Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/SAINT-SIMON (Louis DE ROUVROY, duc DE), célèbre historien, fils du précédent

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Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 1p. 82-83).

SAINT-SIMON (Louis de Rouvroy, duc de), célèbre historien, fils du précédent, né à Paris le 16 janvier 1675, mort dans la même ville le 2 mars 1755. Son père l’eut, dans sa vieillesse, de sa seconde femme, Charlotte de L’Aubespine, femme distinguée qui dirigea habilement son éducation. Il apprit le latin, l’allemand, cultiva son esprit par la lecture et prit goût surtout à l’histoire. À dix-huit ans, il était capitaine de cavalerie et il fit ses premières armes au siège de Namur (1693) ; la même année, son père étant mort, il fut nommé à sa place gouverneur de Blaye. La bravoure qu’il montra à la bataille de Nerwinde, dans les brillantes charges de cavalerie exécutées sous les ordres du duc de Chartres, lui fit obtenir un régiment ; mais là s’arrêta sa carrière militaire. Il n’était encore que mestre de camp neuf ans plus tard, en 1702, et diverses promotions ayant été faites sans qu’il y fût compris, de dépit il donna sa démission. En 1695, il avait épousé la fille du maréchal de Lorges, Gabrielle de Durfort, qui fut plus tard nommée dame d’honneur de la duchesse de Berry. Avant de quitter le service, il voulut avoir l’avis d’un véritable conseil d’État, composé de trois maréchaux et de trois hommes de cour, qui convinrent avec lui « qu’un duc et pair, comme il estoit, et ayant femme et enfants, ne pouvoit servir dans les armées comme un haut-le-pied et y voir tant de gens différents de ce qu’il estoit tous avec des emplois et des régiments. » Louis XIV fut exaspéré de cette démission : « Eh bien, dit-il à Chamillard, ministre de la guerre, voilà encore un homme qui nous quitte ; » et il fit mander le jeune duc, qui nous a conservé dans ses Mémoires toutes les particularités de l’entretien qu’il eut avec le roi. Mais son parti était pris et il ne revint pas sur sa décision. Quoique disgracié, il conserva son appartement à Versailles et suivit la cour dans tous ses déplacements, sans approcher le roi que dans de rares occasions. Il raconte avec amertume qu’il ne fut appelé qu’une fois ou deux à honneur de tenir le bougeoir. Il mit ses loisirs à profit pour étudier avec cette pénétration qui lui était propre les mille incidents de la vie de la cour, les physionomies et les caractères de tous ces personnages qui nous apparaissent si pleins de vie dans ses célèbres Mémoires. Dès l’âge de vingt ans, à l’armée, il avait pris l’habitude d’écrire chaque jour ses impressions du moment, d’esquisser les portraits de tous ceux avec qui il entrait en relation ou dont il entendait parler, de se rendre compte, la plume à la main, des moindres faits et d’en noter toutes les circonstances. On le redoutait pour la sagacité de ses aperçus comme pour la causticité de sa parole, et, quoiqu’on fût bien loin de soupçonner l’existence de l’ouvrage qu’il commençait à édifier, loin de tous les regards et dans le silence du cabinet, on s’écartait de lui tout comme si l’on eût connu l’importance et la malignité des révélations qu’il devait faire sur l’entourage du grand roi. Sauf Philippe d’Orléans, le futur régent, et les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse dans l’intimité desquels il vécut constamment, il s’était aliéné tout le monde par sa morgue hautaine, ses médisances, ses prétentions à avoir le pas même sur les premiers personnages et les querelles d’étiquette qu’il ne cessait de susciter. C’est tout ce qu’il nous apprend de son rôle à la cour, et tant que vécut Louis XIV il n’en eut en effet pas d’autre. Pour lui, après le roi, il n’y a que les ducs et pairs ; tout au plus consent-il à voir placer avant lui les princes du sang ; il lui semble faire une grande concession. Quant aux princes légitimés, ces bâtards dont il était obligé de subir la suprématie, il exhale contre eux toute sa bile et les accable de ses mépris. Il prépare à l’avance le grand triomphe qu’il aidera le régent à remporter sur eux le jour où, Louis XIV mort, on cassera son testament, on réduira ces bâtards à ne plus rien être dans l’État. Le reste de la noblesse n’est à l’abri de ses coups que si elle se tient à son rang et ne prétend pas usurper sur les ducs et pairs ; mais gare à quiconque a cette audace ! Avec sa science généalogique, sa connaissance de toutes les grandes familles de France, des mariages, des mésalliances, des bâtardises, tout ce qu’il a recueilli de secrets d’alcôve et autres avec une incroyable patience et retenu avec une prodigieuse mémoire, il a vite pulvérisé ces prétentions : cette famille qui fait tant de poussière a du sang de laquais dans les veines de ses membres ; cette duchesse a pour grand-père un courtaud de boutique ; ceux-ci doivent leur fortune au vol, ceux-là à la prostitution. Voilà comme il les arrange ; nul écrivain démocratique n’a porté comme lui le fer rouge dans les ulcères de la noblesse. Les roturiers qui occupent des emplois ou des charges à la cour soulèvent son indignation, et il ne pardonne pas à Louis XIV d’admettre dans ses conseils, de placer à la tête de ses armées des gens qui n’ont pas le moindre ancêtre. La femme d’un ministre, fille d’un marchand de drap, monte dans les carrosses à côté d’une princesse ; c’est une horreur. Qu’est-ce que Villars ? Ses victoires sont problématiques ; ce qui est certain, c’est qu’il descend d’un petit greffier de Condrieux. Rien ne trouvait grâce devant cet âpre critique, qui, en fait de blason et de généalogies, en aurait remontré au Père Anselme. Aussi la plupart des courtisans reléguaient-ils Saint-Simon dans une espèce de quarantaine. Il s’en moquait, laissant volontiers le présent lui échapper, à condition qu’il aurait l’avenir, et il tenait l’avenir soit par le duc de Bourgogne, dont le duc de Beauvilliers, son ami, était le précepteur, soit par le duc d’Orléans, dont il calcula les chances d’arriver à la régence, quand la mort eut emporté le duc de Bourgogne. Son influence occulte commença même à se faire sentir à la fin du règne de Louis XIV. Cet homme d’un coup d’œil si perçant était deviné de quelques-uns et consulté dans les occurrences difficiles ; il combattit sourdement l’influence de Mme  de Maintenon par celle du Père Le Tellier, confesseur du roi, avec qui il entretenait une correspondance en règle sur les affaires de l’État ; il soutint Chamillard et recula sa chute, parce qu’il était hostile à Mme  de Maintenon ; il sépara le duc d’Orléans de sa maîtresse, Mme  d’Argenton, négocia le mariage de sa fille avec le duc de Berry et inspira sa conduite durant les négociations dont il fut chargé en Espagne et en Italie. Dès 1704, il avait proposé pour le règlement de la succession d’Espagne un plan qui fut rejeté presque sans examen et qui cependant, après les revers, servit de base au traité d’Utrecht. Il poussait plus loin ses vues et ne rêvait pas moins qu’une réforme complète dans le gouvernement et l’administration. Enfermé dans son cabinet, il rédigeait secrètement de volumineux projets de constitution, dont les manuscrits sont déposés aux archives du ministère des affaires étrangères. Son idéal était une sorte de monarchie aristocratique, appuyée exclusivement sur la noblesse ; la roture était impitoyablement bannie des moindres rouages du mécanisme, la noblesse puissamment hiérarchisée devant suffire à occuper tous les emplois, depuis les simples gentilshommes, qui auraient constitué la base de la pyramide, jusqu’aux ducs et pairs, qui en auraient été le radieux sommet. Louis XIV mort et Philippe proclamé régent par le parlement, il ne tint qu’à Saint-Simon d’exercer le pouvoir. C’est lui qui avait tout disposé pour ce coup d’État, et son premier déboire fut de le voir exécuter autrement qu’il ne voulait : dans son plan, c’étaient les états généraux, par conséquent la noblesse et le clergé, qui devaient casser le testament du grand roi et prendre en main la direction des affaires ; Philippe tint bon pour le parlement et rendit ainsi son importance politique à ce corps de robins que Saint-Simon exécrait. Il n’en resta pas moins membre du conseil de régence et garda la haute main sur les affaires, tout en refusant d’être ministre. Il avait pour ce refus de bonnes raisons. Son rêve était d’annihiler les secrétaires d’État en plaçant chaque ministère et chaque grande administration sous la dépendance d’un conseil, composé naturellement de gens tirés des meilleures familles de France. L’institution de ces conseils, à laquelle le régent se prêta volontiers, lui donna satisfaction, mais lui apporta en même temps une désillusion complète. Tous ces affamés se jetèrent sur le pouvoir comme sur une proie et n’acceptèrent de fonctions que pour mettre commodément l’État au pillage. Saint-Simon était relativement, honnête, et il donne à tous son désintéressement en exemple en alléguant qu’à part deux ou trois régiments pour ses fils et cousins, quelques abbayes pour ses sœurs, une pension pour sa femme, une augmentation de 12,000 livres pour lui-même, il n’a rien demandé, absolument rien au régent. Quelles étaient donc les exigences des autres, de ceux dont il signale la rapacité ? Pour remédier au désordre des finances et mettre un peu d’argent dans les caisses, qui étaient tout à fait vides, il indiqua même au régent un expédient radical ; c’était de mander un à un, sans bruit, au Palais-Royal tous les gros traitants engraissés de la misère publique et de « les étrangler entre deux portes, » c’est-à-dire de les rançonner à la turque, de leur faire rendre gorge. Philippe d’Orléans n’osa pas ; il avait besoin de tout ce monde pour subsister, et Saint-Simon rejeta sur sa pusillanimité la mauvaise marche des affaires de finance. En même temps, au lieu de reconnaître combien son système de conseils était défectueux, il préférait accuser Noailles et Dubois d’entraver par leurs machinations la marche de ces rouages inventés par lui.

Un peu déconsidéré dans l’esprit du régent par le mauvais succès de ses combinaisons, il assista en simple spectateur aux luttes des princes du sang et des princes légitimés, aux progrès et à la chute du système de Law, aux intrigues de la duchesse du Maine, qu’il fut le premier à pénétrer et à dénoncer, et il eut enfin la joie, lorsque la conspiration de Cellamare fut découverte, d’assister à l’humiliation des bâtards, de voir prononcer leur déchéance et ruiner en même temps l’influence du parlement, dans le lit de justice du 26 août 1718. Mais la dissolution des conseils, l’institution qui lui était si chère, suivit de près la chute du parlement, et Saint-Simon, gui était rentré dans l’arène politique pour jouir d’un triomphe si ardemment souhaité, s’en retira aigri et mécontent. Il refusa les fonctions de gouverneur du jeune Louis XV, puis celles de garde des sceaux, que lui offrit successivement le régent, et n’accepta qu’une ambassade extraordinaire à la cour de Madrid (1721). Là encore il employa ce qu’il avait de sagacité à étudier la vie de la cour, les intrigues des principaux personnages, leur généalogie, et prépara un volumineux mémoire où il se proposait de prouver deux choses, à savoir que la plupart des grandes familles espagnoles sont entachées de bâtardise, et que la grandesse est depuis longtemps avilie. Cela ne l’empêcha pas de demander la grandesse pour lui-même et la Toison d’or pour son fils. De retour en France, son antipathie pour Dubois le fit s’éloigner encore du régent, avec lequel il ne se réconcilia qu’à la mort de son premier ministre ; mais le régent suivit de près Dubois, et, lorsque le pouvoir tomba entre les mains du duc de Bourbon, Saint-Simon cessa de paraître à la cour. Retiré tantôt dans son château de La Ferté-Vidame, tantôt dans son hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Germain, il occupa les dix dernières années de sa vie à mettre en ordre ses Mémoires, à leur donner une rédaction définitive en se servant des liasses de notes qu’il n’avait cessé de prendre toute sa vie et qu’il contrôlait à l’aide du manuscrit du Journal de Dangeau, auquel il faisait en marge des additions précieuses. Nous parlons plus loin de ces Mémoires, qui sont un des monuments les plus curieux de notre littérature. Si volumineux qu’ils soient {40 vol. in-12 dans l’édition Deloge, 1840-1841, et 20 vol. in-8o dans l’édition Hachette, 1856-1858), ils ne représentent qu’une très-minime partie des œuvres de cet infatigable écrivain. À sa mort, ses manuscrits, dont l’inventaire fut dressé par un commissaire du Châtelet, se composaient de 123 volumes dont 103 in-folio, 15 in-4o,5 in-8o, et de 162 portefeuilles dont 153 in-folio et 9 in-4o. Les Mémoires, seule partie de ces manuscrits qui ait été publiée, n’occupaient que 11 portefeuilles. Le tout, après avoir été l’occasion de chaudes disputes entre les héritiers, fut saisi comme papiers d’État et transféré aux archives du ministère des affaires étrangères. Le manuscrit des Mémoires fut seul communiqué ; Voltaire, Duclos et Marmontel en eurent connaissance ; Mme Du Deffant l’eut entre les mains en 1770 et en parla assez longuement à Walpole ; en 1788, il en fut fait des extraits tronqués et peu judicieux sous le titre de Mémoires sur le règne de Louis XIV (Marseille, 3 vol. in-8o), auxquels Soulavie ajouta un supplément et des pièces justificatives sans valeur (1791, 13 vol. in-8o). Ce n’est que sous la Restauration que le duc de Saint Simon, descendant du grand écrivain, obtint de Louis XVIII la restitution du manuscrit original et qu’on put en préparer les éditions complètes mentionnées plus haut. Quant aux autres manuscrits de Saint-Simon, non-seulement il n’en a rien été publié, mais jusqu’à présent il a même été impossible d’y faire des recherches. Ni M. Chéruel ni M. Mignet n’ont pu obtenir, après bien d’autres qui l’ont inutilement demandé, que le garde des archives se relâchât d’une consigne donnée il y a plus d’un siècle. En 1874, sur l’initiative de M. le duc Decazes, une commission a été nommée à l’effet d’examiner s’il n’y aurait pas lieu de lever cette consigne et d’autoriser, non le public, mais quelques érudits à puiser dans ce vaste dépôt qui recèle peut-être un trésor. On peut consulter sur les vicissitudes de ces manuscrits un ouvrage de M. Armand Baschet : le Duc de Saint-Simon, son cabinet et l’historique de ses manuscrits (1874, gr. in-8o).

Saint-Simon (MÉMOIRES DU DUC DE), Sur le règne de Louis XIV et la Régence (1829-1830, 21 vol. in-8o ; 1840-1841, 40 vol. in-12 ; 1856-1858, 20 vol. in-18). Ces dates sont celles des éditions complètes ; la plus conforme au manuscrit est la dernière, faite sous la direction de M. Chéruel ; dans les précédentes, on avait cru devoir corriger le style et alourdir certaines phrases sous prétexte de les éclaircir. Elle peut être considérée comme une édition princeps ; elle contient une introduction par Sainte-Beuve et une table alphabétique des matières et des noms propres.

La légitime renommée acquise par les Mémoires du duc de Saint-Simon justifie ces éditions successives et le soin apporté à ce que sa pensée soit reproduite telle qu’il lui a plu de l’exprimer, si bizarres ou si incorrectes même que soient certaines phrases ; c’est, en effet, par son style et sa manière de peindre tout autant que par les révélations piquantes contenues dans ces vingt volumes, que l’auteur a pris rang parmi les grands écrivains et les observateurs profonds. Ces Mémoires font assister à la fin du règne de Louis XIV (1695-1715), à la Régence (1715-1723) et entament même un peu la période suivante, celle de Louis XV. M. Chéruel croit que Saint-Simon leur avait donné une suite qui les continuait jusqu’en 1740 ; mais cette suite, sur laquelle on n’a aucun renseignement, est probablement perdue, à moins qu’elle ne se trouve dans les dossiers du ministère des affaires étrangères. C’est la partie concernant la fin du règne de Louis XIV qui est la plus complète, la plus soignée et la plus digne de foi ; c’est là que se trouve cette série de portraits qui sont des chefs-d’œuvre : celui du président du Harlay, masque hypocrite d’une effrayante vérité ; ceux de la duchesse de Bourgogne, de la duchesse de Berry, de Fénelon, de Dangeau, du maréchal de Luxembourg, de Louville, de Mme de Maintenon, et ces grandes pages d’histoire intime, comme la mort du duc de Bourgogne, les voyages de Marly et tant d’épisodes ou perce l’égoïsme féroce du grand roi. La partie qui concerne la Régence, quoique fort étendue, est moins remarquable ; on y trouve cependant encore de fort beaux portraits, comme celui de Dubois, mais l’auteur y montre une partialité qui quelquefois révolte. Ce que ces Mémoires ont d’admirable, c’est la vie qui déborde de chaque page ; les moindres faits sont présentés avec un relief surprenant, les physionomies se détachent, s’animent et restent à jamais fixées dans l’esprit telles qu’il a plu à Saint-Simon de les peindre. « Jusqu’à lui, dit Sainte-Beuve, on ne se doutait pas de tout ce que pouvaient fournir d’intérêt, de vie, de drame mouvant et sans cesse renouvelé, les événements, les scènes de la cour, les mariages, les morts, les revirements soudains ou même le train habituel de chaque jour, les déceptions ou les espérances se reflétant sur des physionomies innombrables dont pas une ne se ressemble, les flux et reflux d’ambitions contraires animant plus ou moins visiblement tous ces personnages et les groupes qu’ils formaient entre eux dans la grande galerie de Versailles, pêle-mêle apparent qui, grâce à lui, n’est plus confus et qui nous livre ses combinaisons et ses contrastes. Jusqu’à Saint-Simon, on n’avait que des aperçus et des esquisses légères de tout cela ; le premier il a donné, avec l’infinité des détails, une impression vaste des ensembles. Si quelqu’un a rendu possible de repeupler en idée Versailles et de le repeupler sans ennui, c’est lui. On ne peut que lui appliquer ce que Buffon a dit de la terre au printemps : tout fourmille de vie. Mais en même temps, il produit un singulier effet par rapport aux temps et aux règnes qu’il n’a pas embrassés ; au sortir de sa lecture, lorsqu’on ouvre un livre d’histoire ou même de mémoires, on court risque de trouver tout maigre, pâle et pauvre ; toute époque qui n’a pas eu son Saint-Simon paraît comme déserte, muette et décolorée ; elle a je ne sais quoi d’inhabité ; on sent et l’on regrette tout ce qui y manque et ne s’en est point transmis. »


Dans les trois jugements qui suivent, ce grand ouvrage est dignement apprécié au double point de vue du fond et de la forme. « Saint-Simon, dit M. Henri Martin, n’est ni un grand politique, ni un grand penseur, ni un esprit juste, quoiqu’il ait parfois des vues très-justes et très-sagaces sur des objets particuliers ; mais c’est un grand peintre. À travers un énorme entassement de grandes choses ingénieusement et vivement saisies, de petitesses dont il fait des montagnes, de graves et interminables puérilités, de vérités dans les faits (dans les faits qu’il a vus de ses yeux, du moins) et de romans dans les causes, à travers ce chaos, brillent sans cesse des rayons de génie, mais d’un génie tout spécial. C’est ce génie qui saisit les physionomies, les gestes, les moindres mouvements de l’âme et du corps, les portraits individuels et les tableaux d’ensemble, et les fixe en traits qu’on n’oublie jamais. Merveilleux observateur du détail et de la forme de toutes choses, espion infatigable de deux générations, la dernière du XVIIe siècle et la première du XVIIIe, ce curieux par excellence a laissé une œuvre sans modèle et sans analogue, ou plutôt ce n’est pas une œuvre, c’est son existence tout entière qu’il nous livre avec celle de tous ses contemporains. Il est lui-même le rôle le plus original et souvent le plus comique de son immense comédie. »

« Toute la langue du XVIIe siècle, dit M. D. Nisard, est dans les Mémoires de Saint-Simon. Descartes y aurait reconnu sa période longue et chargée d’incidentes, où la clarté se fait par une lecture répétée ; Bossuet, sa hardiesse et son accent ; La Bruyère, son coloris ; Mme de Sévigné, sa légèreté de main dans les anecdotes et toutes les grâces de son style familier. » Examinant la manière de narrer de Saint-Simon, le même historien de la littérature française se demande, s’il en est une de meilleure : « Est-il un récit, composé dans toutes les règles, qui soit plus saisissant que le journal de la mort de Louis XIV ? Tout ce mouvement autour du mourant, d’abord de respect et d’intérêt pour une vie de si grande importance, puis, à mesure que les chances de guérison diminuent, d’ambition et de précautions avec le règne futur ; ces appartements du duc d’Orléans encombrés « à n’y pas mettre une épingle, » quand le roi est désespéré ; vides et déserts, sur le bruit qu’il est mieux ; ces valets qui pleurent, les seuls vrais amis du monarque ; la froide et dure octogénaire qui assiste l’œil sec à sa longue agonie, tirant parti de ces soins suprêmes pour faire ajouter à la part des bâtards, et, quand le roi n’est plus qu’un moribond, qui ne peut plus ôter ni donner, n’attendant pas la fin et se sauvant à Saint-Cyr ; ces grandes et touchantes paroles du roi et cette attente de la mort dans la majesté qu’il mettait à toutes ses actions, sans faiblesse, sans défaillance, si ce n’est celle de la nature quand le combat va finir ; cette inquiétude du chrétien qui craint que ses souffrances ne soient une trop faible expiation de ses fautes ; tout cela raconté au jour le jour, dans l’ordre où chaque chose arrive, au milieu des détails sur le service intérieur, l’étiquette, les allées et les venues des courtisans et des gens de service, les messes entendues dans le lit et les derniers repas du mourant : tout cela, dans son abandon, égale l’art le plus consommé. »

« Personne, dit M. J.-J. Weiss, n’a jugé le style de Saint-Simon avec plus de rigueur que lui-même. C’est de bonne foi qu’il en accuse la négligence, la diffusion et l’obscurité. À supposer un instant qu’une partie de son livre aurait pu paraître sous Louis XIV, le dédain et l’oubli de la grammaire qui s’y montrent à toutes les pages auraient suffi pour inspirer le dégoût. Dans l’âge suivant, ce grand nombre de mots accumulés pour rendre la même idée, ces redites sans fin, ces périodes qui s’embarrassent les unes dans les autres et qui souvent même ne sont pas achevées, tout ce pêle-mêle d’expressions et de pensées eût révolté un public devenu sybarite. Peut-être il n’appartenait qu’à notre temps, affranchi de tout préjugé en matière de style, d’accueillir cet ouvrage avec l’admiration qui lui est due. Cette disposition de notre esprit était déjà favorable à Saint-Simon ; le contraste piquant de son langage avec la banalité du nôtre a fait le reste. La langue de Saint-Simon a été, en effet, tout entière créée par lui. Il détourne les mots de leur acception ordinaire, il en invente, il ajoute à ceux dont la signification est le plus riche, il les dispose par groupes entre lesquels toute liaison matérielle est supprimée, et il en forme des associations jusque-là inouïes, qui sont à la fois le comble de l’audace et du bonheur. Sous le désordre apparent du style se cache et règne une ordonnance intime, qui ne vient que d’elle seule et qui supplée à la rigueur de la syntaxe par la succession naturelle des idées. Changez le rang d’un mot, corrigez un tour, vous détruisez l’économie intérieure de la phrase et vous retranchez peut-être une beauté.

« Comme Saint-Simon écrit d’abondance et sous l’empire de la forte impression qu’il reçoit des objets, la vigueur et l’ampleur sont les deux qualités dominantes de son style. Toutes deux ont leur source dans la prodigieuse facilité de son imagination. Il trouve du premier coup le terme qui peint. Veut-il parler d’un envieux : « Il estoit né piqué de tout ; » d’une hypocrite à la mode : « Elle arbora la haute dévotion ; » d’un prélat sans vertu : « Il fut bombardé archevêque ; » quelquefois l’image résume seule tout un drame : « Le cardinal Bonzi mourut consommé par Basville, intendant du Languedoc. » Il y a même des occasions où l’auteur n’emploie les figures que par impuissance de trouver le mot propre. S’il veut juger Versailles, comme il ne connaît pas le jargon des architectes, il dira que, du côté du jardin, « les ailes fuient sans tenir à rien » et que, du côté de la cour, « l’étranglé suffoque. » Quand il est ainsi obligé de lutter avec la langue et de lui faire violence, la vérité jaillit inattendue de sa plume. Un style aussi énergique se prêtait merveilleusement à l’expression de ces pensées profondes et amères dont Tacite, parmi les anciens, nous a offert les plus fameux exemples. »