Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MORANDE (Charles THÉVENOT ou THEVENEAU, dit THEVENEAU DE), pamphlétaire et journaliste français

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 2p. 546).

MORANDE (Charles Thévenot ou Theveneau, dit Thevenaau de), pamphlétaire et journaliste français, né à Arnay-le-Duc en 1748, mort vers 1803. Son père exerçait, à Arnay-le-Duc, les fonctions de procureur et voulait lancer son fils dans la magistrature. Il l’envoya à Dijon pour y faire ses études ; mais le jeune Charles montra bientôt un esprit désordonné et s’enrôla dans un régiment de dragons. Il ne tarda pas à se repentir de sa précipitation et, sur ses instantes prières, fut racheté par son père. À peine libéré, il accourut à Paris, où il se signala par ses débauches, ses intrigues, ses filouteries honteuses, de scandaleux désordres qui attirèrent l’attention de la police. Sa famille était au désespoir ; elle demanda des lettres de cachet, et le jeune Theveneau fut enfermé pendant quinze mois, d’abord au For-l’Évêque, puis à l’Armentières. À sa sortie de prison, il passa en Angleterre où, se trouvant sans ressources, il eut l’idée de prendre le nom de Morande et de publier sous ce pseudonyme de violents libelles qu’il fit passer clandestinement en France et dans lesquels « il diffamait, outrageait, calomniait sans distinction tous les noms tant soit peu connus qui se présentaient sous sa plume. » Jl donna d’abord le Philosophe cynique et Mélanges confus sur des matières fort claires (1771, in-8o), qui obtinrent un vif succès et l’engagèrent à persévérer dans cette voie. Le plus fameux de ses pamphlets est intitulé : le Gazetier cuirassé ou Anecdotes scandaleuses de la cour de France, contenant des nouvelles politiques, apocryphes, secrètes, extraordinaires ; nouvelles de l’Opéra, vestales et matrones de Paris, nouvelles énigmatiques, transparentes, etc. C’est une suite d’aventures scandaleuses, comme en racontaient les Nouvelles à la main, où le faux se trouve mêlé au vrai, et dans lesquelles l’imagination de l’auteur s’est donné pleine carrière. Cet ouvrage, qui a eu plusieurs éditions, peut être considéré comme une série de petits romans composés d’après des faits réels, mais dénaturés suivant le caprice de Morande. Tel qu’il est, cependant, il fournit de curieux détails de mœurs sur l’époque dépravée de Louis XV et d’intéressantes anecdotes sur les personnages de la cour. Écrit d’un style vif et agréable, il trouva bientôt une foule de lecteurs et se répandit à un grand nombre d’exemplaires en France, en Angleterre et en Allemagne.

Charmé de ce succès inattendu, Morande imagina de spéculer sur l’effroi qu’il inspirait ; il envoyait d’Angleterre des sommations d’argent à ceux qui redoutaient ses attaques et qui, le plus souvent, consentaient à acheter son silence. Il voulut même rançonner Voltaire et lui écrivit qu’il avait dans les mains de quoi le diffamer. Voltaire divulgua les propositions du libelliste. Morande ne fut pas plus heureux avec le duc de Brancas, qui le roua de coups de canne et le força de lui en donner quittance ; après quoi, il lui fit avouer dans tous les organes de la presse anglaise, par une note signée de son propre nom, que lui, Morande, se reconnaissait pour un vil imposteur. Ces déboires ne touchèrent pas, paraît-il, bien vivement son honneur, qui, du reste, comme on peut voir, n’était pas délicat. Il trouva l’occasion de se dédommager dans la personne de Mme Du Barry, la maîtresse du roi Louis XV. Il accumula dans ses cartons tous les renseignements imaginables sur la vie de cette femme, puis, quand il les jugea assez complets, il l’avertit qu’il allait publier un ouvrage en quatre volumes sous le titre de : Mémoires d’une femme publique. Cette fois, le sujet n’était point ingrat ; aussi, dit Bachaumont, ce livre « était une compilation infernale ; le Gazetier cuirassé est à l’eau de rose en comparaison de ce nouveau chef-d’œuvre. » Morande offrit de supprimer cet ouvrage moyennant 500 louis comptant et 4, 000 livres de pension, réversible à sa mort sur la tête de sa femme et de ses enfants. Les monarques absolus, qui se moquent de l’opinion publique puisqu’ils l’étouffent, se montrent très-sensibles aux épigrammes de cour et aux méchancetés aigres et perfides qui circulent, auprès d’eux, dans leurs antichambres et qu’ils ne peuvent punir. Louis XV voulut à tout prix arrêter l’ouvrage de Morande. Il demanda au gouvernement anglais l’extradition du pamphlétaire. La cour de Londres refusa, mais en disant qu’elle ne s’opposerait pas à un enlèvement, s’il était accompli dans le plus grand secret. Des gens de la police furent donc envoyés à Londres avec ordre de surprendre la confiance de Morande, de l’enlever et de l’amener à Paris ; mais le secret fut éventé ; Morande, averti, se tint sur ses gardes et, se donnant aux yeux du peuple anglais pour un proscrit politique, ameuta la foule contre les émissaires de Louis XV. Ceux-ci durent se sauver en toute hâte pour ne pas avoir à subir quelque mauvais parti. Pendant ce temps, les Mémoires d’une femme publique avaient été imprimés et allaient être répandus à trois mille exemplaires dans toute l’Europe. À bout de moyens, Louis XV confia à Beaumarchais la mission de conclure un marché avec Morande et de lui arracher, à quelque prix que ce fût, la promesse de ne pas publier l’ouvrage ; Beaumarchais partit sous le nom de Ronac, anagramme de Caron, et eut bientôt raison de Morande. Il acheta son silence pour 20, 000 livres comptant et 4, 000 livres de pension ; si l’on ajoute à cette somme 900 livres dépensées par Beaumarchais pour son voyage, on voit que le roi payait cher l’honneur d’une femme comme la Du Barry. Le Parc-aux-Cerfs, il est vrai, en avait coûté bien d’autres !

Après cette brillante affaire, Morande sembla ne plus vouloir rechercher l’éclat et le scandale. Beaumarchais avait su prendre sur lui beaucoup d’autorité ; il le domina quelque temps de son influence et, par ses conseils, le ramena dans une voie meilleure. « Vous avez fait de votre mieux, monsieur, lui écrivait-il, pour me prouver que vous rentriez de bonne foi dans les sentiments et la conduite d’un Français honnête, dont votre cœur vous a reproché longtemps avant moi de vous être écarté ; c’est en me persuadant que vous avez le dessein de persister dans ces louables résolutions que je me fais un plaisir de correspondre avec vous… » Grâce à sa petite fortune, Morande mena à Londres un train de vie fort agréable, et rédigea pendant plusieurs années le Courrier de l’Europe, feuille satirique dans laquelle on ne retrouva pas les traits du Gazetier cuirassé. Il revint en France pendant la Révolution et se mêla activement aux événements. Le journal qu’il fonda, l’Argus patriotique, dans lequel il défendit la royauté déchue, lui attira les colères du parti révolutionnaire qui le fit emprisonner. Quoi qu’en ait dit la Biographie Michaud, il échappa toutefois aux massacres de Septembre et se retira dans son pays natal, à Arnay-le-Duc, où il remplit pendant quelque temps les fonctions de juge de paix.

Morande a publié plusieurs autres ouvrages, notamment : le Philosophe cynique et des Remarques historiques sur le château de la Bastille, qui contiennent des renseignements assez curieux et alors nouveaux sur cette prison d’État (1777, à la suite d’une édition du Gazetier cuirassé) ; la Gazette noire par un homme qui n’est pas blanc (1784, in-8o) ; le Diable dans un bénitier, pamphlet qu’il fit attribuer à Brissot, lequel, pour cette raison, fut pendant quelque temps enfermé à la Bastille, etc. Les Anecdotes sur la comtesse Du Barry (1776), que plusieurs auteurs ont attribuées à Morande, ne sont pas de lui ; cet ouvrage serait de Mairobert, selon Barbier. La physionomie de Morande, plus ou moins altérée par les recueils biographiques jusqu’en 1856, a été, à cette époque, présentée sous son vrai jour par de Loménie dans son ouvrage : Beaumarchais et son temps (1856, 2 vol. in-8o).