Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PIERRE LE CRUEL, roi de Castille

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Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 985-986).

PIERRE LE CRUEL, roi de Castille, né à Burgos en 1334, mort assassiné en 1369. Il fut proclamé à Séville après la mort de son père, Alphonse XI, en 1350. Le règne de ce prince ne fut qu’une longue suite de cruautés et d’actes despotiques. Dès l’année qui suivit son avènement, à l’instigation de sa mère Marie, il fit mettre à mort Éléonore de Guzman, maîtresse d’Alphonse XI. Comme il n’avait encore que seize ans, il laissa le pouvoir à sa mère et au premier ministre de son père, le chancelier Albuquerque. Ce fut chez ce dernier, qui lui fraya le chemin du vice et corrompit son cœur, que le jeune roi connut Maria Padilla, pour laquelle il conçut aussitôt une violente passion. À cette époque, le ministre négociait le mariage du roi de Castille avec Blanche de Bourbon, une des princesses les plus accomplies de son temps. Bien qu’opposé à cette union, Pierre, cédant aux instances de sa mère et d’Albuquerque, épousa solennellement Blanche à Valladolid (3 juin 1353). Mais, deux jours après, il quitta sa jeune femme et alla rejoindre Maria Padilla à Montalvan. Albuquerque, ayant voulu lui faire des représentations sur sa conduite, reçut une réponse telle, qu’il jugea prudent de chercher son salut dans la fuite et se retira en Portugal, où la reine mère le suivit peu après. Quant à Blanche de Bourbon, on la conduisit, par ordre du roi, au château d’Averala et on lui donna pour surveillant l’évêque de Segovie,

Devenu, à dix-neuf ans, seul maître du pouvoir, Pierre chassa toutes les créatures de son ancien ministre, combla d’honneurs les parents de sa maîtresse, se montra dur et hautain envers les grands, mais eut soin néanmoins, à cette époque, de rester affable envers les petits. Les partisans d’Albuquerque s’étant soulevés en Estramadure, il marcha contre eux, prit Aquila d’assaut et fit périr les principaux chefs qui tombèrent entre ses mains. Peu après, malgré son mariage avec Blanche et sa passion toujours ardente pour Maria Padilla, il épousa solennellement Juana de Castro, qu’il abandonna presque aussitôt pour ne plus la revoir. À la nouvelle de ce mariage, toute la noblesse se souleva contre Pierre ; le pape le frappa d’excommunication, mit son royaume en interdit ; Henri de Transtamare et don Tello, ses frères naturels, se joignirent aux insurgés, et Tolède se prononça en faveur de la reine Blanche. Vainement le roi de Castille appela ses sujets aux armes ; il se vit abandonné, trahi et réduit à une telle extrémité, qu’il dut se rendre aux rebelles. Retenu prisonnier à Toro, dépouillé de toute autorité, Pierre vit l’opinion publique se déclarer en sa faveur, pendant que la discorde désunissait les chefs des révoltés en train de se partager le pouvoir. Pendant une chasse, le roi parvint à s’enfuir, attira à son parti les infants d’Aragon, gagna Ségovie, réunit une puissante armée, s’empara de Tolède et de Toro, fît mettre à mort les principaux chefs de la ligue formée contre lui et se retrouva maître absolu du pouvoir.

À partir de ce moment, Pierre devint soupçonneux et méfiant pour tout le reste de sa vie. « Jusqu’alors, dit Mérimée, il s’était montré violent et impétueux ; il apprit à composer son visage, à feindre l’oubli des injures jusqu’au moment d’en tirer vengeance. Autrefois, il se piquait d’être loyal autant que juste ; maintenant, il se crut tout permis contre les grands coupables. Il prit bientôt sa haine pour de l’équité. Pourvu qu’il fût obéi et redouté, il se souciait peu de gagner l’amour d’hommes qu’il méprisait. Détruire le pouvoir des grands vassaux, élever son autorité sur les ruines de la tyrannie féodale, tel fut le but qu’il se proposa désormais et qu’il poursuivit avec une inflexible opiniâtreté. »

Après avoir livré au dernier supplice plusieurs chefs de l’insurrection (1356), il fit traîtreusement massacrer en sa présence don Frédéric, son frère naturel, et don Juan, son cousin (1358), ordonna de mettre à mort sa tante doña Léonor, reine douairière d’Aragon, d’empoisonner doña de Lara, femme de Tello, et couronna ses crimes en faisant périr de la même façon l’infortunée Blanche de Bourbon (1361).

La mort de Maria Padilla, qui suivit de près celle de Blanche, causa à Pierre le Cruel une profonde douleur. Il lui fit faire des funérailles royales, déclara qu’il l’avait épousée secrètement, proclama pour son héritier légitime don Alonzo, un enfant âgé de deux ans qu’il avait eu d’elle, et ne trouva dans les cortès aucune opposition à ses volontés. Les factions intérieures étaient abattues, et le peuple eût été satisfait de voir le roi écraser les tyrans féodaux et établir la sécurité, s’il n’avait imposé de lourdes taxes pour soutenir des guerres sans résultat contre l’Aragon (1356, 1358, 1362, 1363), contre le roi de Grenade Abou-Saïd, qu’il fit égorger (1361), contre le roi de Valence (1364-1365), Ces lourds impôts joints au supplice des principaux citoyens de Tolède après une révolte, à l’égorgement d’une multitude de personnages de la plus haute condition, tant de crimes accumulés avaient fini par faire de Pierre un objet d’horreur pour ses sujets. Connaissant l’état des esprits, Henri de Transtamare, son frère naturel, qui s’était enfui en France, repassa alors les Pyrénées et se mit à la tête des mécontents. Il était appuyé par le célèbre Duguesclin. Pierre fut chassé de ses États (1366) ; mais il réussit bientôt, grâce à l’appui du prince Noir et des Anglais, à remonter sur le trône, après avoir battu son compétiteur à Navarete (1367). Toutefois, par sa détestable conduite, Pierre ne tarda pas à compromettre de nouveau sa cause. Il perdit l’appui du prince Noir en ne lui payant pas le subside de guerre convenu, en refusant de lui livrer les ports de la Biscaye, exaspéra ses sujets par de nouvelles cruautés, et des insurrections éclatèrent de toutes parts contre lui, à Cordoue, à Séville, à Valladolid, etc. L’année suivante, Henri rentra en Castille, toujours secondé par Duguesclin et ses grandes compagnies, armée composée d’aventuriers et de brigands que le célèbre capitaine français avait emmenés pour en purger la France. Vaincu devant Montiel le 14 mars 1309, Pierre se jeta dans le château de cette ville, où il fut assiégé. Ne voyant aucun espoir d’échapper au vainqueur, il essaya de corrompre la fidélité de Duguesclin en lui offrant une somme immense et six villes s’il consentait à le laisser s’échapper de Montiel. Duguesclin ne fut point ébranlé par ces brillantes propositions ; mais, croyant à tort qu’une tentative de corruption justifiait de sa part un acte de duplicité, il n’hésita point à laisser croire au roi de Castille qu’il acceptait ses offres, l’attira dans un piège et le livra à Henri de Transtamare. Lorsqu’ils se trouvèrent en présence l’un de l’autre, les deux frères s’apostrophèrent violemment, se précipitèrent l’un sur l’autre et engagèrent avec fureur une lutte corps à corps, lutte pendant laquelle Henri de Transtamare frappa mortellement Pierre le Cruel d’un coup de poignard.

Pierre avait une haute taille, un beau teint, des cheveux blonds, des traits réguliers, un air noble et majestueux qui inspirait le respect. Il ne manquait ni d’esprit, ni de courage, ni d’application, ni même d’un certain sentiment de justice quand la passion ne le poussait pas ; mais il ternit ses qualités par. ses crimes, par ses fureurs sanguinaires. « Les juifs et les musulmans, étrangers aux débats politiques qui divisaient la Castille, dit Mérimée, le bénirent comme le meilleur des maîtres parce qu’il encourageait les arts, le commerce, l’industrie et que son despotisme était doux là où il trouvait des esclaves dociles. » Il ne laissa point d’enfant légitime et Henri de Transtamare lui succéda. L’horreur qui est restée attachée au nom de Pierre le Cruel a été atténuée par plusieurs historiens, entre autres par don J.-A. de Vera y Zuniga dans son ouvrage El rey don Pedro défendido (Madrid, 1648). Voltaire a composé, sous le titre de Don Pèdre (1775), une tragédie tirée de la vie de ce prince.

— Bibliogr. Les Espagnols appellent le plus souvent Pierre le Justicier celui que l’histoire a baptisé Pierre le Cruel. La légende s’est emparée de son caractère, l’ennobli, l’a idéalisé et en a fait un type de loyauté chevaleresque en même temps que de fermeté royale. Quelques faits ignorés, des procédés de justice sommaire, agréables au peuple parce qu’ils étaient dirigés contre les seigneurs, ont suffi pour cette réhabilitation posthume qui nous semble inexplicable. Elle fut, du reste, tardive. Les romances composées après sa mort et sous l’influence de Henri de Transtamare ne lui sont pas, en général, favorables. Le parti vainqueur étouffa sans doute la verve nationale à l’endroit du parti vaincu. Les quelques romances consacrées à Blanche de Bourbon la représentent, dans sa prison de Sidonia, comme une sainte et une martyre dont Pierre le Cruel est le bourreau ; mais il a survécu une strophe accusatrice où il est dit : « Blanche de Bourbon, celle qui se prostitua au maître ! » c’est-à-dire au grand maître de Saint-Jacques, que don Pèdre fit assassiner. Il est donc probable qu’il fut composé, sous don Pèdre peut-être, des romances en sa faveur, en faveur de doña de Padilla et dirigées contre Blanche de Bourbon, mais qu’elles ne lui survécurent pas dès que le parti de Henri de Transtamare se fut rendu le maître. On ne possède plus que les romances composées sous l’influence de ses ennemis.

Voici les principaux traits de l’une d’elles qui raconte sa mort, ce duel terrible où il est pris corps à corps par son frère Henri, qui le poignarde : « Les deux corps enlacés entra leurs bras robustes, luttent le cruel roi don Pèdre et don Enrique, son frère. Ce ne sont pas des embrassements d’amour qu’ils sont en train de se donner : l’un tient une dague et l’autre un poignard acéré. Le roi étreint don Enrique, don Enrique étreint le roi ; l’un est rouge de colère et l’autre incendié de rage. À cette fière lutte il ne s’est trouvé qu’un témoin, un page d’épée de don Enrique ; il regarde de loin la chose. Épuisés des efforts de la lutte, tous deux tombèrent sur le sol et don Enrique eut le dessous. Le page, voyant son maître en si grand péril, tira fortement le roi en arrière, disant ; « Je ne fais ni ne défais un roi de ma main, mais j’accomplis mon devoir de serviteur. » Et il renversa le roi d’un coup d’épaule. Don Enrique prit le dessus et enfonça son poignard dans la poitrine du faux roi, et, dans les bouillons du sang, le fil de la vie coupé, s’échappa l’âme la plus cruelle qui vécût jamais dans les flancs d’un chrétien ! » Ce récit de l’intervention du page dans le meurtre n’a rien d’historique, et le chroniqueur raconta le fait tout autrement ; mais ces romances sont l’œuvre de l’imagination populaire.

Don Pèdre joue un tout autre rôle sur le théâtre, dans les drames de Calderon et de Moreto. Ce n’est plus le cruel, c’est le justicier. C’est toujours dans une attitude rigide, inexorable, mais avec une loyauté, une justice inflexible qu’il apparaît. Tel on le voit dans le Médecin de son honneur, de Calderon. Le héros de la pièce, soupçonnant la fidélité de sa femme, la fait saigner par un médecin jusqu’à ce que mort s’ensuive. Don Pèdre non-seulement lui pardonne, empêche toute poursuite, mais le marie de sa main à une femme de sa cour. Son rôle est plus grand, plus complet dans le Vaillant justicier, de Moreto ; il en est le personnage principal avec un don Tello d’Alcala, un de ces farouches ricos hombres qui reconnaissaient à peine le pouvoir royal et remplissaient le pays de terreur. Celui-là séduit une jeune fille et l’abandonne pour enlever, le jour de ses noces, la fiancée d’un de ses vassaux. Survient don Pèdre, qui, après l’avoir maté, humilié de toutes les façons, le fait condamner à mort, puis lui fournit un moyen d’évasion, lui prête une épée et lui dit : « Maintenant, défends-toi. » En quelques passes, il désarme son adversaire et lui pardonne. Certes, ce type, cher aux Espagnols et très-fréquent sur leur théâtre, est bien différent du prince que nous dépeint l’histoire et dont Ayala, ce Froissart castillan, a décrit si minutieusement les hauts faits.

Prosper Mérimée a publié l’histoire du prince dont nous venons de retracer la biographie sous le titre suivant : Histoire de don Pèdre Ier, roi de Castille (Paris, 1843, in-16). Cet ouvrage est l’un des plus parfaits qui soient sortis de la plume de l’auteur. Il reproduit avec une fidélité scrupuleuse et sans la moindre exagération de couleur un des plus curieux tableaux d’histoire qu’offrent les annales de l’Espagne et fait pénétrer le jour dans le chaos tout féodal de cette époque embrouillée. « Je n’ai point entrepris, dit-il dans une introduction, de défendre don Pèdre ; mais il m’a semblé que son caractère et ses actions méritaient d’être mieux connus, et que la lutte d’un génie énergique comme le sien contre les mœurs du XIVe siècle était digne d’une étude historique. » Les documents ne lui manquaient pas pour ce travail ; les chroniques espagnoles sont nombreuses, mais contradictoires, et il fallait toute la pénétration de P. Mérimée pour démêler le faux du vrai dans les apologies de don Pèdre et dans celles de Henri de Transtamare, pleines, chacune respectivement, d’erreurs en ce qui concerne le rival ou, pour mieux dire, l’ennemi. La chronique d’Ayala lui a surtout été utile, et il en traduit, dans la vieille langue de Froissart, pour plus de fidélité, des morceaux d’une précision et d’une énergie remarquables. C’est une bonne fortune pour un écrivain presque inconnu en France que de trouver un traducteur tel que Mérimée. Toujours appuyé de documents, n’avançant rien qu’il n’ait trouvé dans des récits contemporains et quelquefois dans des témoins oculaires, l’historien parait d’abord trop circonspect, trop sage et trop froid ; de parti pris, il écarte tout ce qui ressemblerait à un mouvement oratoire, à un brillant écart de l’imagination, et il raconte d’horribles scènes avec cette insensibilité apparente qu’il aimait à mettre dans toutes ses œuvres ; mais il n’en garde qu’une plus grande netteté d’esprit dans l’exposition des faits, et, tout en se contenant, il arrive au narrateur d’émouvoir. « Cette Histoire de don Pèdre, dit M. de Loménie, est, à mon avis, le plus intéressant de ses ouvrages du même genre ; on y trouve non-seulement une étude exacte de l’état social et politique de l’Espagne, à cette époque où l’anarchie du régime féodal en décadence sévissait également des deux côtés des Pyrénées, et un récit consciencieux des événements militaires et des négociations diplomatiques, mais aussi une peinture, souvent très-pittoresque, des mœurs bizarres de cette société plus originale peut-être que la société romaine. » — Quand M. Mérimée, dit d’un autre côté Sainte-Beuve, est soutenu par des documents, quand il s’appuie sur des faits authentiques, comme cela est arrivé dans l’Histoire de don Pèdre, il s’élève à des exposés d’ensemble qui ont un grand mérite, et ce sont certainement de beaux chapitres que ceux où il a retracé l’état général de l’Espagne vers le milieu du XIVe siècle. Ce ne sont pas de ces constructions à demi historiques, à demi théoriques faites à la main ; on n’y marche que sur le sol et sur le roc. »