui a été bien mieux dit avant lui, et sans y ajouter un détail nouveau, une anecdote inédite. Comme directeur du Constitutionnel, par ses relations avec le président Louis Bonaparte, dont il soutint ardemment la politique rétrograde, le docteur Véron joua dans les affaires publiques un certain rôle, qu’il a singulièrement exagéré, car il croit naïvement qu’il a beaucoup influé sur les destinées de sa patrie. La partie la plus curieuse de ses mémoires, en ce qui touche la politique, est celle qui a trait au coup d’État du 2 décembre et aux hommes qui y ont pris part. On y trouve des détails piquants, notamment sur MM. de Morny et Maupas. Le côté intéressant à étudier dans le docteur Véron, ce n’est pas le politique, c’est le gastronome et le directeur de l’Opéra. Là, il est véritablement dans son élément, car c’est l’épicurien qui domine en lui. Toutefois, à ce point de vue même, ses mémoires n’ont point répondu à l’attente du public. Sur les cafés à la mode, les restaurants en vogue, le rôle diplomatique du corps de ballet, que de choses intéressantes il eût pu nous apprendre ! Aussi est-on tout étonné de ne trouver là-dessus que quelques détails insignifiants et des anecdotes en fort petit nombre. Le chapitre sur l’Opéra renferme plutôt le compte rendu d’un administrateur que les souvenirs d’un homme d’esprit.

Les portraits abondent dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris ; Véron ne pouvait oublier le sien.

« Quant à moi, dit-il, je ne suis pas né solliciteur, et j’ai parcouru les diverses situations où le sort m’a jeté, plutôt en curieux qu’en ambitieux. D’un extérieur peu sympathique, d’un embonpoint peu élégant, à ce point que le président de la République me dit un jour, en me recevant à dîner : « Comme vous êtes gros, monsieur Véron ! » (Cette familiarité d’un prince flatta singulièrement ma vanité bourgeoise}. Avec un extérieur qui ne plaide pas en ma faveur, avec un caractère trop peu diplomatique, avec un sentiment de ma dignité personnelle peut-être exagéré, je n’usai jamais les tapis des antichambres du pouvoir. » Comme on le voit, le docteur se décerne en forme un brevet d’indépendance et de philosophie. Dans sa galerie de portraits, il n’a point oublié sa fameuse Sophie, sa cuisinière, qui a tenu une place si importante dans les événements de sa vie. Les dîners du docteur ont eu une certaine réputation ; il connaissait bien ses contemporains et les prenait par leur faible. Bien des gens qui ne seraient pas venus chez le directeur de l’Opéra s’asseyaient sans façon à la table du gastronome. Aussi, sous ce rapport-là, et sans le vouloir peut-être, l’auteur des Mémoires d’un bourgeois de Paris peint très-bien la période de 1830, qui fut celle de sa gloire et de sa fortune. Sophie était l’âme, la cheville ouvrière de toutes ces réunions ; non-seulement elle lès animait par ses talents culinaires, mais aussi, si l’on en croit le docteur, par son esprit et ses reparties.

« Pendant ma direction de l’Opéra et du Constitutionnel, dit-il, cette même Sophie, que m’avait donnée Fanny Elssler, causait familièrement, librement avec des gens de lettres, avec des hommes politiques, des députés ou des ministres, qui l’encourageaient par leur bienveillance. Elle prit ainsi l’habitude de donner, sans qu’on l’interrogeât, son avis sur les affaires publiques. » La vanité bourgeoise qui éclate dans ces quelques lignes donne une idée de celle qui règne dans tout l’ouvrage, et contribue à donner au récit quelque chose de comique,’qu’il n’aurait pas sans cela. Quand on ne peut sourire de ce que raconte l’auteur, on le fait de la manière dont il le raconte et de la naïveté avec laquelle il étale son importance. Il est inutile de dire que ces dîners étaient pour le docteur diplomate, comme pour les ministres ses contemporains, un moyen bien plus qu’un but ; ce n’était pas pour le seul plaisir de faire admirer le talent de Sophie qu’il réunissait tant de convives autour de sa table, mais bien parce qu’il avait plus ou moins besoin d’eux. En résumé, ces mémoires n’offrent qu’un médiocre intérêt, et on en trouve la raison dans ces quelques lignes qui les terminent : « Quelques-uns s’étaient d’abord imaginé que je demanderais le succès de ces mémoires à des indiscrétions sans mesure et à l’attrait du scandale ; ce n’eût été ni respecter le public ni me respecter moi-même. Vous ne nous dites pas tout ce que vous savez, me reproche-t-on quelquefois ; cela est vrai, mais si ces mémoires obtiennent quelque approbation des honnêtes gens, ce sera peut-être moins pour ce qu’on y trouve que pour ce qu’on n’y trouve pas. Dans ces mémoires, j’ai tenu surtout à rappeler les folies politiques de notre temps. »


Mémoires et correspondance du prince Eugène, publiés et annotés par A. Du Casse (Paris, 1858-1860, 10 vol.). Cet ouvrage est divisé en un certain nombre de livres, précédés tous d’un sommaire relatif aux événements qu’ils embrassent. Une narration nette et concise des faits, écrite sans préoccupation aucune quant à la conformité du récit avec ce qu’on dit ou ce qu’on pense généralement, se place en tête des lettres de Napoléon et du prince Eugène relatives à ces faits et à ces événements. Ce système ingénieux équivaut à faire écrire l’histoire par ceux qui l’ont faite, en les mettant dans l’impossibilité absolue de la dénaturer. Une telle méthode est certes plus sage, plus impartiale et plus précise que celle de ces écrivains qui convertissent l’histoire en thèse, qui la traitent avec une intention préconçue, avec le désir fermement arrêté d’assigner à un homme et à un événement une physionomie et une signification qu’on invente pour les besoins de la cause. L’ouvrage publié par M. Du Casse est précédé d’une biographie dictée par le prince Eugène, à laquelle on a peut-être donné à tort le titre de Mémoires ; ce titre annonce, en effet, des souvenirs, des confidences, des portraits, des jugements qu’on ne trouve point ici. On n’a donc pas les mémoires du prince Eugène, mais on nous livre sa correspondance. Ses lettres et les préfaces ou sommaires analytiques de l’éditeur forment une histoire presque complète de 1796 à 1814 ; dans la correspondance de Napoléon avec son fils adoptif se trouvent groupées des explications précises et détaillées sur les innombrables faits politiques, militaires et administratifs de cette période. Le prince Eugène fit partie de l’expédition d’Égypte et on le retrouve à la campagne de Russie, sans qu’il ait cessé un seul instant, dans ce long intervalle, d’être mêlé aux conquêtes, aux victoires, aux péripéties qui abondent dans le règne de Napoléon.

Les lettres de Napoléon à son fils adoptif sont nombreuses. « Elles nous montrent le despote s’appliquant à un sujet particulier de son œuvre politique, prescrivant au prince Eugène les règles de sa vice-royauté en Italie, non pas d’une manière froidement didactique, mais au milieu des péripéties produites par des événements imprévus, des obstacles, des circonstances extraordinaires. On y voit un peuple brusquement réveillé d’une torpeur plus que séculaire, mis en demeure de grandir vite, inquiet, tourmenté par les souvenirs de son antique gloire, résistant, prenant parfois pour une oppression nouvelle la violence faite à son indolence, travaillé en tous les sens par les ennemis du nom français, ayant pour la méfiance et le dénigrement des facultés toutes spéciales. En ces conjonctures difficiles et délicates, l’empereur n’abandonne pas son lieutenant. Il connaissait à fond les Italiens ; il écrivit donc au prince Eugène pour l’instruire et le diriger. De son côté, le vice-roi expose ce qu’il fait, ses embarras, et demande ce qu’il doit faire. Le rôle du vice-roi n’est pas complètement effacé à côté de cette personnalité envahissante qui commande de loin. « Les lettres du prince Eugène, dit M. Du Casse qui professe pour Napoléon un enthousiasme fort exagéré, ont moins de portée que celles de l’empereur, mais elles sont empreintes d’une véritable loyauté, d’une franchise admirable et d’un désir constant d’être utile aux grands desseins de Napoléon Ier ; on reconnaîtra chez le prince, au commencement du gouvernement de sa vice-royauté, la volonté du jeune homme qui cherche à s’instruire aux leçons du maître et à prouver sa reconnaissance au bienfaiteur ; vers 1809, l’aplomb du souverain qui peut voler de ses propres ailes, les talents du général qui a vite appris à gagner les batailles ; à la fin de l’Empire, le héros résigné qui lutte contre la fortune, préférant le sort obscur d’un prince déchu au sort brillant d’un roi sur le trône, mais parjure à sa patrie et à son père adoptif. » Dans chacune de ses lettres au despote, à côté de sa fidélité et de son dévouement, qui va jusqu’à l’obéissance la plus passive, on voit aussi percer le profond amour d’Eugène pour son père adoptif et l’incessant désir de mériter son approbation. Il se montre, dans les lettres où il traite avec Napoléon des affaires les plus graves et les plus solennelles, l’instrument docile et soumis du maître ; toutefois, malgré sa modestie, il n’hésite point à signaler un jour à Napoléon les périls que lui faisait courir son ambition véritablement