Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Palm (Jean-Philippe), libraire allemand

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Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 1p. 75-76).

PALM (Jean-Philippe), libraire allemand, né à Schorndorf (Wurtemberg) en 1766, fusillé à Braunau (Autriche) le 26 août 1806, trois heures après sa condamnation à mort par un conseil de guerre français. Cette exécution, sur laquelle on a longtemps gardé le silence, est un des actes les plus odieux du premier Empire. Palm fut condamné sur un ordre exprès de Napoléon, pour un fait qui, en admettant que des officiers français fussent ses juges légitimes, ne pouvait entraîner qu’une détention de peu de durée : il avait vendu une brochure patriotique dirigée contre Napoléon ! La conscience publique a le droit do réviser ce procès et de le flétrir, quoique les Allemands nous aient montré depuis qu'ils étaient bien capables de faire, le cas étant donné, exactement ce qu’avait fait Napoléon.

C’était au commencement de 1806 : Napoléon ne voyait pas sans inquiétude les efforts que l’on tentait de toutes parts pour provoquer en Allemagne un soulèvement général. De violents pamphlets étaient chaque jour répandus contre lui ; si la plupart des princes allemands se prosternaient devant le vainqueur, le patriotisme retrouvait sa voix dans les écrits clandestins de quelques publicistes éminents, parmi lesquels se distinguaient surtout deux hommes d’un grand mérite, le professeur Arndt et le célèbre diplomate Gentz. La plume incisive et hardie do ce dernier ne cessait de cribler de sarcasmes celui devant lequel l’Allemagne entière tremblait. Napoléon résolut de faire un exemple.

Au mois de mars ou d’avril 1806 parut en Bavière une brochure entièrement anonyme, ne portant pas même de nom d’imprimeur ni de libraire, intitulée : Du profond abaissement de l’Allemagne. Le titre seul indiquait dans quel esprit elle était écrite. Napoléon y était l’objet des attaques les plus véhémentes. On y faisait appel au patriotisme des peuples allemands ; on les exhortait à sortir de leur torpeur pour se lever contre le despote qui les foulait insolemment aux pieds.

Un des premiers exemplaires de cet écrit tomba entre les mains d’officiers français en garnison à Augsbourg, où ils étaient logés militairement chez un ecclésiastique. Blessés de la manière dont il était parlé de l’empereur et de l’armée, ils la signalèrent à la police impériale. Averti du fait, notre envoyé à Munich, Otto, ordonna aussitôt qu’il fût procédé à une enquête ; voici tout ce qu’on put découvrir :

Le prêtre dans la maison duquel demeuraient les officiers dénonciateurs avait acheté la brochure à la librairie de Stage, à Augsbourg. Ce dernier, de son côté, déclara l’avoir reçue en commission de la librairie de Stein, de Nuremberg. Mais lorsqu’on interrogea Palm, chef de la maison Stein, celui-ci refusa énergiquement de dire d’où il tenait la brochure. Jean-Philippe Palm, venu à Nuremberg à l’âge de vingt-trois ans, avait épousé la fille du libraire Stein et était devenu ainsi propriétaire de la librairie de ce dernier. Il déclara cependant qu’il n’était pas l’éditeur de la brochure, qu’il ne connaissait ni le nom de son auteur ni celui de son imprimeur, et que les exemplaires qu’on avait trouvés chez lui provenaient simplement d’un dépôt.

Immédiatement un rapport fut adressé à Napoléon. L’empereur regardait Gentz comme l’auteur de la brochure. « Qu’on fasse parler Palm, dit-il ; je veux qu’il soit fait un exemple ; il le faut. » Palm fut alors appelé à Munich auprès de l’envoyé français ; mais à toutes les questions qu’on lui adressa, à toutes les instances qu’on lui fit, il demeura inébranlable. Otto ne voulut point le faire arrêter avant d’avoir reçu de nouveaux ordres ; il écrivit en conséquence pour demander ce qu’il avait à faire.

Pendant ce temps, Palm fut averti par une lettre de sa femme que la police française avait fait des perquisitions minutieuses dans sa librairie à Nuremberg, sans y rien trouver de compromettant ; elle l’engageait à revenir pour la délivrer de ses inquiétudes. Il suivit ce conseil et retourna à Nuremberg ; toutefois il n’y demeura pas longtemps. Ayant appris que le ministre français Otto avait reçu de Napoléon les ordres les plus sévères et que le libraire Stage, d’Augsbourg, avait été arrêté, Palm comprit qu’il n’y avait plus de sécurité pour lui à Nuremberg, cette ville étant, malgré la paix, encore occupée par des troupes françaises ; il jugea prudent de se retirer à Erlangen, où il avait appris dans sa jeunesse le commerce de la librairie chez un de ses oncles, Jean-Jacques Palm. Il resta plusieurs semaines dans cette petite ville, qui appartenait alors à la Prusse et où la police française n’osa le poursuivre. Mais bientôt, las d’être séparé de sa femme et de ses enfants, il se détermina à retourner secrètement à Nuremberg et à s’y tenir caché.

Ses précautions furent déjouées par la police de Napoléon. Un matin, un jeune garçon couvert de guenilles se présenta dans la librairie. Le mendiant montrait un certificat couvert de noms honorables et demandait l’aumône pour sa mère indigente, veuve, disait-il, d’un soldat mort au service de la patrie. Les commis de la maison lui donnèrent quelques kreutzers. Il eut l’air de trouver ce secours trop minime. « Je désire parler à maître Palm lui-même, » dit-il. On lui répondit que le libraire était occupé à ses affaires. « Oui, je sais bien aussi, répliqua le jeune garçon, qu’il est obligé de se cacher à cause de ces vilains Français ; mais il peut bien se montrer devant un pauvre petit qui réclame un secours pour sa mère ; ça lui portera bonheur. »

Ce misérable, on l’a deviné, était un espion.

On hésitait encore ; mais le drôle insista avec tant de force et prit une attitude de prière si touchante, qu’on finit parle conduire à la chambre de Palm. Le libraire, qui était un homme très-bienfaisant, écouta avec émotion le récit que le petit mendiant fit de l’infortune de sa mère. Frappé de son air intelligent, il l’engagea même à revenir et lui fit espérer qu’il pourrait l’employer dans sa maison ; puis, lui glissant dans la main un gros thaler, il le congédia.

L’infâme drôle se retira ; mais à peine était-il sorti, que, sur un signe de lui, deux gendarmes entrèrent précipitamment dans la librairie, montèrent l’escalier du premier étage et pénétrèrent dans la chambre de Palm. Ce dernier, surpris ainsi à l’improviste, n’eut pas le temps de fuir ; il fut arrêté.

Les gendarmes le conduisirent devant le général français. Palm répéta ce qu’il avait dit dès le principe, à savoir que la brochure lui avait été adressée par un autre libraire, qu’il refusa fermement de nommer. Désespérant de rien tirer de lui, le général le fit mener en prison.

Cependant la nouvelle de son arrestation avait répandu une grande émotion dans toute la ville. Palm jouissait de l’estime et de la considération publiques. Craignant quelque trouble, le général le fit, le lendemain de grand matin, conduire sous bonne escorte à Anspach, où était le maréchal Bernadotte. Là, le prisonnier demanda à être conduit près du maréchal pour protester contre la violation du droit des gens dont il était victime. L’adjudant de Bernadotte vint le trouver, eut avec lui un long entretien et parut lui porter un vif intérêt ; mais il dut lui déclarer qu’il ne pouvait rien en sa faveur, que son arrestation avait eu lieu sur un ordre exprès arrivé de Paris et signé de Napoléon.

Contre toute espèce de droit, Palm fut conduit d’Anspach à Braunau, que les Français n’avaient pas encore rendu. Il ignorait entièrement ce que pouvaient signifier tous les voyages qu’on lui faisait faire. On lui dit que le maréchal Bernadotte n’avait pu prendre sur lui de le faire mettre en liberté et que le maréchal Berthier avait reçu, à l’effet de poursuivre son affaire, les pleins pouvoirs et les instructions directes de son maître.

La femme de Palm avait déjà adressé à l’envoyé français Otto une pétition relative à l’arrestation de son mari. N’ayant reçu aucune réponse, elle fit une démarche analogue auprès du maréchal Berthier. Celui-ci ne répondit autre chose sinon que l’affaire était suffisamment instruite et que toutes les démarches de la famille de Palm étaient inutiles.

Palm interpréta ce langage d’une manière favorable ; mais à peine était-il arrivé à Braunau, qu’on lui signifia d’avoir à comparaître sous trois jours devant une commission militaire.

Palm comparut devant ce conseil de guerre le 25 août 1806. Sa condamnation était prescrite à l’avance dans une lettre adressée par Napoléon à Berthier et datée de Saint-Cloud, 5 août ! Il n’eut point de défenseur ; celui qu’il avait choisi ne se rendit pas à son appel et le conseil ne jugea pas à propos de lui en nommer un d’office. Un interprète servit à l’interrogatoire. Aucune preuve n’avait été trouvée contre lui ; de son côté, il persista dans ce qu’il avait dit dès le principe. Il parla avec beaucoup de fermeté et prononça un discours où se trouvaient exprimés les sentiments les plus nobles et les plus élevés. Tous les assistants et les juges eux-mêmes étaient émus. On renvoya au lendemain pour prononcer l’arrêt. Lorsque, le 26, à dix heures et demie, il vit s’ouvrir les portes de sa prison, le malheureux libraire crut qu’on allait le rendre à la liberté, à sa femme et à ses enfants. Il s’était toujours fait illusion sur sa position, refusant de croire à tant de servilité honteuse, refusant de croire que des officiers français fussent capables de condamner par ordre. Jusqu’au dernier moment, il avait vécu dans uns sorte de sécurité.

Cependant, quand on lui lut l’arrêt fatal qui le condamnait à la peine de mort, au nom de Napoléon, par la grâce de Dieu, etc., il conserva tout son sang-froid ; il leva les yeux au ciel, d’un air résigné, et s’écria : « Malheureuse Allemagne ! ô ma malheureuse patrie ! (Armes Deutschland ! Àch ! mein unglückliches Vaterland !)

Ce furent ses seules paroles.

On l’avertit que l’ordre portait que l’exécution eût lieu le jour même. Il demanda à voir une dernière fois sa famille. Il lui fut répondu qu’on accéderait à son désir.

Pendant ce temps, la nouvelle de cette monstrueuse condamnation s’était répandue dans toute la ville et elle y avait causé une sensation inexprimable. Tous les habitants sortirent en masse des maisons. Par un mouvement spontané, les premières dames de Braunau se réunirent et, leurs enfants dans les bras, se rendirent ensemble auprès du gouverneur de la ville (le général Saint-Hilaire). Elles le supplièrent de retarder d’un jour seulement l’exécution. Le général était attendri ; malheureusement, les ordres les plus précis et l’arrêt même du conseil de guerre lui liaient les mains ; il n’était pas de ceux qui ont le suprême honneur de préférer leur conscience à leur consigne ; il refusa. Les dames de Braunau durent se retirer.

À deux heures et demie de l’après-midi, trois heures après sa condamnation, on avertit Palm que son dernier moment était arrivé. Le malheureux libraire put serrer encore une fois sa femme dans ses bras ; puis, franchissant d’un pas ferme le seuil du cachot, il monta dans la charrette qui devait le conduire au lieu de l’exécution. Les troupes bordaient la haie dans les rues ; tous les visages étaient consternés ; la ville avait un aspect lugubre. Les fenêtres étaient tendues de noir. Tenue sous les baïonnettes et menacée du feu, la foule, muette et indignée, regardait passer le fatal cortège. Arrivé sur la place où il devait être fusillé, Palm ne se départit pas de la fermeté qu’il n’avait cessé de montrer ; on lui banda les yeux et il fut placé à quinze pas du peloton d’exécution. Debout, les mains sur la poitrine, il attendit qu’on fit feu : un instant après, il gisait sanglant la face contre terre.

La violation de tous les principes de justice et d’humanité était si flagrante en cette affaire que, dans l’armée française elle-même, l’exécution du malheureux libraire causa la plus pénible sensation. En Allemagne, l’indignation fut indescriptible. Palm, victime d’une incroyable iniquité, est encore aujourd’hui honoré comme un martyr. Du reste, cette odieuse exécution alla directement contre son but ; elle excita contre Napoléon et le nom français une haine qui n’a fait que croître ; elle fut la cause première de la fondation du Tugendbund, association patriotique qui fomenta en Allemagne le grand mouvement de 1813, devant lequel Napoléon fut obligé de reculer. C’est le cas de rappeler le mot profond de Chateaubriand, « les trésors de haine » que, dans certains cas, les gouvernements se plaisent à amasser contre eux.

À Berlin, à Leipzig, à Dresde, des souscriptions furent ouvertes pour la veuve de Palm et ses enfants ; on en ouvrit également à Londres et à Saint-Pétersbourg. L’intérêt témoigné à sa famille s’est perpétué jusqu’à nos jours ; un de ses fils était encore, en 1840, libraire du roi à Munich.

Toutes les pièces de ce monstrueux procès ont été publiées à Nuremberg par le comte de Soden : Jean-Philippe Palm, libraire à Nuremberg, exécuté par ordre de Napoléon (in-8°). La maison qui édita ce livre fut cette même librairie Stein que Palm avait dirigée.

En 1866, un monument a été élevé, à Braunau, à la mémoire de Palm.