Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Religieux, euse adj.

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 896-904).

RELIGIEUX, EUSE adj. (re-li-ji-eu, eu-ze

— rad. religion). Qui appartient à la religion : Culte religieux. Cérémonies religieuses. Doctrine religieuse. Les idées, les opinions religieuses, iamora/e religieuse. Des chants religieux. L’instinct de notre immortalité se développe avec le progrès des idées religieuses. (Maury.) Le système religieux du passé est indigne des lumières actuelles et doit être rejeté. (Jouffroy.) Les vertus religieuses ne font qu’augmenter avec l’âge. (Joubert.) L’intolérance religieuse est le ressort secret de la politique russe. (De Custine.) Je professe ma croyance religieuse aussi publiquement que ma croyance pulilique. (Chateaub.) Le despotisme religieux a perdu l’Espagne, tandis que la liberté religieuse a fait ta fortune de la Hollande et de l’Angleterre. (E. I.aboulaye.) Les peuples musulmans n’eurent jamais d’architecture religieuse. (Lamenn.) La liberté religieuse donne à chacun te droit de croire à son gré. (St-Marc Gir.) Il y a des journaux qui s’appellent religieux, et que, certes, on ne reconnaîtrait pas pour tels. (Dupin.) La pensée religieuse nous manque, parce que les mères ont oublié de la déposer sur le berceau de leurs enfants. {A. Martin.) De nos jours, le sentiment religieux se fixe sur l’existence réelle de l’humanité. (E. I.ittré.) Il est quelque chose d* plus religieux, de plus solennel que les voix harmonieuses de l’orgue, c’est le silence des tombeaux. (A. Karr.) la persécution est la première des voluptés religieuses. (Renan.) La liberté est le seul code religieux des temps modernes, (Renan.) Le fanatisme religieux est le plus dangereux de tous les fanalismus. (J. Arago.)

— Pieux, qui vit selon les règles d’une religion : Un homme religieux traite avec la divinité comme avec un ami ; te superstitieux, comme un esclave avec son despote. (La Rochef.) Ils ne sont point religieux ceux qui font de la religion un moyen d’empire, (Benj.

RELI

Constant.) On n’est pas religieux parce qu’on bavarde religion. (S. de Sacy.) La France est religieuse, mais elle ne veut pas de ta domination du clergé. (Dupin.) La conscience religieuse est susceptible, prompte à s’alarmer, défiante surtout du pouvoir. (Thiers.) L’homme qui prend la vie au sérieux et emploie son activité à la poursuite d’une fin généreuse, voilà l’homme religieux. (Renan.) Ainsi rien ne distrait un cœur religieux. Les plus humbles sentiers le ramènent aux cieut. Sainte-Beuve.

—’Saint, sacré, profond : Lorsque j’examine le portrait de Uaphaêl, je me sens pénétré d’un respect presque religieux^ (X. de Maistre.) Parmi tous les êtres créés, l’homme seul recueille la cendre de son semblable et lui porte un respect religieux. (Chuteaub.) L’Angleterre conserve un respect religieux des lois absurdes et des coutumes barbares. (Bonald.) L’œil de l’homme doit être plus religieux encore devant le lever d’une jeune fille que devant le lever d’une étoile. (V. Hugo.) Cette créature falote avait une admiration religieuse pour la beauté de sa viaitresse. (E. About.)

— Par ext. Exact, ponctuel, scrupuleux : Les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le serment. (Moutesq.) On vous accuse de n’être pas fort religieux à tenir ce que vous promettez. (Le Sage.)

— Qui appartient à un ordre monastique : L’habit religieux. Une maison religieuse. Les associations religieuses dans tout pays et sous tous les cultes ont tendu à l’anéantissement de la liberté. (Proudh.)

— Chronol. égypt. Année religieuse ou secrète, Année solaire ou rixe de trois cent soixante-cinq jours et un quart, d’après laquelle les prêtres égyptiens marquaient les tètes, afin que tous les jours de l’année fussent successivement sanctifiés.

— Médec. Maladies religieuses, Affections nerveuses qui naissent sous l’empire des émotions religieuses.

— Substantiv. Personne qui s’est engagée par des vceux à suivre une certaine règle autorisée par l’Église : Les beaux siècles de l’Église n’eurent ni moines ni religieux. (Clément XIV.) La religieuse que Luther épousa se nommait Catherine de Bora. (Chateaub.)L’ordre, par ses travaux, pouvait être devenu riche ; mais il est certain que le religieux vivait durement. (Chateaub.) Les filles qui se sentent jolies se laissent malaisément faire RE-ligieuses. (V. Hugo.) Moines et religieuses, hébergés par des curés grands chasseurs, dansaient et buvaient à l’envi. (Ste-Beuve.) Il avait dansé une farandole, tenant d’une main une actrice de l’Opéra et de l’autre une religieuse bernardine. (Al. Dumas.)

— s. f. Ornith. Nom vulgaire de l’hirondelle à croupion blanc, du inoloxita, d’une espèce de sarcelle, etc. !l Bot. Nom vulgaire d’un champignon du genre helvelle. il Entom. Nom vulgaire d’une espèce de mante.

— Encycl. Hist. Ordres religieux ou monastiques. Le monachisme n’est point, comme on pourrait le croire, une invention de la religion chrétienne ; il existait bien avant la venue du Christ, ainsi que l’ascétisme, le cénobitisme, les jeûnes, les macérations et

toutes les pratiques que peut inspirer le dé . sir de s’absorber dans la pensée d un dieu. Le christianisme n’a fait à cet égard que propager les idées et les pratiques depuis longtemps déjà en honneur dans l’Orient. Les diverses sectes de l’Inde, les brahmanes, les sivaltes, les bouddhistes, etc., pratiquaient depuis des siècles la vie contemplative. Les vanaprasthas indiens, dont parle Hérodote, une partie des prêtres de l’Égypte et des mages persans ; en Europe, les druides ; enfin, chez le peuple juif lui-même, les diverses sectes, telles que celles des nazaréens, des réchabites, des esséniens, des thérapeutes, étaient de véritables moines, peu différents des anachorètes-chrétiens de la Thébaïde ou des premiers cénobites de l’Orient. Quant aux Grecs et aux Romains, ils eurent des prêtres, mais non des moines. Leurs collèges religieux étaient chargés de desservir des temples, mais la vie monastique leur était inconnue. On u comparé plus d’une fois, mais a tort, les vestales romaines aux religieuses chrétiennes ; les deux institutions ont peu d’analogie entre elles. En effet, les vestales n’étaient qu’au nombre de six et elles n’étaient pas tenues, comme les religieuses chrétiennes, à observer le célibat pendant toute leur vie.

L’Église chrétienne primitive elle-même ne connut ni le monachisme ni l’ascétisme, « Nous ne sommes point, disait Tertullien, des bramines ou des solitaires de l’Inde ; nous ne nous retirons point dans les forêts, nous habitons avec vous ce monde... ; nous fréquentons vos marchés, vos places publiques, nous trafiquons, nous naviguons avec vous ; nous travaillons pour la société, nous mêlons notre industrie à la vôtre.» Toutefois, au moment même où Tertullien écrivait ces paroles, une tendance à l’ascétisme commençait à se manifester parmi les chiétiens. L’influence du gnosticisine, qui regardait la matière comme le principe même du mal, et la dépravation morale qui régnait dans la société poussèrent les chrétiens dans cette voie extrême du renoncement et des mortifications. Cette manière de voir était d’ailleurs favorisée par

RELI

quelques paroles attribuées à Jésus et par l’opposition que saint Paul établit entre la chair et l’esprit, la loi des membres, comme il dit, et la loi de Dieu. On en vint donc à croire que la vie ascétique était la vie supérieure, la vie normale du chrétien. Le célibat fut considéré comme un état de perfection ; par amour pour Dieu, on renonça au mariage et à la vie de famille. Pendant la persécution de Décius, un grand nombre de fidèles se cachèrent dans les lieux déserts et.y vécurent en ermites. L’anachorétisme conduisit naturellement au monachisme. L’instinct invincible de la société porta d’abord les ermites à rapprocher leurs cabanes. Bientôt le désir de s exciter mutuellement dans la carrière du renoncement, avec l’appui d’une direction I commune, amena la fondation des couvents. ’ Saint Pacôme, le premier, conçut la pensée de réunir ses disciples dans une même maison et de les soumettre à une règle commune, sous un supérieur de leur choix. Dans ce but, il fondu, dans un lie du Nil, le célèbre mo■ nastère de Tabenne, qui compta plus de 3,000 religieux. Cette vie religieuse commune, le cénobitisme, comme l’appelèrent les GreC3, fut accueillie avec faveur dans tout l’Orient, surtout lorsque Hilarionet Basile s’en furent constitués les apologistes.

En Occident, la vie monastique fut introduite par Athanase vers le milieu du iv« siècle. Forcé de s’exiler, il employa le crédit dont il jouissait auprès de quelques grandes familles pour établir des couvents dans les environs de Rome. II fut secondé dans cette œuvre par saint Ambroise, évêque de Milan, et par saint Jérôme. Cassien fonda à Marseille, vers la même époque, le couvent de Suint-Victor, dont la règle fut adoptée en beaucoup d’endroits ; il surgit bientôt un nombre si considérable de couvents, qu’à la fin du ivo siècle le nombre des moines des deux sexes atteignait presque en Europe celui des gens mariés.

Les oppositions que rencontra le monachisme n’arrêtèrent pas ses progrès. Ce fut en vain que l’empereur Valons, effrayé du dépeuplement qu’il prévoyait et qui se faisait déjà sentir, essaya de lutter contre les tendances nouvelles. Acrius de Sébaste, le moine Jovinien et le prêtre Vigilantius, de Barcelone, attaquèrent avec beaucoup de vivacité la vie monastique. « Si tous se cloîtraient, disait Vigilantius, ou s’enterraient dans la solitude, qui desservirait les églises, qui exhorterait les gens du monde, qui convertirait les pécheurs ? • Ces raisonneurs sensés furent traités de blasphémateurs, de preneurs de la volupté, d’apocres de 1 epicurisme. Vigilantius se vit eu butte aux invectives du fougueux Jérôme, et plusieurs conciles lancèrent l’anathème contre Jovinien. La cause du monachisme fut définitivement gagnée lorsque saint Benoit de

Nursia eut donné au couvent qu’il avait fondé sur le mont Casiin un code qui lui fut emprunté par la grande majorité des monastères d’Occident. Benoit imposa à ses moines des vœux perpétuels et irrévocables et les astreignit à des travaux manuels, auxquels Oassiodore joignit, dans la suite, les travaux littéraires. Pur l’adoption de la règle de saint Benoit, les monastères, qui avaient jusqu’alors vécu dans l’isolement, se rapprochèrent et, par l’unité d’organisation, ne formèrent plus qu’une seule communauté. Ce fut l’origine de ce qu’on appela plus tard les ordres monastiques.

À l’origine, les moines étaient de simples laïques ; néanmoins on en éleva quelques-uns à la prêtrise, afin de pouvoir célébrer le culte dans les cloîtres. En signe d’humilité, ils sa rusaient la tête, comme c’était l’habitude pour les esclaves chez les Grecs et chez les Romains. Malheureusement, si l’habit ne fait pas le moine, la tonsure ne suffit pas à le compléter et à le rendre tel qu’il devrait être. D’énormes abus envahirent de bonne heure les couvents. Il ne pouvait en être autrement pour plusieurs raisons qui se résument en trois principales : l’oisiveté, la continence réglementaire et la richesse, qui les corrompit

dès le début, et que le zèle des princes et des fidèles ne se lassa pas d’accroître. Une cause moins connue contribua à introduire des mœurs déréglées dans les couvents ; on fonda un très-grand nombre de couvents mixtes, c’est-à-dire où religieux et religieuses vivaient en commun. Si ces institutions eussent été conservées, on n’eût pu leur reprocher de dépeupler le monde. Malgré tout, le peuple chrétien se persuada follement que le plus sûr moyen de s ouvrir le ciel était d encourager, par des dons sans cesse renouvelés, une vie de fainéantise et de scandale. Enrichir les couvents, c’était le procédé le plus simple pour obtenir le pardon de ses péchés et de ses crimes. Comment des hommes, souvent jeunes, vigoureux et oisifs, eussent-ils résisté aux effets de cette facile opulence ? Appuyés sur le préjugé public, sûrs désormais de l’impunité, les moines s’abandonnaient sans frein aux vices les plus crapuleux.

Cependant les papes et le3 hauts dignitaires de l’Église avaient prévu depuis longtemps la discrédit que les mœurs dissolues des moines pouvaient et devaient jeter sur les couvents. Aussi favorisèrent-ils la création d’ordres mendiants, qui commencèrent à apparaître au xne siècle et formèrent de nombreux instituts appartenant a quatre grands ordres : les franciscains, les domini- cains, les carmes et les augustins (v. mendiants). À cette époque, l’Église voyait s’élever contre elle une multitude de sectes hérétiques : les cathares, les albigeois, les pétrobrusiens, lesvaudois, les frètvs apostoliques, eu-., qui buttaient en brèche le christianisme-officiel. Tous étaient d’accord pour exalter le mérite de la pauvreté évangélique ; ils reprochaient justement aux moines, aux ecclésiasiiques, aux évêques, la vie oisive et luxurieuse qu’ils menaient dans toute la chrétienté. Le clergé manquait, en effet, de lumières et de zèle ; les ordres monastiques étaient entièrement corrompus. « Dans ces circonstances, dit Mosheim, on sentit la nécessité d’introduire dans l’Église une classe d’hommes qui pussent, par l’austérité de leurs mœurs, par le mépris des richesses, pnr la gravité de leur extérieur, par la sainteté de leur conduite’et de leurs maximes, ressembler aux docteurs qui avaient acquis tant de. réputation aux sectes hérétiques. » Ce but fut, en effet, tout d’abord atteint. Les religieux mendiants, contrastant par leur austérité avec la dissolution effrénée des autres ecclésiastiques, acquirent en peu de temps une réputation extraordinaire. L’attachement pour eux fut porté à l’excès : le peuple ne voulut plus recevoir les sacrements que de leurs mains ; leurs églises étaient sans cesse remplies de monde ; c’était là qu’on faisait ses dévotions et que l’on voulait être inhumé. On les employa’non-seulement dans les fonctions spirituelles, mais encore dans les affaires temporelles et poliliuues. On les vit terminer les différends qui survenaient entre les princes, conclure, des traités de paix, ménager des alliances, présider aux conseils des rois, gouverner les cours. Œ leur côté, en considération des services qu’ils rendaient à l’Kglise, les papes les comblèrent d’honneurs, de grâces, de distinctions, de privilèges, d’immunités, d’indulgences à distribuer, etc.

An bout de peu de temps, le crédit excessif attribué aux ordres mendiants rendit les religieux de ces ordres intéressés, ambitieux, intrigants, rivaux et, à la fin, ennemis déclares du clergé séculier. Ils ne voulurent plus reconnaître la juridiction des évêques ni dépendre d’eux en aucune façon ; ils occupèrent les prélatures et les places de l’Eglise les plus importantes, ils voulurent remplir tes chaires dans les universités et soutinrent à ce propos avec les autres religieux d’indécentes controverses. Les papes, qui les autorisèrent d’abord dans toutes leurs prétentions, finirent par s’en repentir. Une partie des franciscains, par exemple, finit par se révolter contre les papes mêmes, et, maigré les bulles de plusieurs pontifes, ceux que l’on nomma fratieelli, tertiaires, spirituels, etc., firent schisme d’avec leurs confrères, fuient condamnés comme, hérétiques et brûlés par les inquisiteurs.

Les papes, qui avaient voulu, en approuvant les ordres mendiants, non-seulement ramener les hérétiques, mais encore et surtout se créer une espèce de milice déguenillée toujours prête à exécuter leurs vues ambitieuses, se décidèrent enfin à les réprimer et lancèrent quelques bulles contre eux ; mais elles restèrent inefficaces, et le concile de Trente dut réformer sévèrement tous ces ordres. Bergier affirme que, depuis, tout est pour le mieux : « Il est, dit-il, de mauvaise grâce de rappeler le souvenir des anciens abus et de rendre les religieux d’aujourd’hui responsables des fautes commises il y a deux cents ans. » Les ultramontains ne pardonnent pas à Bergier de reconnaître qu’il a pu y avoir des fautes commises il y a deux cents ans. Sans doute, nous pouvons reconnaître avec Bergier que, dans notre pays, les ordres mendiants sont astreints à plus de retenue qu’autrefois et que ces honnêtes fainéants se contentent de vivre de mendicité et de conspirer dans l’ombre contre les progrès modernes ; qu’on ne les voit plus, comme on les voyait en Espagne avant la révolution de septembre 1868, entrer dans la maison d’une pénitente, même mariée, et y passer la nuit, sans que l’époux eût le droit d’entrer si le révérend avait eu la précaution de mettre ses sandales sur le seuil de la porte ; mais il n’en est pas moins vrai que, tels qu’ils existent, ces ordres constituent encore un scandale et un danger pour une société démocratique, dont le but est d’honorer le travail et de supprimer les mendiants et les parasites.

Revenons aux ordres monastiques en général, dont les ordres mendiants n’ont été qu’une fraction. À partir du xu « siècle, les ordres monastiques se multiplièrent d’une manière effrayante. Les fondateurs d’ordres pullulèrent. Rome, prévoyant tout le parti qu’elle pourrait tirer d’une pareille milice, accueillait avec empressement quiconque venait proposer un nouvel institut. Le résultat dépassa toutes les prévisions. Le nombre des couvents s accrut-dans une telle proportion, que le pontificat romain tomba presque entre les nwins des moines. Grégoire 1er, élu en 590, fut le premier pape sorti du cloître ; depuis, le fuit se reuouvela très-fréquemment. Au Xlil « et au xive siècle, au xv<= surtout, la chaire de saint Pierre ne fut plus guère occupée que par des dominicains et par des frauciseaius.

Il y avait là, pour la papauté, h la fois une force et un danger : une force, à cause de

XIII.

RELI

l’entente qui s’établissait ainsi entre la cour de Rome et les couvents ; un danger, pnree qu’il était à craindre que les moines, maîtres du collège des cardinaux, ne fussent les maîtres réels de l’Église. Œ ne fut que vers la fin du xvie siècle, soua le pontificat du cordelier Sixte-Quint, que le péril parut assez pressant pour faire prendre aux cardinaux la résolution de n’accorder le chapeau qu’à très-peu de moines et de n’en choisir aucun pour pape. Cette résolution ne fut, d’ailleurs, pas longtemps suivie.

De la multiplication des couvents, provoquée par le désir d’échapper aux persécutions et à la misère, résulta, pour les diverses nations, un danger bien autrement sérieux. Les moines n’étaient plus sujets ni citoyens ; ils ne reconnaissaient d’autre autorité que celle de leur général et du pape. De plus, ces familles immenses se perpétuaient aux dépens de la race humaine. Aussi les rois virent-ils là un abus contre lequel ils luttèrent, le plus souvent sans succès. Les moines se sentirent, en effet, assez forts pour résister avec succès aux rois, aux grands et souvent au clergé lui-même. Nous avons déjà parlé ailleurs du développement pris par les communautés religieuses et des efforts faits, à diverses reprises, pour en restreindre le nombre, et la puissance. V. communauté.

La Réforme fit disparaître les ordres religieux en Allemagne, en Hollande, en Suède, en Danemark. La Angleterre, Henri VIII supprima les monastères, après avoir prouvé au peuple, par la publication du procès-verbal d’une visite qu’il lit préalablement faire dans tout le royaume, que les couvents, tant d’hommes que de femmes, n’étaient autre chose que des maisons de débauches infâmes, des retraites, comme il les nomma, d’idolâtres superstitieux et de faux-monnayeurs. V. Burnet, histoire de la Réformalion (Londres, 1683, 1. m, t. Ier, p. 258) ; Henri Kstienne, Apologie pour Hérodote (ch. xxi, § 5).

Nous donnerons plus loin la liste des principaux ordres religieux, » , la plupart desquels nous avons consacré des articles particuliers. Nous nous bornerons donc ici à quelques réflexions générales. Les bénédictins occupaient la première place dans la multitude des ordres religieux. Ceux de Clteaux et de Clairvaux se regardaient comme les descendants de suint Benoit. Leur puissance s’étendait en Allemagne, et tous les moines de ces riches abbayes vivaient insoucieux, sans songer encore & ces savantes études qui leur ont, plus tard, donné une si grande réputation. Les chartreux étaient en petit nombre. Etablis près de Grenoble, ils possédaient des richesses immenses. Les franciscains étaient les plus actifs. Leur communauté, fondée en 1210 par François d’Assise, se rit tout d’abord remarquer par son zèle et son enthousiasme. Les croisades ne les trouvèrent pas indifférents, et ils se montrèrent toujours les premiers toutes les fois qu’il s’agit de propagande religieuse ou, ce qui-revient au même à cette époque, de persécutions à exercer. Pour faire comprendre la puissance de cet ordre, il suffit de citer ce seul fait que, à une assemblée de franciscains tenue du vivant même de son fondateur, il se trouva 5, oûo moines. Dans le milieu du iviu » siècle, ils possédaient encore 7, 000 maisons d’hommes et plus de 900 couvents de filles. Ces maisons renfermaient 115, 000 moines et 29, 000 religieuses. Cette puissance était surtout menaçante pour les dominicains, ennemis implacables des fils de saint François. Leur querelle, en apparence toute théologique, avait pour prétexte la Vierge, que les dominicains assuraient être née dans le même état que les autres femmes, tandis que les eordeliera soutenaient qu’elle avait été exempte du péché originel. Moins nombreux que leurs adversaires, les dominicains n’étaient pas moins influents, car la charge de maître du sacré palais à Rome était, depuis saint Dominique, réservée à cet orure. L’es religieux, en outre, présidaient aux tribunaux de l’inquisition, et, pendant un assez long temps, ils turent même chargés de nommer les inquisiteurs.

Après les dominicains, venaient les augustins. Leur puissance était moindre, mais redoutable encore, car le sacristain du pape était toujours choisi dans leur ordre ; ils élui ent, en outre, chargés de la vente des indulgences. Luiherétaifaugustiu. Nommons encore : les minimes, institués par Francesco Slartorello ; les prémontrés, institués par saint Norbert ; les cannes, venus de la Palestine au xiuc siècle et qui se vantaient d’avoir eu Eiie pour fondateur. Ou comptait encore nombre de communautés et d’ordres trop peu importants pour être énumérés ici. Mais il ne faut pas oublier les jésuites, fondés par Ignace de Loyola, dont aucune corporation religieuse n’a jamais égalé le pouvoir ; les jésuites, qui ont eu plus d’une fois le gouvernement des peuples en même temps que celui de l’Église ; les jésuites qui, bannis par les rois, condamnés, par les papes, toujours haïs, persécutés, détruits, ont toujours reparu triomphants ; les jésuites, enfin, qu’on peut regarder aujourd’hui comme le seul ordre réellement existant et qu’on pourrait croire, tant est grande leur énergique vitalité, destinés à survivre à la papauté et à l’Église elle-même. Citons enfin une congrégation fondée en 1120 par Jean de Matlia, les trinitaires de la rédemption des captifs.

RELI

Ces religieux avaient pour mission de délivrer les chrétiens prisonniers des infidèles ; ils employaient à cette tâche leurs revenus et les aumônes qu’ils parvenaient à recueillir. Parmi les ordres religieux militaires, les plus célèbres furent : l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, qui devint par la suite l’ordre des chevaliers de Rhodes, puis l’ordre de Malte ; l’ordre des Templiers ; l’ordre Teutonique ; l’ordre des ehevuliers Porte-Glaive ; puis viennent les ordres d’Avis, de Calatrava, d’Alcantara, de Montesa, du Christ, de Saint-Jacques de l’Epée, de Saint-Lazare et de Saint-Étienne.

Voici la liste des principaux ordres et fondations monastiques, avec la date de leur création :

310. Autooin », fondés par saint Antoine, en Thébaïde.

320. Taiienniie », fondés par saint Pacême, à Tabenne, en Égypte.

363. Basilic » *, tondes par saint Basile, à Matuza, dans le Pont.

395. Chanoine » régulier » de Salai-Augustin, fondés par saint Augustin, à Hippone, en Afrique.

400. Carnes OU Religieux du Mout-Carroel,

fondés par Jean, patriarche de Jérusalem ; ils prétendent remonter à Élie.

420. Moine* de Lérlii », fondés par saint Honoré, évêque d’Arles ; réunis aux suivants.

529. Bénédictins OU Moine* uolrs, fondés par saint Benoit. Leur.premier monastère fut le Mont-Cassin.

595. Moine* de Salnt-Colombnn, fondés par saint Colomban, Irlandais, en Écosse.

763. Chanoines régulier*, fondés par ChrO degnnd, à Metz.

910. Moine* de Cluuy, fondés par Bemon, à Cluny, en Bourgogne.

997 ou 1012. Camnldule*, fondés par saint Romuaid, à Camaldoli.

1060. Moine* de Vallombveuse, fondés par Saint Gualbert, ù Vnllombreuse.

1076. Moiue* de Grandmont, fondés par

saint Étienne d’Auvergne, à Grandmont.

10S6. Chartreux, fondés par saint Bruno, à La Chartreuse, près de Grenoble..

1095. Religieux de Saint-Antoine de Vienne, fondés par Gaston de Viennois, à Vieune, en Dauphiné.

1098. Bernardins, OU Cisterciens, ou Moine* de Ctténux, fondés par saint Robert, & Clteaux.

1104. Hospitalier*, OU Joannite*, OU Chevaliers de Saint-Joau de Jérusalem (puis Chevalier* de Malte), fondés par Gérard, à Jérusalem.

1118. Templier*, fondés par Robert d’Arbrissel, à Jérusalem ; supprimés en 1313.

1118. Ordre de Foutevraull (hotlltneS et

femmes réunis), fondé par Robert d’Arbrisset, à Fontevrault..

1120. Chanoine* réguliers de Préuioutré, fondés par saint Norbert, à Prôinor.tré.

1124. Cougrfgation du Moul-de-la-Vierge, fondée par Guillaume de Verceil, dans le royaume de Naples.

1140. Trup|>i » cc », fondés par Rotrou, comte., du Perche ; réformés en 1662 par l’abbé de Rancé.

1148. Giibenin*, fondés par Gilbert Simpringham, prés de Lincoln, en Angleterre.

1152. Ëriulles de Salut-liuillaune, fondés par Guillaume, duc d’Aquitaine ; appelés Blauc » —Manieaux à Paris.

1170. Béguine*, fondées par Lambert Beigh.

1191. Chevaliers Toulonique », fondés par

Henri Waldpott, à Suint-Jenn-d’Acre.

1196. Humilié*, fondés par des Milanais bannis ; supprimés en 1570.

1198. Chevaliers du Saint-Esprit, fondés par Guy, à Montpellier.

1203. Religieux du Mont-Dieu, fondés par Alexandre, à Spire.

1203. Franciscain*, ou Cordelier*, OU Frè— ■ re* mineurs, fondés par saint François d’Assise.

1212. ClarUaes, fondées par saint François d’Assise.

1212. Religieux du Val-des-Ecolier », fondés pur Guillaume de Paris, dans le diocèse de Langres.

1213. Religieux du Val-des-Choux, fondés par Viurd, près de Langres.

1215. Dominicains, OU Frères prêcheurs,

ou Jacobin », fondés par saint Dominique, k Bologne.

1215. Ermites de Saint-Paul, fondés par

Eusèbe, archevêque de Strigonie, à Bude.

1218. Ordre do lu Merci, fondé par Raymond de Peimafort, à Barcelone.

1221. Tiers ordre de Saint-François, personnes des deux sexes, vivant dans le monde.

1220. Filles-Dieu, fondées pour retirer du monde les femmes de mauvaise vie.

1231. SHvesiriu », fondés par Sylvestre Gozzelin, chanoine d’Osina, etc.

1241. Chanoines de Saint-Mare.

1251. Augustins de la Pénitence, à Marseille.

1276. Augustin* OU Ermite* de Saint-Augustiu.

1271 ou 1278. Céioiius, fondés par Pierre Augelerier, pape sous le nom de Célestia V, au mont Muro, près de Sulinotie.

1313. Cougréguiiou du Moui-Olivet, fondée par Bernard Ptuleinée, au moût Olivet, en Toscane.

1363. Religieuses de Sulute-Brigllte, fondées par sainte Brigitte, en Danemark.

1367. Jésuaie* (prouonçant souvent le nom

RELI

897

de Jésus), fondés par Jaan Colombin, à Sienne.

1374. Hiéronymites OU Moines de Saint-Jérôme. fondés par Pierre Ferrand ; Congrégation de Saint-Isidore, réforme de l’ordre des hiéronymites, par Loup d’Olmedo (1425) ; réunion des deux ordres sous Philippe II.

1376. Frères de la vie commune, fondés par Gérard, en Flandre.

1380. Congrégation de Saint-Jérôme, dite Fesulane ou de Fiezzoli, fondée par Charles, fils d’un comte de Monte-Graveli, à Fiezzoli ; supprimée en 1669.

1380. Ermites de Saint-Jérôme, fondés par Gambacurta, en Italie.

1395. Congrégation Frisoanalre OU de Latran, fondée par Barth. Colonna, en Italie.

1419. Oiîservaniins, fondés par saint Bernardin de Sienne.

1425. Religieux de Saint-Bernard, fondés par Martin Vasga, au mont Sion, près de Tolè’de.

1429. Congrégation des moines de Dursreld, fondée par Jean Radius, à Trêves.

1432. Carmes mitigé » ou Billeitee.

1433. Congrégation de Saiul-Auibrolse, à Milan.

1435. Minimes, fondés par saint François de Paule.

1444— Augustins de Lonibnrdle, fondés par Greg. lîocchius, en Normandie.

1434. Religieuse » de l’Ave-Marla OU Barnabite* ; elles prétendent remonter à saint Barnabe.

1493. Péuiteuie* ou Repentie », fondées par Jean Esserand, à Paris.

1498. Annonetade*, fondées par Jeanne, fille de Louis XI, à Bourges.

1524. Tbéntiu », fondés par I.-P. Carafa, à Theate ou Chieti.

1525. Capucins, fondés par Math. Baschi, à Pise.

1531. Tomasques, fondés par Emiliani, à Pavie.

1532. Récollet., fondés par Jean de Guadulupa, en Espagne.

1533. Bornoblic* de Salnl-Pm.l, fondés par J.-A. Morigia, à Milan.

1534. Jésuites, fondés par saint Ignace de Loyola, à Paris ; supprimés par ClémentXHI (1772) ; rétablis par Pie VII (1814).

1568. Carmes déchaussés et Curméliles,

fondés par sainte Thérèse, à Avila,

1571. Pères de la doctrine chrétienne.

1572. Frères de Cborlté ou de Jeau-de-Dleu, fondés par saint Jean de Dieu.

1577. Fcuillauls et Fctiilluntlues, fondés

par Jean Barrière, dans le diocèse de Toulouse.

1588. Clercs mineurs, fondés par Adorno, & Gènes.

1595. Augustins dér, buu »  » é ».

1608. Jacobin » (ou Dominicains) réformé »,

fondés par Michaeli.

1610. Religieuses do la Visitation de In Sainte-Vierge, fondées par saint François de Sales, à Annecy.

16U. Uriulïne », fondées par Marie L’Huillier, à Paris,

1615. Chanoines régulier » de Sulnt-Sauveur, en Lorraine, réformés par P. Fourrier de Matuiucourt.

1617. Sœurs bo-spitnlière », dites de Saint-Charles, à Nancy.

1618. Religieuse* du Calvaire, fondées par Antoine.te d’Orléans.

1621. Congrégation de Salut-Maur, fondée par Didier de La Cour, à Verdun.

1624. Laxoristes, fondés par saint Vincent de Paul,

1625— Missionnaires, fondés par saint Vincent de Paul.

1631. Daine* du Refuge, en Lorraine.

1637. Ordre de la Miséricorde, fondé par Madeleine de la Trinité, à Aix.

1640. Bnrtbéiemiiie », fondés par Barthélémy Holzanter, à Salzbourg, etc.

1643. Eudiste », fondés par Eudes, ancien prêtre de l’Oratoire.

1645. Suipiciena, fondés par Olier.

1662. Pénitente » d Orvlelo, fondées par Antoine Simoncili d’Orvieto.

1668. Chevalières de lu Vraie Croix, fondées par Eleonore de Gonzugue, veuve de Ferdinand IL

1732. Cennonisios, fondés par Alphonse de Vursovie.

1830— Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition (pour l’Afrique et le Levant), fondées par la baronne de Vialard.

Le nombre des ordres religieux qui ont existé dans la chrétienté est de plusieurs milliers. Lu liste à peu près complète en est donnée par Hèlyot dans le Dictionnaire des ordres religieux (1847-1859, 4 vol. in-8°).

La question de l’utilité passée et présente des ordres religieux a été souvent débattue. Les philosophes du xvnio siècle, tout en combattant les ordres religieux, ont été loiu de les dénigrer. Voltaire est le premier à reconnaître qu’ils n’ont pas été aaus quelque utilité au moyen âge.

a Ce fut longtemps une consolation pour le genre humain, dit-il, qu’il y eût de ces asiles ouverts à tous ceux qui voulaient fuir les oppressions du gouvernement goth et vandale. Presque tout ce qui n’était pas seigneur de château était esclave ; on échappait dans la douceur des cloîtres à la tyrannie et à la guerre. Les lois féodales de l’Occident ne permettaient pas, à la vérité, qu’un

113 esclave fût reçu moine sans le consentement du seigneur, mais les couvents savaient éluder la loi. Le peu de connaissances qui restaient chez les Barbares fut perpétué dans les cloîtres. »

Nous voyons commentVoltaire rend justice aux ordres religieux ; citons maintenant les critiques qu’il leur a adressées : « On se plaint, dit-il, que la vie monastique a dérobé trop de sujets à la société civile. Les religieuses surtout sont mortes pour ! a patrie. Les tombeaux où elles vivent sont presque tous très-pauvres ; une Aile qui travaille de ses mains aux ouvrages de son sexe gagne beaucoup plus que ne coûte l’entretien d’une religieuse. Leur sort peut faire pitié si celui de tant de couvents d’hommes trop riches peut faire envie ; il estlbien évident que leur trop grand nombre dépeuplerait un État… La politique semble exiger qu’il n’y ait pour le service des autels et pour les autres secours que le nombre de ministres nécessaires : l’Angleterre, l’Écosse et L’Irlande n’en ont pas 20, 000. La ilollande, qui contient 2, 000, 000 d’habitants, n’a pas 1, 000 ecclésiastiques, et encore ces hommes consacrés k l’Église, étant presque tous mariés, fournissent des sujets à la patrie et des sujets élevés avec sagesse. On comptait, en France, vers l’an 1700, plus de 250, 000 ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers,

et c’est oeaucoup plus que le nombre ordinaire de ses soldats. Le clergé de l’État du pape composait environ 32, 000 hommes, et le nombre des religieux et des filles cloîtrées allait k 8, 000 : c’est de tous les États catholiques celui où le nombre des clercs séculiers excède le plus celui des religieux ; mais avoir 40, 000 ecclésiastiques et ne pouvoir entretenir 10, 000 soldats, c’est le plus sur moyen d’être toujours faible. La France a plus de couvents que touto l’Italie ensemble. Le nombre des hommes et des femmes que renferment les cloîtres montait en ce royaume à pluB de 90, 000 au commencement du siècle courant ; l’Espagne n’en a environ que 50, 000, si on s’en rapporte au dénombrement fait par Gonzalès dAvila (1620) ; mais co pays n’est pas, à beaucoup près, la moitié aussi peuplé que la France ; et après l’émigration des Maures et des juifs, après la transplantation de tant de familles espagnoles en Amérique, il faut convenir que les cloîtres en Espagne tiennent lieu d’une mortalité qui détruit insensiblement lu nation. Il y a dans le Portugal un peu plus de 10, 000 religieux de l’un et de l’autre sexe : c’est un pays a peu près d’une population égale à celle de l’État du pape, et cependant les cloîtres y sont plus peuplés. Il n’est point de royaume où l’on n’ait souvent proposé de rendre k l’État une partie des citoyens que les monastères lui enlèvent ; mais ceux qui gouvernent sont rarement touchés d’une utilité éloignée, toute sensible qu’elle est, surtout quand cet avantage futur est balancé par les difficultés présentes. Les ordres religieux s’opposent tous à cette réforme ; chaque supérieur qui se voit à la tête d’un petit État voudrait accroître la multitude dé ses sujets ; et souvent un moine que le repentir dessèche dans son cloître est encore attaché à l’idée du bien de son ordre qu’il préfère au bien réel de la patrie. >

Les apologistes des ordres monastiques et religieux se sont constamment attachés k démontrer qu’en prenant pour règle de conduite les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, qu’en méprisant systématiquement les biens et les passions terrestres pour s’occuper exclusivement de la conquête du paradis, les religieux et les moines’avaient donné au monde le plus noble et lu plus utile exemple. Nous ne discuterons pas ici la question de savoir si l’idéal religieux, qui consiste à violer les lois nécessaires de la nature humaine, à rejeter les devoirs de l’ordre social, sous prétexte d’atteindre k une perfection chimérique, n’est pas une véritable aberration. Nous nous bornerons à interroger l’histoire, à examiner rapidement si les ordres religieux ont offert ou offrent un exemple de conduite k suivre k ceux qui vivent d’une vie normale, laborieuse, utile et féconde.

Prenons la période qu’on a appelée l’âge d’or du christianisme, celle où l’enthousiasme religieux pousse vers le monachisme tout un monde d’âmes ardentes, enfiévrées de joies célestes. Les déserts de la Thébalde deviennent le principal centre d’attraction mystique vers lequel accourent ces milliers de saints devenus l’objet d’une admiration naïve et légendaire. Voyons-les à l’œuvre en prenant pour guide les hagiographes et l’histoire des Moines d’Occident de M. de Montalembert. Les uns, voués k un mutisme perpétuel, récitent mentalement des prières sans jamais remuer les lèvres ; les autres gémissent ou poussent des hurlements continuels ; ceux-ci s’efforcent de supprimer le sommeil ou s’habituent k ne manger que tous les trois jours, tous les huit jours’, tous les vingt jours ; ceux-lk torturent leur corp3, vivent dans des fosses, dans des trous où ils ne peuvent rester que courbés, se couvrent de chaînes, se font attacher les mains derrière le dos et restent constamment dans cet état. D’autres nus, ne se lavant jamais, laissant pousser indéfiniment leurs ongles, leurs cheveux et

leur barbe, ressemblent k des spectres ; d’autres encore se laissent dévorer le coqjs, le

RELI

visage et les lèvres par la vermine, convaincus que rien ne saurait être plus agréable k leur Dieu. Les moines brouteurs de Syrie et de Perse, hommes et femmes, courent nus k travers les plaines et les montagnes, livrés k toutes les intempéries de l’air, broutent l’b.erbe comme les animaux et s’enfuient en hurlant à l’aspect d’un visage humain. Saint Macaire ne mange qu’une fois par semaine le légume cru qui lui tombe sous la main ; il se dessèche tellement que sa barbe cesse de croître ; saint’Pacôme dort debout sans point d’appui ; saint Siméon Stylite passe sa vie à attirer sur lui l’attention divine en se tenant en équilibre, sur un seul pied, au sommet d’une colonne. La belle esclave Alexandra trouve un tombeau vide : pendant dix années, elle y demeure étendue sans montrer son visage. Saint Théodore, couvert d’une sorte d’armure de fer, s’enferme dans une cage, au sommet d’une montagne et lk, immobile, il reste exposé k la pluie, au soleil, k la neige. La belle et lettrée Euphrosine abandonne k dix-huit ans son père et son mari ; elle va s’enfouir dans un couvent de religieuses et s’enferme dans une cellule qu’elle ne quitte plus jusqu’à sa mort ; saint Jean de Nisibe, fuyant tout commerce humain, habile dans une caverne en compagnie de deux lions. Il devient si épouvantable que, frappés de terreur, des voyageurs égarés fuient k sa vue. Saint Antoine, exténué par les jeûnes, dévoré par la soif, tombe dans le délire et les convulsions ; cet halluciné s’imagine alors combattre contre des légions de diables déchaînés contre lui. Apelle, travaillant un soir k sa forge, aperçoit une femme qui lui demande son chemin : le saint personnage ne doute point qu’il n’ait devant lui Satan en personne ; il lui enfonce son fer rouge dans la figure et affirme que le diable s’est enfui en hurlant de douleur. Ces moines, ces ascètes, qui veulent supprimer la nature, sont les déplorables victimes des passions qui les dévorent, parce qu’au lieu de les régler en les satisfaisant dans de justes limites ils tentent l’œuvre folle de les extirper. Rien n’est plus instructif que les aveux du plus grand des cénobites du désert : « Au sein des déserts, écrivait saint Jérôme, assis au fond de ma retraite, seul parce que mon âme était pleine d’amertume ; défiguré, maigre, le corps noir comme un Ethiopien, mes membres se desséchaient sous un sac hideux. Tous les jours des larmes, tous les jours des gémissements ; je criais au Seigneur, je pleurais, je priais ; et lorsque, appesanti par le sommeil et luttant contre lui, il venait me surprendre, mon corps tombait nu sur la terre nue. Je m’étais condamné k ces supplices pour échapper au feu de i’enfer. Eh bien ! dans ces tristes déserts, environné de bêtes féroces et d’affreux reptiles, je me revoyais en idée parmi les danses des vierges romaines. Le visajre était abattu par la pénitence, le cœur brûlé par les infâmes désirs ; dans un corps exténué, dans une chair morte avant l’homme, la concupiscence attisait ses feux dévorunts… Je me souviens d’avoir passé des semaines entières sans manger, craignant même d’entrer dans ma cellule où j avais nourri de si coupables pensées, cherchant les vallées profondes, d’âpres rochers, de hautes montagnes pour en faire un lieu d’oraison et de supplice, bourreau impitoyable de cette chair toujours rebelle. >

Nous pourrions multiplier les exemples k l’infini ; mais k quoi bon ? En vérité, n est-ce pas k donner le vertige ? Le voilà, ce peuple de saints que saint Jérôme lui-même livre k la vénération des siècles 1 Ce ne sont plus des hommes, il est vrai, ce sont des malades qu’on serait tenté d’envoyer au plus vite dans des maisons de fous.

Lorsque les ordres religieux s’organisèrent définitivement, se régularisèrent en prenant en quelque sorte pour mot d’ordre les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, devinrent-ils, comme on le prétend, des modèles k suivre, un objet d’édification ? Dès le xe siècle, une corruption profonde régnait dans la plupart des monastères, et les écrivains ecclésiastiques abondent en plaintes à ce sujet. L’évêque de Lisieux, Arnolphe, se vit forcé d’écrire au pape Alexandre pour lui demander de mettre un terme aux impudicités des moines. Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les ordres mendiants furent institués dans l’espoir qu’ils feraient oublier par l’austérité de leur vie les débordements de leurs devanciers ; mais cet espoir ne devait point tarder k être déçu. Voici en quels termes Brantôme parle des ordres religieux de son temps :

« Taudis que les anciens moines désiraient le salut des hommes, ceux de nos jours ne désirent quéleurs femmes et leurs richesses ; ils cherchent k épouvanter les esprits des sots par de vains bruits et des peintures puériles. Ils prétendent prouver qu’on se lave de tous ses péchés en faisant des aumônes et en payant des messes, afin que, comme ils ne se sont pas faits religieux par dévotion, mais seulement par fainéantise, afin, dis-je, que de toutes’parts l’un leur apporte du pain, un autre leur envoie du vin, et un troisième leur prépare à dîner, le tout pour l’âme de ses ancêtres…. Les moines actuels nous ordonnent de faire ce qu’ils disent, c’est-à-dire de remplir leurs bourses d’argent, de leur confier nos secrets, de conserver la chasteté, d’être

RELI

patients, de pardonner les injures, de ne mal parler de personne, toutes choses également bonnes, honnêtes et saintes ; mais quel motif les anime ? Celui de pouvoir faire eux-mêmes ce qui leur serait impossible si les gens du monde le faisaient. Qui ignore que, sans argent, leur fainéantise ne pourrait pas longtemps durer ? Si nous dépensons notre bien pour nos plaisirs, le moine ne pourra plus faire le paresseux dans son couvent ; si nous courons les femmes, le moine cessera de les avoir à sa disposition ; si nous ne mettons en pratique ni la patience ni le pardon des injures, le moine n’osera plus fréquenter nos maisons, ni souiller l’honneur de nos familles. »

Au xie siècle, les moines orientaux qui faisaient vœu de chasteté ne pouvaient pas même introduire dans leurs couvents des animaux femelles, ■ k cause du danger qui aurait pu en résulter pour leurs âmes. » Cependant, on sait combien peu fut observé ce yœu de chasteté pendant le moyen âge par les religieux des deux sexes. ■ Dans une visite des couvents faite en Autriche et autres États héréditaires de l’empereur Ferdinand Ier (1563), dit de Potter, on constata l’existence de cent vingt-deux couvents qui contenaient 436moines, 160 religieuses, 199 concubines, 55 femmes mariées et 443 enfants. » Le célèbre Nicolas de Clamenges appelle les moines mendiants o des loups dévorants cachés sous la peau d’agneaux, qui, k l’exemple des prêtres de Bélus, dévorent dans leurs couvents les offrandes des fidèles et, après s’être avidement rassasiés de vins et de viandes avec des femmes qui ne sont point les leurs et des enfants qui leur appartiennent, épuisent tous les genres de libertinage pour éteindre le feu de la luxure qui les dévore. »

Le même écrivain craint de parler des religieuses de son temps, « de peur qu’au lieu de vierges consacrées à Dieu on ne croie qu’il ait voulu s’occuper longuement et ordurièreraent de mauvais lieux, des tromperies et de l’impudicité des filles de joie, de viols et d’incestes ; car, ajoute-t-il, les monastères de religieuses ne sont plus aujourd’hui des temples dédiés k la Divinité, mais des maisons abominables de débauche, lieux de rendez-vous des jeunes gens libertins et corrompus, qui ne cherchent qu’à contenter leurs désirs lascifs. Il n’y a plus aucune différence entra faire prendre le voile k une jeune fille ou la vouer à se prostituer publiquement. » L’histoire du couvent d’Aurillac, que raconte M. Dulaure dans son Histoire de Paris (1823, périod. 10, g 13, t. IV, p. 427 k 429, en note), donne une triste idée des couvents français du x, vis> siècle. Et ce ne sont pas des faits isolés ni particuliers k une seule époque. Déjà, dans l’antiquité, saint Cyprien et saint Basile blâmaient les vierges consacrées au Seigneur de leur vie dissolue. Saint Jean Chrysostome voulait, non-seulement qu’on punit de mort les religieuses qui auraient manqué à leur vœu de chasteté, mais encore qu’on les coupât en deux ou qu’on les enterrât vives avec leur complice (Opéra, 1718, 1.1, p. 248 et suiv.). Quant aux couvents du xvue et du xvm « siècle, on sait combien ils laissaient k désirer sous le rapport de la moralité.

Les membres des ordres religieux font vœu de pauvreté. Les anachorètes et les ascètes chrétiens ont jadis pratiqué l’abstinence et le jeûne et ont vécu dans une pauvreté réelle ; mais la pauvreté des autres moines chrétiens a toujours été un mythe, et leur avidité dès l’origine a été telle que les écrivains en ont été vivement frappés.

L’historien Zosime dit des moines de son temps et de ceux des temps antérieurs : « Ce sont des célibataires chrétiens, inutiles k la société pendant la guerre comme pendant la paix. Il y en a des associations nombreuses, tant dans les villes que dans les campagnes, et partout ils accaparent les biens et les terres, sous prétexte de tout partager avec les pauvres, tandis qu’ils ne font par là autre chose que de réduire tout le monde k la pauvreté. • (Eist. Oxonii, 1679, 1. V, p. 325.)

. Raymond-Desbrosses, écrivain royaliste, attfibuait aux ordres religieux, en 1789, les revenus suivants : 820 abbayes d’hommes, 70 millions de livres ; 255 abbayes de femmes, 20 millions de livres ; soit en tout 90 millions de livres, ce qui, eu ég ; ird k la dépréciation subie par l’argent depuis 17S9, donne aujourd’hui 220 millions de francs, et cela sans compter les revenus de l’ordre de Malte (10 millions de livres) et ceux de divers couvents, collèges, hôpitaux (18 millions de livres). > Les revenus des seuls biens des communautés de Paris, déduction faite de la part des abbés, de la valcuf des lieux claustraux et des revenus éventuels, dit M. Paul Boiteau dans son ouvrage intitulé État de la France en 1789, ont été estimés par les possesseurs eux-mêmes, au début de laRévolutiou ;

Uv. sous. den.

io Pour les communautés

d’hommes,

à… 2, 762, 176 17 7

Et la dépense k… 1, 7C3, 357 10 •

Avec un superflu de 998, 819 7 7 go pour les communautés

de femmes,

k 2, 028, 859 7 11

Et la dépense k… 1, 001, 100 10 5

Avec un superflu de 1, 027, 758 17 ■ 6

RELI

> Treilhard affirmait en 1789 que ta çart des maisons religieuses qui pouvait être vendue k Paris seulement valait 150 millions de livres ; et, en effet, un calcul fait en 1773, au bas prix de 150 livres la toise carrée, prouva que les maisons religieuses de Paris valaient 217, 309, 000 livres. »

On a beaucoup loué les moines du moyen âge d’avoir conservé dans leurs couvents les monuments littéraires de l’antiquité. Ces panégyristes oublient d’ajouter que très-souvent les moines, trop avares pour acheter du parchemin neuf, ont gratté les parchemins qu’ils possédaient et qui étaient recouverts des chefs-d’œuvre de Tite-Live et de Cicéron, pour y inscrire les comptes de cuisine du couvent ou d’absurdes élucubrations théologiques. Combien peu de ces parchemins grattés, ou palimpsestes, ont pu révéler aux savants le manuscrit qui les recouvrait primitivement et que les religieux avaient fait disparaître !

Les moines du moyen âge conservèrent, il est vrai, un grand nombre de traditions et de manuscrits de l’antiquité, mais ce ne fut que pour accaparer lit science k leur profit, et trop souvent pour mutiler les textes, les expurger k leur funtaisie, et leur substituer leurs propres élucubrations. L’humanité ne doit donc pas une bien grande reconnaissance aux ordres religieux du moyen âge pour le peu de science qu’ils ont conservé et transmis. Toutefois, il ne faut point oublier que c’est k eux et k eux seuls qu’elle doit ce peu. C’est encore aux moines que nous devons la plupart des chroniques du moyen âge, qui ont permis de reconstituer l’histoire de cette époque si obscure.

Mais nulle part les mœurs barbares du moyen âge ne se sont perpétuées aussi longtemps que dans les couvents. Divers instruments de torture y étaient en usage. Parfois le moine était condamné par son supérieur" k gémir pendant toute sa vie dans les profondeurs d’un in pace. • Quelquefois, pour abréger cette agonie, dit l’auteur de 1 Encyclopédie monastique, on enterrait vif le patient, et l’infortuné périssait tout de suite, étouffé sous la terre dont on le chargeait. » On a prétendu que ces supplices n’ont existé que pendant le moyen âge. C’est une erreur ; ils se sont perpétués en plein xvme et même au Xixe siècle. En 1763, l’abbaye de Clairvaux était condamnée par le parlement de Paris k 40, 000 écus d’amende pour avoir laissé périr des religieux dans les culs de basse-fosse d’un in pace. Les prisons pontificales vidées en 1870 révélèrent des faits nou moins horribles. Mais tout ce qu’on pouvait imaginer k ce sujet a été dépassé par la découverte qu’on a faite en 1869, dans le couvent des Carmélites k Cracovie, d’une religieuse nommée Ubryk qui, pour avoir essayé de s’évader du couvent, fut enfermée et maintenue pendant vingt et un ans nue et enchaînée dans une cellule souterraine complètement obscure, étroite et infecte. Depuis longtemps devenue folle, l’infortunée y serait resiée jusqu’il sa mort sans l’indiscrétion d’un moine dont les propos furent révélés k la justice. Le moine mourut subitement, dès le lendemain, empoisonné, dit-on. Les découvertes faites dans le couvent et les manifestations de la foule indignée, qui faillit raser le couvent, ont longtemps défrayé les journaux polonais et allemands.

La Révolution française, en supprimant les ordres religieux, fut diversement accueillie par les moines des deux sexes auxquels elle ouvrit les portes des monastères. Les uns profilèrent avec bonheur de cette liberté inespérée ; d’autres plus attachés, soit a leurs devoirs professionnels, soit k leur oisiveté séculaire, ne se consolèrent jamais de l’expulsion qu’ils avaient subie. Le nombre des religieux mariés, cela se comprend sans peine, fut de beaucoup plus nombreux que celui des prêtres qui suivirent la même voie.

Après l’Empire, les moines crurent leur beau temps revenu. Toutefois, malgré leur recrudescence remarquable sous la Restauration et le second Empire, malgré la fondation d’une multitude de congrégations (v. congkégatio.n), malgré les détours imaginés pour éluder la loi sur les biens de mainmorte, une chose a toujours manqué depuis aux moines de tous ordres:la considération publique. Sauf le voile noir ou la coiffe blanche de quelques sœurs de charité, le peuple affecte pour toutes les robes et les coiffures monastiques une indifférence voisine du mépris; .le rôle des ordres religieux nous semble bien près d’être définitivement terminé.

La France, ce pays de la libre pensée, est aujourd’hui cependant le paradis des ordres religieux, et ceci grâce aux gouvernements cléricaux qui se sont succédé dans ce pays. Supprimés en Italie, surveillés rigoureusement dans d’autres États de l’Europe, les ordres ont en France leur quartier général et y jouissent des privilèges les plus exorbitants. Quelques extraits d’un ouvrage de M. Batbie, qu’on ne peut suspecter d’être anticlérical, donneront une idée de la situation exceptionnelle usurpée par les ordres religieux en France.

Supprimés, dit M. Batbie, par les lois révolutionnaires (décrets du 13 lévrier 1790 et

du 18 août 1792), les établissements ecclésiastiques ne furent pas rétablis par le premier consul. La loi organique du 18 germinal aiirX, article 2, reconnut seulement « les cha- « pitres cathédraux et les séminaires diocésains, i en ajoutant que tous autres établissements d’utilité publique demeureraient suppritnés. Cette disposition n’a jamais été abrogée, et deux, lois postérieures l’ont même confirmée. »

D’après la loi du S janvier 1817, aucun établissement ecclésiastique n’a la capacité d’acquérir qu’autant qu’il est reconnu par la loi. néanmoins, les frères de la doctrine chrétienne ont été autorisés, on vertu de plusieurs décisions du conseil d’État, à accepter les dons et legs faits avec réserve d’usufruit, nonobstant l’ordonnance du 4 janvier 1S31, qui n’autorise pas les libéralités avec réserve d’usufruit en faveur des établissements religieux. Le conseil d’État a prétendu que, dans l’institution des frères, « le caractère d’établissement d’enseignement dominait le caractère religieux. «

« Il y a en France, dit M. Batbie, quelques ordres qui n’ont jamais été autorisés par des lois et qui subsistent régulièrement en vertu de simples décrets ou ordonnances. On en compte quatre, et ce sont : l« la maison des Missions étrangères ; 2° la congrégation de Saint-Lazare ; 3° celle du Saint-Esprit ; 4° les frères de la doctrine chrétienne. Comment s’expliquent et se justifient ces anomalies ? ■

La confiscation des biens des ordres reli~ gieux, qui a été une source de prospérité pour l’Italie, enrichirait le trésor français de plusiers centaines de millions. Cette mesure serait donc des plus utiles, mais est-elle conforme à la justice ? «Le pouvoir d’autoriser une congrégation religieuse emporte-t-il, dit M. Batbie, le pouvoir réciproque de suppression ? Nous le pensons, et telle est en effet la rèyle écrite dans l’article 6 de la loi du 24 mai 1825. Mais le pouvoir qui les supprime a-t-il le droit de s’attribuer les biens qui leur appartiennent ? Peut-il en changer la destination ? Lorsque l’origine des biens est certaine et que ces biens proviennent de donateurs connus, ils devraient faire retour à ceux qui les ont donnés • ou à leurs héritiers, parce que, dit M. Batbie, > la donation n’était pas pure et simple. Dans leur pensée elle avait pour condition, au moins tacite, l’accomplissement de certains devoirs religieux, et du moment que la charge n’est plus exécutée, il est juste que les biens donnés fassent retour au donateur pour inexécution des conditions. Lors, au contraire, que l’origine des biens n’est pas connue, 1 État doit eu profiter comme de tous les biens vacants et sans maître. À qui reviendraient-ils ? Au donateur ? il est inconnu.

Aux membres de la congrégation supprimée ? ils n’en ont jamais été propriétaires ut singuti. À l’établissement ? il est anéanti et personne ne le continue- »

Examinons les arguments à l’aide desquels M. Biubie conteste à l’État le droit de propriété sur les donations dont les donateurs sont connus. M. Batbie parle d’une condition au moins tacite. L’existence d’une condition quand elle n’est que tacite a besoin d’être démontrée. Mais supposons la condition formelle et précise ; nous n’aurons alors qu’à répéter ce que disait Turgoî au dernier siècle dans V Encyclopédie :

« Je veux supposer qu’une fondation ait eu dans son origine une utilité incontestable... L’immutabilité que les fondateurs ont cherché à lui donner est encore un inconvénient ’ considérable, parce que le temps amène de nouvelles révolutions, qui font disparaître l’utilité dont elle pouvait être dans son origine, et qui peuvent même la rendre nuisible. La société n’a pas toujours les mêmes besoins... Les guerres de Palestine ont donné lieu à des fondations sans nombre dont l’utilité a cessé avec ces guerres. Sans parler des ordres de religieux militaires, l’Europa est encore couverte de maladreries, quoique depuis longtemps on n’y connaisse, plus la lèpre. La plupart de ces établissements survivent longtemps à leur utilité ; premièrement parce qu’il y a toujours des hommes qui en profitent et qui sont intéressés à les maintenir ; secondement parce que, lors même qu’on est bien convaincu de leur inutilité, ou est très-longtemps à prendre le parti de les détruire, à se décider soit sur les mesures et les formalités nécessaires pour abattre ces grands édifices affermis depuis tant de siècles, et qui souvent tiennent à d’autres bâtiments qu’on craint d’ébranler, soit sur l’usage ou le partage qu’on fera de leurs débris ;’ troisièmement parce qu’on est très-longtemps à se convaincre de leur inutilité, en sorte qu’ils ont quelquefois le temps de devenirnuisibles avant qu on ait soupçonné qu’ils sont inutiles. •

11 ne faut pas oublier, en outre, que le3 biens légués aux couvents ont été obtenus souvent à l’aide des manœuvres les plus frauduleuses. Les moines ou leurs agents guettent le lit du mourant et profitent de l’instant où son intelligence est à moitié éteinte pour obtenir, & l’aide de menaces d’un châtiment terrible dans l’autre monde, un testament au profit de ia congrégation.

On invoque en faveur de la non-sécularisation des biens des couvents le respect dû à la volonté des morts. Mais la volonté des morts ne peut pas servir de règle aux vivants, suivant la remarque de ïurgot ; si, depuis la création du monde, chaque mourant avait affecté un terrain à sa sépulture, le sol serait

ftfîtf.

couvert de tombes et la culture obligée de s’arrêter devant la volonté des morts.

Ce qu’il y a de plus singulier dans l’argumentation de ceux qui prétendent que les

couvents et les donateurs ont seuls droit sur les donations, c’est qu’ils oublient & dessein de dire que les ordres religieux ne font presque jamais servir l’argent qui leur a été légué au but fixé par les donateurs. Les donateurs ont choisi, «au moins tacitement, » les moines comme distributeurs de leurs legs aux pauvres ; si le don a été conditionnel, l’État a la droit de faire observer lui-même les conditions que les moines n’observent pas. Si le don a été sans condition, le donateur a perdu tous ses droits sur ce don. On ne peut sortir de ce dilemme. »

En matière d’impôt, les moines français sont privilégiés sur leurs compatriotes laïques. Leurs biens, étant des biens de mainmorte, ne sont pas grevés des lourds droits de mutation qui frappent si lourdement ceux des laïques.

En matière d’instruction publique, les ordres religieux sont également privilégiés.

« La surveillance de l’autorité sur les écoles secondaires ecclésiastiques s’exerce, dit M. Batbie, comme si elles étaient des institutions libres. À tout autre point de vue, ce sont des écoles publiques. C est pour cela que les directeurs ou supérieurs sont dispensés de l’impôt des patentes. C’est-à-dire qu on accorde aux religieux le droit exorbitant d’accumuler les privilèges des institutions laïques libres et ceux des institutions laïques publiques, sans être soumis aux règlements restrictifs ni des unes ni des autres.

Aucun brevet de capacité n’est exigé des religieuses pour l’enseignement primaire des filles. L’article 49 de la loi du 15 mars 1850 porte que « les lettres d’obédience tiendront lieu de brevet de capacité aux institutions appartenant à des congrégations religieuses vouées à l’enseignement et reconnues par l’Etat. >

Les lettres d’obédience tiennent de même lieu de brevet de capacité aux directrices congréganistes de salles d’asile (décret du 21 mars 1855).

Les religieux et religieuses, mis ainsi par les lois françaises au-dessus des autres citoyens, ne se croient pas tenus d’observer toujours ces lois. La mendicité est. interdite (art. 274, 275 et 176 du code pénal) ; les ordres religieux la pratiquent impunément. On dit, il est vrai, que les moines ne sollicitent pas l’aumône pour eux-mêmes, mais pour les pauvres qu’ils entretiennent. Ce n’est pas rigoureusement exact, car de quoi le moine

vit-il, sinon des dons des personnes charitables ? Mais en supposant que l’argent mendié par les religieux et religieuses soit destiné aux pauvres, 1 illégalité n’en est pas moins flagrante. Un philanthrope est condamné s’il organise une quête non autorisée. Les moines et les religieux quêtent impunément à domicile, à Paris, sans avoir l’autorisation écrite de l’administration, autorisation exigée par la loi. Les laïques ont mille difficultés pour se réunir ; les congréganistes organisent quand et comme ils veulent des réunions publiques ou secrètes sans jamais ou presque jamais. demander d’autorisation à l’administration. Ainsi les moines ont de fait le monopote de la liberté de quêter et le monopole de la liberté d’association et de réunion. Parmi les ordres religieux dont la situation est illégale, citons en particulier celui des jésuites supprimés par une loi précise, formelle et qui n’a jamais été abrogée.

Les ordres religieux, privilégiés et toutpuissants en France, sont loin d’être favorisés autant dans les autres États de l’Europe. En Italie, ils ont été purement et simplement supprimés par le gouvernement de Victor-Emmanuel. La suppression des couvents était déjà effectuée dans le Piémont lorsque se forma le royaume d’Italie. Cette mesure fut étendue successivement à toutes les parties de l’Italie.

D’autres gouvernements européens, sans décréter des mesures aussi radicales à l’égard des ordres religieux, ont cru devoir opposer des freins à leur liberté illimitée d’action. Citons en particulier l’Allemagne et la Russie.

Eu Allemagne, par décision du ministre de l’instruction publique du 15 juin 1872, les membres des ordres religieux sont exTilus de toute participation à 1 enseignement dans une école publique. L’ordre des jésuites a été banni par la loi du 4 juillet 1872.

Dans le royaume de Pologne, les couvents sont entretenus, depuis 1843, aux frais du

fouvernernent russe, en échange de leurs iens réunis depuis cette année au trésor russe. Depuis 18G4, les couvents catholiques sont soumis à un règlement dont nous citerons un extrait d’ajjrès la brochure intitulée Suppression des couvents dans le royaume de Pologne (Paris, 1865, in-8°) :

« 11 ne peut être rétabli dans les couvents ni séminaires, ni écoles élémentaires, ni pensions, en un mot, aucune sorte d’institution scientifique, soit pour les hommes, soit pour les femmes. Attendu que les couvents et les religieux qui s’y trouvent ont leur entretien assuré en entier par les fonds destinés à cet effot par le gouvernement, il est interdit aux religieux de recueillir des aumônes, c’est-à-dire de faire des quêtes dans les endroits éloignés de leur monastère, ces excursions les dérangeant de leurs pieux exercices et

pouvant donner lieu à des abus et même à des scandales. La quête est uniquement permise dans l’enceinte du couvent lui-même, ainsi que dans ia ville ou dans les limites de la paroisse rurale où il est établi. »

Le recensement des communautés et congrégations de France a été fait pour la première fois en 1861 et publié en 1864, En 1861, elles comprenaient 17,773 hommes et 90,343 femmes, soit un total de 108,000 personnes en chiffre rond.

La publication officielle donne la liste détaillée des établissements religieux existant en France ; mais le chiffre total est passé sous silence. L’abbé Maillagret, dans son Miroir des ordres et institutions religieux de France (Avignon, 1865, 2 vol. in-8°), a décrit environ trois cents ordres religieux existant alors en France ; mais il ne s’agissait que des principaux. Le nombre des ordres religieux de toute catégorie existant actuellement en France est considérable ; ils possèdent plusieurs milliers d’établissements. Il faut aller jusqu’en Asie, dans les États où règne la religion du. Bouddha, pour trouver une accumulation pareille de moines et de religieuses de toute couleur et de toute espèce.

La statistique officielle de 1864 ne donne aucun renseignement sur les couvents et établissements religieux, considérés au point de vue économique. Une portion insignifiante de cette multitude de moines, de religieuses ou de congréganistes de l’un ou de l’autre sexe, exerce quelque industrie, comme la fabrication de liqueurs, la couture, etc. Un nombre un peu plus considérable de ces individus se voue à une profession charitable. L’immense majorité vit exclusivement des sommes données par les fidèles et consomme sans produire. V. congrégations religieuses..

Nous n’avons parlé jusqu’ici que des ordres retigieux chrétiens. Mais chaque religion a ses prêtres et chaque religion aussi a ses moines. • Comme la société chrétienne au iv« et au xe siècle, la société bouddhique s’est divisée, dit Taine, en deux portions : les laïques, classe inférieure, encore engagée dans les liens du monde, du mariage et du travail, incapable d’atteindre au quatrième degré de la sainteté ; les religieux, classe supérieure, sans famille, oisive, ayant renoncé aux biens de la terre et occupée à acquérir des mérites spirituels. Le laïque doit nourrir le religieux, et celui-ci lui fait une grâce en acceptant ses aumônes ; car, quand même un laïque •remplirait des sept joyaux le grand millier des trois mille mondes > et les offrirait à un religieux, toutes ces richesses ne seraient rien comparées aux trésors spirituels dont le religieux lui ferait part en daignant accepter son offrande. Plus le religieux est saint, plus l’offrande est méritoire. Il est plus méritoire de nourrir un religieux que plusieurs milliers de laïques fidèles... Chez les peuples fervents de la Mongolie et du Thibet, on voit les laïques se mettre à genoux devant les religieux d’une sainteté reconnue, pour obtenir d’eux qu’ils veuillent bien agréer des offrandes. On estime l’ensemble des religieux et des religieuses dans le Thibet au cinquième, dans la Mongolie au tiers de la population totale. •

Les-moines de l’Inde ou mounis se sont imposé une vie beaucoup plus rigoureuse que celle des moines chrétiens. ° On ne saurait, dit l’abbé Bertrand, se faire une idée de la multiplicité des tortures que ces malheureux s’imposent. Ceux-ci chancellent sous le poids de lourdes chaînes qui les meurtrissent ; ceux-là s’emprisonnent à perpétuité le cou dans d’énormes colliers de fer ; les uns se suspendent aux arbres par des cordes ou des chaînes et vivent souvent dans cette posture, sans aucun appui pour reposer leurs membres, pendant des mois entiers ; les autres rester* durant plusieurs années au même endroit dans la plus complète immobilité et les yeux tournés vers le soleil. Il y en a qui marchent avec des chaussures garnies intérieurement de pointes acérées ou se font emprisonner dans une cage de fer qui leur enferme tout le corps, depuis le cou jusqu’aux chevilles, de façon qu’il leur est impossible de se coucher ou de s’asseoir. D’autres demeurent les bras élevés au-dessus de la tête, nendant des mois entiers, sans les abaisser jamais, de sorte qu’à la fin, les cartilages s’élant solidifiés, ils ne pourraient plus le fitire, quand même ils le voudraient ; d’autres enfin se font enterrer vivants dans des sépulcres et y restent des semaines entières sans prendre la moindre nourriture. >

Nous ne parlerons pas ici des autres moines non chrétiens. Nous leur avons consacré des articles spéciaux. V. BONZE, derviche, fakir, LAMA, SANTON, etc.

— Bibliogr. C’est par milliers qu’on compte les ouvrages en diverses langues publiés sur les ordres religieux. Nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs à la bibliographie de ces ouvrages, publiée dans l’ouvrage déjà cité d’Hélyot : Dictionnaire des ordres retigieux (Encyclopédie théologique Migne, ire série, t. XX-X.X.M).

—’ B.-arts. I. Peinture. « La peinture, comme tous les autres arts, n’est qu’une des formes do la poésie, a dit Montalembert ; or, comme la poésie religieuse est nécessairement la poésie la plus haute, il s’ensuit que la peinture religieuse occupe nécessairement aussi le premier rang dans le développement de la peinture. « On est assez porto, en effet,

ÎIEBÎ

899

à considérer cette primauté de l’art religieux comme démontrée par la foule innombrable des chefs-d’oeuvre qu’il a produits..

À l’origine, la peinture se consacra à peu près exclusivement à la décoration des monuments ayant un caractère religieux, à la représentation. des dieux et des héros auxr quels la croyance populaire attribuait les honneurs divins. Les premières idoles n’eu-r rent aucun des caractères qui constituent, à proprement parler, une rouvre d’art ; elles furent tracées d’abord suivant des données hiératiques et, plus tard, conformément aux, descriptions des poètes. ■ De l’astronomie est née la mythologie, a dit Alexandre Lenoir ; les prêtres égyptiens, ceux des Chaldéens, les gymnosopmstes de l’Inde, les mages de la Perse et, longtemps après eux, les philosophes grecs organisèrent la religion et les lois sur la position et la marche respective des planètes, ainsi que d’après les aspects réguliers des autres phénomènes célestes. Si on veut avoir une explication positive des monuments religieux de l’antiquité, c’est le ciel qu’il faut consulter, car la poésie personnifia toutes choses, et les idées métaphysiques s’exprimèrent par des formes et des apparences physiques. Les peintres et les sculpteurs s’appliquèrent à rendre les expressions des postes. » C’est, en effet, du mariage de la Terre avec le Ciel que sont nés tous lesdieux de l’antiquité. En d’autres termes, l’application que l’on a faite des époques de l’apparition des astres aux besoins de l’homme., a l’agriculture et à la navigation, a donné l’existence à ces génies supérieurs que l’on a personnifiés et dont les poètes ont fait ios constellations. C’est ainsi que le Soleil et la Lune, les chefs suprêmes du ciel et de la terre, ont été divinisés ; le premier s’est appelé, suivant les pays et suivant les époques, Osiris, Ormuzd ou Oromnze, Mithra, Remphah, Moloch, Baal, Brohiua ou Vichnou, Jupiter, Apollon, Atys, Adonis, Baechus, Fp, Odin ou Bèlènus ; la seconde s’est nommée Isis, Diane, Cérès, Minerve, Proserpine, Vénus ou Pandore, etc. À ces souverains de l’univers on assigna des compagnons, des ministres, des adversaires, qui furent à leur tour divinisés. Ces différentes divinités, bienfaisantes ou malfaisantes, mâles ou femelles, furent caractérisées par des attributs dont le sens échappait le plus souvent au vulgaire, mais que les artistes avaient bien soin de reproduire suivant les prescriptions^ des prêtres. En Égypte, l’art fut particulièrement asservi aux formules hiératiques et demeura, par suite, uniforme et stationnaire. Pline a constaté que tous les ouvrages d’art exécutés de son temps par les Égyptiens étaient absolument semblables à ceux qui passaient pour avoir été faits des milliers d’années auparavant. Des modifications paraissent toutefois s’être introduites dans les représentations religieuses de ce pays vers l’époque des Ptolémées. Le contact des Grecs, des Perses, bientôt des Romains et dus Juifs devait amener une révolution des idées qui n’aurait pas manqué d’aboutir à une rénovation de lart égyptien, si l’Égypte avait continué de vivre. Mais l’État disloqué, le sacerdoce devenu philosophe, partant hypocrite, tandis que la multitude croupissait dans la plus abjecte superstition, l’autonomie nationale étant perdue, le génie esthétique de la vieille Égypte devait s’éteindre.

Les Égyptiens apportèrent dons lu Grèco la religion au moyen de laquelle ils prétendaient expliquer le système de l’univers et la fécondité de la nature par les aventures qu’ils attribuaient aux dieux. Ils introduisirent en même temps le culte de leurs bizarres idoles. Le3 Grecs so prêtèrent mat à l’adoption des ■ formes bestiales sous lesquelles étaient figurés les dieux de l’Égypte ; mais ils conservèrent assez longtemps dus divinités d’un type imaginaire et monstrueux, telles que la Vénus d’Ainathonte, qui portait la barbe ; l’Apollon Amycléen, représenté sous la forme d’une colonne, avec des pieds, une tête ornée d’un casque et des mains qui tenaient un arc et un javelot ; le Jupiter Patroils, qui avait trois yeux ; la Diane Ephésienne, aux nombreuses mamelles, etc. Tels furent les premiers ouvrages de l’esprit religieux en Grèce. « Si la tyrannie de cette religion se fût maintenue, dit Emeric David (Reckerches sur l’art statuaire), non-seulement elle aurait étouffé les arts, mais bientôt la Grèce, devenue semblable à la triste Égypte, aurait eu, avec lesmêmes opinions, les mêmes maîtres et les mêmes lois. Heureusement, secondé par les arts, le goût général demeura vainqueur do ces dieux bizarres. De nouvelles fables, plus conformes au génie de la nation, firent oublier celles que des étrangers avaient enseignées. Des hommes bieufaisants s’étant rendus célèbres par de grandes actions, on so persuada que des êtres divins les avaient engendrés ou que les dieux eux-mêmes s’étaient revêtus de corps humains pour s’occuper de plus prés du bonheur des hommes. Cette idée urillaute changea tout le système religieux. L’orgueil national et la politique se créèrent, sous des noms anciens, des divinités nouvelles. Ces dieux, enfants de l’imagination des Grecs, ressemblèrent au peuple qui les adorait ; ils furent orgueilleux, passionnés, turbulents comme lui. On dit qu’ils préféraient la Grèce à tout le reste du monde, qu’ils y étaient nés, qu’ils y avaient déposé leur dépouille mortelle, qu’ils avaient aimé les filles des Grecs, qu’ils avaient lattéles uns contre —les autres aux champs Eléens, qu’ils habitaient des palais resplendissants sur le mont Olympe... Sujets aux pussions et aux faiblesses lies mortels, ils durent aussi être doués des formes humaines. L’opinion générale leur attribua surtout la beauté, car Us n’auraient pas été des dieux pour les Grecs si leurs corps n’eussent pas offert des modèles accomplis de force, de souplesse, de grandeur et de majesté. > Non-seulement on attribuait aux divinités les formes du corps humain, mais la religion avait déterminé le genre de beauté propre à chacune d’elles, relativement à leurs fonctions, à leurs inclinations et à leurs habitudes, lia religion favorisa ainsi le progrès des arts ; mais, loin d’exciter les artistes à chercher des modèles hors de la nature pour composer les figures des dieux, ce fut, au contraire, en les obligeant à étudier, à comparer ce que le corps de l’homme offre de plus accompli. Après 1’établissement de la théogonie d’Hésiode et d’Homère, les artistes grecs adoptèrent cette opinion importante que, dans les attributs donnés aux divinités, flans les accessoires placés auprès de leurs figures, dans leurs vêtements, dans l’arrangement de leurs cheveux, dans les formes’et les traits propres k chacune d’elles, tout devait être significatif. C’est parce qu’ils demeurèrent fidèles à cette règle ingénieuse, dit encore Emeric David, que, dans leurs ouvrages, tout parle à l’esprit, tout est poétique, tout a une vie, et qu’il ;» inspirent un si grand intérêt ; mais cette règle ne pouvait porter atteinte au principe fondamental de la ressemblance des dieux aveu le corps de l’homme ; il nés’agit jamais pour eux que de choisir ; la religion leur aurait défendu de créer, si le bon goût leur eût permis de le faire. La recherche de la beuutê les amena toutefois k composer des types en quelque sorte surhumains au moyen de traits empruntés à divers individus, et dont la réunion ne pouvait se rencontrer chez aucun mortel ; ils s’élevèrent ainsi jusqu’à un idéal qui attire, qui charme, qui possède le spectateur, qui est la marque particulière de leur génie et qu’aucune école n’a surpassée. Proudhon fait k ce sujet les réflexions suivantes dans son livre des Principes de l’art et de sa destination sociale : « L’art grec se donna pour mission de représenter les dieux, non plus seulement par des types inintelligibles à l’esprit, mais en personne, sous des traits visibles et véritables, c’est-a-dire que les Grecs aspirèrent à représenter la beauté surnaturelle, absolue. On dit le type grec pour dire la forme la plus régulière, la plus noble, la plus idéale du visage humain. On devrait dire le type divin ; car s’il y eut en Grèce, peut-être plus qu’ailleurs, de beaux hommes et de belles femmes, à coup sûr ils étaient loin, en masse, de ressemblera leurs dieux. Ce que l’art grec contenait de vérité venait donc bien moins de la fidélité au type ethnique que d’un certain besoin des âmes, tourmentées par l’idéal et qui voulaient dès cette vie contempler les dieux : comme Us étaient, face à face, siculi erant, facie ad faciem. Ce type divin une fois révêlé par la comparaison des plus beaux modèles, par l’élimination scrupuleuse de tout ce que la figure humaine peut conserver de la physionomie animale, par le renforcement de tous les traits que l’on considérait comme exprimant l’intelligence, le caractère, la noblesse, la volonté, la majesté, la justice, l’œuvre était accomplie ; il n’y avait plus qu’à en tirer des exemplaires ; les dieux immortels devaient régner à jamais sur le genre humain. •

Une des marques de la supériorité des artistes grecs, c est qu’ils surent concevoir la diversité dans la perfection ; leurs dieux ne se ressemblaient pas ; tous cependant devaient être d’une beauté accomplie. Jupiter n’était pas le même que Neptune ou Pluton, ses frères, ni qu’Hercule ou Apollon, ses enfants. De mêine, Minerve n avait rien de commun avec Vénus ni celle-ci avec Diane ou Junon. Il est juste de reconnaître que la poésie exerça sur l’art une influence considérable. Les artistes tenaient à honneur de chercher leurs inspirations dans Homère et dans Hésiode ; les traits vils et rapides dont ces poëtes se sont servis pour figurer les dieux étaient bien faits, d’ailleurs, pour frapper l’esprit et donner l’impression des images plastiques. Un autre caractère des plus intéressants et dès plus importants de l’art grec, c’est sou application constante à répondre aux aspirations nationales. • Avant tout^ dit encore Proudhon, il y eut ceci de vrai «ans i’art grec, malgré son idéalisme, c’est qu’il était tout à fait dans la donnée de son temps et qu’il répondait k un besoin de la race, dont il attestait l’excellence. Jusque vers l’époque d’Alexandre, qui est l’époque philosophique, la nation grecque est éminemment religieuse et peut-être encore plus amoureuse de la liberté. Autant elle témoignait de piété et de crainte envers les dieux, autant elle recherchait ce qui pouvait honorer l’homme. Le respect de la divinité et celui de la dignité humaine se balancent continuellement dans les manifestations de ce petit peuple. De là ce culte de la forme qui résume tout son être inoral... L’esprit philosophique s’étant éveillé, ia foi antique commença k faiblir ; le moyen de parier sans rire des aventures des immortels ? Chose qui prouve combien le seutiment religieux est indépendant du dogme : jusqu’à

RELI

ce qu’arrivent les sophistes, les Grecs ne paraissent pas se douter de leurs fables, soutenues par la sincérité de leur conscience et ennoblies de toute la sublimité de leur id<-al. La croyance ébranlée, l’art demeura ; l’antique modestie lit place & l’ostentation ; d’héroïque qu’elle avait été, la nation devint tout entière artiste et dilettante. Alors commença la corruption idéaliste, suivie bientôt d’une décadence irréparable. L’art grec avait enfanté ses merveilles dans la religion et la justice ; il se réduisit de lui-même à l’impuissance dès qu’il les eut oubliées. ■ L’art grec finit avec le polythéisme, avec l’idôlatrte. A Rome, où il avait été transplanté, il servit à l’amusement d’une aristocratie corrompue et produisit surtout des œuvres d’une obscénité révoltante ; quant aux sujets religieux, il continua à les traiter, mais d’une façon presque machinale et inconsciente, c’est-à-dire sans conviction et partant sans inspiration. L’art chrétien, venu au monde dans le berceau mystérieux et sanglant des catacombes, remplaça l’idéalisme matérialiste et idolâtrique des Grecs par un idéalisme spiritualiste et ascétique ; peu soucieux de la beauté, en. tant qu’elle n’appartient qu’à la forme extérieure, au corps, il se préoccupa de rendre la beauté de l’âme. Toutefois, il ne put se soustraire du premier coup à l’influence des conceptions artistiques qui, depuis de longs siècles, jouissaient d’une popularité universelle. « Le Christ de ces premiers temps, dit Lamennais (De l’art et du beau), offrit comme une incarnation du Dieu d’Israël, dans la forme idéale créée par les Grecs, lorsqu’ils voulurent représenter leur divinité suprême, Pater Deum nominumque ; quelque chose du Zeus d’Homère et de Phidias, avec un mélange de la sombre gravité du caractère juif. Aussi ce qui domina dans ce type primitif, ce fut plutôt le sentiment d’une puissance formidable, de la justice sévère et terrible de Jéhovah que celui de la bonté compatissante et de la mansuétude de Jésus. Des mêmes formes dériva l’exemplaire typique de la Vierge. Elle attire bien moins qu’elle n’impose. La révérence qu’inspire cette face auguste, cette pensée mystérieuse réfléchie sur elle-même, cette austère sainteté, va presque jusqu’à la crainte, et la rudesse de 1 art renaissant augmente encore la forte impression qu’on éprouve k la vue de ces deux figures surhumaines... Au moyen âge se produisent des types nouveaux, les types purement chrétiens de l’Homme-Dieu et de sa mère, dégagés, quant à la forme, de l’élément grec et, quant à l’idée, de l’élément juif. Contemplez le Christ : en lui sans doute vous reconnaissez le Dieu, mais vous reconnaissez aussi l’homme, et même l’humanité est ce qui vous frappe, vous émeut le plus. C’est vraiment là le Verbe fait chair, devenu volontairement comme l’un de nous. Dans ses traits règne une expression de grandeur et de majesté calme, de pitié douce et triste, de bonté ineffable, encore cependant mêlée de sévérité, car il est Juge en même temps que Sauveur, mais d’une sévérité que tempère une miséricorde immense. La Vierge également s’est rapprochée de nous. Elle n’a plus cet aspect austère et formidable qui intimidait le regard. Une grâce interne et recueillie répand un charme tout-puissant sur cette figure d’une ’ candeur céleste. Ce n’est pas l’innocence qui s’ignore elle-même, la tendresse instinctive de la mère ; c’est la pureté inaltérable unie à la contemplation naïve et profonde, k un amour perpétuellement absorbé dans son objet. > Jacques Basnage a fait erreur lorsqu’il a prétendu que l’on n avait commencé à peindre la Vierge qu’après le concile d’Éphèse, qui eut lieu en 431. Elle est figurée dans plusieurs monuments antérieurs à cette époque, tantôt isolée, tantôt tenant l’Enfant Jésus sur ses genoux ou dans ses bras ; cette dernière représentation devint toutefois beaucoup plus fréquente depuis que le concile d’Éphèse eut condamné l’hérésie de Nestorius, affirmant qu’il y avait deux personnes en Jésus-Christ et refusant à Marie le titre do mère de Dieu. Les plus anciennes images de la Vierge, contrairement à ce qu’a cru Lamennais, ont un

caractère de jeunesse, de grâce et de pureté tout à fait charmantes ; ce fut assez longtemps après l’époque des persécutions, lors-2ue l’autorité ecclésiastique se fut emparée e la direction de l’art chrétien, que la figure céleste de Marié prit une expression de majesté un peu lourde et de tristesse sévère, telle qu’elle apparaît notamment dans les grandes mosaïques de certaines basiliques d’Italie. Quant au Christ, il est représenté dans plusieurs monuments des premiers siècles, notamment dans une fresque du cimetière deCalliste, avec des traits qui n’ont lieu que de régulier et de noble ; mais le plus souvent il est désigné par des figures emblématiques ou symboliques. La préférence des premiers chrétiens pour ce dernier genre de représentations s’explique aisément par l’horreur qu’ils avaient de tout ce qui pouvait ressembler à l’idolâtrie et par la crainte qu’ils éprouvaient d’exposer limage de leur Dieu aux railleries et aux profanations des païens. Les compositions retraçant les humiliations et les douleurs de la passion ne se produisirent que tardivement. Lorsque le concile quinisexte, tenu à Constantinople en 692, ordonna de préférer la réalité aux images et de montrer le Christ sur la croix, l’esprit d’allégorie, malgré ce décret, ne s’anéantit point entiè RELI

rement. Le génie des Grecs, dit Emeric David (Histoire de la peinture au moyen âge), semblait se refuser à peindre Jésus-Christ couronné d’épines, percé d’un coup de lance, épuisé par l’agonie. Les Latins eux-mêmes, qui connurent plus tôt que les Grecs ces peintures lugubres, paraissent ne les avoir adoptées quà regret ; longtemps encore, après avoir peint Jésus souffrant, ils le représentèrent sur la croix jeune, sans barbe, inaccessible à la douleur, coiffé d’un banneau royal, d’une mitre ou d’une tiare, et quelquefois même assis au milieu de ce bois mystérieux, comme sur un trône. Mais peu à peu les peintures chrétiennes s’approchèrent davantage du genre historique. Souvent l’allégorie se.confondit si bien avec l’histoire, qu’on ne la distingua presque plus. Cette grande révolution, qui devait enfin conduire l’art à un nouveau perfectionnement, ne servit pendant longtemps qu’à dégrader la figure du Christ. Les-peintres s’attachèrent à exprimer dans les traits du Sauveur crucifié les effets de ses souffrances, et, incapables d’apprécier les difficultés de ce genre d’imitation, ces dessinateurs ignorants enlaidirent de plus en plus l’Homme-Dieu, en croyant donnera son visage une expression vive et touchante. La tendance à représenter le Christ sous ces dehors misérables et vulgaires fut particulière aux peintres grecs du moyen âge, qui furent pour la plupart des moines de l’ordre fondé par saint Basile le Grand. Ce Père avait été un de ceux qui enseignèrent que, par humilité, Jésus-Christ s’était revêtu des formes d’un esclave, qu’il était laid, et même, selon saint Cyrille, le plus laid des enfants des hommes. Cette opinion trouva, surtout parmi les docteurs d’Occident, d’ardents adversaires qui soutinrent que le Christ surpassait les anges en beauté et qu’il avait charmé les hommes par son visage comme il avait su. les entraîner par les séductions de sa parole. D’autres prétendirent que sa beauté consistait principalement dans la douce et noble expression de ses traits. Ces divers systèmes trouvèrent des adeptes parmi les peintres. Les Byzantins, qui adoptèrent le premier, exercèrent durant plusieurs siècles une influence considérable sur la peinture re(tgieuse. Lorsque l’hérésie des iconoclastes vint les chasser de leur pays, ils se réfugièrent en Occident, où ils transportèrent les types monotones et les compositions traditionnelles que l’autorité ecclésiastique leur avait imposés.

Les opinions des premiers fidèles avaient beaucoup varié au sujet de l’usage et du culte des images, selon le caractère de chaque nation. Rome pencha toujours en faveur des beaux-arts et elle ne cessa jamais d’en favoriser le développement. En Afrique, Tertullien, saint Augustin, saint Clément d’Alexandrie furent hostiles à des représentations qu’ils considéraient comme un reste de l’idolâtrie païenne. Beaucoup d’autres Pères des Églises d’Orient et d’Occident déployèrent, au contraire, un zèle extrême pour la multi Ïilication des images religieuses. On vit dès e via siècle des églises entièrement revêtues à l’intérieur de peintures ou de mosaïques retraçant les figures du Christ, de la Vierge, des apôtres et des saints, des scènes emblématiques ou des sujets de l’Évangile. Quant aux peintures portatives représentant des sujets analogues, elles furent de bonne heure d’un usage très-répandu, non-seulement en Italie et en Grèce, mais dans les Gaules, en Allemagne et dans les autres contrées de l’ancien empire romain où la religion chrétienne s’était imposée aux barbares qui

étaient venus s’y établir. Depuis longtemps d’ailleurs l’art religieux était renfermé dans des conceptions fort limitées ; presque partout il reproduisait, en vertu non de la pure imitation, mais d’une même cause génératrice, des types identiques quant au fond. Quiconque a parcouru avec quelque attention, ne fût-ce que comme simple amateur, les monuments de l’antiquité chrétienne n’a pu manquer, dit M. l’abbé Martigny, d’être frappé de la constante uniformité qui existe, quant aux sujets représentés, entrd les produits des différentes branches de l’art. La fieinture murale retrace les mêmes histoires, es mêmes symboles que la peinture sur verre (fonds de coupe) ; la mosaïque s’en empare à son tour ; les sculptures des sarcophages et autres ne s’écartèrent pas davantage de ca cercle, lequel fut respecté même par la glyptique, autant du moins que le permit l’exiguïté de ses produits. Une telie régularité suppose nécessairement une règle uniforme, hiératique, tracée par l’autorité de l’Église et par la tradition et destinée à soustraire aux dangers de l’arbitraire une partie si essentielle du culte. Le magistère ecclésiastique avait sans aucun doute fixé la série de ce qu’on pourrait appeler les cycles historiques ou allégoriques, tant du Nouveau que de l’Ancien Testament, que les artistes devaient suivre religieusement. Et cette règle devait être d’autant plus inflexible, soit pour le choix des sujets, soit pour celui de leurs accessoires et la manière de les représenter, que, dans les vues de l’Église, les images constituaient un vaste système d’enseignement et formaient, suivant la belle expression d’un docteur, » le livre des illettrés. ■ La disciplina ecclésiastique eut beau se relâcher à l’égard de la composition des images religieuses, lorsque l’Église se fut emparée de la domination uni RELI

verselle des âmes, l’école byzantine^ répandue dans toute l’Europe, perpétua jusqu’au xme siècle, et même plus tard en certaines contrés, la reproduction servile et nous pourrions dire la fabrication’des mêmes types et des mêmes poncifs. Le sentiment religieux était pour bien peu de chose dans ces peintures insipides ; l’art n’y était pour rien.

Quelques maîtres italiens du xmo siècle cherchèrent à briser le cercle étroit dans lequel le byzantinisme avait enfermé l’art. De ce nombre furent Giunladt Pise, l’auteur du crucifix qui passe pour avoir stigmatisé sainte Catherine ; Fra Giacomo da Turrita, qui exécuta la grande mosaïque de Sainte-Marie-Majeure, à Rome ; Andréa Taffi et Gaddo

Gatidi, qui décorèrent de mosaïques le baptistère de Florence ; Cimabué, Margaritone d’Arezzo, etc. Mais celui qui émancipa véritablement la peinture, tant sous le rapport de la forme que sous le rapport du sentiment, fut Giotto, à qui l’art chrétien doit, entre autres œuvres considérables, les grandes fresques de la chapelle de l’Arena, à l’adoue, représentant douze sujets de la vie de la Vierge, vingt-quatre sujets de la vie de Jésus, dont plusieurs, la liésurrection de Lazare et la Déposition de croix, notamment, sont de la plus haute beauté ; un magnifique Jugement dernier et enfin les figures des Vertus et des Vices, qui surpassent tout le reste, Les fresques de l’église supérieure d’Assise, Consacrées à la Vie de saint François, montrent que Giotto avait le sentiment de la vie et du drame en même temps que celui de la poésie religieuse. Un écrivain anglais qui a fait une étude attentive des arts italiens au moyen âge, lord Lindsay, a insisté sur la ferveur vraie, sur la sincérité avec laquelle Giotto s’était voué à la peinture des sujets religieux ; il reconnaît, toutefois, qu’il y apporta plus de passion que de mysticisme, et, à ce sujet, il remarque que l’esprit de dévotion peut affecter diversement, ’ suivant qu’elles sont douées, les âmes où il règne sans partage. « Les uns, dit-il, conçoivent la piété sous son aspect belliqueux, militant, actif, dramatique ; les autres, comme une occasion de rêverie et de contemplation passives. Tel homme y trouve un motif de luttes orageuses ; tel autre, un prétexte à s’abstenir de tous les conflits humains et à se confiner dans les paisibles régions de la béatitude extatique. Cette différence se retrouve parmi les artistes. Chez les uns, la ferveur dévote sétraduit en drames sombres et violents ; chez les autres, en visions abstraites, immobiles, séraphiques. Les premiers rendront à merveille 1 expression de la passion, de la fougue religieuse ; les seconds ne quitteront jamais les domaines étoiles de la lumière suprême et ne descendront jamais sans danger de cette sphère où ils planent absorbés... Giotto peut être regardé comme le patriarche de la nombreuse famille des peintres dramatiques. Ses Madones sont bien moins empreintes de sensibilité que celles de quelques autres maîtres qui semblent avoir pour palette l’nr-en-ciel même dont s’entoure le trône du Très-Haut ; elles sont simples et modestes : c’est tout leur mérite. En revanche, dans mille occasions où lés peintres contemplatifs sont réduits au silence, il fait parler, et parler avec énergie, le langage du drame, il a pour la création tout entière un coup d’œil intelligent et sympathique ; il a étudié, il a compris tuut ce qu’il y a de sublime dans les phénomènes de la vie ; ses aspirations sont fraîches, vivifiantes, épurées comme le souffle du matin. C’est un homme qui vil au milieu du monde et qui aime le monde ; cœur robuste et sympathique dont les corruptions mondaines n’approchèrent pourtant jamais et qui fut, selon l’expression de Vasari, non mena buon cristiano che eccelenie piltore. »

Giotto exerça une grande et salutaire influence sur la direction des beaux-arts ; la peinture, loin d’être restée stationnaire pendant le demi-siècle qui suivit su mort, comme quelques auteurs l’ont prétendu, fut cultivée eu Toscane par des artistes du plus grand mérite, parmi lesquels il nous suffira de citer Taddeo Gaddi, Agnolo Gaddi, le Giottino, Buffalmacco, Amirea Orcagna, Spiuello Aretino, etc. L’art, k cette époque, était exclusivement chrétien. « Nous autres peintres, disait Buffalmacco, nous ne nous oeccupons d’autre chose que de faire des saints et des saintes sur les murs et les autels, afin que, par ce moyen, les hommes, au grand dépit des démons, soient plus portés à la vertu et k la piété. » Aussi les membres de la première académie de peinture dout l’histoire fasse mention, la confrérie de Saint-Luc, fondée en 1350, s’assemblèrent-ils, non pour se communiquer leurs découvertes ou délibérer sur l’adoption de nouvelles méthodes, mais tout simplementpourchanter les louanges de Dieu et lui rendre des actions de grâces. En même temps que l’école florentine affranchissait la peinture du joug byzantin, l’école siennoise participait k cette révolution en insistant sur le côté sentimental et expressif de l’art, en déployant dans les sujets religieux une foi candide et charmante. Guido di Graziano, Duccio di Bonïusegna, Pietroet Ambrogio Loreuzetti, Simone Meinuii furent les maîtres les plus illustres de cette école.

Au xve siècle, la peinture religieuse atteignit, dans les œuvres de Fra Giovanni (de Ëiesole), aux dernières limites de l’idéal mystique. Fra Giovanni fut un homme d’une piété parfaite, d’une humilité, d’une charité, d’une fui sans bornes ; il fut surnommé VAiigelico et mérita d’êire béatifié."L’art de peindre ne fut jamais pour Jui que le moyen d’exprimer son amour ardent pour son iJieu et [jour tes hommes, Ses semblables. Il chercha toujours la gloire de l’un et le bien des autres. Chaque jour, avant de travailler, îl se mettait en prière, et, chaque fois qu’il avait à peindre une crucifixion, il pleurait à chaudes larmes. Toute qualité, tout travail qui ne devaient pas servir ou ne servaient que secondairement ses pieuses intentions furent par lui volontairement dédaignés. Il ne voulut jamais plaire uniquement aux yeux, intéresser uniquement 1 esprit. Il se servit de ses couleurs et de ses lignes comme David de sa harpe, non pour plaire, mais pour louer. À la sainteté des intentions, il joignit une imagination fervente, une invention facile, une infatigable activité. Nul n’a su comme lui faire abstraction des choses terrestres et revêtir ses personnages d’une splendeur immatérielle. Ses tableaux nous donnent l’idée la plus exacte des visions qu’une imagination dévote peut évoquer lorsqu’elle se met en rapport, en s’isolant de tout le reste, avec le peuple rêvé des mondes célestes. Toute émotion pure et sainte, Fra Angelico la traduit en artiste supérieur : le geste de la main, les mouvements du bras, de l’épaule et du co : i, les plis du vêtement, les ondulations de la chevelure, tout concourt alors à l’expression. Mais s’agit-il de reproduire des passions grossières, des sentiments bas, des agitations équivoques, sa maladresse est extrême, ses erreurs sont puériles. Ce grand artiste chrétien eut pour disciple Benozzo Gozzoli, qui a peint tout Un côté du Campo-Suato de Pise et qui, dans cette œuvre gigantesque, a retracé des scènes patriarcales d’une grâce, d’uneirgénuité etd une beauté merveilleuses. Gentile da Fabriano, autre élève de Kra Angelico, sema dans toute-l’Italie des chefsd’œuvre de peinture vraiment mystique et

jouit d’une popularité immense. Ce fut le premier des peintres de l’école ombrienne, à laquelle la suprématie de l’art chrétien fut dévolue pendunt la seconde moitié du xv« siècle. ■ La gloire de l’école ombrienne, dit M. Rio, est d’avoir poursuivi sans relâche le but transcendantat de l’art chrétien, sans se laisser séduire par l’exemple ni distraire par les clameurs ; il semblerait qu’une bénédiction spéciale fut attachée aux lieux particulibrement sanctifiés par saint François d’Assise et que le parfum de sa sainteté préservât les beaux-arts de la corruption dans le voisinage de la montagne où tant de peintres pieux avaient contribué l’un après 1 autre à décorer son tombeau. De là s’étaient élevées, comme un encens suave vers le ciel, des prières dont la ferveur et la pureté assuraient l’efficacité ; de 1k aussi étaient jadis descendues, comme^une rosée bienfaisante, sur les villes les plus corrompues de la plaine, des inspirations de pénitence qui avaient gagné de proche en prochéle reste de l’Italie. L’heureuse influence exercée sur la peinture faisait partie de cette mission de purification, et nous voyons le Pérugin, qui fut le grand missionnaire de l’école ombrienne, en étendre les ramifications d’un bout à l’autre de l’Italie.» Le grand mérite du Purugin est d’avoir su effectuer ltt conciliation, si difficile alors surtout, de progrès immenses dans le coloris et le dessin avec la pureté et la profondeur des traditions mystiques. Ce maître forma un grand nombre de disciples, dont les deux plus illustres furent le Pinturicchio et Raphaël. Avant de parler dé ce dernier, qui, dans sa première manière, se montra si pénétré de l’idéal chrétien et qui fut ensuite un des plus puissants restaurateurs de l’idéal païen, nous signalerons quelques autres peintres du xve siècle qui peignirent avec succès, avec conviction des sujets reliyieux : Taddeo di Burtolo et Ansano di Pietro, de Sienne ; Lorenzo Bicci, qui travailla à Florence ; Jacopo Aranzi, dont on voit d’admirables fresques à Padoue ; Lippo Dalinasio, qui ne voulait jamais peindre que des images de la Vierge et n’y mettait jamais la main sans s’y être préparé la veille par un jeûne austère ; Francesco Francia, l’astre rayonnant de la primitive école bolonaise ; Lorenzo Costa et Mazzolini, de Ferrare ; les Vivarini, Giovanni Bellini, Marco Basaïti, Cima da Conégliano et Curpaccio, qui illustrèrent l’école de Venise ; Boccacio Uoccacini, qui fut à Crémone le digne représentant de l’école péru^inesque ; Luca Signorelli, qui termina à Orvieto un Jugement dernier commencé par Fra Angelico et Benozzo, etc. Ces divers maîtres firent plus ou moins prédominer dans leurs œuvres l’élément mystique. D’autres grands peintres de la même période s’inspirèrent davantage de la nature, de la réalité pour la composition de leurs tableaux religieux et firent ainsi tes ’ premiers pas dans une voie où l’idéal chrétien devait périr. On trouve des symptômes manifestes de cette transformation profane chez Paolo Uccello, qui ne voyait dans la peinture d’autre beauté que la perspective et à qui les Médicis firent peindre des animaux dans leurs palais. Masolino da Panicale et Mas&ecio exécutèrent dans une chapelle de la Madonnadel-Carmine, à Florence, d’admirables fresques où triomphe un naturalisme savant et fier. Le moine Filippo Lippi, le plus ardent imitateur de Masaccio, ne craignit pas de prendre sa maitresse pour modèle de ses Vter

RELI

ges. Trois autres peintres florentins, Cosiroo Roselli, Botticelli et Domenico Ghirlandajo, ont laissé à la chapelle Sixtine et dans divers édifices de leur ville natale des peintures empreintes d’une certaine élévation religieuse ; mais ils ne négligèrent ni l’étude des œuvres de l’antiquité ni l’observation directe de la nature, et ils n’ont pas craint d’altérer le caractère des scènes sacrées en donnant à leurs personnages les traits de leurs amis ou de leurs protecteurs. Antonio Pollaiuolo contribua, à son tour, à la décadence de l’art chrétien en introduisant dans la peinture l’élément des études anatomiques. Cet élément nouveau, l’application des lois rigoureuses de la fierspective, une meilleure combinaison de a lumière et des ombres, la vérité et la fraîcheur des paysages ajoutaient assurément à l’illusion et au charme de la peinture, mais ne pouvaient qu’amoindrir l’impression religieuse. Certains sujets traditionnels et mystiques, tels que le Couronnement de la Vierge, incompatibles avec le nouveau développement, tombèrent en désuétude et finirent par disparaître du répertoire de l’art. Le naturalisme ne pouvait profiter qu’au genre historique ; aussi les livres de 1 Ancien Testament furent exploités plus volontiers que l’Evangile, et bientôt l’histoire de la Grèce et de Rome le fut préférablementà, l’histoire sainte. « Les inspirations païennes, dit M. Rio, venaient à l’art de deux côtés a la fois : des ruines majestueuses de l’antique Rome et de la cour des Médicis. Le paganisme des Médicis était né de la corruption des mœurs autant que des progrès de I érudition... Que demandait Laurent de Médicis aux premiers

artistes de Florence quand il voulait exercerà leur égard ce patronage si éclairé dont il est fait tant de bruit dans l’histoire ? À Pollaiuolo, il demandait les Douze travaux d’Hercule ; li Ghirlandajo, l’histoire si édifiante des malheurs de Vulcain ; à Luca Signorelli, des dieux et des déesses avec tous les charmes de la nudité, et, par compensation, une chaste Pallas à Botticelli, qui, malgré la pureté naturelle de son imagination, fut en outre obligé de peindre une Vénus pour Côme de Médicis et de répéter plusieurs fois le même sujet avec des variantes suggérées par san savant protecteur. » Les ducs, Tes papes et les cardinaux de la famille des Médicis ne furent pas les seuls à demander aux artistes des compositions profanes, des nudités païennes ; le goût de ce genre de sujets devint bientôt général, et il nous suffira de constater que les gens d’Église en furent particulièrement atteints.

Ce fut pour un prince du sacré collège, pour le cardinal Bibbiena, que Raphaël composases plus voluptueuses figures, et ce fut au Vatican même, dans lu chambre de bain de ce prélat, qu’il les exécuta. Les modernes zélateurs de l’art chrétien ne peuvent pardonner à Sanzio d’être tombé dans les impuretés du paganisme, après avoir donné des marques si délicates et si exquises de son intelligence de l’idéal catholique. « Il est certain, dit Montalembert, que nul n’a réuni.à un aussi haut point que RaphuBl toutes les qualités les plus variées pendant les premières années de sa carrière ; mais c’est justement parce qu’il a •le mieux conçu et le mieux pratiqué la sainte et vraie beauté qu’il est plus coupable d’y uvoir plus tard volontairement dérogé. Quoique les tableaux de sa première manière soient les plus beaux du monde, on ne doit pas dire qu’il a été le plus grand des peintres, pas plus qu’on ne pourrait dire qu Adam a été le plus saint des hommes parce qu’il a été sans péché dans le paradis. » Le Sposalizio et la Dispute du saint sacrement sont regardés comme les deux termes extrêmes du génie chrétien de Raphaël et comptent, en effet, parmi les plus merveilleuses productions de la peinture ; les ouvrages de sa seconde manière, la Transfiguration, par-exempte, ne respirent pas la même foi naïve : la composition en est plus savante, plus importante peut-être, mais elle touche moins.

Michel-Ange ne pouvait trouver grâce devant les enthousiastes de l’école mystique ; le fougueux naturaliste qui ne trouva rien de mieux que de représenter des saints et même des saintes dans un état de nudité complète parmi les élus de son Jugement dernier, et qui donna au Christ de cette même composition l’attitude et le geste d’un Jupiter tonnant, n’a assurément rien de la candeur et de l’onction du tendre Angelico. Si Léonard de Vinci a. su exprimer, dans plusieurs des figures de la Cène, des caractères d’une noblesse, d’une grandeur et d’une poésie merveilleuses, si ses Madones ont’une grâce délicieuse, on ne peut nier que l’imitation de la nature ne perce dans tous les ouvrages de ce maître et qu’ils ne donnent avant tout l’impression de la beauté humaine. Le Corrége, dans ses figures de Vierges et de saintes, a des grâces, des mollesses toutes païennes. Fra Bartolommeo a une sérénité et une pureté de style qui en font un maître à part.’Andrea del Sarto a trouvé parfois des inspirations bien chrétiennes, mais souvent aussi il s’est abandonné au courant matérialiste, par exemple lorsqu’il prenait sa femme, la volage Lucrezia, pour typa de ses Madones. Le Titien et le Giorgione font moins penser au ciel qu’aux splendeurs de la terre. Le Véronôse a fait asseoir le Grand Turc à la table du Christ ; après une pareille irrévérence, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle... L’art chrétien est mort. Prendrat-on pour des œuvres catholiques ces Ptetà sinistres et mélodramatiques, des Carrache, du Caravage, de SchTdone, de Ribéra ? ces Martyres, où l’école bolonaise et l’école espagnole n’ont vu que des occasions de mouvements violents, des prétexies à montrer leur science de l’anatomie ? ces Vierges miaudières et ces Christs bellâtres du Baroche, de Sassoferrato, de Carlo Dolci ? ces • Madeleines si bien portantes et si décolletées de l’Albane et du Guide ? Quelques peintres de cette période de décadence, le Guerchin, par exemple, dans sa Communion de saint Jérôme, et le Guide lui-même, dans sa Motionna délia Pietà, de la pinacothèque de Bologne, ont réussi, malgré leur profond naturalisme, à donner ù leurs figures des expressions élevées et un caractère religieux ; mais, outre que de pareils ouvrages nous sont rarement offerts par l’école italienne à partir du xvto siècle, on peut dire que la préoccupation de la " forme matérielle sy fait sentir aussi vivement au moins que la préoccupation du sentiment interne et de Vidée. L’art religieux ■ avait décliné peu à peu en des voies nouvelles ; à l’idéal chrétien, placé au-dessus de —la sphère des sens, s’était substitué l’idéal antique de la forme. « Des hauteurs du spiritualisme, dit Lamennais, à travers des réfions élevées encore, par une pente seméeaspects ravissants, on était descendu vers les lieux bas où l’horizon se rétrécit et où l’art se perd. »

En Espagne, la peinture religieuse offrit la

Îjlupare des caractères de la’décadenoe itaienne. Elle se distingua, toutefois, par l’énergie avec laquelle elle rendit les types ascétiques et les vertus monacales, l’exaltation enthousiaste, l’ardeur entraînante de l’amour divin, l’extase de là contemplation, les rudes combats de la pénitence. Zurbaran et Ribera lui-même ont produit en ce genre dés œuvres étonnantes. L’école espagnole s’est particulièrement complu à peindre, avec une fidélité hideuse, les plus atroces détails du supplice des martyrs. Murillo a trouvé des accents vraiment poétiques et religieux dans quelques-unes de ses compositions, de celles qui appartiennent à ce qu’on est convenu d’appeler son genre vaporeux et son genre chaud ; mais c’est moins pur le caractère des figures que par le prestige d’une lumière vraiment céleste qu’il frappe et émeut.

Si, de l’Espagne, nou3 passons dans les Pays-Bas et en Allemagne, nous y voyons la peinture religieuse s’astreignant dès l’origine à l’imitation de la réalité. À dire vrai, les maîtres primitifs apportent à cette imitation tant de naïveté et de délicatesse, ils expriment si ingénument ce qu’ils sentent, qu’on ne peut se défendre, en contemplant leurs œuvres, d’une douce émotion. Quelques vieux maîtres de l’école de Cologne ont même atteint parfois à un certain idéal reliyieux. Il y a une poésie charmante dans la plupart des compositions de Memling : la célèbre Châsse de Sainte Ursule offre des types d’une délicatesse, d’une grâce, d’une candeur qui n’ont rien d’humain. Mais, en général, les peintres des écoles du Nord sont des réalistes qui n’entendent absolument rien au vague idéal du mysticisme catholique. Albert ’Durer a su donner des attitudes majestueuses et des physionomies sévères à ses Apàtres de la galerie de Munich ; il y a de la grandeur et de la pompe dans son Adoration de la Trinité, du Belvédère de Vienne ; mais ces œuvres font penser bien plus à la science de l’artiste qu’au sujet représenté. L’école flamande compta au xvme siècle des peintres religieux, Rubans, Van Dyck, Crayer, Leghers, qui ne laissèrent pas d’avoir des inspirations éle.vées, mais chez qui le sentiment chrétien est dominé, sinon étouffé, par le goût des puissants effets de couleur et des expressions passionnées. En Hollande, Rembrandt fut, seul ou presque seul de son temps, à. demander des sujets de tableaux à la religion ; mais, ^’inspirant d’un sentiment tout humain, s’affranchissant des prescriptions et des conventions de l’orthodoxie catholique, ce maître fit des saintes Écritures les traductions les plus libres, les plus originales, les plus saisissantes. «Rembrandt se place eu dehors de toute tradition, a dit G. Planche ; il supprime, ajoute, invente, comme il lui plaît, tels et tels personnages", prête à ceux-ci des attitudes, à ceux-là des costumes souvent grotesques, toujours de fantaisie. Lo spectateur est dérouté. Qu’a-t-it devant les yeux ? Ce petit homme souffreteux, d’un type si misérable, d’une expression si basse, estce donc le divin Sauveur ? Ces rustres, ces bohémiens déguenillés, sont-ce les saints apôtres ? Et faut-il voir le groupe des saintes femmes dans ces disgracieuses commères ? Ne vous rebutez pas : sous ces travestissements, il y a je ne sais quoi de touchant, de profond, d’onctueux et de tendre ? Que ce Samaritain est charitable 1 Que cet enfant prodigue est repentantl Que ce père lui ouvre bien son cœurl Que de compassion, que de larmes dans ces gestes, dans ces mouvements I... Dirons-nous pour cela de Rembrandt, comme quelques-uns de ses admirateurs, qu’aucun peintre avant lui n’avait compris le christianisme, qu’il l’exprime et le sent mieux que tous les grands maîtres de la catholique Italie, que seul il a trouvé le Christ véritable, le Christ des humbles misères ? À quoi bon comparer ? Notre enthousiasme est plus modeste. Sans détrôner per

REM
;90il ■

•sonne, nous laissons & chacun sa part. — Celle , de Rembrandt est immense. Pour, peu qu’on vpénètre au delà de cette ccorce inculte, presque difforme, qui trop souvent.nous cache •ses pensées, . on découvre en lui la ptiis-sance et parfois les éclairs d’un Shafespenre. Si, dans les sujets religieux, il trouble nos habitudes, s’il déconcerte nos souvenirs en . s’abaissant au trivial, que de fois il s’élance et nous entraîne au pathétique ! Seulement, c’est toujours son grand moyen d’effet, c’est-à-dire la lumière, qui produit chez lui l’expression. Prenez ses Descentes de Croix, ses Résurrections de Lazare, ses l)isciptes d’Emmnùs, son Abraham averti par l’ange et tant d’autres chefs-d’œuvre ; supprimez-en par la pensée les combinaisons lumineuses, ces clartés presque inexplicables qui, au milieu d’un « fond obscur, vont frapper certains visages ou certains points, du tableau ; n’en conservez que ce qu’il faut pour éclairer la scène, à.peu près comme en plein midi par un jour ordinaire ; que vous restera-t-il ? Le plus terne et ’ le moins.émouvant des spectacles. Le principal agent de l’émotion est donc ici un certain luxe combiné d’obscurité et de lumière. Voilà pourquoi Rembrandt ne pouvait se passer.de sujets religieux, et pourquoi son, instinct l’y ramenait sans cesse. Eux seuls lui fournissaient un prétexte plausible à ces il|uminutions magiques sans lesquelles il. perdait une partie de sa puissance. » S’il est vrai que les scènes évangéliques ou bibliques étaient avant tout pour Rembrandt des thèmes à effets lumineux, on ne saurait méconnaître qu’il y eut chez ce grand peintre un profond sentiment des passions et des misères humaines,

L’école française s’est constamment modelée sur l’école italienne pour la peinture des sujets religieux. Poussin et Le Sueur méritent d’être cités hors ligne, l’un pour la profondeur de ses pensées et la, noblesse de Bes types, l’antre pour la tendresse et la pureté de ses inspirations. Les Sept sacrements du premier et la Vie de saint Bruno du second sont des œuvres que l’idéalisme catholique ne peut qu’approuver. Au xviu° siècle, la peinture religieuse était tombée en Franco au dernier degré de l’afféterie ; des scènes gracieuses de l’Évangile ou de l’hagiographie étaient traitées.du même pinceau que les fables du pagauisme ; les sujets qui exigeaient de la vigueur, de la passion, n’inspiraient que de plats mélodramej. Diderot, qui avait du goût pour le dramatique, écrivait : à Qu’on nie dise que notre mythologie prête moins à la peinture, que celle des anciens ! Peut-être la Fable offre-trelle plus de sujets doux et agréables ; peut-être n’avons-nous rien à. comparer en ce genre au Jugement de Paris ; mais le sang que la croix a fait couler de tous côtés est bien d’une autre ressource pour le pinceau tragique. Il y a, sans doute, de la sublimité dans une tête de Jupiter ; il n fallu du génie pour trouver le caractère d’une Euraénide, tel que les anciens nous l’ont laissé ; mais qu’est-ce que ces figures isolées, en comparaison de ces scènes où il s’agit de montrer l’aliénation d’esprit ou la fermeté religieuse, l’atrocité de l’intolérance, un autel fumant d’encens devant une idole, un prêtre aiguisant froidement ses couteaux, un préteur faisant déchirer de sang-froid son semblable, à coups de fouet ; un fou s’offrant avecjoieà tous les tourments qu’on lui montre et déliant ses bourreaux ; un peuple effrayé, des enfants qui détournent la vue et se renversent sur le sein de leurs inères ; des licteurs écartant la foule ; eu un mot, tous les incidents-de ces sortes de spectacles ? Les crimes que la folie, au nom du Christ, a commis et fait commettre sont autant de grands drames et d’une bien autre difficulté que la descente d’Orphée aux enfers, les charmes de l’Élysée, les supplices du Ténare

et les délices du Paphos Sans contredit,

j’aime mieux voir la croupe, la gorge et les beaux bras de Vénus que le triangle mystérieux ; mais où est là-dedans le sujet tragique que je cherche ?...» La foule raisonnait comme Diderot ; elle voulait être amusée, remuée, passionnée, mais elle ne s’inquiétait plus des idées religieuses.

Il y a quelques années, des hommes de conviction et de talent, à la tête desquels s’étaient placés Overbeck, Ary Schefier, Orsel, Flandnn, ont tenté de ressusciter l’idéal chrétien du moyen âge ; tous leurs efforts devaient échouer devant la profonde indifférence de la société actuelle pour les mythes et les symboles dont elle ne possède plus le sens. L’imitation des vieux maîtres du xivc siècle et du xve siècle ne saurait aboutir, malgré tout le talent de ceux qui peuvent s’y adonner, qu’à des pastiches froids et vir des. L’humanité infatigable n’a pas plus consenti à s’immobiliser dans le christianisme mystique que dans le sensualisme, païen. «L’histoire, dit Thoré (Salon do. 1844), n’est qu’une procession aventureuse et opiniâtre, qui marche sans repos vers des. horizons inconnus, tournant parfois la tête vers ce qui n’est plus qu’un souvenir, mais éternellement amoureuse de ce qui n’est encore qu’une es* pérance. • Un peintre ne doit pas plus songer à faire rétrograder -l’art qu’à redevenir enfant. La foi, l’innocence ne se retrouvent pas comme des traditions perdues. Le charme de l’ignorance naïve n’existe plus dans l’ignorance volontaire et prétentieuse. La nature doit être consultée avant tout, et (’unique lu- terprétation raisonnable qu’elle puisse recevoir da nous est celle que nous dictent les idées de notre temps, l’état de notre civilisation. Nous refaire moines quand il n’y a plus de cloîtres, croyants quand la raison do> mine, aveugles quand la science nous a ouvert les yeux, c’est là une entreprise absurde, une tendance fatale. Le passé nous manque et nous manquera toujours ; l’avenir, au contraire, nous tend les bras. Un doute puéril, des craintes chimériques ne doivent pas nous empêcher de voguer vers le progrès inconnu.

— II. Sculpture. La sculpture religieuse a parcouru à peu près les mêmes phases de progrès et de décadence que la peinture religieuse. Elle a servi aux civilisations antiques de l’Orient à donner une forma sensible à leurs conceptions théogoniques et cosmiques et s’est placée, par suite, eu dehors de la réalité humaine ei vivante, Lamennais a constaté ce caractère supernaturel : • Dans l’Asie orientale, où, par une conséquence nécessaire de la doctrine panthéistique des émanations divines et de leurs avatars, les phénomènes du monde extérieur, ombres flottantes, mais trompeuses et insaisissables, se résolvaient dans certaines puissances, certaines énergies idéales, qui se résolvaient elles-mêmes dans l’unité de la substance absolue ; en ces régions et sous l’empire de ces antiques croyances, l’art se réduisait forcément à des symboles connus. Un seul être et, dans cet être universel, éternel, des fantômes sans réalité, des visions fugitives ; où trouver la des types à reproduire, des modèles que l’artiste pût revêtir d’un corps ? Que pouvait créer l’homme quand Dieu lui-même n’avait rien créé, était impuissant à rien créer ? quand la création apparente, prestige léger, s’évanouissait comme un vain songe ? L art, c’est la reproduction extérieure de la forme. Or, de quelle forme typique, essentielle, immuable, auraient pu être doués les êtres finis, pures illusions, spectres fantastiques de ce qui n’est ni ne peut être ? D’une autre part, 1 Être infini, rigoureusement un, n’a point de forme qui puisse être reproduite extérieurement. Dès lors, pour exprimer ce que la pensée concevait en lui, ses secrètes puissances et leurs manifestations internes, il fallait que l’art se fit une langue emblématique, arbitraire. Do là ces statues monstrueuses, à plusieurs têtes, à plusieurs corps, dont tes membres s’entrelacent et se tordent comme les racines d’unp énorme tronc et où se combinent les formes des animaux et celles de l’homme, images symboliques de l’unité et de l’identité radicale du créateur et de la créa■ tion, » Parmi ces images monstrueuses offertes à l’admiration des hommes, il nous suffira de citer les divinités ailées de l’Assyrie, les dieux & plusieurs têtes et à plusieurs bras et les déesses à tête de truie et ’d’éléphant de l’Inde, les sphinx et l’innombrable variété de figures humaines à têtes d’animaux de l’Egypte, les chimères, les centaures, les néréides, les satyres de la Grèce. Ces bizarres simulacres étaient plutôt des symboles, des hiéroglyphes, que des œuvres d art. Destinés à rappeler le dogme mystique, ils appartiennent, par leur origine et leur caractère, à l’époque sacerdotale, à cette époque où, la science, le pouvoir, le gouvernement, la direction des choses religieuses et civiles étant concentrés dans les collèges des prêtres, la société entière émanait du temple.

Il était réservé aux Grecs de dégager l’art de ces entraves sacrées ; ils ne retinrent de l’antique symbolisme que ce qui était nécessaire aux convenances du culte ; et, s’ils continuèrent à reproduire certaines figures monstrueuses, ils surent en varier les formes avec un goût particulier et leur imprimèrent une sorte d élégance et d’harmonie. Au reste, ce peuple actif, passionné, enthousiastéde l’indépendance, dominé par les vives impressions des sens, ne pouvait s’enfermer dans le mysticisme et se complaire dans de vagues idéalités ; il se tourna vers la vie, vers la réalité et, sous la forme humaine, ravissante de grandeur, de grâce, d’harmonie, il sut voir la perfection ; sous la créature, il sut voir le créateur. ■ Au lieu, dit encore Lamennais, au lieu de remonter, à travers le monde phénoménal, jusqu’à la conception abstraite des forces fatales qui le régissent et, au delà encore, à la cause une et absolue dont elles émanent, et de se fixer immuablement dans cette contemplation, les Grecs, épris de ce qui frappe le regard, suivirent l’évolution des phénomènes, la génération des formes extérieures jusqu’au dernier terme de cette magnifique série, et ce dernier terme, l’homme en un mot, leur offrant le modèle le plus accompli de la beauté sensible et la plus haute puissance de la vie, ils incarnèrent en lui l’impérissable idée du souverain Être, unissant ainsi dans ce symbole vivant le fini et l’infini, Dieu, de qui sort la création, et la création que, dans la sphère accessible à notre expérience, l’homme résume et couronne. ■ Admirable par l’étude de la forme humaine, par la variété des attitudes, la hardiesse des poses, l’énergie, la vie, la sculpture grecque s’est rarement élevée à la majesté sereine des types conçus, à de certaines époques, sous l’influence directe du sentiment religieux. Phidias doit être considéré néanmoins comme ayant atteint à la sublimité, si l’on en juge d’après les descriptions et les éloges que les auteurs

ÈELÎ

anciens ont faits de quelques-uns de ses ouvrages. Suivant Quintilien, son Jupiter Olympien égalait en majesté le dieu lui-même (majestas operis deum adxquavit). La pose de la figure, ses proportions colossales, la richesse de l’ivoire et de l’or dont elle était composée, le mérite de l’exécution, tout paraissait aux Grecs prodigieux et presque

divin dans ce chef-d’œuvre. Phidias avait senti combien, dans les monuments qui doivent parler aux yeux pour impressionner l’âme, il importe d étonner, de frapper, d’effrayer eu quelque sorte l’imagination. On raconte qu’il avait conçu son Jupiter d’après ces vers d’Homère : • Il abaissa ses sourcils en signe d’approbation ; sa chevelure s’agita sur sa tête immortelle ; le vaste Olympe en trembla t » L’image répondit à une si audacieuse pensée. D une taille de quarante-cinq pieds au moins, assis sur un trône élevé, le front orné d’une couronne d’olivier, tenant son sceptre d’une main, portant une "Victoire sur l’autre, l’Immortel semblait dicter ses décrets à la terre. Autant le colosse produisait de surprise par la vérité de l’attitude, autant il imprimait de respect par la vérité, de l’expression. Immense au premier aspect, suivant Cicéron, pius on le considérait, plus il semblait grandir. La statuaire grecque n’a pas produit beaucoup d’ouvrages de cette sublimité ; mais il est juste de reconnaître qu’aux belles époques elle a su, malgré son culte un peu exclusif de la forme, éviter l’écueil d’un sensualisme grossier et revêtir la splendide nudité de ses dieux d’un voile de pudeur. Ce fut seulement lorsque la société païenne eut commencé à s’abîmer dans lu corruption la plus dégradante, que la statuaire ne vit plus et ne rendit plus que les côtés sensuels de la beauté humaine.

Le christianisme a enfanté en sculpture, comme en peinture, un art d’un caractère à la fois profond et naïf, d’un sentiment vraiment religieux et en même temps véritablement humain. Nous ne dirons rien des premiers essais de la sculpture chrétienne. Les sarcophages retirés des catacombes sont surtout intéressants au point de vue de l’iconographie de la nouvelle religion ; quelques-uns offrent des figures d’une exécution remarquable ; mais, sauf certains caractères emblématiques, rien n’y révèle un idéal particulier. Il est même à remarquer que les

sculptures se détachent beaucoup moins vite ’ que la peinture des types, des formes et des compositions de l’art ancien.. Eu revanche, quand l’Église eut inspiré des règles, des prescriptions inflexibles pour la représentation des sujets religieux, les sculpteurs s’y conformèrent plus étroitement que les peintres. Les Byzantins, successeurs bien dégénérés des Grecs, reproduisirent, avec une servilité et une monotonie désespérantes, les sujets tracés par les évêques et les docteurs, et l’influence de cette école s’étendit sur toute l’Europe, Au xae siècle, la statuaire commence à se dépouiller des bandelettes dans lesquelles le hiératisme byzantin l’a enveloppée ; elle interroge la nature et elle s’efforce en même temps d’exprimer un idéal ; au xuie siècle, elle est revenue tout à fait à la vie et elle peuple le portail des cathédrales d’un monde de figures chastes, pensives et graves, qui n’ont pas sans doute la correction et la pureté de formes recommandées par les académies, mais qui, indépendamment de leur expression naïve et charmante, ont une certaine élégance et une certaine beauté plastique d’un caractère absolument original. C’est en France que cette rénovation de la sculpture religieuse s’est fait d’abord sentir ; c’est là, du moins dans les monuments de l’art ogival, qu’elle a pris son plus grand développement. On a longtemps affiché un dédain profond pour cette statuaire gothique ; on a dit et répété qu’elle n’avait su faire que des figures allongées et roides, sortes de galues drapées eti tuyaux d’orgue, corps grêles sans vie et sans mouvement, terminées par des tètes à l’expression ascétique et maladive ; les critiques les plus favorables ont cru les flatter en disant qu’en donnant à ces personnages des formes plus sveltes, plus aériennes, elle aspirait à les débarrasser de la chair, à les spiritualiser. La vérité est que les sculpteurs du xme siècle, ayant d’autres idées et d’autres sentiments que les Grecs, ont cherché, pour les rendre, des moyens différents de ceux adoptés par les artistes du temps de Périclès ; la vérité est que leur esthétique particulière leur a suggéré des types et des formes qui n’appartiennent qu’a eux ; la vérité est qu’ils ont créé des figures très-variées d’expression et d’attitude, les unes d’une pureté et d’une grâce exquises, comme celles de la Vierge et des anges ; les autres d’une tranquillité majestueuse, comme celles du Christ et des

apôtres ; d’autres farouches ou grotesques, comme celles des démons et des damnés ; la vérité, enfin, est qu’ils ont tracé parfois des compositions très-mouvementées et très-dramatiques et qu’ils ont su manifester dans leurs œuvres, à côté d’ua sentiment religieux très-sincère, les pensées et les aspirations de la société civile au milieu de laquelle ils vivaient. M. Viollet-le-Duc a fait à ce sujet des réflexions pleines de justesse : • Ou parle beaucoup, lorsqu’il est question des statuaires du xiiie siècle, de ce qu’on appelle le sentiment religieux, et l’on est assez disposé à croire que ces artistes étaient des

RELÎ

personnages vivant dans les cloîtres et tout attachés aux plus étroites pratiques religieuses. Mais sans prétendre que ces artistes fussent des croyants tièdes, il serait assez étrange cependant que ce sentiment religieux se fût manifesté d’une manière tout à fait remarquable dans l’art de la statuaire, précisément au moment où les arts ne furent plus guère pratiqués que par des laïques. 11 ne serait pas moins étrange que l’art de la statuaire pendant tout le temps qu’il resta confiné dans les cloîtres n’eût produit que des œuvres possédant certaines qualités, entre lesquelles ce qu’on peut appeler le sentiment religieux n’apparaît guère que sous une forme purement traditionnelle... Voici le vrai. Tant que les arts ne furent pratiqués que par des moines, la tradition dominait, et la tradition n’était qu’une inspiration plus ou, moins rapprochée de l’art byzantin. Sî les moines apportaient quelques progrès à cet état de choses, ce. n était que par une imitation plus exacte de la nature. La pensée était pour ainsi dire dogmatisée sous certaines tonnes-, c’était un art hiératique tendant à s’émanciper par le côté purement matériel. Mais, lorsque l’art franchit les limites du cloître pour entrer dans l’atelier du laïque, celui-ci s’en saisit comme d’un moyeu d’exprimer ses aspirations longtemps contenues, ses désirs et ses espérances. L’art, dans la société des villes, devint, au milieu d’un état politique très-imparfait, qu’on nous passe l’expression, une sorte de liberté de la presse, une existence pour les intelligences toujours prêtes à réagir contre les abus de l’état féodal. La société vit dans l’art un registre ouvert où elle pouvait jeter hardiment ses pensées sous le manteau de la religion. Que cela fût réfléchi, nous ne le prétendons pas ; mais c’était un instinct, l’instinct qui pousse une foule manquant d’air vers une porte ouverte. Les évêques, au sein des villes du Nord, qui avaient manifesté dès longtemps le besoin de s’affranchir des pouvoirs féodaux, dans ce qu’ils crurent être l’intérêt de leur domination, poussèrent activement à ce développement des arts, sans s’apercevoir que les urts, une fois entre les mains des laïques, allaient devenir un moyen d’affranchissement, de critique intellectuelle dont

ils ne seraient bientôt plus les maîtres. Si l’on examine avec une attention profonde cette sculpture laïque du xnic siècle, si ou l’étudié dans ses moindres détails, on y découvre bien autre chose que ce qu’on appelle le sentiment religieux ; ce qu’on y voit, c’est avant tout un sentiment démocratique prononcé dans la manière de traiter les programmes donnés, une haine de l’oppression qui se fait jour partout, et ce qui est pjus wh ble et ce qui en fait un art digne de ce nom, le dégagement de l’intelligence des langes théocratiques et féodaux, 11 ne faudrait pas croire que ces statuaires du XIIIe siècle n’ont pas pu, quand ils l’ont voulu, exprimer cette sérénité brillante et glorieuse qui est le propre de la foi. Dans les cathédrales de Paris et de Reims, bon nombre de figures sont empreintes de ces sentiments de noble béatitude que l’imagination prête aux êtres supérieurs à l’humanité. »

En Italie, la sculpture religieuse ne s’affranchit de l’hiératisme byzantin que pour tomber presque aussitôt dans l’imitation de l’antique. Nicolas de Pise, que l’on regarde comme le premier rénovateur de cette branche de l’art, a été particulièrement loué de ce qu’il prit pour modèles des sarcophages païens ; on ne peut nier cependant, en voyant ses chaires de Pise et de Sienne, son Jugement dernier de la cathédrale d’Orvieto et son tombeau de saint Dominique à Bologne, qu’il n’ait eu un grand fonds de sincérité et de foi. Giovanni Pisano, son fils, Arnolfo, son disciple, et Andréa Pisano, élève de Giovanni, surent aussi imprimer à leurs œuvres un caractère véritablement religieux. Andréa, surtout, fut profondément imbu de l’esprit chrétien ; il fit pour la sculpture ce que Giotto, son illustre contemporain, fit pour la peinture. En même temps qu’il lui donna une expression plus vraie, plus pathétique et plus humaine, il la transfigura par le doux rayonnement d’une simplicité candide et d’une grâce ingénue. La porte de bronze qu’il modela pour le baptistère de Florence mériterait beaucoup mieux, à notre avis, que celle qui fut exécutée plus tard par Lorenzo Ghiberti, d’être ■ la porte du paradis. » Gbiberti, amoureux du pittoresque, fit sortir la sculpture religieuse de la simplicité et de la sobriété qui lui conviennent. Donatello, son contemporain et son émule, entra dans la voie du naturalisme et y fut suivi par Antonio del Poliaiuolo, Andréa Verrocchio, Baccio Bandinelli, Michel-Ange et la foule de ses imitateurs. La sculpture chrétienne, comme la peinture chrétienne, cessa d’exister vers la fin du xve siècle. Depuis, l’imitation des chefs-d’œuvre de l’art antique n’a cessé de prévaloir, et là où elle s’est compliquée d’un sentiment moderne, en Italie au xviia siècle et en France au xvme siècle, ce sentiment a été le contraire du sentiment chrétien. Les saints au geste théâtral, à l’air évaporé, aux draperies ronflantes, les Vierges minaudières, le3 anges affadis, les Christs bellâtres que nous ont donnés les Bernin, les Algarde, les Coustou, les Bouchardon, n’ont aucun caractère religieux. Au xvnie siècle, époque de mœurs et de religion faciles, il n’est sorte de

RELÎ

raillerie dont on n’ait cherché à accabler la statuaire si sincère et si touchante du moyen âge ; on fit plus, on la mutila, on la fit disparaître tant qu’on put. Dans un temps comme celui de Louis XV, il n’est pas surprenant que les productions sévères et chastes du moyen âge aient paru barbares. Il n’y a rien de plus insupportable pour des gens qui ont perdu le respect de l’art que la protestation silencieuse, mais cruelle, persistante, d’œuvres se recommandant par les qualités qu’ils n’ont plus eux-mêmes. Il était donc naturel que les amateurs qui mettaient, par exemple, le tombeau du maréchal de Saxe au niveau des plus belles productions de l’untiquité, trouvassent importunes les sculptures hardies du moyen âge. Le clergé lui-même mit un acharnement particulier à détruire ces dénonciateurs permanents de l’état d’avilissement où tombait l’art. C’était, dit M. Viollet-le-Due, la pudeur instinctive de l’homme qui, livré à la débauche, raille et cherche à disperser la société des honnêtes gens. Les statues pensives et graves de nos portails n’étaient bonnes qu’à envoyer de mauvais rêves aux petits abbés de salon ou à ces chanoines qui, afin d’augmenter leurs revenus, vendaient les enceintes de leurs cathédrales pour bâtir des échoppes^

Une réaction s’est opérée de nôtre temps en faveur de la-statuaire du moyen âge ; on en a reconnu toute la délicatesse, toute la pureté, tout le charme. Quelques tentatives ont même été faites pour la ressusciter, et nous pouvons citer parmi les plus heureuses celles de Bion, de Duseigneur, de Bonnassieux, de Raymond Gayrard, de Cabuchet ; mais, en général, les sculpteurs de nos jours traitent les sujets sacrés avec la même indifférence et, pour tout dire, avec la même ignorance qu’ils traitent les sujets mythologiques ; ils prennent un modèle, mâle ou femelle, le reproduisent aussi correctement qu’ils peuvent et l’accompagnent de tel ou tel attribut qui constitue à lui seul le sujet.

— III. Architecture. Les caractères particuliers des différentes religions, si marqués dans les sculptures et les peintures que ces religions ont inspirées, sont empreints plus fortement encore dans les édifices qui leur ont été consacrés. Dans l’Inde, où les religions renferment toutes une idée panthéistique, unie à un profond sentiment des énergies de la nature, le temple est k la fois quelque chose d’immense, de vague, d’inachevé ; taillé dans le roc ou creusé dans les profondeurs de la terre, il se développe, d’âge en âge, sans jamais arriver à un ensemble complet, circonscrit en des limites déterminées. Chez les Égyptiens, les édifices religieux se creusent aussi en partie sous terre et offrent à l’extérieur des formes écrasées, des proportions massives, des colonnes énormes, des décorations inintelligibles au vulgaire ; la pensée qui est exprimée dans cette architecture, c’est la pensée de la mort ; le temple égyptien est un sépulcre. Chez les Juifs, les caractères de l’architecture religieuse sont mêlés de familiarité, de pompe et de mystère ; le temple de Salomon était un triple édifice, à la fois lieu de réunion pour le peuple, d’habitation pour les lévites, d’adoration presque secrète pour le grand prêtre ; au centre était le temple proprement dit ; à l’entour, les parvis des prêtres ; à l’extérieur, le parvis d’Israël, accompagné de galeries pour les étrangers et les prosélytes ; le peuple ne pénétrait pas dans la seconde enceinte ; les lévites étaient exclus de certaines parties de la troisième, et le grand prêtre, seul, une fois pax an, pouvait franchir le seuil du saint des saints et contempler face à face l’arche d’alliance. Des plafonds de cèdre ornés de feuillages d’or, des portes d’argent, d’énormes vases d’airain décoraient l’intérieur de ce magnifique édifice, et des galeries soutenues par des colonnes monolithes se déroulaient sur leurs faces extérieures. Les Grecs, après avoir adopté les dieux de l’Égypte, s’attachèrent" à les humaniser. Nous avons vu qu’en sculpture et en peinture ils prirent l’homme même, l’homme parfait, pour type de la divinité ; de même, ils assignèrent à leurs temples des formes et des proportions analogues à celles de leurs propres habitations ; ils y déployèrent seulement une plus grande richesse d’ornementation, une élégance de lignes plus exquise, une finesse de détails plus pure. En général, les édifices religieux de la Grèce sont de dimensions peu considérables ; la noblesse de leur aspect tient principalement à la forte harmonie de leurs proportions ; ils donnent d’ailleurs beaucoup plus l’impression de la grâce, de la beauté, que celle de la majesté et de la toute-puissance, « L’art grec, dit Lamennais, n’exprime ni le vague infini de Dieu, ni l’immensité de la nature ; les puissants effets qui émanent de ces sources fécondes lui sont, étrangers. Il ravit par un charme plein de douceur et de mélodie, par je ne sais q uoi d’achevé, de pur et de suave, mais sans jamais transporter l’homme au-dessus de la terre et au-dessus de lui-même ; il reste constamment l’objet de sa contemplation. Rien ne l’entraîne dans les espaces illimités de la rêverie, dans les profondeurs du mystère ; rien n’éveille en lui les aspirations vers un ternie inconnu qui fuit toujours, ni les joies du monde invisible, ni ses tristesses inénarrables. » Les Romains n’eurent jamais de conception religieuse et philosophique qui leur fût propre, et, au temps de leur puissance, ayant adopté la conception grecque, ils adoptèrent aussi, par une conséquence nécessaire, l’art grec, qu’en tout genre ils se bornèrent à imiter. Toutefois, voulant imprimer à leurs monuments une plus grande majesté, quelque chose de leur propre grandeur, ils en accrurent les dimensions et en surchargèrent l’ornementation au détriment de l’harmonie. Ils introduisirent aussi, ou multiplièrent du moins, dans la construction l’emploi de la voûte, qui eue pour effet d’alourdir les proportions intérieures des temples, mais qui, plus tard, en s’exhaussant, devint la coupole, un des éléments de grandeur et de majesté de l’architecture chrétienne. Le germe de cette transformation apparaît déjà, dans le Panthéon d’Agrippa, l’un des modèles les plus satisfaisants de l’architecture religieuse des Romains.

Il était réservé au christianisme d’enfanter les formes architecturales les plus variées, les plus riches, les plus originales. Les articles spéciaux que nous avons eonsacrés à. chacune de ces formes et aux principaux monuments qui les ont reçues (v. basilique,

CHAPELLE, COUPOLE, CLOCHliR, BYZANTIN, RO-MAN, ogival, renaissance, etc.) nous dispensent d’entrer ici dans une étude approfondie de cette architecture et d’en tracer l’historique ; il nous suffira d’en indiquer succinctement les caractères généraux. Imitée des monuments où la justice se rendait chez les Romains, la basilique fut le premier éditlce où les évêques assemblaient leurs ouailles, les instruisaient, les admonestaient, les jugeaient ; elle eut un caractère de simplicité et de gruvité conforme aux sentiments qui animaient la primitive Église. À mesure que la religion nouvelle se développa, ses temples s’agrandirent pour recevoir ia toule croissante des fidèles et se parèrent de tous les embellissements de la peinture, de la mosaïque et de la sculpture. L’arohitecture chrétienne reçut, dans l’empire d’Orient, le caractère de pompe et de magnificence réclamé par le goût asiatique. La coupole dont se couronna l’église byzantine fut un premier indice de la tendance du génie architectonique des chrétiens à faire monter ses œuvres vers le ciel. En Occident, l’art byzantin ou néo-grec, amalgamé à 1 art latin, produisit te style roman dont les traits distinctifs furent la sévérité et la fpree et qui se modifia d’ailleurs plus ou moins profondément suivant les lieux et aussi suivant les convenances des diverses corporations religieuses, alors toutes-puissantes, auxquelles on doit les plus importantes et les plus belles églises de cette période. Mais ce fut surtout dans l’architecture si improprement appelée gothique que l’idéal chrétien trouva sa plus complète et sa plussplendide expression. Cette architecture juiltit pour ainsi dire du sol et s’élance vers le ciel : colonnettes minces et déliées montant jusqu’aux voûtes ; fenêtres ogivales terminées comme un fer de lance ; pinacles, clochetons et pyramides se dressant de toutes parts au sommet des combles ; grande Mèche centrale portant jusqu’aux nues le signe victorieux de la croix ; tout, dans l’églisegothique, participe à cette direction ascendante qui force l’âme à s’élever en même temps que les regards. D’un autre côté, les caprices de l’ornementation, la multiplicité des colonnettes, l’enchevêtrement des arceaux, la hardiesse des voûtes, les complications des rosaces, les lueurs fantastiques des vitraux, les dentelures des corniches, les chapelles latérales pleines d’ombre, les arcatures des galeries supérieures, donnent au monument un aspect touffu et presque effrayant à certaines heures ; l’impression qui résulte de l’ensemble se résume dans un mystérieux sentiment de grandeur et de majesté. ■ Figurez-vous être, au déclin du jour, dans l’immense cathédrale chrétienne, dit Lamennais. Une frayeur religieuse, quelque chose de semblable à ce vague sentiment de l’infini qu’on éprouve au sein des grandes solitudes de la nature, vous saisit à l’aspect de ces vastes nefs, de ces gigantesques piliers dont les sommets su perdent dans les ombres croissantes. Avec les dernières lueurs, la nuit éteint les derniers bruits ; un silence mystérieux vous enveloppe de toute part. Au dehors de vous, des ténèbres muettes ; an <1eduns, l’invisible souffle d’une puissance inconnue qui vous péuètre et vous domine

irrésistiblement. Séparé de ce qui frappe les sens, il se fait en vous comme un travail étrange ; des esprits passent devant l’œil interne, l’imagination se peuple de fantômes. Le temps, oui n’a plus de mesure, semble 8’être lui-même évanoui. Tout à coup, dans le lointain, apparaît un point lumineux, puis un autre, puis un autre encore ; vous commencez à discerner les masses de l’édifice, les murs pareils aux flancs d’une montagne escarpée, les fortes arêtes des angles, les courbures des arcs, les énormes pendentifs. La lumière augmente : sur ces masses, qu’unissent des lignes harmonieuses, se montrent des plumes, des animaux. Eclatants de mille couleurs dont les reflets se croisent et se mélangent, ils portent à vos sens une révélation de la vie, et les suaves vapeurs qui parfument l’atmosphère en accroissent encore l’impression. Lorsqu’au milieu de ce monde naissant vibre soudain la voix tour à tour majestueuse, douce, sévère, de l’orgue, qu’elle remplie de ses accords indéfiniment variés les voûtes frémissantes, né dirait-on

RELI

pas la voix de tous ces êtres dont la création vient de B’opérer sous vos yeux ?… » On ne pouvait exprimer d’une façon plus poétique et plus saisissante l’émotion religieuse, mêlée de crainte et de respect, qui s’empare de l’âme du croyant sous les hautes voûtes des grandes églises ogivales.

À mesure que 1 esprit religieux s’affaiblit, l’architecture gothique se corrompit et dégénéra ; elle finit, comme les autres branches de l’art, par céder la place a des imitations plus ou moins heureuses de l’antique. Les édifices religieux élevés au xvi » siècle frappent l’imagination et émerveillent les regards par l’ampleur’de leurs proportions, la hardiesse de leurs voûtes, la richesse de leur ornementation ; mais ils font bien moins penser au Dieu qu’on y adore qu’à l’homme de talent qui les a élevés. < L’idée et le sentiment chrétien, dit encore Lamennais, subsistent, à un certain degré, dans ces magnifiques monuments, mais ils y ont subi des modifications profondes. Les pensées de l’homme et ses désirs qui se détachaient de la terre et montaient, montaient encore, sans fin, sans terme, comme l’édifice des âges de foi, se sont arrêtés et s’infléchissent avec les courbes du dôme qui semble les retenir dans une sphère moins haute. Le christianisme s’est en quelque sorte implanté dans la vie terrestre, etchaque jourily pousse de plus nombreuses racines, chaque jour ses branches s’abaissent pour abriter le voyageur insouciant, et distrait. Enfin le caractère de la vieille cathédrale disparaît entièrement. L’art païen a envahi le temple, il y règne presque sans partage, et ce temple, quin est plus l’expression de l’univers et du Dieu qui le remplit de soi, sera Saint-Pierre de Rome, le symbole imposant d’une autre grandeur et d’une autre puissance, de la puissance et de la grandeur de la papauté qui J’èleva près des palais superbes d’où elle commande au monde. » Comme la papauté, en effet, l’architecture religieuse se fit superbe et mondaine ; après les monuments grandioses construits par les Brunelleschi, les Michel-Ange, les Bramante, les Palladio, on vit s’élever les petites églises du style jésuite, surchargées de dorures, de pompons, de marbres multicolores, de peintures sentimentales et de sculptures emphatiques, et, k côté de ces bonbonnières faites pour l’aristocratie dévote, les temples de l’école classique, froids, maussades, insipides.

De nos jours, l’architecture religieuse a eu le.bon goût de renoncer aux platitudes du classicisme, aux mièvreries et aux colifichets ridicules du jésuitisme ; elle est revenue aux grands modèles des époques de foi chrétienne, aux types des écoles byzantine, romane et ogivale. Espérons qu’elle" finira par créer des types nouveaux, appropriés aux mœurs, aux goûts, aux aspirations de notre époque. ; l’art ne saurait se condamner à des reproductions serviles, à des pastiches ; il doit constamment innover, progresser, comme l’humanité elle-même..

Religieuse (la), roman de Diderot (1775, in-12). Envisagé au point de vue littéraire seul, ce livre, dirigé contre le célibat religieux, est une des œuvres capitales de Diderot, Au moment où il fut écrit, il pouvait passer pour un livre utile, beaucoup plusque pour un livre de scandale, tant l’auteur y dévoile avec force les abus qui régnaient alors dans les couvents et le danger des vocations contraintes. Cette peinture effroyable de la vie mystérieuse des couvents de femmes et des désordres qui n’y sent que trop fréquents avait alors, plus qu’aujourd’hui, sou côté salutaire.

Diderot a donné au récit la forme d’un mémoire rédigé par l’héroïne du livre. Victime de la faute de sa mère, sœur Sainte-Suzanne, fille adultérine de Mme Simonin, est mise de force au couvent et contrainte de prononcer des vœux qu’elle déteste. La révolte suit bientôt son désespoir et, décidée à, sortir à tout prix de cette prison monastique, la jeune religieuse trouve moyen de faire remettre à un avocat, M. Manouri, un mémoire dans lequel elle demande la protection des lois contre la violence qui lui est faite. Cette démarche est connue dans le couvent et devient le signal d’une série de persécutions odieuses dirigées avec un raffinement de cruauté et d’hypocrisie. Les mauvais traitements qu’elle endure arriventaux oreilles du grand vicaire, homme juste et éclairé, qui fait une enquête sévère qui a pour effet de faire obtenir à sœur Sainte-Suzanne son changement de couvent. Elle est transférée au couvent d’Arpajon, où l’attendent des dangers d’un nouveau genre. Ici commence une suite de tableaux tout à fait opposés à ceux qui précèdent. Sœur Sainte-Suzanne est maintenant exposée aux plus grands périls parce qu’elle plaît trop à sa nouvelle abbesse. Diderot s’est arrêté avec beaucoup de complaisance sur ces honteuses dépravations ; il atteint son but en exagérant peut-être des peintures exactes, mais dont l’exposé fait frémir ; toutefois, si l’on retranche quelques passages, il y a dans ces pages de l’éloquence, de la terreur et de la sensibilité vraie. Il faut, en Outre, faire observer l’art prodigieux avec lequel Diderot a sauvé l’innocence de son héroïne. L’intérêt du roman était a ce prix. Sœur Sainte-Suzanne traversa dune cet horrible bourbier sans en être maculée, sans se douter même du danger qu’elle a couru.

RELI

903

Un vertueux ecclésiastique, appelé dom Morel, est appelé a la direction du couvent ; aussitôt les désordres cessent et la supérieure, victime de la passion monstrueuse qu’elle ne peut vaincre, meurt dans d’affreuses convulsions, terminaison ordinaire des maladies hystériques engendrées par la réclusion. Une autresupérieure la remplace ; les persécutions vont recommencer contre sœur Sainte-Suzanne, qui prend le parti de s’y soustraire par la fuite et se réfugie chez une blanchisseuse qui lui donne de l’ouvrage et d’où elle écrit à son protecteur le récit de ses aventures.

Diderot écrivit ce roman après son retour de Russie, immédiatement après Jacques le Fataliste ; il paraît que la Religieuse lut une mystification jouée de connivence avec Grimm au marquis de Croismare. L’excellent homme en’fut la dupe:il crut de bonne foi à la réalité de la sœur Sainte-Suzanne, à ses malheurs, à son évasion. « En lisant ses mémoires, il pleurait h chaudes larmes ; il écrivait it l’infortunée et lui envoyait des secours. Un homme moins simple aurait pu s’y laisser prendre, tant il y a de vérité dans cette composition. Aussi, si puissante que fût l’imagination de Diderot, on a peine à croire qu’il ait tiré toute cette histoire de son propre fonds et qu’il ne se soit pas aidé, en effet, de quelques notes originales. Il y a telles scènes et tels détails qu’il lui eût peut-être été fort difficile d’inventer.

Rciigicuao de Monmn (la), roman italien, de Giuseppe Rosini (Pise, 1829, 2 voi. in-8°). Ce roman fait suite aux Fiancés de Manzoni, Les deux personnages principaux sont la Signera du monastère de Monza, cette Gertrude dont Manzoni trace un portrait si attachant malgré l’effroi qu’il inspire, et son séducteur Egidio. Après l’enlèvement d’une autre héroïne, Lucie, Egidio ne trouve, pour se soustraire aux.suites’terribles de cette dernière faute, d’autre ressource que de l’arracher à sa retraite et de la conduire k Florence, où de hardis partisans des idées nouvelles leur assurent un refuge. Dans leur route, ils s’arrêtent à Bologne, et l’auteur esquisse d’une manière très-pittoresque la physionomie de cette ville antique, au milieu des pompes d’une fête offerte un grand-duo de Toscane. Egidio et sa compagne s’établissent ensuite à Florence, ville aussi brillante alors par la culture des lettres et des arts qu’elle avait été puissante par la guerre, le commerce et la liberté. C’est vers l’année 1630 que l’auteur conduit ses.personnages dans cette capitale, qui possédait une réunion des plus grands hommes dont l’Italie ait jamais eu motif de s’enorgueillir. En somme, la fable romanesque est fort peu de chose ; elle se réduit au récit du voyage des deux amants fugitifs. Pour Giuseppe Rosini, le roman ne sert jamais que de cadre à des études d’archéologie ou d’histoire, et le morceau capital de son livre est celui où il fait revivre, avec un grand talent, Florence au xvne siècle. Erudit savant et minutieux, il a réuni dans ce cadre les résultats de ses études et de ses recherches.

Il décrit les monuments, les costumes, les usages, les calamités de l’époque ; il passe en revue les branches les plus remarquables de la littérature, les trésors de la peinture et de la sculpture, les collections dans lesquelles respire le génie de l’antiquité. Il entre dans l’iutimité des personnages célèbres, dont il montre les productions, et donne, par une foule de détails curieux et peu connus, une idée vive et exacte de leur caractère, de leur manière de sentir, de composer. Ces portraits historiques, ces descriptions d’antiquaire ne constituent pas ua roman ; l’imagination y a peu de part. La lecture, cependant, en est attrayante. La plume spirituelle et élégante de l’auteur devient énergique au besoin ; il lui manque seulement un peu de simplicité. La Religieuse de Monza, souvent réimprimée, a été traduite en français.

Religieuse de Touiou.e (là), roman de Jules Janin (1850, in-8°). Ce roman a un fond historique ; c’est la biographie, légèrement idéalisée, de cette comtesse de Mondonville qui fonda la maison des Filles de l’enfance et fut comprise dans les proscriptions qui frappèrent Port — Royal et ses adhérents. Jeanne de Julliard, une des plus nobles et des plus belles personnes du Languedoc, est recherchée eu mariage par le marquis de Saint-Gilles et par M. de Ciron, cadet d’une famille de robe. M. de Saiut-Gilles est un misérable dont Jeanne devine la scélératesse ; M. de Ciron est un amant sincère et timide qui se fait aimer, mais pas assez pour subjuguer l’âme impérieuse et altière de Mlle de Julliard. Dans l’espoir de dominer un mari plus âgé qu’elle, elle épouse le comte de Monuonville. Cette union n’est pas heureuse et dure peu. On trouve un jour le comte assassine sur la route de Toulouse. Toutes les recherches pour découvrir son meurtrier sont inutiles ; la seule piôcéde conviction qu’on puisse recueillir, c’est la pointe de l’épée qui l’a frappé et qui est restée dans la blessure. M » 8 de Mondouville est encore dans tout l’éclat de sa beauté, mais dans l’intervalle M. de Ciron, le seul homme digne de sa tendresse ; est entré dans les ordres. La jeune veuve entreprend alors de créer une nouvelle communauté de femmes, tenant le milieu entre les élégances mondaines et les austérités du cloître. C’est le couvent des Filles

de l’enfance. M.— de Ciron, devenu grand vicaiïe du diocèse de Toulouse et obéissant, malgré lui, à l’irrésistible empire do la femme qu’il a aimée, se fait son interprète auprès des pouvoirs ecclésiastiques pour faire adopter les constitutions de sa maison, qui sont d’une douteuse orthodoxe; M « 1 » * de Mondonville va en personne à Versailles, où sa beauté lui gagne tous les cœurs : le grand roi lui accorde sa demande, et elle repart supérieure des Filles de l’enfance. Par malheur, la conscience et le cœur de Jeanne appartiennent en secret à Port-Royal : le grand Amauld 1 a fascinée par son éloquence, sa conviction et son génie. Voila l’influence fatale, secondée par la haine du marquis de Saint-Gilles et contre laquelle échouera toute l’énergie, toute l’habileté de Mme de Mondonville. En vain s’attire-t-eUe l’admiration et l’amour de la ville entière en sauvant au péril de la vie lès jours de Marie d’Ortis, nièce du nvarquïs de Saint-Gilles ; en vain exerce-t-elle sur ses religieuses une influence qui suffit h lui ramener le cœur de Guillemette de Prohenque, son ennemie ; en vain dècouvre-t-eUe que M. de Saint-Gilles est l’assassin de son mari : Jeanne succombe dans cette lutte inégale ; elle subît le contre-coup des persécutions dont Port-Royal est l’objet, et elle fiait par être enfermée dans le couvent.des filles hospitalières de Coutances.

Bien qu’il y ait dans la Religieuse de Toulouse des scènes dramatiques et émouvantes, bien que l’intérêt y soit ménagé avec assez d’art pour que l’attention du lecteur ne faiblisse pas un moment, ce livre est moins un roman qu’une monographie, le tableau vif et animé d’un coin du grand siècle, la restauration savante et passionnée d’une figure restée jusqu’ici dans l’ombre.

Iteligieu.e (la), par l’abbé *" (1864, 3 vol. in-8°). Ce roman fait suite au Maudit ; non-seulement on y retrouve les mêmes personnages, mais lauteur anonyme, désireux de réfuter les critiques et d’apaiser les colères soulevées par son premier ouvrage, interrompt sans cesse le récit pour présenter la défense de ses idées et de ses intentions. Il s’efforce de persuader qu’au fond il est plus religieux que les défenseurs actuels du catholicisme, qu’il ne prétend combattre que

les abus, le retour do la domination cléricale du moyen âge, et que des livres comme les siens, loin de nuire à la religion, sont aptes, s’ils étaient lus et médités, a prévenir le divorce inévitable de la société moderne avec le catholicisme tel que ses défenseurs le pratiquent.

Dans la Religieuse, l’auteur, en conduisant son lecteur dans les parloirs, derrière les grilles des couvents, en soulevant le voile de la vie intime des communautés, respecte scrupuleusement les convenances. Il cherche moins à détourner la femme d^entrer en religion, qu’à lui donner sur cette vie austère qu’elle embrasse, souvent par dévouement, des notions qui la lui fassent comprendre sous un point de vue plus large et dégagée d’un mysticisme dangereux. Il montre aux religieuses qu’elles ne sont pas dans la voie normale et sûre ; que les moyens qu’elles emploient, que leur discipline ne Ses mènent nullement a leur but, et qu’au contraire elles servent à propager, presque ù leur insu, des doctrines qu’elles croient être celles de l’Evangile et qui n’en sont que la négation.

Quant au roman proprement dit, l’auteur ne s’est guère mis en frais d’imagination. On retrouve dans ce livre les mêmes situations que dans le Maudit et dans le Jésuite. L’aristocratie sacerdotale poursuit le héros du premier ouvrage, le maudit même après sa uvort et lui refuse la sépulture. Loubaire et Thérèse, devenue religieuse, le font enterrer sur une montagne et, au retour, ils s’égarent dans les neiges. Loubaire sauve Thérèse et résiste à la tentation que lui inspire la beauté de la jeune fille endormie ; mais le couvent ne peut croire à leur innocence, et. par ses petites lâchetés de chaque jour, la supérieure oblige Thérèse à entrer aux Carmélites. Elle en sort presque aussitôt et commence une longue odyssée à travers d’autres couvents où l’on cherche à la retenir par tous les moyens possibles", parce qu’elle apporterait une dot de 2 millions. Dégoûtée de l’hypocrisie qu’elle a partout rencontrée, elle se rend à Paris, où, de concert avec Loubaire, elle travaille à l’édification de VEgtise nouvelle, c’est-à-dire k la réalisation du programma tracé dans le Maudit.

Là, la haine des cléricaux et des jésuites les poursuit dans l’ombre. Us éveillent les passions d’un fanatique à moitié fou, le comte de Saint-Hermênégilde, de son vrai nom Jean Lechat, qui veut épouser Thérèse ec qui se venge de son refus en assassinant Loubaire. Voilà tout le roman, où se trouve, en outre, un épisode qui tient presque tout un volume et se rattache étroitement a la thèse que soutient l’auteur : M" » de Tourabei, un des personnages peu sympathiques du M audit, a confié l’éducation de sa fille Mathildeà des religieuses qui ont complètement étouffé en elle, sous le mysticisme, tous les sentiments de la famille ; la jeune fille regardes* nière— comme une païenne dont la fréquentation pourrait compromettre son salut. Elle n’hésite pas, sous l’égide de son confesseur, à s’enfuir dans un couvent. MmB de Tourabei court la chercher. Mathilde résiste d’a « bord j mais une scène horrible, dont elle est témoin pendant la nuit, l’éclairé sur ses erreurs et la rend à sa mère : elle a vu déchirer à coups de fouet une pauvre religieuse qui avait essayé de s’échapper de l’in-pace, ce cachot dont la mort seule voua ouvre les portes,

Il y a malheureusement dans ce livre, dont quelques parties sont finement étudiées, des longueurs interminables, des redites fastidieuses ; la lecture en est fatigante et il faut (incertain courage pour la poursuivre jusqu’au bout. Le meilleur service qu’il peut rendre, c’est de signaler aux parents les dangers de l’éducation religieuse ; le mysticisme y revêt parfois une singulière livrée. À ce propos, l’auteur cite la prière suivante, que l’on fait apprendre aux jeunes filles et qui est extraite des Exercices de sainte Gerlrude, par l’abbé de Solesmes : à Que je m’endorme k l’ombre de votre amour étendu sur moi comme un voile 1 Que, sortant de moi-même, je passe en vous avec suavité I Que je succombe dans vos embrassements ! Laissez-moi vous donner mon humble baiser, ô mon Dieu, afin qu’unie à vous je vous demeure attachée d’une manière indissoluble. O amour, prodiguez-moi vos caresses ! Oh ! quand mesentirai-je pressée entre vos bras, ô Dieu de mon cœur ! Vos tendres et fugitifs embrassements, ô Jésus, ont pour moi tant de douceur, que, si j’avais mille cœurs, ils se fondraient en moi à l’instant. Vos divins baisers font passer ma vie en vous-même, et mon âme ose vous prodiguer ses amoureuses étreintes. O bonheur ! si dans ces instants je tombais sans vie pour me perdre sous les ondes de votre divinité 1 »

Religieuses tricotant, tableau de François Bonvin ; Exposition universelle de 1855. Un intérieur de couvent, nu et froid, où quelques religieuses, encapuchonnées et comme isolées les unes des autres par leurs grandes coiffes bjanches, tricotent silencieusement des bas, c’est là tout le sujet de cette composition ; niais l’artiste l’a traité avec uno telle sincérité d’expression, un sentiment si juste de la sérénité monastique et une couleur si franche et si forte, que son œuvre attire et retient l’attention du spectateur. M. Bonvin a exposé encore au Salon de 1869 une Religieuse tricotant dans une salle d’hôpital ; ce tableau a été exécuté pour M. Édouard André ; il a été gravé à l’eau-forte •par M. Alphonse Hirsch. À la vente Marmontel (1868) ont figuré deux autres tableaux du même artiste : des Religieuses allant distribuer des vivres (Salon de 1867) et une École de petites filles dirigée par une soeur.

Avant Bonvin, Granet a été le peintre des religieuses ; on lui doit, entre autres tableaux : une Religieuse recevant des soins dans son couvent (Salon de 1831) ; les Religieuses gardant Vert-Vert (Salon de 1831) ; une Religieuse instruisant des jeunes filles (Salon de me). Le comte de Forbin a peint une Religieuse interrogée par la sainte inquisition (gravée par Mauduit) ; Court, une Religieuse endormie (Salon de 1835) ; Eugène Devéria, la Religieuse défendue (gravée par J.-M. Leroux) ; Vannutelli, des Religieuses à Rome (Salon de 1838) ; Ai. Magnasco, des Religieuses en prière dans le chœur d’une église (galerie de Dresde), etc. V. sœur de charité.

Uu artiste allemand du xvie siècle, Franz Brun, a gravé deux estampes, d’un caractère peu orthodoxe, représentant l’une Deux religieuses et l’autre lieux moines. Aux compositions que nous avons signalées dans l’iconofraphie consacrée aux moines, il faut ajouter : es Religieux portant un blessé à leur couvent, tableau de Nio.-Ant. Taunay (Salon de 1801) ; des Trappistes se donnant le baiser de paix avant ta communion, tableau de M. Dauban (Salon de 1865) ; un Trappiste en prière, tableau d’Horace Vernet (gravé par Jazet) ; les Religieuses du Cap, tableau d Eugène Le Poittevin (Salon de 1865) ; les Capucins d’Albano à Rome, tableau de Joseph Visone (Salon de 1841) ; des Moines à l’étude, tableau de Th. Gide (Salon de 1865), etc. V. réfectoire.