Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MARIE-ANTOINETTE-JOSÈPHE-JEANNE DE LORRAINE, archiduchesse d’Autriche, reine de France, épouse de Louis XVI

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 4p. 1190-1193).

MARIE-ANTOINETTE-JOSÈPHE-JEANNE DE LORRAINE, archiduchesse d’Autriche, reine de France, épouse de Louis XVI, née à Vienne le 2 novembre 1755, le jour même du tremblement de terre de Lisbonne. Elle était fille de l’empereur d’Allemagne François Ier et de l’impératrice Marie-Thérèse, reine de Hongrie et de Bohème.

Dans les dernières années du second Empire, toute une école de scribes avait mis à la mode la sanctification de la reine martyre, bien moins par une réaction de pitié pour une destinée tragique que pour mendier les faveurs d’une autre étrangère qu’une aventure avait fait rebondir sur le trône, et dont on savait que Marie-Antoinette était l’idole, sans doute par certaines affinités de mœurs et de position.

En offrant le nouveau fétiche à l’adoration publique, ces desservants d’une littérature dévoyée qui a fait sa spécialité de la canonisation des pécheresses traitaient leur personnage par les procédés littéraires, c’est-à-dire comme une héroïne de roman, lui prodiguant sans compter toutes les perfections et toutes les supériorités, et lui composant une véritable légende, à la manière des Acta sanctorum. Il en est même qui ont trouvé le moyen de transformer en panégyrique le récit de ses trahisons.

En sorte que ceux qui eussent tenté de dégager la réalité historique de cet amoncellement d’erreurs et de fictions pouvaient craindre que la froide recherche de la vérité ne les fît accuser de manquer de respect au malheur. La critique se trouvait comme désarmée par les partialités du sentiment, par les attendrissements de la pitié. Il est toujours difficile d’argumenter contre la douleur et le désespoir des vaincus. Cependant on accordera que les faits n’ont pas moins de valeur que des émotions, et que la vérité n’est pas moins sacrée que le malheur, surtout quand il est mérité.

Nous n’avons, certes, pas l’intention de nous abandonner ici au système des dénigrements systématiques, ni de répondre aux réhabilitations paradoxales et romanesques qui ont pullulé de nos jours par les amertumes du pamphlet. Mais nous avons le droit et le devoir de rechercher le vrai indépendamment de toute autre préoccupation, sans esprit de système et sans parti pris, mais aussi sans molle complaisance pour le fétichisme sentimental et l’espèce de nymphomanie rétrospective de ces enthousiastes bien moins préoccupés des fautes inexpiables du personnage historique que des grâces de la femme.

Quoi qu’en disent certains panégyristes, l’éducation de Marie-Antoinette fut fort négligée, et Mme Campan, qui cependant a pour elle un véritable culte, donne sur ce sujet des détails fort curieux. À l’exception de la langue italienne, qu’elle avait apprise de Métastase, elle ne savait rien, pas même l’histoire de son pays. « On s’en aperçut bientôt à la cour de France, dit Mme Campan, et de là vient l’opinion, assez généralement répandue, qu’elle manquait d’esprit. » On lui attribuait des œuvres d’art, des dessins auxquels elle n’avait pas mis la main, des réponses en latin qu’on lui faisait apprendre par cœur et sans qu’elle sût un mot de cette langue, etc. Elle-même, à la cour de France, se moquait de toutes les charlataneries de son éducation. Marie-Thérèse, qui s’occupait fort peu de ses enfants, donna à la jeune archiduchesse deux acteurs français pour précepteurs, Aufresne et Sainville. Ce choix, au moins singulier, déplut à la cour de France (on songeait déjà à une alliance), et Choiseul envoya à Vienne l’abbé de Vermond pour remplacer les comédiens. Celui-ci, contrairement sans doute à ce qu’on attendait de lui, devint et resta un agent autrichien. Il ne s’occupa que de plaire, par sa servilité, à son élève et nullement de l’instruire. Après le mariage, il passait très-justement pour un espion de l’Autriche, et Louis XVI s’en défiait tellement, qu’il resta des années sans lui adresser la parole. Tout cela est avoué par Mme Campan.

Cet abbé de Vermond prit une grande influence sur Marie-Antoinette, précisément en lui laissant faire tout ce qui lui passait par la tête. L’ignorance dans laquelle il l’avait laissée le rendait indispensable, et plus tard c’était lui qui revoyait toutes les lettres qu’elle écrivait à Vienne, de même qu’il était l’intermédiaire avec le comte de Mercy, l’ambassadeur autrichien, avec qui il était en relation constante et dont il était l’instrument. Il donna son frère comme accoucheur à son élève. C’était un homme vulgaire, mais souple et servile. Fils d’un chirurgien de village, infatué de son importance, il le prenait de très haut avec tout le monde, quand son élève fut devenue dauphine et recevait des ministres et des évêques dans son bain. Ces détails ne sont pas indifférents, car la haine dissimulée dont ce faquin était l’objet à la cour de France rejaillissait un peu sur Marie-Antoinette.

L’impératrice, on le sait, formait ses filles pour en faire comme les lieutenants de la maison d’Autriche, les agents de sa politique. Marie-Caroline à Naples et Marie-Antoinette en France étaient destinées à ce rôle. Le mariage de cette dernière, habilement préparé, fut fait par Choiseul, partisan de l’alliance autrichienne, alliance qu’on regardait généralement comme contraire à la tradition, au sentiment et aux intérêts de la France. Elle fut conclue en 1770. Reçue avec le cérémonial consacré dans une île du Rhin, près de Strasbourg, amenée en grande pompe à Versailles, la jeune princesse, qui avait alors quatorze ans et demi, fut mariée le 10 mai au dauphin, qui lui-même n’en avait pas encore seize, étant né le 23 août 1754. Telles étaient les coutumes princières.

Le même soir, le lit nuptial de ces deux enfants, par une autre coutume assez choquante, fut bénit par l’archevêque de Reims. Le mariage n’en demeura pas moins stérile et ne fut même point consommé pendant sept années.

Ici nous touchons à un point délicat, à un sujet difficile et scabreux, mais que nous ne pouvons guère passer sous silence, puisque tous les historiens l’ont au moins effleuré avec plus ou moins d’exactitude. Il nous sera donc permis d’en dire un mot, en nous efforçant de ne pas choquer l’austérité de l’histoire. Ce n’est point notre faute, après tout, si les absurdités du système monarchique réduisent les peuples à voir leurs destinées asservies à des misères de cette espèce, si le sort et l’avenir d’une grande nation dépendent des infirmités physiques d’un individu.

M. Louis Combes, en ses Épisodes et curiosités révolutionnaires (1872, 1 vol.}, a analysé avec quelque détail ce problème, dont on ne saurait nier l’importance au point de vue dynastique (v. sa dissertation intitulée : le Cas physiologique de Louis XVI). C’est dans ce travail que nous puisons les éléments du petit résumé que nous donnons ici.

Louis XVI était né avec un vice de conformation, un obstacle analogue à celui que certains enfants ont au frein de la langue, et dont on les débarrasse par une petite incision. On parlait tout bas de cette circonstance tout à fait intime et mystérieuse, et c’était toute une affaire dans le monde de la cour ; car on supposait que cette singularité, dont on se chuchotait la confidence, était de nature à priver la famille royale d’héritiers directs. Mme Campan et autres familiers avaient déjà soulevé pour nous un coin du voile. La correspondance de Marie-Antoinette avec sa mère, longtemps conservée aux archives de la cour de Vienne, et qui a été publiée en 1805 par l’archiviste impérial, le chevalier d’Arneth, cette correspondance {bien que sans doute on n’ait pas tout publié) nous permet d’entrevoir à peu près toute la vérité. C’est un document incontestable et incontesté.

Marie-Thérèse revient constamment sur ce point capital pour elle, car elle voudrait un héritier pour mieux assurer l’influence de sa fille, c’est-à-dire de la politique autrichienne, et elle gourmande sans cesse Marie-Antoinette, qui se défend comme elle peut de l’accusation étonnante de ne pas s’en occuper assez, de ne pas prendre cela assez à cœur, etc. ; elle assure que la nonchalance n’est pas de son côté, mais qu’elle n’a pas perdu l’espérance, etc.

L’auteur que nous avons cité suit les principales péripéties de cette comédie de famille ; nous nous bornerons ici à en indiquer le dénoûment.

L’inactivité conjugale de Louis XVI dura sept années, comme nous l’avons dit. En 1777, l’empereur Joseph II, frère de la reine, vint en France, et bravement, à la hussarde, se chargea de la singulière mission d’attaquer le roi sur cet article, comme disent la mère et la fille en leur correspondance. Il reçut des confidences embarrassantes, donna certains conseils, amena enfin une solution à cette crise aussi curieuse que ridicule. Tout cela ne laisse pas d’être un peu choquant ; mais il y avait la question dynastique et, en outre, l’intérêt autrichien.

Une petite opération était nécessaire, dans le genre de celle qui est d’un usage religieux chez les juifs et quelques peuples orientaux. Sur les instances de Joseph II, Louis XVI consentit enfin à s’y soumettre. On raconte, d’après les manuscrits inédits du médecin Lassone, que l’opérateur (c’était lui-même), faisant allusion à tout le temps perdu, se serait écrié : « Et dire que M. le Dauphin aurait six ans ! »

On dressa solennellement procès-verbal de la chose, comme d’un événement capital, dont le souvenir était digne de rester dans les archives de l’humanité. Cette pièce et les autres notes de Lassone font aujourd’hui partie du cabinet d’un collectionneur célèbre, M. Feuillet de Conches.

Bref, l’union conjugale aurait été consommée dans le cours de cette année 1777, probablement dans le courant de juillet. C’est par erreur qu’un illustre historien, M. Michelet, dans son dernier volume de l’Histoire de France, place le mémorable événement vers juillet 1774. Bien que de semblables rectifications puissent sembler un peu puériles, à propos d’un sujet aussi grassement burlesque, nous ferons remarquer qu’il y eut quelqu’un qui, apparemment, savait mieux à quoi s’en tenir : c’est la reine. Or, sa correspondance avec sa mère ne laisse aucun doute à cet égard.

Reprenons maintenant le récit des faits.

Le mariage de l’archiduchesse et du dauphin fut célébré par des fêtes sans exemple, qui se prolongèrent pendant deux semaines, à Versailles et à Paris, et qui coûtèrent des sommes immenses. Le 30 mai, jour de la clôture de ces fêtes, une catastrophe épouvantable eut lieu sur la place Louis XV, où se tirait un feu d’artifice. Par suite d’une agglomération et d’une panique de la foule, des centaines de personnes furent écrasées et foulées aux pieds.

Accoutumée aux libertés dont elle jouissait à la cour de V-ienne, Marie-Antoinette, qui n’était encore qu’une enfant et une enfant gâtée par une éducation plus que médiocre, ne pouvait s’accoutumer à l’étiquette minutieuse de Versailles, qui depuis Louis XIV surtout était une véritable liturgie. Très-caustique de sa nature, elle s’en moquait ouvertement, surnommant sa dame d’honneur, la solennelle comtesse de Noailles, Mme l’Étiquette, et faisant de continuelles risées de ces usages qui l’obsédaient et dont elle s’affranchit trop lestement, vu les exigences de son rang et de sa position. Cela lui suscita des ennemis dans son entourage même, parmi ces grandes familles qui devaient à cette étiquette leurs charges et leur importance. On s’accoutuma à la considérer comme une personne légère et frivole, et sa conduite ne confirma que trop ces préventions. Sa vie, en effet, est pleine d’imprudences de conduite et de caprices d’enfant. De plus, son humeur railleuse lui aliéna bien des esprits. Quand la moquerie tombe de si haut, elle blesse bien plus profondément.

Une autre cause de prévention contre elle, c’était son origine ; c’est qu’elle appartenait à un pays, à une maison dont les anciennes prétentions à la monarchie universelle avaient été longtemps une menace et un danger pour l’Europe. De là ce surnom d’Autrichienne qui lui fut donné dès son arrivée en France, et dans la famille royale même, par Mme Adélaïde, tante du dauphin, l’une des filles de Louis XV, qui s’était montrée fort opposée au mariage de son neveu avec une princesse de la maison d’Autriche. Nous avons traité cette question plus amplement dans un article spécial. V. Autrichienne.

Néanmoins, et malgré des inimitiés qui se dissimulaient encore, la jeune dauphine fut l’objet d’un véritable engouement à la cour, autant pour sa grâce, sa jeunesse et sa beauté que pour son amour des fêtes et des plaisirs. Il est présumable cependant que cette beauté proverbiale a été surfaite par la flatterie. L’effrontée Du Barry, qui d’ailleurs n’aimait pas Marie-Antoinette, craignant qu’elle ne prît influence sur le vieux roi, l’appelait avec mépris la petite rousse. Les courtisans parvinrent à la voir d’une nuance spéciale, le fameux blond de la reine.

Quant aux portraits des peintres officiels, il ne faudrait guère s’y fier. Le pinceau de ces familiers de la puissance a des flatteries non moins mensongères que la plume des historiographes en titre. Ils savent bien que la ressemblance, que la vérité peinte serait souvent regardée comme une injure, aussi bien que la vérité écrite.

On doit plutôt, sur ce détail, s’en rapporter à sa mère, qui, malgré sa partialité bien naturelle, laisse souvent échapper des aveux peu favorables à la beauté de sa fille. Nous nous bornerons à citer ce passage d’une lettre où Marie-Thérèse indique à Marie-Antoinette le moyen de gagner l’affection de ceux qui l’entourent : « Ce n’est ni votre beauté, qui effectivement ne l’est pas telle, ni vos talents, ni votre savoir (vous savez bien que tout cela n’existe pas), c’est votre bonté de cœur, cette franchise, ces attentions, etc. » Cette lettre est du 8 mai 1771, alors que Marie-Antoinette était dans tout l’éclat de sa jeunesse.

Pendant l’Exposition universelle de 1867, il y eut à Trianon une petite exposition d’objets ayant appartenu à Marie-Antoinette, et notamment un portrait d’elle prêté par le roi de Suède et peint par Rossline, peintre suédois qui habitait la France et qui fut de l’Académie.

Dans cette œuvre naïve et non sans mérite, marquée d’un cachet frappant de vérité, mais où la nature est probablement encore sensiblement idéalisée, comme il arrive dans toutes les peintures, surtout quand il s’agit de hauts personnages (et combien plus quand ces personnages sont des femmes et des princesses !), dans ce morceau, Marie-Antoinette est représentée debout dans un jardin et tenant son fils par la main ; elle est haute en couleur, dure de visage, tout à fait vulgaire et peu attrayante. D’après l’âge apparent du petit dauphin, cette peinture paraît être de 1787 environ.

Ce sujet est vraiment un peu futile et ne vaut guère une discussion critique. Quoi qu’il en soit de cette beauté sans aucun doute beaucoup trop vantée, la dauphine, entraînée dans un tourbillon de fêtes et de plaisirs, entourée de flatteurs et de la société la plus frivole, négligée par son époux, s’abandonnait aux plaisirs avec toute l’effervescence de son âge. Elle jouait la comédie avec les comtes d’Artois et de Provence, faisait mille parties avec ces princes et leurs femmes, donnait des bals dans ses appartements, etc, La cour de Louis XV était, comme on le sait, une des plus corrompues de l’Europe ; cependant, par tradition, on y aimait la haute étiquette et le décorum, et Marie-Antoinette passait sa vie à les choquer. Ses étourderies de conduite exercèrent de bonne heure cette cruelle médisance de la haute société, qui n’en est que plus meurtrière sous le masque de la servilité. Elle avait son cercle, mais au delà elle était environnée d’ennemis. Les courtisans ménageaient en elle la reine de demain, avec la prévoyante sagacité de l’ambition ; mais ils se vengeaient de leurs bassesses officielles par des perfidies secrètes. La disgrâce et l’exil de Choiseul avaient redonné la domination au parti antiautrichien, qui rêvait, dit-on, à la possibilité d’un divorce.

Le Dauphin lui-même partageait une partie de ces préventions, et pendant longtemps il témoigna plus que de la froideur à sa jeune femme. Nous en avons dit plus haut le principal motif. Mais il est certain aussi qu’il ne vit d’abord en elle qu’une sorte d’agent de l’Autriche et comme un lieutenant de Marie-Thérèse. On en découvrit plus tard la preuve dans l’Armoire de fer, en lisant ses papiers.

Ces méfiances étaient parfaitement justifiées en ce sens que les confidents, les conseillers de Marie-Antoinette furent toujours les hommes de l’Autriche ; Choiseul, Vermond, Breteuil, ancien ambassadeur à Vienne, La Marck, sujet autrichien, l’entremetteur de la corruption de Mirabeau, enfin Mercy d’Argenteau, son mentor et le guide absolu de tous ses actes, ambassadeur d’Autriche en France, puis représentant de l’empereur en Belgique.

Ce sont là les premiers éléments du futur comité autrichien, dont quelques écrivains complaisants ont trop facilement fait une fiction de l’esprit de parti.

En ce qui touche les mœurs de Marie-Antoinette, sujet si souvent controversé, on comprend que nous y mettions quelque réserve. Nous n’irons donc pas cruellement rechercher dans sa vie les preuves multipliées de ces écarts de conduite et de ces défaillances morales qu’on a voulu nier avec tant d’aveuglement naïf ou de systématique effronterie. Ces aventures, vraies ou supposées, ont été l’objet d’une myriade de chansons et de pamphlets qui formeraient toute une bibliothèque. Ces écrits meurtriers, diffamatoires, souvent obscènes, émanaient du monde de la cour, et, chose remarquable, c’est la haute société officielle, l’aristocratie du palais qui dénonça dans toute l’Europe les mœurs de la dauphine et de la reine. En sorte que, s’il y eut calomnie, on n’en saurait accuser les hommes du parti populaire et de la Révolution, car plus de quinze ans avant 1789 le travail de diffamation et d’avilissement avait été commencé et poursuivi par les coteries de cour et avait consacré la déplorable réputation de Marie-Antoinette. Les préventions, sous ce rapport, étaient universelles, et le cynique Frédéric II, roi de Prusse, ne scandalisait personne quand il faisait placer à Potsdam (où elle est probablement encore) une statue de cette princesse entièrement nue, avec le nom en toutes lettres.

On peut consulter sur ce sujet : les Mémoires secrets de Bachaumont, la Chronique secrète de l’abbé Baudeau, le Portefeuille d’un talon rouge, enfin tous les mémoires du temps qu’il serait oiseux de citer.

D’un autre côté, qu’on se souvienne des doutes outrageants exprimés tout haut par le comte de Provence et le duc d’Orléans à l’occasion des accouchements de Marie-Antoinette. Sans doute ces personnages avaient naturellement la partialité malveillante et consacrée des collatéraux ; mais encore fallait-il que leurs assertions parussent vraisemblables aux contemporains et aux familiers ; et sous ce rapport l’opinion était si solidement établie, que les réhabilitations modernes ressemblent beaucoup trop à des paradoxes pour entraîner la conviction.

Au reste, l’imprudente princesse ne donnait elle-même que trop prise aux attaques par des inconséquences qui mériteraient un autre nom. D’abord on ne pourrait citer d’elle et l’on ne trouve pas dans ses lettres un seul mot qui témoigne d’un attachement de cœur pour son époux. On sait quelle pauvre opinion les courtisans avaient de celui-ci. Marie-Antoinette était la première à le berner, jusqu’à avancer de sa main une pendule pour l’envoyer coucher plus tôt, un soir qu’elle voulait aller à quelque divertissement. Ses continuelles parties, souvent nocturnes, aux théâtres de Versailles et de Paris, aux bals, etc., ses intimités vraiment trop étroites avec d’Artois et autres jolis fats de son entourage, mille faits journaliers et notoires n’étaient pas de nature à lui attirer la considération. Les panégyristes mettent tout cela sur le compte d’une innocente légèreté, d’une étourderie sans conséquence ; c’est montrer une tolérance bien large et se moquer un peu trop de ses lecteurs ; quelle femme honnête et digne, dans quelque classe que ce soit, pourrait se permettre de telles frasques sans se déconsidérer à jamais et sans provoquer, sur sa conduite, les plus légitimes soupçons ?

Louis XVI lui-même en était choqué ; gauche et peu capable de franche énergie, il agissait et protestait en dessous. On sait que par son ordre, en plein théâtre de la cour, les comédiens parodièrent les manières excentriques et les coiffures extravagantes de celle qui était déjà reine de France. Un soir que celle-ci était à une partie de nuit avec d’Artois, il donna la consigne que, passé onze heures, on ne laissât entrer dans la grande cour du château aucune voiture sans exception. Vers deux heures du matin, la reine, rentrant avec son beau-frère, ne put passer et fut obligée de rentrer par des passages de service ; tout cela devant la garde et la domesticité. On connaît aussi cette histoire de Marie-Antoinette allant en fiacre au bal de l’Opéra (sa voiture s’était brisée en route), et cent autres anecdotes de cette nature et comme on en rencontre dans la vie des grisettes.

Elle reçut à ce sujet des reproches fort vifs de sa famille, soigneusement informée par ses agents de ce qui se passait à la cour de France. Son frère, l’empereur Joseph II, lui fait, dans ses lettres, de continuelles remontrances sur sa conduite, sur sa légèreté, les mauvaises sociétés qu’elle fréquente, son jeu, ses dépenses excessives, etc. À propos de ces bals de l’Opéra, il lui écrit : « … Croyez-vous que le lendemain l’on ne le sait pas ? Et vous-même avez grand soin de raconter les aventures du bal. Le lieu par lui-même est en très-mauvaise réputation… Pourquoi donc des aventures, des polissonneries ? vous mêler parmi le tas de libertins, de filles, d’étrangers, entendre ces propos, en tenir peut-être qui leur ressemblent ? Quelle indécence ! Je dois vous avouer que c’est le point sur lequel j’ai vu le plus se scandaliser tous ceux qui vous aiment et qui pensent honnêtement. Le roi abandonné toute une nuit à Versailles, et vous mêlée en société et confondue avec toute la canaille de Paris !… »

Ailleurs, il lui reproche de n’avoir pas une tenue convenable à l’église ; il lui recommande d’éviter la lecture des mauvais livres, d’oublier les obscénités, les saloperies dont elle s’est « rempli l’imagination par ses lectures. »

On pourrait multiplier ces citations. Mais, nous le répétons, nous ne jugeons pas utile d’entrer dans cette enquête ; la dignité de l’histoire souffre quand on la fait descendre aux détails de la chronique galante et aux anecdotes graveleuses.

Ce qui seul est important pour nous, c’est le personnage historique, c’est le rôle qu’il a joué au milieu des événements.

D’ailleurs, nous n’apprendrions rien à personne en rappelant que, non-seulement dans le public et dans le monde de la cour, mais dans la famille royale même, Marie-Antoinette était peu considérée, surtout de la part de Mme Adélaïde, l’une des filles de Louis XV ; enfin, qu’on lui prête, à tort ou à raison, beaucoup d’amants, notamment d’Artois, de Vaudreuil, Coigny, le Suédois Fersen, Lauzun et tant d’autres dont l’énumération serait sans intérêt. Mais c’est un sujet que nous nous hâtons d’abandonner. Cependant nous devons dire que la connaissance des faits et des documents ne laisse aucune illusion sur les mœurs de cette princesse.

Louis XVI était monté sur la trône le 10 mai 1774. Sa jeune épouse n’en eut guère plus d’influence sur lui, et ce ne fut que beaucoup plus tard qu’elle put avoir action sur les affaires publiques, il ne fut même pas en son pouvoir d’empêcher la formation du ministère Maurepas et de faire rappeler Choiseul aux affaires. Le nouveau roi était alors tout entier au parti antiautrichien et suivait docilement l’impulsion de sa tante, Mme Adélaïde, qui l’entretenait dans ses préventions et incriminait avec sévérité la vie de la reine, ses légèretés, ses imprudences, ses promenades nocturnes et toutes ses folles équipées. Le comte de Provence n’était pas moins hostile à Marie-Antoinette sous des dehors obséquieux, et la sœur du roi, Mme Élisabeth, la traita pendant longtemps très-froidement. Tous ces personnages d’ailleurs, d’un caractère également dominateur, se disputaient l’influença auprès de Louis XVI. De plus, le comte de Provence, pédantasse et prétentieux, voulant régenter tout le monde avec un ton de dédaigneuse supériorité, avait en outre des espérances dynastiques et ne pouvait que ressentir au moins une antipathie intéressée pour sa belle-sœur, qui le lui rendait bien.

Les années s’écoulaient ainsi pour Marie-Antoinette au milieu des petites intrigues de cour et des plaisirs. Dans cette période, il n’y aurait rien de bien intéressant à relater pour les lecteurs sérieux. On ne saurait imaginer d’existence plus frivole. Outre les courtisans de sa société intime, la reine s’attacha successivement à deux favorites, la princesse de Lamballe et la duchesse de Polignac, liaisons fameuses et sur lesquelles la méchanceté de cour fit courir des bruits infamants (v. Lamballe et Polignac). En 1778, Marie-Antoinette donna le jour à une fille, la duchesse d’Angoulême, puis, en 1781, à un fils. Elle avait dès lors beaucoup plus d’influence sur l’esprit du roi, et son action se faisait de plus en plus sentir ; mais, d’un autre côté, l’inimitié dont elle était l’objet n’avait fait que s’accroître. Tant de pamphlets meurtriers, les rumeurs répandues sur sa conduite, ses légèretés, ses dépenses lui avaient aliéné la plus grande partie de la nation. Elle s’en apercevait journellement à des signes non équivoques. Ainsi, en 1785, elle accoucha d’un second fils ; lorsqu’elle se rendit à Notre-Dame, après ses relevailles, elle ne fut accueillie sur tout son passage que par un silence glacial. Elle en fut consternée. Bientôt son attitude en face de la Révolution changera en exécration cette haine, encore atténuée par un reste de respect traditionnel.

Dans cette même année 1785, une aventure demeurée fameuse et qui eut un retentissement européen vint porter un nouveau coup à la réputation déjà si compromise de Marie-Antoinette : nous voulons parler de l’affaire du collier. Dans un article spécial, nous avons très-longuement raconté cet épisode et nous n’y reviendrons pas ici. Nous renvoyons le lecteur à l’article collier ; il y trouvera tous les détails désirables, avec une discussion complète de cette étrange affaire. Nous répéterons sommairement ici qu’il nous paraît que la reine a été plus ou moins mêlée à cette affaire, au moins dans le but de mystifier le cardinal de Rohan, dont l’acquittement la remplit de douleur, car cela semblait sa propre condamnation.

Aux approches de la Révolution, la reine montra de plus en plus ses sentiments absolutistes et combien elle était éloignée de comprendre cette France libérale et philosophique qui allait régner à son tour et créer une société nouvelle. D’ailleurs, malgré un séjour de près de vingt ans, elle ne connaissait de la France que les splendeurs de Versailles et de Marly et la caste brillante des courtisans et des privilégiés ; quant à la nation, elle était absolument étrangère à ses vœux comme à ses besoins et à ses droits.

Déjà elle avait manifesté son opposition contre la guerre d’Amérique, et, lors de la convocation de la première assemblée des notables, elle exprima son inquiétude de la tournure que prenaient les choses, et, dans ses lettres, elle accuse jusqu’à des archevêques de tendances à l’opposition contre l’autorité royale, et s’indigne contre tous ceux qui se montrent favorables à la moindre réforme.

Ici nous la trouvons dans son rôle vraiment historique et consacré, et nous comprenons bien la sévérité avec laquelle l’a jugée la conscience nationale. Le peuple, si souvent dupe des actions, ne s’est pas trompé cette fois, et il n’a jamais vu dans cette femme funeste que la grande ennemie de la France nouvelle et de la Révolution, le drapeau de l’aristocratie et de l’absolutisme. C’est alors que son surnom d’Autrichienne retentit de nouveau comme une injure avec un redoublement d’intensité. Parmi les accusations dont elle était poursuivie, il en était sans doute d’exagérées, car évidemment tout le mal ne venait pas d’elle ; mais sur divers points on peut dire qu’elle dépassa encore les préventions populaires. Ennemie déclarée de toutes les réformes, elle se fit de bonne heure le centre et le chef de la faction contre-révolutionnaire, l’appui de tous les ennemis des institutions nouvelles et de tous les conspirateurs.

Le 4 juin 1789, elle perdit son fils aîné ; mais cette grande douleur, qui lui donnait sa part des misères humaines après tant de prospérités, n’atténua en rien son orgueil et son inflexibilité, ne lui inspira pas plus de sympathie pour ces classes dont la souffrance était la vie même et dont la Révolution allait améliorer le sort. Elle resta la fille altière de Marie-Thérèse, opiniâtrement attachée au régime ancien et n’envisageant qu’avec mépris et colère toute amélioration, tout changement dans les institutions. Ses sentiments étaient bien connus, et l’on attribuait en partie à son influence et à ses conseils toutes les résistances de la cour et tous les complots de la faction. Aussi courut-elle des dangers sérieux dans les journées des 5 et 6 octobre : quelques furieux envahirent le palais de Versailles et cherchèrent son appartement pour la tuer. On sait que cet événement avait été provoqué par le fameux repas des gardes du corps, où la cocarde nationale avait été foulée aux pieds et où la reine et la famille royale étaient venues pour encourager par leur présence les manifestations factieuses des convives. V. octobre 1789 (journées des 5 et 6).

Après le retour forcé de la famille royale à Paris, Marie-Antoinette, qui se considérait comme captive, n’en eut que plus d’amertume et plus d’inimitié pour le nouvel ordre de choses. L’émigration des princes et des principales familles, l’indécision du roi, la sotte présomption des intrigants qui l’entouraient, l’énergie de l’Assemblée nationale et des patriotes, la puissance manifeste du mouvement révolutionnaire, tout contribuait à la convaincre de l’impuissance de son parti, et dès lors elle ne mit plus son espoir que dans une intervention étrangère où l’Autriche aurait la principale action. Toutes les pièces publiées depuis, ses lettres, ses dépêches et autres documents, sortis des archives secrètes de Vienne et d’ailleurs, ont mis en pleine lumière le rôle actif que les révolutionnaires l’accusaient de jouer. On y trouve la preuve des intrigues criminelles de ! a cour des Tuileries avec l’étranger ; on y voit que la reine est la voix qui conseille, la main qui pousse, le centre où tout aboutit, l’âme de la conspiration intérieure contre la France libre, contre la nation. Les soupçons et la haine des contemporains se trouvent ainsi justifiés. Qu’on lise les journaux du temps, et l’on sera étonné de la précision avec laquelle leurs accusations s’accordent avec les documents dont nous parlons.

Marie-Antoinette se fiait peu aux émigrés, qu’elle traitait parfois de lâches. « S’ils réussissent, disait-elle, ils feront longtemps la loi. » (Mme  Campan.) Elle redoutait, en outre, Calonne et les princes, qui n’avaient d’autre plan que d’annuler son influence et de la mettre à l’écart. Son seul espoir était dans les armées étrangères. Elle aspirait d’ailleurs au premier rôle ; il y avait autour d’elle des gens qui la poussaient à s’emparer résolument de la direction suprême. Mirabeau, dès qu’il fut en relation avec la cour, travailla dans ce sens, et c’était naturellement l’idée du comité autrichien, des La Marck, des Mercy, des Thugut, des Montesquieu, des Breteuil, etc. Dans une lettre de La Marck au comte de Mercy, datée du 28 septembre 1791, nous voyons que Montmorin, ministre des affaires étrangères, était chargé par elle de surveiller Louis XVI, qui lui échappait souvent. « Il n’en serait pas de même, dit-il, si elle pouvait prendre le timon des affaires ; car c’est là qu’il faut en venir… Il faut dire le mot : le roi est incapable de régner, et la reine, seule peut y suppléer, le jour où elle sera secondée. » (Revue rétrospective, 2° série, t. II.) Elle était en correspondance continuelle, au sujet de l’intervention, avec son frère l’empereur Léopold et avec le comte de Mercy, ambassadeur d’Autriche.

Quelques jours après le vote de la loi sur le droit de paix et de guerre, qui faisait cependant la part si belle à la royauté, elle écrit à Mercy (12 juin 1790), gémit sur « l’horrible position » de la famille royale, cherche les moyens d’un emprunt de plusieurs millions pour pratiquer des corruptions en France, enfin indique les meilleures conditions d’une intervention armée, d’après les plans de Mirabeau, qu’elle approuve entièrement. La Prusse et l’Autriche devront intervenir « sous prétexte des dangers qu’elles peuvent courir elles-mêmes si jamais ceci se consolide (le régime constitutionnel) et comme trouvant fort mauvaise la manière dont on traite un roi ; » enfin pour appuyer les prétentions des princes allemands sur l’Alsace et la Lorraine. Elle ajoute que les troupes étrangères « pourraient alors parler avec le ton qu’on a quand on se sent le plus fort, en bonne cause et en troupes. » (V. Marie-Antoinette, Joseph II und Léopold II, 1866.) On sait que c’est un des deux recueils de lettres extraites des archives secrètes de la cour de Vienne et publiées par l’archiviste, le chevalier d’Arneth.

Le 17 février 1791, Marie-Antoinette écrit à Léopold II : « … L’Espagne nous a répondu qu’elle nous aiderait de ses forces si vous, le roi de Sardaigne et les cantons en faisiez autant et traitiez d’accord et directement avec nous cet objet. »

On a accusé les journalistes patriotes de violence parce qu’ils poussaient le cri d’alarme, et cependant ils étaient dans le vrai. Nous avons les preuves aujourd’hui que les projets de fuite étaient constamment à l’ordre du jour ; que les correspondances avec l’étranger, que les machinations se poursuivaient avec activité, enfin qu’on n’attendait que le départ du roi pour commencer à la fois la guerre étrangère et la guerre civile.

On sait qu’une première tentative de fuite, sous le prétexte d’un voyage à Saint-Cloud, échoua par la vigilance des Parisiens (18 avril 1791). Deux jours plus tard, la reine écrivait au comte de Mercy : « L’événement qui vient de se passer nous confirme plus que jamais dans nos projets… Il faut que nous ayons l’air de tout céder, jusqu’à ce que nous puissions agir… Avant d’agir, il est essentiel de savoir si vous pouvez faire porter, sous un prétexte quelconque, 15, 000 hommes à Arlon et Virton, et autant à Mons. M. de Bouillé le désire fort, parce que cela lui donnerait moyen de rassembler des troupes et des munitions à Montmedy… Il faut absolument finir dans le mois prochain. »

Après la fuite avortée de Varennes, aux préparatifs de laquelle elle avait pris une grande part, ces manœuvres criminelles se poursuivirent avec la même activité. Marie-Antoinette entra dès lors en relation avec Barnave et les Lameth ; mais elle les joua comme elle avait fait de Mirabeau, en feignant d’entrer dans leurs vues, et pour ce motif qu’ils voulaient une contre-révolution mitigée, possible, et qu’ils entendaient conserver quelques vestiges des créations de 1789.

Au moment où l’Assemblée allait présenter la constitution au roi, qui devait l’accepter, la jurer solennellement en attendant qu’il pût la détruire, la reine écrivait à Mercy (21 et 26 août 1791) : « C’est à la fin de la semaine qu’on présentera ta charte au roi… Ce moment est affreux ; mais pourquoi aussi nous laisse-t-on dans une ignorance totale de ce qui se passe dans l’extérieur ? Il s’agira à présent de suivre une marche qui éloigne de nous la défiance et qui en même temps puisse servir à déjouer et culbuter au plus tôt l’ouvrage monstrueux qu’il faut adopter… 11 n’est plus possible d’exister comme cela ; il ne s’agit pour nous que de les endormir et de leur donner confiance en nous pour les mieux déjouer après… Nous n’avons plus de ressource que dans les puissances étrangères ; il faut à tout prix qu’elles viennent à notre secours. Mais c’est à l’empereur à se mettre à la tête de tous et à régler tout, » etc.

Il serait superflu de multiplier les citations, car les preuves et les témoignages surabondent. C’est un fait parfaitement établi que, de concert avec le roi, elle mendiait sans cesse une intervention année des puissances pour amener la restauration de la monarchie absolue. Constamment elle se plaint des retards et des hésitations, et ses exigences sont telles, que les chefs de la coalition étaient obligés de la modérer. Dans une lettre du 16 février 1792, Mercy, en lui détaillant le plan de l’empereur, qui consistait simplement à faire table rase de tout ce qui s’était fait depuis 1789, lui insinue avec ménagement que ces choses énormes ne pourront peut-être pas s’accomplir d’un seul coup de violence, qu’il faudra procéder successivement, etc. Elle veut bien admettre qu’il serait difficile de rétablir intégralement du premier coup l’ancien ordre de choses. « Mais en même temps, ajoute-t-elle, rien de ce qui existe de celui-ci ne peut rester. » Cela est clair, net et précis. « Rien ! » tel est le dernier, tel est le seul mot de l’Autrichienne. Il ne reste qu’à livrer cela aux méditations des feuillants modernes, qui affectent de croire à la possibilité d’établir un régime constitutionnel quelconque avec des gens qui n’acceptaient pas même l’ombre d’une réforme, qui ne reconnaissaient aucun droit à la nation, rien que l’obligation d’obéir et de payer, de ployer docilement le cou, et à perpétuité, sous la domination d’une poignée de parasites.

Nous donnerons encore un exemple de cette série de trahisons qui avaient pour but de livrer la France à l’étranger.

Après la déclaration de guerre, Dumouriez soumit en conseil secret des ministres son plan pour la conquête de la Belgique. Mais ce plan était à peine communiqué, qu’il était aussitôt livré à l’ennemi. Par qui ? Il serait superflu de le demander.

Le 26 mars 1792, quelques jours après l’installation du ministère patriote, Marie-Antoinette, certainement d’accord avec Louis XVI, écrivait à Mercy, représentant de l’empereur en Belgique, comme on le sait, le billet suivant : « M. Dumouriez, ne doutant plus de l’accord des puissances par la marche des troupes, a le projet de commencer ici le premier par une attaque de Savoie et une autre par le pays de Liège. C’est l’armée La Fayette qui doit servir à cette dernière attaque. Voilà le résultat du conseil d’hier. Il est bon de connaître ce projet pour se tenir sur ses gardes et prendre toutes les mesures convenables. Selon les apparences, cela se fera promptement. » Ici, comme on le voit, ce ne sont plus seulement des demandes de secours : il y a violation des secrets de l’État, intelligence avec l’ennemi, haute trahison. Nous demandons à ceux qui s’apitoient si facilement sur le sort de la reine dans quel temps et dans quel pays un pareil crime eût été absous.

On sait aussi, par Mme  Campan, que la reine calculait d’avance les étapes des armées ennemies et fixait approximativement le jour de leur arrivée à Paris.

Dans la journée du 20 juin, où le peuple envahit les Tuileries, elle subit quelques insultes, car la conviction qu’on avait de ses manœuvres et de ses trahisons était alors universelle ; mais il n’est pas établi qu’elle ait couru un danger sérieux. D’ailleurs, elle se savait bien l’objet de l’exécration publique, et depuis longtemps elle ne vivait plus que dans les angoisses et les tourments.

Au 10 août, dernier jour de la royauté, elle montra plus d’énergie que le roi, et elle voulait qu’on se défendît aux Tuileries ; mais Louis XVI, peu belliqueux de sa nature, acquiesça hâtivement au conseil de Rœderer et se réfugia prudemment avec sa famille à l’Assemblée nationale, pendant que ses derniers défenseurs se faisaient courageusement tuer pour défendre un palais vide et une cause abandonnée.

Le famille royale, comme on le sait, assistait dans une loge de journaliste à la séance où fut décrétée la suspension du roi, pendant qu’à deux pas, aux Tuileries, retentissaient la fusillade et le canon. Après trois jours de séjour au couvent des Feuillants, elle fut transférée à la tour du Temple, où, après trois ans de lutte, la Révolution écrouait la monarchie.

La vie de Marie-Antoinette au Temple fut celle de toute sa famille, vie de douleur, sans doute, mais dont on a fait des récits empreints d’une exagération manifeste. Certes, pour une femme si altière, tombée de si haut, cette existence était un supplice de tous les instants. C’était l’expiation. Toutefois, quoi qu’en aient dit les écrivains royalistes, le régime était largement convenable, à part les difficultés de l’installation. On en trouvera la preuve, notamment dans M. Louis Blanc (Histoire de la Révolution), avec tous les détails sur les dépenses, le service, la table, la linge, etc. On trouvera aussi des renseignements curieux sur les dépenses considérables faites pour l’entretien des prisonniers du Temple dans l’ouvrage d’un ultra-royaliste, M. de Beauchêne (Louis XVII). Un autre écrivain fort hostile à la Révolution, M. Campardon, constate (Histoire du tribunal révolutionnaire et Marie-Antoinette à la Conciergerie) que, pendant les deux mois et demi que la reine demeura à la Conciergerie, sa dépense personnelle, sans compter le service, s éleva à 1, 407 livres (qui feraient aujourd’hui près du double). Sa nourriture seule était comprise pour 1, 110 livres, c’est-à-dire près de 450 livres par mois. Pour le temps surtout, on conviendra que cette table était fort raisonnable pour une personne seule. La nourriture de la servante était comprise seulement pour 123 livres au total, soit 50 livres par mois.

Pour revenir au séjour du Temple, on a beaucoup parlé de la surveillance permanente des commissaires de la Commune. Sans doute, cette surveillance était gênante et vexatoire ; mais il faut considérer que la Commune avait la responsabilité des prisonniers, charge effrayante en un tel moment, et qu’il était bien naturel qu’elle prit ses précautions. Cela même n’empêcha pas Marie-Antoinette de nouer des relations au dehors et de racoler à sa cause jusqu’à des officiers municipaux chargés de sa surveillance. On ne sait combien de projets d’évasion furent ainsi ébauchés ; mais tous avortèrent. Après l’exécution de Louis XVI, la reine subit une nouvelle et cuisante douleur : tant de projets d’enlèvement et de complots journellement découverts avaient irrité le peuple et la Convention, et le comité de Salut public ordonna que le fils serait séparé de la mère, pensant bien que celle-ci ne partirait pas seule (3 juillet 1793).

Nous abrégeons le récit de toutes ces angoisses pour arriver au dénoûment de la tragédie.

Le 2 août 1793, Marie-Antoinette fut transférée à la Conciergerie, en vertu du décret de la Convention qui ordonnait son renvoi devant le tribunal révolutionnaire. L’instruction dura longtemps, et ce ne fut que le 14 octobre que l’accusée parut devant le terrible tribunal. Sa culpabilité était notoire, et nous en avons les preuves matérielles aujourd’hui dans les recueils de lettres et de pièces dont nous nous sommes bornés à donner quelques citations. Mais alors on aurait eu difficilement des preuves écrites ; car, longtemps avant le 10 août, la reine, plus prudente que son époux, na s’était jamais couchée sans brûler tous ses papiers compromettants ; ce qu’il en avait pu rester avait été détruit ou perdu après la suppression du tribunal du 17 août. Cependant on avait eu une pièce accablante, interceptée et transmise au comité des recherches : c’était une lettre du comte de Mercy à la reine, où l’on voit que les négociations étaient incessantes et qu’on n’attendait que le moment d’agir, en prenant l’Alsace et Strasbourg pour point central et en s’appuyant sur des insurrections royalistes fomentées dans le Midi, en Bretagne et ailleurs. L’ambassadeur d’Autriche esquissait ensuite d’un ton dégagé les conditions de l’intervention étrangère. Les puissances ne font rien pour rien : il faudra laisser prendre Genève au roi de Sardaigne, lui donner une extension de limites dans la partie française des Alpes et sur le Var ; mêmes sacrifices en faveur de l’Espagne et des princes allemands feudataires en Alsace ; en outre, l’invasion devrait être précédée de la fuite de Louis XVI et d’une guerre civile royaliste, etc. Cette pièce, que nous possédons dans les recueils en question, avait sans doute été soustraite ou égarée, car elle ne figura pas au procès,

Marie-Antoinette fut donc jugée et condamnée sur des présomptions et des indices, il est vrai, de la plus haute gravité, sur des faits notoires, mais à peu près sans preuves matérielles et juridiques. Hâtons-nous d’ajouter que les questions soumises au jury : manœuvres et intelligences avec les puissances étrangères, complot tendant à allumer ta guerre civile en France, que ces accusations étaient d’une exactitude absolue. Sans doute, la République eût pu se montrer clémente et se borner à reconduire cette malheureuse femme à la frontière ; mais qu’on songe aux périls et aux malheurs publics, aux colères légitimes des patriotes, aux luttes terribles dans lesquelles on était engagé, aux manœuvres infâmes des royalistes, à tout ce qui menaçait et attaquait la France nouvelle, et l’on comprendra, sans la justifier, cette implacable justice.

La reine fut digne et courageuse dans son procès, habile dans ses réponses. Elle s’éleva même à l’éloquence quand il s’agit de repousser l’horrible accusation d’avoir elle-même corrompu son fils dans la tour du Temple : « La nature se refuse à répondre à une pareille question faite à une mère : j’en appelle à toutes celles qui sont ici ! »

Cette accusation, reproduite cyniquement par Hébert dans son témoignage, mais qui figurait déjà dans l’acte d’accusation, était basée sur des déclarations signées par le jeune dauphin et qui sont aux Archives nationales. Avait-on guidé la main de cet enfant ? C’est ce que beaucoup d’écrivains ont affirmé, mais, il faut le dire, sans fournir aucune preuve. On sent bien qu’il est impossible de se prononcer avec une certitude absolue, et nous nous hâtons d’abandonner ce sujet pénible.

Sur la déclaration unanime du jury, Marie-Antoinette fut condamnée à la peine de mort le 16 octobre, à quatre heures du matin. Elle entendit son arrêt avec impassibilité. Reconduite à la Conciergerie, elle reçut la visite d’un curé constitutionnel, mais supporta sa présence sans vouloir accepter son ministère. Après avoir dormi un instant et pris quelque nourriture, elle fut conduite au supplice à onze heures du matin. Elle était pâle et son visage avait subi une profonde altération ; mais elle mourut avec fermeté.

En ce résumé rapide et tel que nous le permettait notre cadre, nous avons forcément négligé beaucoup de détails, qui d’ailleurs n’ajouteraient rien à l’ensemble du récit, et qu’en outre on retrouvera en partie ailleurs. V. Autrichienne (l'), collier, Lamballe, Louis XVI, etc.

En présence de cette grande infortune, nous ne ressentons plus que la pitié, et, comme nous l’avons dit plus haut, nous pensons que la République eût pu sans danger accorder le pardon des injures anciennes à cette malheureuse femme, désormais impuissante, et se contenter de son bannissement. Quant à sa vie et à son rôle politique, nous n’avons, en terminant, aucune atténuation à apporter au jugement que nous avons soumis au lecteur au cours de cet article. Il faut choisir : ou la reine, ou la patrie et la Révolution. Les panégyristes ne nous laissent pas d’alternative et l’histoire ne nous en laisse pas non plus.

Eh bien, sans vouloir jeter une pierre de plus sur le cercueil de cette pauvre étrangère, qui a payé ses grandeurs et ses perfidies par quelques années de cuisantes souffrances et par une fin tragique, nous restons sans hésiter du côté de la nation et de la liberté, du côté de la Révolution, notre mère et la mère du genre humain.

Les ouvrages relatifs à Marie-Antoinette formeraient une bibliothèque volumineuse. On en trouvera la fastidieuse énumération dans les recueils bibliographiques. Les pamphlets surtout sont en nombre incalculable. Ceux d’avant la Révolution émanaient, comme nous l’avons dit, des gens de cour ; beaucoup sont d’une révoltante obscénité ; la Bibliothèque nationale en possède un grand nombre, dont beaucoup dans cette partie nommée l’Enfer, où sont enfouis les ouvrages qu’on ne communique pas. Ceux d’après 1789 sont surtout inspirés par la haine politique.

Quant aux biographies, on en connaît également beaucoup. Sans parler de celles qui ont le caractère de libelles, nous citerons : Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie, (1791, 2e édit. ; 1814, 2 vol. in-8o) ; Vie de Marie-Antoinette (attribuée à Babié) [Paris, 1802, 3 vol. in-12] ; Mémoires secrets et universels des malheurs et de la mort de la reine de France, par Lafont d’Aussonne (1824) ; Mémoires concernant Marie-Antoinette, par Weber, frère de lait de la reine (Londres, 1806, 3 vol. in-8o) ; enfin Mémoires de Mme Campan, qui, comme les précédents, peuvent passer pour de véritables ouvrages biographiques. Tous les ouvrages que nous venons de citer sont écrits dans un esprit exclusivement royaliste, ainsi que les biographies publiées de nos jours, l’Histoire de Marie-Antoinette, par Edmond et Jules de Goncourt ; Marie-Antoinette, par M. de Viel-Castel ; la Vraie Marie-Antoinette, par M. de Lescure, qui ne sont que des panégyriques romanesques, sans aucune espèce de critique. En réalité, il n’existe pas encore une biographie sérieuse et vraiment historique de la reine. Cependant nous devons signaler une étude intéressante de M. Geffroy, publiée dans la Revue des Deux-Mondes du 1er juin 1866 : Marie-Antoinette d’après les documents authentiques de Vienne.

On a publié de nos jours un très-grand nombre de lettres de la reine, recueillies un peu partout, dans les archives de famille et dans les archives publiques, en France et à l’étranger. Citons le recueil de M. d’Hunolstein ; la volumineuse collection de M. Feuillet de Couches, Louis XVI, Marie-Antoinette et Mme Élisabeth, dont le sixième volume vient de paraître (1873) ; enfin les deux recueils de M. Alfred Ritter von Arneth, Marie-Thérèse et Marie-Antoinette (Vienne et Paris, in-8o), et Marie-Antoinette, Joseph II et Lëopold II  ; ces deux dernières collections sont tirées, comme nous l’avons dit, des Archives impériales de Vienne.

Ces publications sont d’un grand intérêt et contiennent beaucoup de renseignements historiques ou simplement anecdotiques. Mais celle de M. d’Hunolstein, et surtout celle de M. Feuillet de Conches, ont été l’objet de vives et longues polémiques qui pourraient figurer dans l’histoire des grandes querelles littéraires de notre temps. On a contesté l’authenticité du plus grand nombre des lettres dont se composent ces recueils. Nous ne pouvons, on le comprend, entrer dans le détail de ces discussions, soulevées d’abord par le célèbre professeur allemand M. de Sybel et auxquelles prirent part MM. Sainte-Beuve, Geoffroy et d’autres critiques. M. Feuillet de Conches se défendit vigoureusement ; mais il est resté plus que des doutes sur l’authenticité de bon nombre de ces lettres, puisées un peu partout et reçues de toutes mains. Il paraît certain que le célèbre collectionneur a été souvent trompé. « Faites la part du feu, lui disait Sainte-Beuve ; si vous avez été induit en erreur pour une vingtaine ou une trentaine de lettres (ce n’est pas assez dire), dites-le et reconnaissez—le franchement… Pour un grand nombre d’esprits, et de bons esprits, la question d’authenticité soulevée pour une partie de ces lettres n’est plus douteuse et a été tranchée. »

Quant aux deux recueils de Vienne, leur authenticité est incontestable et incontestée. C’est là seulement que nous avons puisé.

Nous pensons qu’on ne doit employer les autres qu’avec réserve, jusqu’à ce qu’un triage sévère ait été définitivement fait par l’érudition.

Marie-Antoinette (MÉMOIRES SUR LA VIE PRIVÉE DE), par Mme Campan (Paris, 1822, 3 vol. in-8o). Ces souvenirs remontent aux dernières années du règne de Louis XV, vers 1767, et ne s’étendent que jusqu’au 12 août 1792. Agréée comme lectrice de Mesdames, à l’âge de quinze ans, Mme Campan ne pouvait être mieux placée pour apprendre à connaître et à juger la cour. Ses observations, dans les premières années de son séjour auprès de la famille royale, sont peut-être frivoles, mais elles sont justes. Ses souvenirs sont très-peu favorables à la mémoire de Louis XV. Elle nous apprend comment ce prince égoïste et dissolu cassait ses œufs, de quels noms singuliers il appelait ses filles, savoir : Coche, Loque, Graille, Chiffe. Honorée des bontés de Mesdames, leur lectrice les peint avec bienveillance, mais sans flatterie ; elle ne dissimule point les singularités de leur caractère. En traçant de petits tableaux plaisants, ou bien en racontant des anecdotes piquantes, Mme Campan montre qu’elle est femme d’esprit et qu’elle écrit avec naturel. Mais l’intérêt de son ouvrage augmente quand elle y introduit Marie-Antoinette, qui en devient le personnage dominant. Brillante de jeunesse et de grâce, la dauphine renouvelle l’atmosphère de la triste cour de Versailles, ennuyée de ses fêtes, divisée par les intrigues. Accueillie par des transports de joie, la jeune reine est poursuivie plus tard, dans son propre palais, par des menées sourdes et par de vives animosités. Mme Campan, qu’elle avait attachée à son service, a laissé aux historiens le côté extérieur, officiel, politique de cette carrière si inégale ; elle se tient à la vie intérieure, aux pensées secrètes, aux sentiments de l’âme, aux confidences intimes, aux détails familiers, aux douleurs ignorées. C’est elle, la femme de chambre investie d’une confiance entière, qui nous fait connaître les vœux, les espérances, les goûts de la dauphine dans ses jours de bonheur et de gloire, ses regrets d’avoir perdu l’affection du peuple ; puis, dans ses dernières années, les outrages dont elle est abreuvée, ses pleurs versés dans la solitude, ses angoisses sans répit, ses douleurs sans mesure. Mme Campan affirme que Marie-Antoinette n’était pas avide du pouvoir. Au moment où elle apprend la mort de Louis XV, elle tombe à genoux et dit à son mari : «  Ô mon Dieu ! nous régnons trop tôt ! » Au sujet de l’affaire du collier et du procès du cardinal de Rohan, Mme Campan s’attache à justifier complètement la mémoire de la malheureuse reine. Elle la montre sans cesse sous le jour le plus favorable. « Jamais, dit-elle, dans aucun rang, dans aucun âge, je n’ai trouvé de femme d’un naturel aussi séduisant que Marie-Antoinette ; à qui l’éclat éblouissant de la couronne laissât un cœur aussi tendre ; qui, sous le poids du malheur, se montrât plus compatissante aux malheurs d’autrui ; je n’en ai pas vu d’aussi héroïque dans le danger, d’aussi éloquente dans l’occasion, d’aussi franchement gaie dans la prospérité. » Ces mots suffisent pour faire apprécier l’esprit de l’ouvrage, les sentiments qui l’ont dicté.

Même après la publication de ces confidences, quelques esprits ont persisté à croire que l’auteur avait livré les papiers de la famille royale au gouvernement révolutionnaire ; ils expliquent son affectueuse vénération pour sa bienfaitrice par un habile calcul de prudence ; en tout cas, ils maintiennent que la narratrice ne dit pas tout, et que le premier éditeur, accédant au vœu de hauts personnages, a fait sur le manuscrit des suppressions. Mais jusqu’ici aucune preuve irréfutable n’a été donnée à l’appui de ces allégations. Les Mémoires de Mme Campan sont écrits avec grâce et, bien que le style manque de force et de relief, ils sont d’une lecture agréable.