Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MARX (Karl), révolutionnaire et socialiste prussien, le principal fondateur de l’Internationale

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 4p. 1292-1293).

MARX (Karl), révolutionnaire et socialiste prussien, le principal fondateur de l’Internationale, né en 1814. Il appartient à une famille israélite de Trêves. Il étudia aux universités de Bonn et de Berlin, d’abord le droit, puis l’histoire et la philosophie, qu’un peu plus tard il professa à Bonn, après avoir pris le grade de docteur. En même temps il s’adonnait à l’économie politique, et se formait ces opinions hardies dont il devait rechercher l’application pendant tout le cours de son aventureuse existence. À la mort de Frédéric-Guillaume III (1840), M. Marx abandonna l’enseignement pour entrer à la rédaction de la Gazette rhénane (Die Rheinische Zeitung), que les chefs de la bourgeoisie libérale, Hanseman, Kamphausen, etc., venaient de fonder à Cologne. M. Marx s’y fit tellement remarquer qu’en 1842 on lui confia la rédaction en chef. Mais sa polémique vigoureuse, qui donnait à ses théories politiques un grand retentissement, ne tarda pas à alarmer le pouvoir. On obligea M. Marx à obtenir, pour publier sa feuille, l’imprimatur du censeur ordinaire et l’approbation du préfet de Cologne, et bientôt ce contrôle sévère ayant paru insuffisant, une décision ministérielle suspendit la Gazette rhénane (1843).

M. Marx se réfugia alors à Paris et y publia, avec le docteur Ruge, les Annales franco-allemandes (1844), dont l’entrée fut interdite en Prusse et qui cessèrent bientôt de paraître. Peu après il publia, avec Frédéric Engels, la Sainte famille contre Bruno Bauer et consorts (Paris, 1845), espèce de pamphlet dans lequel il critiquait vivement l’idéalisme allemand, auquel il voulait substituer le réalisme historique. Expulsé de France sur la demande du gouvernement prussien, qu’il poursuivait de ses attaques continuelles, M. Marx se rendit à Bruxelles, où il publia en français un Discours sur le libre échange (1846) ; Misère de la philosophie, réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon (1847), et en allemand, avec Engels le Manifeste du parti communiste (1848), qui avait été adopté par un congrès d’ouvriers de diverses nations tenu à Londres en 1847. Dès cette époque, M. Marx, le véritable père de la doctrine communiste qu’on appelle le lassallisme, avait des doctrines très-arrêtées. Repoussant à la fois les théories de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet, de Proudhon, de Louis Blanc, etc., il prétendait fonder une « école scientifique ; » selon lui, il faut considérer le passé comme n’ayant pas existé, et ne demander les lois de la société de l’avenir qu’à l’expérimentalisme. Le socialisme scientifique doit prendre pour point de départ les travaux des Buckner, des Darwin, les découvertes de la philosophie médicale, et, pour constituer la société nouvelle, il faut qu’il se base scientifiquement sur l’étude de la constitution de l’être humain, sur l’anatomie, sur la sociologie et l’anthropologie. En un mot, d’après cette théorie, l’homme n’est pas un être aux facultés complexes, aux besoins contradictoires, mais une sorte de machine aux mouvements déterminés et invariables, d’où il suit qu’on doit formuler la loi de l’individu d’après l’examen de ses organes, et les droits public et international d’après les caractères des races humaines.

Le docteur Marx continua avec ardeur, dans la Gazette allemande de Bruxelles, son active propagande socialiste et ses attaques contre le gouvernement prussien. Le cabinet de Berlin venait de demander son expulsion de Belgique lorsque éclata la révolution de Février 1848. Il revint alors à Paris, qu’il quitta pour se rendre à Cologne dès que la révolution se fut déclarée en Allemagne, et fonda dans cette ville, avec ses anciens compagnons d’exil, la Nouvelle Gazette rhénane, où il se signala par l’audace de ses idées révolutionnaires. Lorsque, dans l’automne de 1848, le gouvernement prussien fit un coup d’État en chassant de Berlin l’Assemblée nationale et en octroyant une charte, Marx fit dans son journal un appel au peuple, qu’il engagea à refuser l’impôt et à repousser la force par la force. Mais le gouvernement proclama l’état de siège à Cologne, la Nouvelle Gazette rhénane fut suspendue, et son rédacteur reçut l’ordre de quitter la ville. M. Marx, pourtant, ne se découragea point, et, aussitôt après la levée de l’état de siège, il recommença la lutte. On lui intenta alors procès sur procès. Mais comme les affaires passaient devant le jury, il fut régulièrement acquitté et ne trouva dans ces persécutions que de nouveaux thèmes d’opposition.

Expulsé de Prusse au printemps de 1849, M. Marx revint encore une fois à Paris ; mais le gouvernement voulut l’interner dans le Morbihan, et il quitta la France pour aller se fixer à Londres, où il a toujours vécu depuis. Peu après, il essaya de reprendre la publication de la Nouvelle Gazette rhénane, sous forme d’une revue mensuelle publiée à Hambourg ; mais elle dut cesser de paraître en 1851, après le triomphe complet de la réaction. Il publia alors successivement : le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte (Boston, 1852) ; Révélations sur le procès des communistes à Cologne (1853), philippique contre le gouvernement prussien et la bourgeoisie allemande ; Observations critiques sur l’économie politique (Berlin, 1859) ; Monsieur Vogt (Londres, 1860), pamphlet dans lequel il ridiculise la pseudo-démocratie impérialiste, tout en accusant le professeur Karl Vogt et ses confrères de la presse allemande et de la presse suisse de s’être vendus à Napoléon III, lors de la guerre d’Italie. Vers la même époque, il collabora à la New-York Tribune, où il publia, jusqu’à l’explosion de la guerre civile américaine, un grand nombre d’articles de fond sur le mouvement européen, et une correspondance anglaise.

Jusqu’en 1862, M. Marx vécut dans la retraite, au sein de sa famille, à Londres, ne s’occupant que de philosophie et d’économie politique. À cette époque, il se donna tout entier à l’œuvre qui a principalement contribué à mettre son nom en lumière, à la fondation de la célèbre Association internationale des travailleurs. À deux reprises différentes, il avait essayé déjà de fonder une association d’ouvriers, secrètement d’abord dans la Ligue communiste des ouvriers, ouvertement dans la Société internationale de la démocratie, à Bruxelles en 1847 ; mais ces tentatives avaient échoué. L’Exposition de Londres, en 1862, en réunissant pour un instant un grand nombre de travailleurs de tous les pays, fut plus favorable à ses projets. Il fut un des promoteurs de la célèbre « fête de la fraternisation internationale » du 5 août 1862, qui réunit tous les délégués ouvriers à la taverne des francs-maçons à Londres, et où fut lancée l’idée d’une association internationale des travailleurs. Toutefois, ce ne fut que deux ans plus tard, le 28 septembre 1864, que l’Internationale fut définitivement fondée au meeting de Saint-Martin-Hall, à Londres. V. travailleurs (Association internationale des).

Bien qu’il fût l’âme de la fameuse association, Karl Marx ne fit point partie du premier conseil général, siégeant à Londres et composé de trois ouvriers anglais : Odger, Cremer et Whelert ; mais, dès l’année suivante (1865), il fut adjoint à ce conseil avec Eugène Dupont et Jung. Grâce à son instruction, à la supériorité réelle de ses talents, Marx y exerça une influence prépondérante. Il fut chargé de dresser le plan de la société, d’écrire les instructions données aux agents chargés de la répandre en Europe, de faire d’innombrables rapports. C’est lui qui est l’auteur des statuts généraux de l’Internationale, adoptés au congrès de Genève en 1866. C’est également lui qui, soit à Londres, soit à divers congrès de l’association, a rédigé les principales publications du conseil central. Le 28 février 1871, il écrivit de Londres à Serrallier pour engager les membres de l’Internationale à Paris à ne point se mêler aux émeutes, à « observer les lois, dit-il, jusqu’au jour où le poids de l’intelligence, joint au poids des injustices et des persécutions de la société entière, fera pencher la balance en notre faveur. » Toutefois, quelques mois plus tard, à l’occasion de la Commune, il écrivit, sous le titre de : La guerre civile en France, adresse du conseil général à l’Association internationale des travailleurs, un violent factum qui produisit une très-grande sensation, et qui fut en partie la cause des attaques passionnées dont l’Internationale ne tarda pas à être l’objet.

Dès cette époque, une scission s’était produite au sein de l’Internationale. Elle avait commencé au congrès de Berne en 1868, où M. Bakounine s’était retiré du congrès, à la suite d’une scène violente, et avait fondé une nouvelle société sous le nom d’Alliance de la démocratie socialiste. Les membres de l’Alliance, désignés sous le nom de anti-autoritaires ou de russo-latins, continuèrent à faire partie de l’Internationale, mais trouvèrent un adversaire déclaré dans M. Marx, chef du parti des autoritaires, qui se grossit à Londres, après la Commune, de tous les réfugiés blanquistes. Lors du congrès de La Haye, en 1872, les deux partis se retrouvèrent en présence. M. Marx obtint la majorité, fit exclure de l’Internationale M. Bakounine, dont il redoutait l’influence, et ses partisans, fit conférer de nouveaux pouvoirs au conseil central et obtint que le siège de ce conseil fût transféré de Londres à New-York. Il cessa de faire partie de ce conseil, composé de ses partisans, et il en resta l’inspirateur. La rupture des deux partis devint alors complète, et chacun d’eux réunit à Genève, au mois de septembre 1873, un congrès dans des locaux séparés.

M. Marx, qui, dans le silence du cabinet et dans ses écrits, ne recule devant aucune conséquence de ses doctrines, est dans la vie privée un homme paisible, honnête, doux, rangé, un vrai type de bourgeois allemand. « Le docteur Marx, dit un biographe anonyme, est d’une taille un peu au-dessus de la moyenne ; vigoureux, trapu, ramassé sur lui-même, il semblerait destiné à mourir centenaire s’il n’était, depuis de longues années, tourmenté par un asthme dont il souffre beaucoup… Sa tête, plantée sur un cou épais et des épaules larges, est vaste et forte, comme il convient à l’utopiste qui porte en lui les éléments d’une société nouvelle. La figure, encadrée de longs cheveux blancs touffus rejetés en arrière, est illuminée par la pensée, et atteste par ses rides nombreuses les méditations du docteur et ses préoccupations. Le front, très-haut, rayonnant d’intelligence, accusant un développement extraordinaire des lobes cérébraux, et au bas duquel courent des sourcils épais, surplombe des yeux bruns, couleur de tabac d’Espagne, profondément enfoncés dans leurs orbites, étincelants sous leurs paupières, plissées et teintées par l’étude et les veilles d’un kohol naturel. Le nez, large à sa racine, comme celui de Balzac, tombe par une pente douce entre les deux joues, fortes et musculeuses, ainsi que le veut le type slave. Deux plis profonds partent des ailes du nez et vont mourir dans le coin des lèvres, fortes et sensuelles, voilées à demi par des moustaches bien fournies qui rejoignent la barbe grisonnante, drue, assez longue et presque patriarcale… Tel est cet homme, qu’on se représente volontiers comme un être farouche et un révolutionnaire sans entrailles. C’est un philosophe et un penseur, redoutable sans doute à cause de ses facultés organisatrices et étonnamment synthétiques, à cause de sa longue expérience des révolutions, de sa science vaste, de sa ténacité, servies par l’indépendance de sa position, l’affabilité de ses manières, la connaissance de toutes les langues européennes, et une infatigable aptitude aux travaux les plus arides. Outre les ouvrages précités, on lui doit : le Capital, critique de l’économie politique (Hambourg, 1869), son principal ouvrage ; il y expose, suivant un ordre méthodique, ses théories sociales et économiques.