Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution (LA), par Edgar Quinet

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1122-1123).

Révolution (LA), par Edgar Quinet (1865, 2 vol. in-8o). Cet ouvrage est moins un livre d’histoire qu’une œuvre se rattachant à la philosophie de l’histoire. Ce n’est pas en effet un récit, mais une suite de réflexions et de jugements sur les événements depuis le début de la Révolution française, lors de la convocation des états généraux, jusqu’au lendemain du 18 brumaire. « Le livre de M. Quinet, dit M. Vapereau, est bien celui d’un exilé ; il rappelle les souffrances morales de l’auteur par le ton de tristesse qui y domine ; c’est avec le désenchantement du présent qu’il retourne ses regards vers le passé. Il voit autour de lui la cause de la démocratie libérale abandonnée par les uns, insultée par les autres, trahie par ceux-ci, mal servie par ceux-là ; il voit les événements donner aux idées de cruels démentis, des formules pompeuses dissimuler le vide des choses, des dupes volontaires s’efforcer de duper les autres, celui-ci faisant bon marché du fond tant que l’on conserve la forme, celui-là sacrifiant les idées aux mots. Les fautes du présent ne sont d’ordinaire que la conséquence et l’expiation des fautes du passé. Il faut résolument remonter à celles-ci, ne pas craindre de dévoiler les faiblesses, les erreurs, les malentendus, les trahisons mêmes et en répudier la complicité ; l’héritage de la Révolution ne doit être accepté, malgré notre respect filial, que sous bénéfice d’inventaire. Comme Mme de Staël, comme Monnier, Quinet croit pouvoir montrer les fautes révolutionnaires, tout en restant l’ami de la Révolution. » — « D’autres, dit-il, ont eu à raconter les triomphes qu’ils croyaient définitifs, les enthousiasmes, les droits, les conquêtes politiques et morales. Venu plus tard, je n’ai eu en partage que les revers, les chutes, les défaites, les reniements. C’est cette face des choses surtout que je suis condamné à expliquer. J’ai écrit cet ouvrage en pleine paix, comme du fond de la mort. Le bruit des opinions m’arrive de si loin que j’espère ne pas me passionner pour elles. La solitude m’aidera à l’impartialité, ou, si j’entre dans les partis, ce sera pour chercher comment ils ont concilié leurs principes avec leurs actions. »

C’est à ce point de vue élevé que Quinet se place constamment pour prononcer ses jugements. Après avoir exposé les idées générales et les vœux de la nation exprimés dans les cahiers envoyés en 1789 aux états généraux, il cherche à dégager les causes qui ont fait obstacle à cet admirable mouvement d’émancipation et de liberté et « trouve, dit M. Vapereau, l’explication des échecs de la Révolution dans les faits et les sentiments que les siècles précédents léguaient au XVIIIe siècle. Rien ne préparait la France à l’établissement et au développement régulier des institutions libérales. Tout le passé réservait à l’ordre de choses nouveau des résistances, des luttes, de terribles tempêtes contre lesquelles on irait fatalement chercher un refuge dans une restauration plus ou moins complète de l’ordre ancien. Les Français de la Révolution ont été punis des fautes de leurs pères plus encore que de leurs propres fautes. »

En se plaçant à son double point de vue, c’est-à-dire en proclamant la supériorité de ceux qui ont une croyance et en expliquant les fautes du présent par celles du passé, Edgar Quinet a été entraîné à une certaine indulgence pour des hommes que le parti démocratique a l’habitude de juger avec rigueur, et, d’autre part, il s’est prononcé avec une grande énergie contre la Terreur. « L’idolâtrie ne nous est plus permise, s’écrie-t-il dans un passage qui contient l’esprit de tout son ouvrage. Plus de parti pris, plus de système de sang, plus d’histoire fétiche, César ou Robespierre, plus de peuple-Dieu ! Que nos expériences nous apprennent du moins à rester hommes ! » Quinet s’attache à démontrer que la terreur peut être le ressort d’une aristocratie, d’une monarchie absolue, d’une théocratie ; mais il est contradictoire de prétendre associer la démocratie avec la terreur. Ces deux termes s’excluent mutuellement et infailliblement : ceci tuera cela. La terreur est incompatible avec un mandat qui est de sa nature essentiellement temporaire ; elle suppose un pouvoir irrévocable et irresponsable. « Il y a ceci de fatal dans la terreur, dit-il, que celui qui l’emploie est condamné à l’employer toujours ou à périr sitôt qu’il y renonce. Les terroristes, dit-on, attendaient une heure propice pour se dépouiller de la Terreur. Illusion ! cet instant favorable ne devait jamais arriver. Ils ne pouvaient ni renoncer à leur arme ni en être dépouillés sans périr au même moment. L’heure de clémence qu’ils se promettaient, ils eussent été obligés de l’éloigner toujours, sous la fatalité de leurs propres actions. Quel système que celui qui ne pouvait ni continuer sans user, ni s’interrompre sans détruire ses auteurs ! C’est une des grandes difficultés, d’autres diront infirmités de la liberté, qu’elle est obligée d’être humaine. Elle ne peut se servir de tous les moyens comme les tyrannies, et même les religions. Voilà pourquoi elle est si rare dans le monde ; pourquoi si peu de nations y atteignent et ont cueilli cette palme. Le despotisme a vingt ressources là ou la liberté n’en a qu’une. » Si on objecte que c’est par la terreur qu’on est parvenu à surmonter les difficultés de la Révolution, Quinet répond : « La Terreur a vaincu en effet ; mais on ne s’aperçoit pas que, pour vaincre, elle a sacrifié ce qui seul pouvait donner un véritable prix à la victoire, l’âme et le but de la Révolution. On ne veut pas voir qu’elle a formé les caractères qui ont fait ou laissé faire l’Empire et qu’elle a supprimé toutes les énergies qui auraient pu mettre obstacle à l’usurpation de Bonaparte. »

Dans cet ouvrage, qui comptera parmi les plus remarquables de Quinet, le style est plus naturel qu’à l’ordinaire, plus sobre d’ornements, d’excroissances poétiques, d’images accumulées à profusion et d’élans lyriques. AU point de vuo littéraire, la partie la plus soignée est celle des portraits. Ni l’ouverture des états généraux, ni le serment du Jeu de paume, ni la prise de la Bastille ne sollicitent le pinceau de l’artiste, qui trouve des couleurs si neuves, des images si puissantes pour mettre en tout leur jour l’âme des personnages tragiques, Mirabeau ou Robespierre, Louis XVI ou Charlotte Corday. Quelle énergie pittoresque dans ce portrait de Marat esquissé à grands traits ! « Le front voilé, chevelu, la face enivrée, l’œil tout grand ouvert au soupçon, sous d’épaisses arcades sourcilières, les narines dilatées, le nez massif, carnassier, mufle en quête de proie, la bouche hurlante avec un ricanement de bête fauve ; mêlé de joie et de fureur, il prenait en pitié, comme autant de pygmées, Danton et Robespierre. Dans son extase de férocité, il se riait de leur mansuétude. »

Ce livre, où abondent tant de figures vivantes, de scènes héroïques, de leçons formidables, a été lors de son apparition l’objet de vives critiques, notamment de la part de M. Peyrat ; il s’en fallut de peu qu’on n’accusât presque Quinet de déserter la grande cause de la Révolution ; mais cette impression première s’est vite effacée et l’on n’a pas tardé à comprendre toute la portée de l’œuvre. Si Quinet se montre sévère dans ses jugements, c’est qu’il le prend de plus haut que nous, c’est qu’il compare la réalité à un idéal qu’il avait caressé avec amour, et qu’il en veut à la Révolution, tant il a conçu d’elle une haute idée ! d’avoir été soumise, comme toutes les choses humaines, à l’imperfection. Lui signaler ses fautes, c’est encore lui rendre hommage, croire à sa perfectibilité et l’empêcher de retomber à l’avenir dans les mêmes errements. La Révolution est moins la condamnation du passé que le programme de l’avenir. L’auteur veut nous faire toucher le but du doigt. Mais avant de l’atteindre, ce but, combien faudra-t-il encore de remontrances et de conseils adressés à la France ! « Laissez donc, répéterons-nous avec M. Saint-René-Taillandier, laissez donc M. E. Quinet parler sévèrement à la France, car ce que vous preniez pour un cri de désespoir chez ce généreux penseur n’est en réalité que l’expression de ses désirs impatients. »