Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mai 1873 (RÉVOLUTION PARLEMENTAIRE ET GOUVERNEMENT DU 24)

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 3p. 940).

Mai 1873 (révolution parlementaire et gouvernement du 24). Dans la journée du 24 mai 1873, la majorité monarchique et réactionnaire de l’Assemblée parvint à renverser M. Thiers du pouvoir et k inaugurer contre la République un • gouvernement de combat. • Cette journée lançait la France dans l’inconnu ; nous ne saunons la passer sous silence. Quelle a été la cause de celte crise ? Quels en ont été les résultats immédiats ? Nous allons l’indiquer brièvement, en laissant au lecteur le soin d’en tirer les conséquences et la moralité.

Le dissentiment qui devait amener une si éclatante rupture entre M. Thiers et la majorité de l’Assemblée remontait au 20 juin 1872.. À cette époque venaient d’avoir lieu des élections complémentaires (9 juin), et ces élections, comme toutes les précédentes, avaient envoyé k la Chambre des républicains. Cette persistance du suffrage universel à se prononcer en faveur de Ta République causa la plus vive inquiétude aux partis monarchiques. 11 fallait au plus vite, et par tous les moyens, enrayer le mouvement qui poussait le pays vers l’établissement des institutions libres et amener M. Thiers à exercer en ce sens son pouvoir. Dans ce but, la droite et le centre droit chargèrent MM. Changarnier, de Broglie, Saint-Marc Girardin, d’AudiïIVet-Pasquier, Batbie, Audren de lierdrel, de La Rochefoucauld-Bisaccia, Depeyre et de Cumont

de se rendre auprès du président de la République pour lui exposer combien il était nécessaire que le gouvernement s’inspirât, dans tous ses actes, des vues de la majorité. M. Thiers accueillit les délégués (20 juin), affirma ses principes conservateurs, mais leur déclara qu’il était complètement en désaccord avec eux sur la conduite à suivre pour la défense de ces principes. L’avortement de cette démarche, devenue fameuse sous le nom de manifestation des bonnets à poil, excita dans les rangs de la majorité la plus vive irritation contre ie chef du pouvoir exécutif. Cette irritation fit explosion lorsque, ie 13 novembre suivant, M. Thiers envoya k la Chambre un message dans lequel il proclamait la nécessité de fonder définitivement la République. M. de Kerdrel s’élança à la tribune pour demander la nomination d’une commission chargée d’examiner Je message et d’y répondre.

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Cette proposition fut acceptée. La majorité des membres de cette commission se prononça contre la politique de M. Thiers et chosit pour rapporteur M. Batbie. La guerre était déclarée. Il s’agissait de forcer le président de la République à appeler au ministère les chefs des partis monarchiques ou à donner sa démission, et les chefs de la majorité ne doutaient point d’une facile victoire. Cependant, k la suite d’une discussion mémorable, à laquelle prirent part le rapporteur, M. Batbie, qui proclama la nécessité d’un « gouvernement de combat, » M. Dufaure, M. Thiers et M. Ernoul, l’Assemblée, par 372 voix contre 335, se prononça en faveur du président de la République (29 novembre 1372) et vota l’amendement de M. Dufaure, demandant la nomination d’une commission chargée de présenter un projet de loi pour régler les attributions des pouvoirs publics et les conditions de la responsabilité ministérielle.

Vaincus, mais non découragés, les meneurs de la majorité battirent habilement en retraite et attendirent qu’une occasion favorable se présentât pour livrer un nouvel assaut, cette fois décisif. En attendant, ils résolurent de faire une guerre d’escarmouches au pouvoir exécutif. Dès le 30 novembre, ils forcèrent M. V. Lefranc, ministre de l’intérieur, à donner sa démission, et, lors de la nomination de trente députés devant former la commission demandée par M. Dufaure, ils obtinrent une majorité de membres appartenant k leur parti (5 décembre). Pendant près de deux mois, cette commission, présidée par M. de Larcy, se livra k des discussions aussi laborieuses que byzantines, s’occupa principalement d’écarter M. Thiers des débats de la Chambre et choisit M. de Broglie pour rapporteur. Néanmoins, grâce à deux ministres, M. Dufaure et M. de Uoulard, qui dans leurs paroles et dans leurs actes manifestaient une vive antipathie contre les républicains, une sorte de rapprochement se fit entre le pouvoir exécutif et la majorité, et ce fut d’un commun accord que, k la suite d’une discussion publique qui tint treize séances, la Chambre vota le projet de la commission des trente (13 mars 1873), Trois jours plus tard, M. Thiers annonçait au pays que le 5 septembre suivant le dernier soldat allemand aurait évacué la France, et le 17 mars. l’Assemblée, à l’exception de quelques membres, déclarait qu’il avait bien mérité de la patrie.

Eu ce moment, M. Thiers semblait dominer l’Assemblée et avoir acquis une autorité nouvelle et incontestée par l’habileté avec laquelle il avait achevé la grande œuvre de la libération du territoire.

Le 7 avril, la Chambre prit des vacances jusqu’au 19 mai ; mais, avant de se séparer, elle avait voté ia loi qui supprimait la municipalité lyonnaise (4 avril). Celte loi, que le gouvernement avait appuyée apres avoir abandonné son propre projet, devait être la cause indirecte de sa chute, d’abord en provoquant, dans le cours de la discussion, la démission du président de l’Assemblée, M. Grévy (2 avril), remplacé par M. Buffet, appartenant au parti monarchique et hostile k M. Thiers j en.second lieu, en excitant vivement l’opinion publique, qui profita des élections du 27 avril et du 11 mai pour désapprouver énergiquement la politique suivie par la majorité de l’Assemblée.

Sauf deux, tous les députés nommés dans ces élections appartenaient au parti républicain. En présence d’une pareille manifestation, M. Thiers comprit la nécessité d’abandonner la politique de l’équivoque et de fonder définitivement la République, le seul gouvernement qui, en présence de la division des partis monarchiques, offrit il la France des conditions de stabilité, d’ordre réel et de véritable liberté. Mais pendant qu’il préparait des projets de lois destinées à établir la République.conservatrice, les meneurs de l’ancienne majorité, voyant avec épouvante le pays se prononcer contre eux, prenaient la résolution de frapper un grand coup, de renverser M. Thiers, de s’emparer du pouvoir ut de gouverner de façon à étouffer la République, sauf à aviser plus tard sur le choix d’un monarque. Un comité de six membres, composé de MM. de Broglie, Baibie, Changarnier, Baragnon, Pradié et Aniédée Lel’evrtj-Pontalis, se mit aussitôt k l’œuvre et proposa un plan de campagne pour la rentrée de la Chambre. Comme la droite et le centre droit ne formaient point, une majorité suffisante, on fit taire tout scrupule et on s’adressa aux députés bonapartistes, jusquelà tenus sévèrement à l’écart ; ils promirent leur concours. Enfin on s’attacha k attirer k soi des membres du groupe dirigé par M. Périer. Dès que la coalition eut groupé ses forces, elle prépara sou instrument de guerre, une demande d’interpellation, au bas de laquelle étaient apposées 302 signatures lorsque commença la session de l’Assemblée, le 19 mai.

Le matin même de ce jour, M. Thiers publiait au Journal officiel la liste n’un nouveau ministère dont tous les membres appartenaient au centre gauche. MM. Dufaure, de Remusat, Léon Siay, Teissereiic de Bort, de Cissoy, Pûlhuau conservaient leurs portefeuilles. M. Casimir Périer était nommé ministre de l’intérieur, M. Bereugur ministre des travaux publics, M. de Fouitou ministre des cultes, et M’ Waddington ministre de

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l’instruction ■ publique. C’étaient tous d[anciens monarchistes qui, par raison, s’étaient ralliés à la République conservatrice, dont le chef du pouvoir voulait l’établissement définitif. Mais bien que ces noms offrissent d’incontestables garanties au parti dit conservateur, les chefs des coalisés affectèrent de les trouver suspects, et, au début de la séance, ils déposèrent la demande d’interpellation, ainsi conçue : « Les soussignés, convaincus que la gravité de la situattion exige à la tête des affaires un cabinet dont la fermeté rassure le pays, demandent k interpeller le ministère sur les dernières modifications qui viennent de s’opérer dans son sein et sur la nécessité de faire prévaloir une politique résolument conservatrice. » M. Dufaure monta alors à la tribune et déposa un projet de constitution dont la droite ne voulut point entendre la lecture. Le lendemain eut lieu l’élection du président de la Chambre, et M. Buffet fut réélu par 359 voix contre 289, données à M. Martel, appuyé par le gouvernement. Le 23 mai commença la bataille décisive. Ce fut M. de Broglie qui se chargea de soutenir l’interpellation des 302. Fidèle k la tactique adoptée par les coalisés, il esquiva les questions politiques proprement dites, limita le débat k une prétendue question de conservation sociale et accusa le gouvernement de faiblesse envers le radicalisme, qu’il attaqua avec toute l’ardeur de ses passions monarchiques et cléricales. À la suite d’un très-remarquable discours de M. Dufaure, qui déclara que le gouvernement voulait k la fois rester conservateur et fonder la République, la continuation de la discussion fut remise au lendemain pour entendre M. Thiers.

Le 24 mai, k neuf heures du matin, le président de la République monta à la tribune et prononça le plus émouvant, le plus beau de ses discours. Jamais il n’avait été mieux inspiré, jamais il n’avait montré plus de talent, de ressources et d’ampleur. Il rappela l’état de division où était l’Assemblée, l’impossibilité pour le chef de l’État de se livrer k aucun des partis monarchiques, et, n’épargnant aucune vérité à la majorité, il n’hésita point k lui déclarer qu’elle n’était pas la représentation exacte du pays, que les masses

n’étaient plus avec elle. M. Thiers descendit de la tribune, salué par les applaudissements des républicains, et la séance fut suspendue. La séance de l’après-midi fut remplie par un discours de M. Casimir Périer, qui défendit le gouvernement, par la déclaration Target et par le vote de deux ordres du jour, 1 un pur et simple, accepté par le ministère, l’autre impliquant un blâme et présenté par M. Ernoul. Le premier fut repoussé par 362 votants contre 34S ; le second, voté par 3G0 membres contre 344. Ainsi, grâce k 16 voix de majorité, M. Thiers était renversé du pouvoir. Cette majorité, les coalisés la devaient k la défection de 15 membres appartenant pour la plupart à la réunion Casimir Périer. L’histoire doit être sévère pour eux. C’étaient MM. Target, Paul Cottin, Prétavoine, Balsan, Mathieu-Bodet, Leiêbure, Cailtaux, E. Talion, Louis Passy, A. Delacour, L. Vingtain, Deseilligny, Dufournel, Daguillon et E. Martell de la Charente. Pour expliquer leur subite désertion, ces politiques étonnants avaient cru devoir faire une déclaration, qui restera comme un type de logique burlesque k l’usage des parlementaires. La victoire que nous recherchons, avaient-ils dit par l’organe de M. Targei, c’est l’affirmation de la République conservatrice avec M. Thiers ; en conséquence, nous voterons l’ordre du jour de M. Ernoul, destiné a’le renverser.

Dans une troisième séance, qui eut lieu le soir même, l’Assemblée accepta la démission de M. Thiers et procéda k lu nomination d’un autre président. Le choix des triomphateurs se porta sur le maréchal de Mac-Mahon, qui jusqu’alors avait voulu rester complètement à l’écart de la politique. Le maréchal fut élu par 390 voix. Une dèputation, k la tête de laquelle se trouvait M. Buffet, président de l’Assemblée, se rendit auprès de lui pour lui faire connaître le vote de la majorité, et, après quelques hésitations, il accepta la succession de M. Thiers. Il avait été décidé querien ne serait changé dans les institutionsexistantes.

. Le lendemain, le nouveau président de la République écrivait k l’Assemblée pour lui faire connaître qu’il obéissait « k la volonté de la Chambre, dépositaire de la souveraineté nationale, • et qu’elle et lui continueraient ensemble « l’œuvre de la libération du territoire et du rétablissement de l’ordre moral dans notre pays. » Le jour même, un nouveau ministère était constitué ; il comprenait trois orléanistes : M. de Broglie, vice-président du conseil et ministre des affaires étrangères ; M. Beulé, minisire de l’intérieur, et M. Batbie, ministre de l’instruction publique et des cultes ; trois légitimistes : M. Ernoul, ministre de la justice ; l’amiral Dompierre-d’Hornoy, ministre de la marine, et M. de La Bouillerie, ministre du commerce et de l’agriculture ; un bonapartiste : M. Magne, ministre des finances ;.enfin un des quinze membres qui s’étaient associés k la déclaration Target : M. Deseilligny, ministre des travaux publics. Le général de Cissey conservait par interna le portefeuille de la guerre, qui fut donné, quelques jojrs après, au général du Barail. Le 26 mai, le vice-président du conseil vint

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lire à l’Assemblée un message du chef du pouvoir exécutif. Dans ce document, le nouveau président de la République s’y subordonnait absolument à la. souveraineté de l’Assemblée nationale et y constatait que, étant son délégué, il ne saurait avoir d’autre volonté que la sienne. « La pensée qui m’a guidé dans la composition de ce ministère, disait-il, est celle qui devra l’inspirer lui-même : c’est le respect de vos volontés et le désir d’en être toujours le scrupuleux exécuteur... Je considère le poste ou vous m’avez placé comme celui d’une sentinelle qui veille au maintien de votre pouvoir souverain... Le gouvernement qui vous représenté sera énergiquement et résolument conservateur... La tâche du gouvernement est avant tout d’assurer, par mie application journalière, l’exécution des lois que vous faites et d’en faire pénétrer l’esprit dans les populations... À tous ces titres qui commandent notre obéissance, l’Assemblée joint celui d’être le véritable boulevard de la société, menacée en France et en Europe par une faction qui met en péril le repos de tous les peuples et qui ne hâte votre dissolution que parce qu’elle voit en vous le principal obstacle k ses desseins. »

Après avoir tracé le rôle modeste qu’il devait remplir, le maréchal de Mac-Mahon laissa son ministère agir k sa guise et interpréter fidèlement les volontés de la coalition monarchique et cléricale qui venait de triompher, mais qui, par la force des choses, pour ne pas arriver à une dissolution fatale, se voyait forcée de gouverner au nom de cette République qu’elle s’était proposé de renverser.

Le cabinet du 23 mai se mit aussitôt à l’œuvre. Il inaugura le » gouvernement de combat, » dit aussi « de l’ordre moral, ■ en expulsant de l’administration préfectorale tous les fonctionnaires suspects d’attachement u la République et en les remplaçant par un personnel monarchique et impérialiste. Cela fait, on se mit k l’œuvre.

Parmi les actes destinés à pétrir comme une pâle molle l’esprit public et k lui infuser les idées du « parti des honnêtes gens, » selon l’expression d’un des membres du cabinet ; parmi les "mesures et les actes dus soit à l’initiative seule du gouvernement et de ses agents, soit au concours simultané du ministère et de la majorité de l’Assemblée, nous citerons. la fameuse circulaire secrète du ministre de l’intérieur, relative aux journaux de province, à leur situation financière, au prix qu’ils pourraient attacher au concours de l’administration ; les poursuites contre M. Ranc, député de Lyon ; les poursuites pécuniaires contre M. Courbet, rendu responsable d’un décret de la Commune qu’il n’avait point signé" ; la suppression de journaux républicains k Paris et dans plusieurs villes de province ; les arrêtés attentatoires k la liberté de conscience, et empruntés aux plus mauvais jours de la persécution religieuse, pris contre les familles des libres penseurs, à propos des enterrements civils, par les préfets de Lyon et de Vaucluse ; les arrêtua vexatoires pris par le même préfet de Lyon contre la presse, les porteurs de journaux et les conseillers municipaux de la ville ; le vote qui livre en quelque sorte l’armée a la conduite des aumôniers militaires ; le droit accordé à l’archevêque de Paris de procéder à une expropriation pour ériger à Montmartre une église au Sacré-Cœur ; la loi Ernoul, qui accorde k la commission de permanence le droit de poursuivre toute attaque contre cette majorité qui veut faire le bonheur de la France en lui appliquant la politique du Syllabus. Comme on le voit, depuis 1828, jamais le cléricalisme n’avait assisté à pareille fête. L’esprit qui inspirait les premières déclarations du duc de Broglie ne tarda pas k tout envahir, le gouvernement, l’Assemblée ; la presse, le pays. On partagea la France en deux groupes, les bous et les mauvais On appela les premiers au combat contre les seconds ; on lit de la politique une grande lutte sociale ; on se proposa d’écraser les opinions adverses, de les extirper ; il ne s’agit plus de politique, mais de croisade. Tel fut l’ordre moral introduit dans le pays par le ministère du 25 mai.

Toutefois, k l’extérieur, la politique du cabinet fut beaucoup plus sage et moins bruyante. Dans sa circulaire aux agents diplomatiques (26 mai), M. de Broglie déclara qu’il n’avait rien k changer aux instructions données par le dernier gouvernement. Les seules modifications apportées dans nos relations étrangères consistèrent dans l’adoption de deux traités de commerce avec l’Angleterre et la Belgique, traités diamétralement opposés k ceux que l’Assemblée avait autorisé M. Thiers k conclure, et qui furent un retour pur ei simple aux traités de 1860.