Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PRASLIN (Charles-Laure-Hugues-Théobald, duc DE CHOISEUL-), fils du précédent, pair de France

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 1p. 34-35).

PRASLIN (Charles-Laure-Hugues-Théobald, duc DE CHOISEUL-), fils du précédent, pair de France, qui s’est rendu tristement célèbre par un horrible assassinat, né à Paris en 1805, mort dans la même ville le 24 août 1847. Théobald, marquis de Choiseul-Praslin jusqu’à la mort de son père, qui lui laissa son titre de duc en 1841, siégea comme député de 1839 à 1842, devint chevalier d’honneur de la duchesse d’Orléans et fut appelé à la pairie en 1845.

En 1824, il avait épousé Altarice-Rosalba-Fanny Sébastiani, née à Constautinople en 1807, fille unique du maréchal Horace Sébastiani et de Jeanne de Coigny, morte en lui donnant le jour. Dix enfants, dont un mourut en bas âge, naquirent de cette union, qui, pendant dix-sept années, fut des plus heureuses. À la tête de cette nombreuse famille, Mme de Praslin passait l’hiver à Paris et la belle saison dans la terre de Vaudreuil, qui lui appartenait. Ce ne fut que plus tard, après la mort de son beau-père, qui transmit au marquis le titre de duc et le château de Vaux, qu’elle habita cette dernière demeure. À cette époque, le caractère un peu difficile de la duchesse, sa jalousie un peu ombrageuse, alarmée par quelques légèretés de son mari, avaient jeté du refroidissement entre les époux, sans qu’il eût toutefois un caractère bien sérieux jusqu’en 1841. Le 1er  mars de cette année, une demoiselle Henriette Deluzy-Desportes entra comme gouvernante dans la maison. C’était une jeune fille de vingt-trois ans, Parisienne de naissance et d’éducation, à la physionomie piquante et résolue. Elle possédait ces qualités de l’esprit et ces grâces du corps qui attirent tout d’abord la sympathie. Naturellement, la jalousie de la duchesse fut excitée. Ce sentiment s’accrut d’autant plus qu’en peu de jours l’institutrice prit sur ses élèves et sur leur père un tel ascendant que la pauvre mère fut invitée à ne plus s’occuper de l’éducation de ses enfants et que son mari s’éloigna d’elle au point de l’abandonner aux ennuis et au supplice de l’isolement, au milieu même de sa famille. Mme  de Praslin, ainsi délaissée, exhala longtemps ses plaintes et ses douleurs, soit dans des lettres qu’elle écrivait à son mari pour le ramener, soit dans des Mémoires intimes retrouvés plus tard. Pendant six ans, elle subit un supplice moral, de tous le plus affreux. À la fin, sa situation devint intolérable et elle prit la résolution de la faire cesser. À cet effet, elle prononça le mot de procès en séparation de corps. Alors, pour conjurer cette extrémité, le vieux maréchal Sébastiani intervint auprès du duc et deux autres personnes tirent des démarches auprès de Mlle  Deluzy. Il s’ensuivit une transaction amiable, d’après laquelle la femme renoncerait au procès et le mari éloignerait l’institutrice. Le maréchal assurait à cette dernière une rente annuelle de 1, 500 francs, que la duchesse garantissait. Cet événement eut lieu au mois de juin 1847. Le 18 juillet suivant, Mlle Delusy quitta l’hôtel Sébastiani, rue du Faubourg-Saint-Honoré, où habitait la famille Praslin. La duchesse avait ainsi remporté la victoire, mais elle sentait un malheur suspendu sur sa tête:son mari avait fait entendre de sourdes menaces. « Jamais il ne me pardonnera, écrivit-elle sur un feuillet de ses Mémoires… L’avenir m’effraye ; je tremble en y songeant. » Le jour même de la sortie de la gouvernante, toute la famille partit pour le Vaux-Praslin ; elle ne devait revenir à Paris que le 17 août, en vue d’une excursion aux bains de mer de Dieppe. Dans l’intervalle, le duc fit trois voyages à Paris, où il séjourna, chaque fois, pendant deux ou trois jours. Ces trois voyages s’effectuèrent le 2, le 9 et le 11 août, et il ne manqua jamais d’aller voir Mlle Deluzy, qui avait pris son logement chez une maîtresse de pension de la rue Harlay-au-Marais. Le valet de chambre qui accompagnait M. de Praslin dans tous ces voyages remarqua qu’à celui du 9 la jeune institutrice reconduisit le duc jusqu’un chemin de fer et que, lors de la séparation, elle éclata en sanglots. Le 17 août, la famille Praslin revint à Paris. Le duc se fit aussitôt conduire chez l’ancienne institutrice. Dans cette entrevue, Mlle Deluzy parla de certaines difficultés qu’elle éprouvait à être employée dans le pensionnât où elle s’était réfugiée. La directrice voulait, avant de prendre une détermination, qu’elle obtînt de Mme de Praslin une lettre qui fût à la fois une attestation favorable pour l’institutrice et un démenti formel à tous les bruits qui couraient. Le duc promit d’obtenir de sa femme la lettre demandée et il fut convenu que Mlle Deluzy se rendrait, dans l’après-midi du lendemain 18 août, à l’hôtel Sébastiani pour y faire, auprès de la duchesse, une démarche de soumission, à la suite de laquelle la pièce dont elle avait besoin lui serait remise. Là-dessus, on se sépara et le duc prit la route de l’hôtel. Quand il y arriva, vers onze heures, la duchesse était déjà couchée. Comme elle ne passait jamais la nuit sans lumière, sa femme de chambre avait allumé une lampe-veilleuse, qu’elle avait placée sous la cheminée. Ni cette femme ni lu duchesse ne s’aperçurent que le verrou qui fermait intérieurement la porte du cabinet de toilette ne présentait aucune sécurité, car la gâche destinée à assujettir la targette avait été dévissée et ne tenait plus. Y auraient-elles d’ailleurs pris garde, que cette circonstance ne les eût pas alarmées. En effet, ce cabinet de toilette ne communiquait, par un vestibule et un long corridor, qu’avec l’appartement du duc ; et quel danger pouvait-on craindre de ce côté ! C’est pourtant par cette porte, ainsi disposée à dessein, que la mort devait entrer quelques heures plus tard. Après avoir conduit ses filles dans leur appartement, le duc se retira dans le sien, situé, comme celui de sa femme, au rez-de-chaussée. À minuit, tout dormait dans l’hôtel.

À quatre heures et demie du matin, des cris terribles venant de la chambre de Mme de Praslin éclatèrent tout à coup et de violents coups de sonnette réveillèrent à la fois Auguste Charpentier, valet de chambre du duc, et Mme Leclerc, femme de chambre de la duchesse, Ils s’habillèrent à la hâte et descendirent au rez-de-chaussée, où était situé l’appartement de la duchesse. Ils voulurent pénétrer par une antichambre précédant le cabinet de toilette et dont la porte se trouvait au bas du grand escalier. Mais cette porte, contre l’habitude, était fermée par un verrou intérieur. Des cris rauques, déchirants, des bruits sourds continuaient à se faire entendre ; on distinguait aussi comme une course effarouchée, ralentie par instants et entremêlée de coups mats. Les deux domestiques coururent pour entrer par le grand salon ; cette porte était aussi fermée intérieurement. Ils crièrent : « Madame ! madame ! » mais rien ne répondit. Ils perçurent seulement le bruit d’un râle qui paraissait venir du fond de la chambre. Ils sortirent dans le jardin : les croisées de la chambre et du boudoir de Mme de Praslin étaient fermées exactement comme à l’ordinaire. Mais, arrivés à l’extrémité de l’hôtel, ils virent ouverte la porte d’un escalier donnant dans l’antichambre qui séparait l’appartement du duc de celui de la duchesse. Cette fois, la porte du cabinet de toilette était ouverte. Les domestiques y pénétrèrent : l’obscurité était profonde. Ayant allumé une lampe, ils trouvèrent la duchesse renversée à terre, la tête appuyée sur une causeuse, vêtue seulement d’une chemise et baignant dans son sang. En quelques minutes, l’alarme fut dans la maison. On vit le duc sortir de son appartement ; il était véêtu d’une robe de chambre grise, ses traits étaient égarés ; il frappait de ses mains le mur et sa tête, répétant : « Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? » En apercevant sa femme assassinée, il poussa des cris de désespoir. La duchesse respirait encore, mais elle rendit bientôt le dernier soupir sans pouvoir proférer une parole.

Peu après arrivèrent MM. Truy et Bruzelin, commissaires de police, qui procédèrent à une première enquête. Les docteurs Cannet, Simon et Reymond examinèrent le corps. Il résulta de cet examen que le corps de la duchesse portait, en arrière de la tête, depuis le haut de la région occipitale jusqu’au bas du cou, cinq plaies transversales de 0m,05 à 0m,10 d’étendue, pénétrant jusqu’à l’os ; celle du cou atteignait les vertèbres ; au front et à la partie supérieure latérale droite de la tête, huit plaies pénétrant toutes jusqu’à l’os, de 0m,02 à 0m,05, dont l’une contuse ; à la partie antérieure du cou, du côté gauche, deux plaies transversales dirigées d’avant en arrière et de haut en bas, présentant 0m,02 de profondeur sur 0m,025 de largeur ; autour, plusieurs piqûres moins profondes, toutes dirigées dans le même sens ; à droite, au-dessous de la mâchoire inférieure, une plaie dirigée de haut en-bas, de 0m,07, laissant à découvert l’artère carotide et montrant la veine jugulaire coupée, par laquelle s’échappait encore abondamment un sang noir. La main gauche portait, au-dessus du poiguet, trois petites plaies peu profondes ; au dos de la main, une plaie large, se continuant jusque dans la paume et ouvrant l’articulation du pouce ; en dedans des doigts, d’autres plaies opposées à celles du pouce indiquaient que la main avait dû saisir un instrument à double tranchant. La main droite portait au pouce et à l’intérieur des doigts des incisions présentant le même caractère et révélant les mêmes efforts de la victime. On remarquait à la face des excoriations nombreuses, dont la forme représentait exactement l’empreinte des ongles et qui, groupées autour de la bouche, prouvaient que l’assassin avait cherché à étouffer les cris de la pauvre femme. Il y avait eu évidemment une lutte des plus violentes. Tous les meubles étaient renversés ; le lit, les tapis étaient couverts de sang ; la porte du salon portait autour de la serrure et des verroux l’empreinte de doigts ensanglantés.

Quels étaient les assassins ? On trouva des traces de sang dans le corridor conduisant de l’appartement de la duchesse dans celui du duc ; ou ramassa aussi dans la chambre de la duchesse un pistolet chargé, maculé de sang sur le canon, à la crosse duquel étaient restes fixés des cheveux et un fragment de peau de la victime. M. de Praslin, interrogé, expliqua que ce pistolet avait été apporté par lui-même au moment où il avait entendu crier et que les traces de sang pouvaient avoir été produites par lui, après qu’il eut relevé le corps de sa femme et lorsqu’il retournait à son appartement. L’émotion fut grande à la nouvelle d’un tel événement. Vers les huit heures, le préfet de police, le procureur général, le procureur du roi M. Boucly et M. Broussais, juge d’instruction, se transportèrent sur le théâtre du crime. Quelques instants auparavant, le général Tiburce Sébastiani, oncle de la victime, était arrivé et s’était trouvé mal à la vue de cette horrible boucherie. Auguste Charpentier alla chercher un verre d’eau dans la chambre du duc. Il trouva cette chambre dans un singulier désordre. La cheminée était encombrée de fragments qui venaient d’être brûlés ; un broc était placé au milieu de la pièce ; le valet de chambre croyant y trouver de l’eau voulut le prendre, mais le duc l’en empêcha et vida le contenu par la fenêtre du jardin en disant que cette eau était sale. Tous les gens de l’hôtel furent consignés. Charpentier dit alors : « On ferait bien mieux de faire une perquisition dans la chambre de M. le duc. » On y pénétra en effet ; on trouva dans sa robe de chambre divers objets tachés de sang et dans la cheminée des débris de papiers brûlés et d’un foulard de nuit consumé. La robe de chambre avait été récemment lavée à certaines places. Tous ces objets furent saisis.

D’étranges soupçons s’élevaient dans l’esprit des magistrats. Après avoir interrogé M. de Praslin, dont les explications parurent incomplètes et embarrassées, une seconde perquisition fut faite chez lui et l’on trouva un couteau au manche taché de sang, un couteau-poignard, un yatagan, un couteau de chasse, une calotte de tête constellée de gouttelettes de sang. On examina les mains de M. de Praslin et on y reconnut des excoriations légères. On visita son corps ; on trouva au bras droit une ecchymose récente, semblable à l’impression d’un doigt ; à la main droite, une déchirure paraissant provenir d’une morsure ; à l’index de cette main, une autre excoriation ; à la main gauche, plusieurs déchirures paraissant faites par des coups d’ongle ; à la jambe gauche, une forte contusion. En même temps, on constatait qu’aucune trace d’effraction ou d’escalade n’existait dans l’hôtel. Il n’y avait plus de doute possible : c’était M. de Praslin qui avait assassiné sa femme.

Une enquête morale établit que depuis longtemps déjà une mésintelligence assez profonde existait entre le duc et la duchesse et qu’une liaison adultère paraissait exister entre le duc et la demoiselle Deluzy. Celle-ci fut arrêtée et interrogée. Elle nia avoir eu des relations intimes avec le duc. Cependant ses réponses révélaient l’existence d’un long drame de famille. Elle raconta que M. de Praslin lui ayant confié exclusivement le soin de diriger l’éducation de ses enfants, la duchesse, blessée dans son orgueil d’épouse et dans ses sentiments maternels, menaçait son mari d’un procès en séparation et, suivant elle, ces menaces incessantes, qui désolaient et exaspéraient le duc, auraient été la cause du crime. Malgré ses explications, la demoiselle Deluzy fut mise au secret, inculpée de complicité dans l’assassinat ; il avait été établi qu’elle correspondait avec le duc depuis sa sortie de la maison Praslin et que dans la soirée du crime le duc avait eu une entrevue avec elle. Quant au principal coupable, les magistrats eurent le tort de croire que le privilège de la pairie devait le soustraire au principe de l’égalité devant la loi. M. de Praslin ne fut pas arrêté, malgré le flagrant délit. On se contenta de le faire garder à vue dans son hôtel par M. Allard et quelques agents, et comme le roi Louis-Philippe était alors à Eu, on lui expédia une estafette réclamant la convocation de la Chambre des pairs en haute cour de justice par une ordonnance spéciale.

Mais déjà on remarquait dans la situation de M. de Praslin un changement profond. Dans ta nuit et dans la journée du 19, il fut pris de vomissements, suivis d’une soif ardente et d’une extrême prostration. Le docteur Louis appelé crut à une attaque de choléra. Bientôt on soupçonna un empoisonnement.

Cependant, l’ordonnance portant convocation de la cour des pairs arriva à Paris dans la journée du 20 août. Le président Pasquier décerna aussitôt contre le duc un mandat de dépôt, mais des raisons du ressort de la sûreté publique empêchèrent de l’exécuter ce jour-là. Des rassemblements manifestant une profonde indignation contre l’assassin s’étaient formés devant l’hôtel, et ce ne fut que le 21, vers cinq heures du matin, que l’on put sans danger enlever le criminel et le conduire à la maison de justice du Luxembourg. On trouva sur lui, au moment où il quittait l’hôtel, un petit flacon qui contenait un mélange de laudanum et d’acide arsénieux ; il en avait bu la moitié. Le président Pasquier, assisté d’une commission de six membres de la cour des pairs, l’interrogea malgré son état de faiblesse. On ne put obtenir de lui un aveu positif, non plus qu’une dénégation formelle. Le 22 et le 23, son état empira de plus en plus ; le délire vint et, le 24 au matin, le duc expira. L’analyse chimique, faite par MM. Ortila et Ambroise Tardieu, constata la présence d’une grande quantité d’arsenic.

La veille, la cour des pairs avait donné acte au procureur général d’un réquisitoire demandant que la Cour procédât à la continuation de l’instruction. Le lundi 30, la cour, réunie en séance sécrète, reçut communication d’un rapport fait par le chancelier Pasquier sur l’état de l’instruction. Ce rapport était complètement affirmatif sur la question de culpabilité du suicidé. La présomption, dit-il, n’était malheureusement que trop fondée. Il s’est jugé et condamné lui-même. Il a succombé sept jours et demi après le moment où il avait, avec une atroce barbarie, immolé la plus innocente, la plus pure, la plus intéressante des victimes. Ce peu de jours, cependant, a suffi pour que l’instruction commencée par les juges ordinaires et poursuivie ensuite au nom de la cour des pairs ait mis complètement a nu la culpabilité et les horribles circonstances qui se sont accumulées pour la démontrer chaque instant de plus en plus.

La mort du coupable avait éteint à son égard les poursuites de la justice. « Et cependant, ajoutait le chancelier, il eût été à souhaiter que la réparation fût aussi éclatante que l’attentat. L’égalité devant la loi devait, dans une pareille arfaire, être plus hautement réclamée que jamais. »

Le corps de M. de Praslin fut inhumé furtivement, dans la nuit du î6 août, au cimetière du Sud ; on ne planta pas même une croix sur sa tombe.

La demoiselle Deluzy fut renvoyée devant le tribunal de 1re  instance de Paris pour la continuation de l’instruction commencée. Une ordonnance de non-lieu, rendue le 17 novembre, la mit en liberté. « Tel fut, dit M. Frédéric Thomas, le dernier épisode de cet événement judiciaire qui fut si fatal aux institutions de cette époque, et dont le dénouaient reste encore comme un scandale d’inégalité dans les imaginations de quelques personnes. En effet, malgré toutes les précautions prises par la cour des pairs, qui rendit cet hommage à la publicité, qui était une puissance alors, de divulguer par la presse toutes les pièces du procès, le préjugé populaire persista à croire que le duc avait été soustrait, non-seulement à l’ignominie de l’échafaud, mais encore aux tortures de l’empoisonnement, et que, pendant qu’on jouait à Paris la comédie de ses funérailles, le duc de Praslin, bien vivant, traversait le détroit et se réfugiait en Angleterre. »