Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution sociale (LA), démontrée par le coup d’État du 2 décembre, par P.-J. Proudhon

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1124-1125).

Révolution sociale (LA), démontrée par le coup d’État du 2 décembre, par P.-J. Proudhon (1852, in-12). Ce livre qui fit grand bruit est, comme l’a dit un critique célèbre, « le journal du 2 décembre. » Aucun élément de succès n’a manqué à cet ouvrage, le nom de l’auteur, la grandeur du sujet et d’autres causes d’un ordre moins élevé, telles que, par exemple, des titres de chapitre de ce genre : Pourquoi je fais de la politique ; le 2 décembre ; Louis-Napoléon ; Ne mentez pas à la Révolution. Malgré ces titres, l’ouvrage est avant tout une œuvre philosophique. Ce n’est point un pamphlet ; l’auteur ne récrimine pas, ne proteste pas, n’accuse personne ; il accepte l’odieux attentat de décembre comme un fait accompli, « comme l’astronome tombé dans un puits acceptait son accident. » Ce qu’il veut par-dessus tout, c’est affirmer plus haut que jamais le principe républicain et pronostiquer son triomphe. Il continuera sous une forme nouvelle son étude de l’immense problème du prolétariat ; il cherchera la conciliation de nos idées, le rapport de nos intérêts ; il visera enfin à exercer dès maintenant sur le pouvoir la pression légitime, incessante de la science et du droit. Expliquer le coup d’État du 2 décembre et démontrer que, malgré son auteur, il a fait faire un pas de plus à la révolution sociale, voilà le but que s’est proposé Proudhon. Le socialisme était alors le bouc émissaire auquel on attribuait la chute de la République, la déchéance du peuple français et la facilité avec laquelle s’étaient accomplis les événements du 2 décembre. Proudhon se leva pour défendre le socialisme. Il annonça que le nouveau gouvernement, en dépit de lui-même, ne pouvait que lui venir en aide et déclara que la République était tombée, non à cause des idées socialistes qui s’étaient produites, mais par les fautes des révolutionnaires. Prenant la France au 24 février 1848, il se demande quelle était sa situation et si la révolution en a tiré le meilleur parti possible. Il existait en France à ce moment : 1° un clergé organisé ; 2° une armée permanente de 400, 000 hommes ; 3° une centralisation administrative dont tout le monde connaît les effets ; 4° une magistrature fortement hiérarchisée ; 5° des partis nombreux qui troublaient la patrie tout en déclarant vouloir son bien ; 6° la nation divisée, sous le rapport des intérêts, en trois catégories : la bourgeoisie, la classe moyenne, les ouvriers ou le prolétariat. En face de cet état de choses, quelle a été l’attitude des révolutionnaires de février ? Restait-il quelque chose à abolir ou bien n’avions-nous qu’à améliorer ? se demande Proudhon. Dans le premier cas, pourquoi l’abstention du Gouvernement provisoire ? Dans le second, pourquoi avoir chassé Louis-Philippe et que signifiait la république ? Ou les chefs de la démocratie trahissaient leur mandat, en gardant le statu quo, ou il ne fallait voir en eux que des usurpateurs. L’occasion était belle pour faire une France révolutionnaire et bien mériter de la patrie. Les chefs de la démocratie ont préféré en appeler au peuple, à ses hésitations, à ses craintes ; de là tous nos malheurs, car l’éducation du peuple n’était pas complète. En un mot, ce qui a empêché la démocratie de 1848 de prendre une initiative révolutionnaire, c’est le trop grand respect de son principe populaire, l’horreur de la dictature. Ce qui a nui surtout, ajoute Proudhon, au développement du principe révolutionnaire, c’est le préjugé du progrès, dans la vulgaire acception du mot. « Le vulgaire, dit-il, croit qu’une révolution doit amener nécessairement et immédiatement des améliorations ; c’est une erreur, puisque toute révolution est essentiellement négative. La révolution sape et détruit de fond en comble ; c’est son œuvre ; au temps et aux hommes incombe le soin de réédifier sur de nouvelles bases. Il est donc absurde de demander à une révolution des progrès immédiats, un corps de doctrine, un programme. » C’est donc à toutes ces causes, hésitation, faiblesse de compréhension, suffrage universel, préjugé de progrès, mais non point au socialisme, que nous devons rapporter, d’après Proudhon, la chute du principe révolutionnaire. Le 2 décembre a donc été naturellement amené par les événements. Dans le chapitre extrêmement remarquable qui est intitulé le Deux décembre, Proudhon s’attache à indiquer la nature du nouveau gouvernement. Louis-Napoléon ne s’explique, d’après lui, ni par l’Empire tel que le comprenait son oncle, ni par la monarchie constitutionnelle et légitime, ni par une république de modération et de vertu ; il ne reste donc que la révolution démocratique et sociale. Peut-être Louis-Napoléon ignoret-t-il son origine, mais, malgré lui, il ne peut se séparer de la société dont il est devenu le chef ; cette société qu’il représente, elle l’entraîne peut-être malgré lui. Il représente, comme l’a dit l’Église, « l’impiété révolutionnaire, » c’est-à-dire le nivellement des classes, l’émancipation du prolétariat, le travail libre, en un mot le socialisme.

Après avoir dit ce qu’était le 2 décembre par la nécessité des choses, Proudhon se demande quel sera le résultat immédiat du coup d’État et y voit le rétablissement de l’empire. Mais Louis-Napoléon, lors même qu’il se ferait sacrer par le pape, ne serait pas plus l’empereur que Charlemagne, acclamé en 800 par le peuple romain, ne fut César. Si l’on examine attentivement le nouveau gouvernement, on verra qu’il se meut dans une sphère d’idées à lui ; sorti de la révolution, il ne l’accepte que sous bénéfice d’inventaire et dans la mesure de ses propres pensées. Au lieu de se subordonner à elle, il tend, par une opinion exagérée de ses pouvoirs, à la subordonner à lui. Enfin, ayant contre lui tous les partis, il se trouve dans la nécessité de diviser ses adversaires et, pour se maintenir, d’invoquer tour à tour la révolution et la contre-révolution. Proudhon l’adjure d’affirmer la révolution, d’entrer franchement dans la voie du progrès et de la liberté.

Revenons à l’idée générale qui domine le livre de Proudhon et qui n’est autre que la négation de l’autorité. L’auteur cherche à se rendre compte de la secousse du 2 décembre ; il exalte le socialisme et sa puissance intrinsèque. Seul, selon lui, il constitue la révolution ; sans la révolution sociale, la république n’a plus de sens. Dans la société telle qu’elle est constituée, le gouvernement ne peut résulter que d’une délégation, d’un consentement libre et spontané de tous les individus qui composent le peuple, chacun d’eux stipulant et se cotisant pour la garantie de ses intérêts ; si bien que le gouvernement, au lieu d’être l’autorité, représente le rapport de tous les intérêts qu’engendrent la propriété libre, le travail libre, le commerce libre, le crédit libre, la science libre. « Au fond le gouvernement représentatif a pour emblème et peut être défini un assignat. » Mais supposons que le gouvernement, au lieu d’être considéré comme la représentation du rapport social, devienne ce rapport lui-même ; dès ce moment, comme ce rapport est tout idéal, le gouvernement cesse. Donc, qui dit gouvernement représentatif dit rapport des intérêts ; or un rapport, c’est-à-dire une formule algébrique, n’ayant pas de représentant, qui dit rapport des intérêts dit absence de gouvernement. Depuis 1789, le résultat le plus positif de tous les gouvernements qui ont passé sur la France a été de mettre en lumière cette dernière formule. En se plaçant à ce point de vue théorique, le nouveau gouvernement, par sa forme, par son appel au suffrage universel, par sa situation entre les partis, a fait faire un pas de plus à la révolution sociale.

Nous ne nous arrêterons point ici à discuter la théorie philosophique soutenue par Proudhon. Dans son ouvrage, abandonnant le fouet d’Aristophane, il vient sans fiel, sans colère, juger un de ces événements qui l’ont blessé jusqu’au fond du cœur ; il est bien peu de chapitres qui ne fourmillent d’idées nouvelles. Un des plus remarquables est celui qui a pour titre l’Horoscope ; nous le recommandons aux historiens de l’avenir ; c’est là qu’on devra aller chercher l’idée d’une nouvelle histoire de Napoléon Ier, pour faire la contre-partie des apothéoses fanatiques en vogue. Quant au style, le plus bel éloge qu’on en puisse faire, c’est de constater qu’il est merveilleusement approprié aux pensées ; il est souvent railleur, mais sans amertume, et est aussi curieux par ce qu’il fait entendre que par ce qu’il dit nettement.