Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mai 1848 (JOURNÉE DU 15)

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 3p. 939).

Mai 1848 (journée du 15). Le soulèvement de la Pologne, qui avait suivi la révolution de Février, expirait dans le sang des patriotes, et le tableau déchirant de tant d’héroïsme et de malheurs, les cruautés des vainqueurs, les récits des émigrés qui repassaient par groupes notre frontière, avaient réveillé la vieille affection de la France pour sa sœur du Nord. À Paris, ces sentiments se manifestèrent avec énergie dans les journaux, dans —les sociétés populaires et par de nombreux placards affichés sur les murailles. L’agitation aboutit naturellement à l’idée de demander à l’Assemblée nationale le rétablissement de la Pologne.

Tel fut le point de départ, le but ostensible de la fameuse/journée du 15 mai.

Aux yeux de beaucoup de contemporains, ce mouvement fut le résultat d’un vaste complot ourdi par Barbes, Louis Blanc, Caussichére, etc. D’autres n’y voulaient voir qu’une manœuvre de police, un piège tendu aux chefs du parti populaire. Devant la cour de Bourges, Raspail qualifia le mouvement de

0 vaste coup de filet. »

Voyons les faits.

D’abord il est certain que la composition de l’Assemblée constituante n’avait pas répondu aux espérances du parti avancé, non plus que ses premières mesures. Mais enfin elle était installée, et la masse du peuple l’acceptait ainsi, tout en manifestant une certaine inquiétude sur l’avenir, un mécontentement marqué de la marche rétrograde de la Révolution.

D’un autre côté, si quelques agitateurs en sous-ordre songeaient a l’éventualité d’une dissolution, les chefs sérieux du parti révolutionnaire étaient même opposés à une manifestation et s’efforcèrent de l’empêcher. Mais ils furent entraînés dans le torrent.

Huber, justement suspecté de plusieurs pour sa conduite équivoque dans les affaires où il avait figuré depuis 1836, mais lancé de nouveau dans le mouvement, en possession même d’une influence réelle, à cause de ses longues souffrances de prisonnier, Huber fut un des principaux organisateurs de cette manifestation. L’idée fut mise en avant dans le comité centralisateur, ou club des clubs, dont il était le président. Elle se répandit bientôt dans tout Paris, fut accueillie avec enthousiasme par le peuple, les clubs, les gardes nationaux venus des départements pour assister à la fête de l’installation de l’Assemblée, et vainement combattue par Cabet, Barbes, Blanqui, Raspail, etc. Après avoir été plusieurs fois ajournée, la manifestation fut fixée au 15, jour où des interpellations sur la Pologne devaient avoir lieu à l’Assemblée.

Le Commission exécutive et le bureau de l’Assemblée n’étaient pas sans inquiétude, et des précautions militaires furent prises.

Une convocation, signée Huber et Sobrier, avait fixé l’heure et le lieu du rendez - vous. Tous les acteurs de la démonstration protestaient d’ailleurs de leurs intentions pacifiques, et il est certain que la plupart de ceux qui en firent partie étaient de bonne foi dans

1 expression de leurs sympathies pour la Pologne.

Les renommées populaires avaient dû céder à l’entraînement général, et Raspail avait même consenti à rédiger une pétition.

Dès le matin du 15, la place de la Bastille se couvrit d’un peuple immense, qui se forma en colonne vers dix heures, et commença k défiler sur le boulevard en bon ordre, au cri de Vive la République ! et de Vive la Pologne !- On comptait plus de cent corporations avec leurs bannières, les ateliers nationaux, les délégués du Luxembourg, les clubs des gardes nationaux de Paris et des départements, des proscrits de toutes les nations, avec leurs drapeaux, etc.

À la Madeleine, l’agitation était déjà plus grande ; à la place de la Concorde, la colonne rencontra un bataillon de garde mobile, commandé par le général Courtais ; on crie : Vive le général du peuple ! Sensible à la popularité, et accoutumé d’ailleurs aux grandes manifestations parisiennes, il fait mettre les baïonnettes au fourreau, convaincu du caractère inolîensif du mouvement. Blanqui et son club prennent la tête et entraînent la foule vers le pont. Il est probable que l’instinct révolutionnaire l’emporta en ce moment chez le3 clubistes sur les calculs de la prudence, et qu’ils jugèrent que, le cas échéant, on pourrait tirer parti des circonstances. Toujours est-il que, dans le plan primitif, on devait s’arrêter à la place de la Concorde et envoyer à l’Assemblée des délégués porteurs de la pétition en faveur du rétablissement de la Pologne. À ce moment, ce torrent ne pouvait plus être arrêté. La garde mobile, sympathique au mouvement, et qui d’ailleurs eut été impuissante, ouvrit ses rangs : la foule traversa le pont et se massa autour du palais de l’Assemblée. Pressés, foulés par l’avalanche des survenants, les premiers rangs commencèrent à escalader les grilles, sans aucune résistance de la part des mobiles ; en vain le général Courtais accourut et supplia le peuple de respecter l’Assemblée ; mais il était trop tard. La salle des séances, les tribunes publiques sont presque aussitôt envahies par la foule. À ce inument, M. Wolowski était k la tribune, développant ses interpellations sur la Pologne. À plusieurs reprises déjà, il avait été interrompu par les puissantes rumeurs du dehors, par les cris de Vive la Pologne l De nouveaux flots d’envahisseurs pénétrent par

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toutes les issues, après avoir écarté Iarnartine, Courtais et Ledru-Rollin ; la salle est

filus que comble et les tribunes craquent sous e poids des spectateurs. Au milieu du plus effroyable tumulte, les assauts à la tribune succèdent aux envahissements. Barbes, Louis Blanc, Ledru-Rollin, une foule d’autres, essayent de parler. Raspail parait à son tour, et lit à grand’peine la pétition. Le peuple veut qu’on délibère sans désemparer et réclame un décret pour le rétablissement de la Fologne. Tous les hommes qui voudraient borner l’émeute à l’exercice du droit de pétition cherchent inutilement à opérer un mouvement de retraite. Blanqui, Barbes, d’autres encore, parlent tour à tour. Louis Blanc, acclamé, porté en triomphe, conjure le peuple de se retirer ot de laisser l’Assemblée délibérer librement. Raspail fait inutilement le3 mêmes efforts. Pendant ce temps, le rappel battait dans Paris ; quelques-uns l’entendent et menacent le président Buchez, qui redoutant d’autres malheurs, écrit, sous la dictée impérieuse des émeutiers, l’ordre de cesser de battre le rappel, mais en omettant la date et le timbre, espérant être compris de la garde nationale.

Parmi les acteurs sérieux de ce draine figuraient, comme toujours, des personnages burlesques, avides de jouer une manière de rôle ou au moins de se mettre en évidence. Ici, on remarquait un homme coiffé d’un casque de pompier, qui s’agitait beaucoup : c’était un artiste, président de club à Montargis, et nommé Degré. C’est le fameux pompier du 15 «mii, dont on a fait une légende.

Craignant d’être dépassé par Blanqui, son adversaire, Barbes demande, au milieu du bruit, un milliard d’impôt sur les riches, pour subvenir aux frais d’une expédition en faveur de la Pologne. Mais il est entièrement faux qu’une voix se soit écrié : C’est trois heures de pillage que nous voulons ! Cette honteuse ineptie a été insérée, après coup, au Moniteur, comme cela a été péremptoirement prouvé au procès de Bourges.

Enfin, après une série de scènes que notre cadre ne nous permet pas de rapporter en détail, Huber, qui cependant avait, dit-on, promis à Marrast de faire avorter le mouvement, escalade la tribune, et de sa voix tonnante, lance les paroles funestes : « Puisque l’Assemblée ne veut pas prendre un parti et que le peuple est trompé par ses représentants, je déclare que l’Assemblée nationale est dissoute l •

Au milieu de la confusion et du tumulte, le président est chassé de son siège ; beaucoup de représentants quittent la salle ; Barbes est porté en triomphe et part, suivi d’un flot d’emeutiers, pour aller à l’Hôtel do ville, accompagné d’Albert ; Huber va crier la dissolulion sous le péristyle et disparaît ; Louis Blanc se trouve emporté par d’autres groupes vers l’esplanade des Invalides ; la salle se vide en grande partie, et il ne reste, ça et là, que quelques groupes d’envahisseurs tranquillement occupés à écrire des listes d’un gouvernement provisoire.

Par une coïncidence habilement préparée, la paye des ouvriers des ateliers nationaux devait avoir lieu ce jour même, à trois heures. Cette circonstance avait contribué déjà à éclaircir la foule.

La garde nationale arriva de tous côtés vers quatre heures et demie ; les émeutiers restés dans la salle se dispersent par toutes les issues ; Ledru-Rollin, Lamartine et d’autres représentants réfugiés à l’hôtel de la présidence rentrent en séance ; l’Assemblée se reconstitue ; le général Courtais, qui n’a rien pu empêcher, est hué et lâchement maltraité par des gardes nationaux, qui se livrent aux mêmes violences sur Louis Blanc, accouru après avoir échappé à grand’peine aux dangereux enthousiastes qui l’entraînaient, Lamartine et Ledru-Rollin marchent, à la tête de forces militaires considérables, sur l’Hôtel de ville, où ils entrent sans coup férir, et où Barbes et Albert, à peine installés, sont arrêtés du même coup.

On arrêta aussi successivement Sobrier, Raspail, Blanqui, Flotte, Courtais, etc., qui furent enfermés à Vincennes et plus tard traduits devant la haute cour de Bourges (v. haute cour). Huber fut également arrêté, puis, chose inexplicable, relâché. Pour se laver des soupçons qui pesaient sur lui, il revint plus tard d’Angleterre, se constitua prisonnier et fut condamné à la déportation. V. Huber. ;

Caussidière et Louis Blanc, violemment attaqués, ne furent cependant frappés que plus tard.

Cette malheureuse affaire de mai, dans laquelle il y eut, sans doute, des intrigues particulières difficiles à démêler, mais surtout beaucoup de confusion, d’imprudence et de gâchis, précipita la réaction et fut un des préludes de la sanglante insurrection de juin.