Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/TALLEYRAND-PÉRIGORD (Charles-Maurice DE), prince DE BÉNÉVENT, célèbre homme d’État et diplomate

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 4p. 1419-1422).

TALLEYRAND-PÉRIGORD (Charles-Maurice DE), prince DE BÉNÉVENT, célèbre homme d’État et diplomate, né à Paris le 13 février 1754, mort dans la même ville le 17 mai 1838. Il était le fils aîné du comte Charles-Daniel. D’après les uns, il naquit pied bot ; d’après d’autres, il avait un an lorsque, sa nourrice l’ayant mis par terre dans un champ pour causer avec son amoureux, un porc lui entama fortement une jambe et un pied. Quoi qu’il en soit, le jeune Maurice se trouva boiteux ; sa famille dut renoncer à lui faire suivre la carrière des armes, et ce fut à l’Église qu’on le destina, sans se préoccuper en rien, selon les mœurs de l’ancien régime, si l’Église était son fait. Élevé au collège d’Harcourt, il en sortit pour entrer au séminaire Saint-Sulpice, puis il suivit les cours de la Sorbonne et alla enfin terminer ses études théologiques à Reims, auprès de son oncle, archevêque de cette ville. Maurice de Talleyrand avait vingt ans lorsqu’il revint à Paris. Il était dans toute la fougue de ses passions, sans nul désir de les comprimer. Spirituel, aimable, ayant une parfaite éducation d’homme du monde, il mena la vie licencieuse des abbés de cour et se livra à toutes sortes de dissipations. Le dévergondage des mœurs était alors tellement passé dans les habitudes du clergé, que rien ne paraissait plus naturel. À vingt et un ans, il fut nommé abbé de Saint-Denis, dans le diocèse de Reims, et obtint plusieurs bénéfices. Peu après, l’abbé de Périgord (c’est ainsi qu’on appelait alors Talleyrand) se lia avec le duc de Lauzun, puis avec Mirabeau, avec Mmes  de Flahaut et de Buffon, s’empressa d’aller rendre visite à Voltaire lorsque l’illustre philosophe se rendit à Paris (1778) et obtint, en 1780, le lucratif emploi d’agent général du clergé de France. Ces fonctions le mirent en relation avec de Calonne et lui permirent d’acquérir des connaissances étendues en matière de finances, d’apprendre le maniement des affaires et de se lancer dans des spéculations, grâce auxquelles il put subvenir sans encombre à ses prodigalités. Tout en menant de front les affaires et les plaisirs, le jeune abbé, dont l’esprit était singulièrement ouvert, ne restait pas étranger au mouvement qui entraînait les intelligences à demander, dans l’État, des réformes devenues absolument nécessaires. Dans une lettre qu’il écrivit le 4 avril 1787 à son ami Choiseul-Gouffier, ambassadeur à Constantinople, le futur diplomate prend la défense des projets du comte de Calonne et écrit ces lignes : « Des administrations provinciales et plus de privilèges, c’est la source de tous les biens. Il n’y a rien qui ne puisse être fait par les administrations provinciales et il n’y a pas de changement heureux qui puisse être fait sans elles. Mon ami, le peuple sera enfin compté pour quelque chose. » Le 1er octobre 1788, Talleyrand obtint de Louis XVI, sur les pressantes sollicitations de son père mourant, l’évêché d’Autun, auquel était attaché un revenu de 80,000 livres. Dans cette situation nouvelle, il ne changea rien à son genre de vie. Membre de la réunion des notables au mois de novembre de la même année, il s’y fit remarquer comme un des plus chauds promoteurs des idées nouvelles et devint, à cette époque, l’ami de Necker.

Le clergé de son diocèse nomma Talleyrand député aux états généraux de 1789. Il attira aussitôt sur lui l’attention publique en se rangeant du côté du parti populaire et en se prononçant pour la réunion des deux ordres privilégiés au tiers état, dont les députés se constituaient en assemblée nationale. Se faisant le promoteur de plusieurs réformes, il demanda notamment la suppression des dîmes du clergé et la constitution d’un pouvoir exécutif exercé par des ministres responsables. Devenu membre du comité de constitution, il collabora à la célèbre déclaration des droits, fit décréter l’admission de tous les citoyens aux emplois publics et demanda que les droits de citoyens actifs fussent donnés à tous les habitants du territoire, y compris les juifs. Après la prise de la Bastille, il fit partie de la commission chargée d’examiner les causes du mouvement populaire qui s’était produit à cette occasion. « Vers la fin de la même année, dit Rabbe, il s’occupa surtout de différents projets de finance, fut quelquefois en opposition avec Necker et proposa la création des billets d’État. Il insista sur l’utilité, sur la convenance même de la confiscation et de la vente des biens du clergé (10 octobre) ; il eut beaucoup de part à cette grande mesure. Après avoir été un des commissaires chargés de surveiller la caisse d’escompte, il devint membre du comité des impositions. Au mois de février 1790, l’Assemblée résolut de s’expliquer sur l’esprit dont elle était animée et de rappeler le but auquel elle se proposait d’atteindre. Talleyrand rédigea cette adresse, et quelques jours après on le nomma président (16 février). » Le décret du 13 du même mois, qui supprimait les ordres religieux, souleva dans le clergé de vives protestations, auxquelles l’évêque d’Autun ne voulut pas s’associer. Au mois de juin, il présenta le décret sur l’uniformité des poids et mesures, et ce fut lui qui se chargea de célébrer la messe sur l’autel de la patrie, au Champ de Mars, lors de la grande fête de la Fédération, le 14 juillet. Le 28 décembre, il prêta serment à la constitution civile du clergé et se démit de son évêché d’Autun. À diverses reprises, il manifesta, à cette époque, pour la grande œuvre de la révolution un enthousiasme dont on ne saurait suspecter la sincérité, quelle que soit la duplicité dont il ait plus tard fait preuve. « Tout a disparu devant l’honorable qualité de citoyen, s’écriait-il un jour en parlant de la constitution de 1791 ; une féodalité vénatrice, si puissante encore dans ses derniers débris, couvrait la France entière ; elle a disparu sans retour. Vous étiez soumis dans les provinces au régime d’une administration inquiétante, vous en êtes affranchis. Des ordres arbitraires attentaient à la liberté des citoyens, ils sont anéantis. Les droits des hommes étaient méconnus, insultés depuis des siècles ; ils ont été rétablis dans cette déclaration qui sera le cri éternel de guerre contre les oppresseurs et la loi des législateurs eux-mêmes. » Au mois de janvier 1791, il fut élu membre du directoire du département de la Seine. S’étant sécularisé par le fait, il ne voulut point accepter le siège épiscopal de Paris, que le refus de serment de M. de Joigné avait rendu vacant ; mais il n’hésita point, malgré les défenses du pape, à sacrer les évêques de l’Aisne et du Finistère, élus constitutionnellement (24 février 1791). Un bref d’excommunication ayant été lancé contre les membres du nouveau clergé, Talleyrand écrivit à son ami, le duc de Lauzun : « Vous savez la nouvelle, l’excommunication ; venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser le feu et l’eau ; aussi nous n’aurons ce soir que des viandes glacées et nous ne boirons que du vin frappé. » Peu après, il approuva la transformation de l’église Sainte-Geneviève en Panthéon, destinée à servir de sépulture aux grands hommes. Jadis très-lié avec Mirabeau, Talleyrand s’était brouillé avec lui ; mais lorsqu’il apprit qu’il était dangereusement malade, il alla le visiter. Un rapprochement s’opéra entre eux, et le célèbre orateur le désigna pour être un de ses exécuteurs testamentaires. Ce fut lui qui lut à l’Assemblée nationale (4 avril 1791) le dernier discours préparé par Mirabeau sur les droits de succession et que la mort l’avait empêché de prononcer. Le 19 du même mois, au nom du département de la Seine, il adressa à Louis XVI une sorte d’admonestation, dans laquelle il l’exhorta à s’entourer des plus fermes appuis de la liberté. Le 10 septembre suivant, il lut à l’Assemblée nationale un rapport des plus remarquables sur l’instruction publique, dans lequel il passa en revue toutes les branches de l’enseignement. Enfin, le 5 décembre, il s’associa à une déclaration en faveur de la liberté de conscience et protesta contre les mesures de rigueur adoptées contre le clergé qui avait refusé de prêter serment.

Lorsque l’Assemblée constituante eut dêposé ses pouvoirs pour faire place à l’Assemblée législative, Talleyrand fut chargé par le gouvernement de se rendre à Londres dans le but d’obtenir la neutralité de l’Angleterre et d’essayer même d’amener le cabinet de Saint-James à faire une alliance avec la France, au moment où la plupart des puissances prenaient contre elle une attitude menaçante. Cette mission secrète, par laquelle l’ancien évêque d’Autun débutait dans la carrière diplomatique, offrait des difficultés presque insurmontables. En février 1791, il arriva à Londres pendant que Lauzun, devenu duc de Biron, se rendait en Prusse avec une mission semblable. La légèreté de ses mœurs, les relations qu’il noua avec les chefs du parti whig indisposèrent contre lui George III et surtout le premier ministre, Pitt. Les conférences qu’il eut à diverses reprises avec ce dernier furent sans résultat. Il revint donc à Paris, où le mouvement révolutionnaire s’accentuait de jour en jour. Talleyrand, qui s’était lié avec le duc d’Orléans, devint un habitué des fêtes de nuit que ce prince donnait au Raincy, à Monceaux, au Palais-Royal. « Il fut mêlé, dit Capefîgue, à ces petites orgies, à l’agiotage des assignats comme aux intrigues politiques ; il n’eut pas assez soin de sa dignité ; il s’habitua à voir l’excuse de tout dans le besoin et le succès. » Après la journée du 20 août, la tournure que prenaient les événements lui fit accepter avec empressement l’occasion qui s’offrait à lui de retourner en Angleterre. Dumouriez, devenu ministre, résolut de recommencer des négociations avec le gouvernement anglais. La qualité d’ancien membre de la Constituante interdisait à Talleyrand d’être investi par le pouvoir de fonctions officielles. Dumouriez nomma le jeune marquis de Chauvelin ambassadeur à Londres, mais il chargea Talleyrand de l’accompagner et de diriger en réalité les négociations (avril 1792). Le diplomate eut à lutter, comme pendant sa première mission, contre un mauvais vouloir et des préventions qui ne se dissimulaient point ; néanmoins, il parvint à obtenir une déclaration de neutralité. La journée du 10 août, qui survint sur ces entrefaites, modifia complètement les dispositions du cabinet de Saint-James. Talleyrand revint à Paris, fut accusé d’avoir travaillé secrètement pour le duc d’Orléans, mais se justifia facilement de cette accusation. Danton, avec qui il était lié, l’envoya de nouveau en Angleterre le 10 septembre 1792, afin qu’il pût saisir toutes les occasions d’amener un rapprochement entre les deux gouvernements. Pendant que Talleyrand constatait qu’il n’y avait rien à espérer pour la neutralité, il était en France décrété d’accusation (5 décembre), à la suite de la découverte d’une lettre écrite par lui à de Laporte et dans laquelle il déclarait qu’il était prêt à servir Louis XVI. Vainement il protesta de son dévouement à la chose publique dans une lettre adressée au président de la Convention, il fut porté sur la liste des émigrés. Sa situation à Londres devint dès lors fort difficile. Suspect aux révolutionnaires, il s’y vit l’objet des plus violentes accusations de la part des royalistes qui avaient émigré en Angleterre. Après la mort de Louis XVI, le cabinet britannique expulsa du territoire les réfugiés français qui lui parurent suspects. Pour ne pas être enveloppé dans cette mesure, Talleyrand déclara qu’il n’était investi d’aucune fonction, qu’il n’était qu’un simple citoyen, et parvint à obtenir l’autorisation de rester. Mais, las d’être criblé sans cesse de sarcasmes et d’épigrammes par la noblesse émigrée, il partit en février 1794 pour les Elats-Unis, avec le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. Lorsqu’il apprit les événements du 9 thermidor, il résolut de revenir en France, se rendit à Hambourg, puis à Amsterdam et, à la suite d’actives démarches, il obtint de la Convention, sur la proposition de Chénier, un décret qui lui permit de revenir en France (4 septembre 1795). Après avoir rempli auprès du gouvernement prussien une mission secrète, ayant pour objet de pousser le cabinet de Berlin à se prononcer pour la neutralité, il revint à Paris en mars 1796.

Barras était alors à la tête du Directoire. Talleyrand s’empressa de se faire admettre dans sa petite cour, renoua des relations avec Mme  de Staël, qui l’introduisit au cercle constitutionnel, et fréquenta les salons, où il gagnait les suffrages des femmes par son esprit et l’élégance de ses manières. « Du moment qu’il a remis les pieds à Paris, dit Sainte-Beuve, ce n’est pas pour y rester observateur passif et insignifiant. Partout où il est, il renoue ses fils, il trame, il intrigue ; il faut qu’il soit du pouvoir et il en sera. À ne voir que les dehors, son entrée est la plus digne et la mieux séante. Talleyrand ne crut pouvoir mieux remplir son apparence de loisir, dans les mois qui précédèrent le 18 fructidor, et payer plus gracieusement sa bienvenue que par son assiduité à l’Institut national, dont on l’avait nommé membre dès l’origine, et en y marquant sa présence par deux mémoires, l’un tout plein de considérations intéressantes sur les relations commerciales des États-Unis avec l’Angleterre, l’autre tout plein de vues, de prévisions et même de pronostics sur les avantages à retirer d’un nouveau régime de colonisation et sur l’esprit qu’il y faudrait apporter. » Ces mémoires firent du bruit et contribuèrent à le mettre en évidence. Grâce à l’influence de Chénier et de Mme  de Staël et surtout au goût très-vif qu’avait pour lui Barras, il fut appelé, malgré la résistance de l’austère Carnot, à remplacer Charles Delacroix comme ministre des relations extérieures (15 juillet 1797).

Frappé, dès cette époque, des talents du jeune général en chef de l’armée d’Italie, Bonaparte, et ne doutant point, dans sa perspicacité habituelle, qu’il ne fût appelé a jouer un grand rôle, Talleyrand lui fit part de sa nomination (24 juillet). « Je m’empresserai, lui écrivit-il, de vous faire parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de transmettre, et la Renommée, qui est votre organe ordinaire, me ravira souvent le bonheur de lui apprendre la manière dont vous les aurez remplies. » C’était déjà parler en courtisan. Il ne prit point une part ostensible au coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797), mais, dans une circulaire aux agents diplomatiques, il s’attacha à le justifier.« Vous direz, leur écrivait-il, que le Directoire, par son courage, l’étendue de ses vues et le secret impénétrable qui en a préparé le succès, a montré au plus haut degré qu’il possédait l’art de gouverner dans les moments les plus difficiles. » Lorsque Bonaparte eut signé le traité de Campo-Formio (17 octobre 1797), qui n’était point conforme aux vues du Directoire, mais qui imposait à l’Autriche la reconnaissance officielle de la République, Talleyrand lui écrivit (26 octobre 1797), et voici en quels termes adulateurs : « Voilà donc la paix faite, et une paix à la Bonaparte. Recevez-en mon compliment de cœur, mon général ; les expressions manquent pour vous dire tout ce qu’on voudrait en ce moment. Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être quelques criailleries d’Italiens ; mais c’est égal. Adieu, général pacificateur ! adieu ; amitié, admiration, respect, reconnaissance, on ne sait où s’arrêter dans cette énumération. » Lorsque Bonaparte arriva à Paris le 5 décembre 1795, ce fut Talleyrand qui le présenta au Directoire et aux ministres et le harangua. Ce fut également lui qui, le mois suivant, fut chargé par le Directoire de décider le général à assister à la fête anniversaire du 21 janvier. Il se lia alors avec Bonaparte, qui lui confia, dès le début, ses vues sur une expédition en Égypte. Il fut même décidé entre eux que, pendant que le général s’embarquerait pour ce pays, le ministre se rendrait en qualité d’ambassadeur à Constantinople pour appuyer l’expédition par la diplomatie ; mais Talleyrand renonça bientôt à ce projet en ce qui le concernait, il tenait à ses fonctions de ministre, qui lui fournissaient des moyens peu honorables de s’enrichir. « Il est très-certain, dit Sainte-Beuve, pour ne s’en tenir qu’à ce qui a éclaté, que Talleyrand, ministre des relations extérieures sous le Directoire, profita de la saisie des navires américains, à la suite du traité de commerce des État-Unis avec l’Angleterre, pour attirer à Paris les commissaires de cette république munis de pleins pouvoirs et tâcher de les rançonner (octobre 1797). Il leur fit offrir par des entremetteurs à sa dévotion, et dont les noms sont connus, de se charger d’une réconciliation à l’amiable avec le Directoire, mais seulement à prix d’argent, de beaucoup d’argent (1,200,000 francs). Ces honnêtes gens résistèrent et ébruitèrent la proposition. C’est aussi en cette occasion qu'on voit apparaître et figurer pour la première fois, dans la vie de Talleyrand, son aide de camp habituel et le plus digne de lui, Montrond, un homme d’audace et d’esprit, un intrigant de haut vol. Ils étaient chacun un type dans son genre, et les deux se complétaient. Il ne saurait y avoir désormais de Talleyrand sans Montrond et de Montrond sans Talleyrand. Une telle affaire avérée en représente et en suppose des milliers d’autres. Or, rien de plus avéré, de plus authentiquement acquis à l’histoire que cette tentative d’extorsion et, pour parler net, que cette tentative de chantage auprès des envoyés américains. » Les mêmes tentatives de corruption se reproduisirent vers le même temps, mais avec moins d’éclat, auprès du gouvernement de la ville libre de Hambourg. Talleyrand se fit également une large part de profits illicites dans le subside de 60 millions que l’Espagne payait à la France pendant la durée de la guerre, en vertu du traité du 22 juillet 1795. Le scandale que produisit la découverte de quelques-uns de ces honteux tripotages émut vivement l’opinion publique. Talleyrand, vivement attaqué par les républicains et par la Société du Manège, dut offrir sa démission, qui fut acceptée (20 juillet 1799), et il fut remplacé, comme ministre des affaires étrangères, par Reinhard, natif du Wurtemberg.

Tombé du pouvoir, Talleyrand aspirait ardemment à y remonter. Des qu’il apprit le retour de Bonaparte d’Égypte, il s’empressa d’aller visiter le général, rue Chantereine, et ces deux hommes s’entendirent facilement pour préparer le coup d’État du 18 brumaire qui devait faire peser sur la France, pendant quinze ans, le plus écrasant des despotismes. En dehors de l’action purement militaire, nul plus que Talleyrand ne contribua au succès de l’entreprise de l’ambitieux Bonaparte. Par son action et des démarches auprès des principaux personnages en jeu, auprès de Sieyès et de Barras, par son habile entremise à Paris dans la journée du 18, par ses avis et sa présence à Saint-Cloud le 19, au moment décisif, par son sang-froid qu’il ne perdit pas un instant, il rendit des services éclatants à Bonaparte qui, devenu premier consul, le nomma ministre des affaires étrangères (22 novembre 1799).

Dans ces fonctions, Talleyrand s’attacha k donner aux relations diplomatiques de la France avec les puissances étrangères un ton de mesure, des allures et des formes rappelant le langage de la cour qui avait disparu, « Dépourvu d’idées bien arrêtées, généralement ennemi du travail, dit M. Fouillée, il n’avait aucune des qualités d’un ministre dirigeant ; mais la souplesse et la pénétration de son esprit, son rare talent pour les négociations en faisaient un instrument précieux sous la main d’un homme aussi résolu que le premier consul. » Après la victoire de Marengo, Bonaparte désirait la paix. Talleyrand négocia partout avec bonheur. Par d’adroites prévenances, il obtint un traité d’alliance avec la Russie, puis il prit part successivement aux traites de Lunéville (9 février 1801), d’Amiens (25 mars), de Badajoz (29 septembre) et à la conclusion du concordat avec Pie VII. À cette occasion, il obtint du pape un bref de sécularisation (29 juin 1802) et peu après il contracta un manage civil avec Mme  Grand, qui vivait avec lui depuis plusieurs années et dont nous parlerons plus loin. Bien que d’un caractère naturellement doux et n’ayant nul goût pour la violence, Talleyrand s’associa néanmoins à quelques-uns des actes les plus odieux de Bonaparte. Il approuva ce dernier lorsqu’il fit déporter sans jugement un certain nombre d’hommes hostiles à son pouvoir et opina dans un conseil secret, tenu par le premier consul, pour l’enlèvement et l’arrestation du duc d’Enghien. Il rédigea à ce dernier sujet un rapport motivé, qu’il essaya de faire disparaître au début de la Restauration, et qui échappa à la destruction faite par lui-même de ses papiers compromettants et fut recueilli par le baron de Méneval. Sous l’Empire, Napoléon, ayant appris que Talleyrand avait déclaré qu’il était resté complètement étranger à la mort du duc d’Enghien, l’apostropha violemment en plein conseil (1809). S’adressant, dit M. Thiers, à Talleyrand qui était immobile, debout, adossé à une cheminée, il lui dit en gesticulant de la manière la plus vive : « Et vous avez prétendu, monsieur, que vous avez été étranger à la mort du duc d’Enghien ?… Mais vous oubliez donc que vous me l’avez conseillée par écrit ? »

Talleyrand applaudit en courtisan à l’établissement de l’Empire (1804). Il suggéra, dit-on, à Napoléon l’idée de rétablir les grandes charges de la couronne et reçut pour son compte la dignité de grand chambellan, tout en conservant la direction des affaires étrangères. Lors de la coalition de 1805, il parvint à faire rester la Prusse dans l’état de neutralité et à maintenir le Wurtemberg et la Bavière dans l’alliance française. Dans sa Notice sur Talleyrand, M. Mignet nous apprend qu’après la victoire d’Ulm ce diplomate adressa de Strasbourg à Napoléon, un mémoire pour lui proposer un plan de remaniement européen, tout un nouveau système de rapports qui eût désintéressé l’Autriche et préparé un avenir de paix. Ce projet d’arrangement, il le renouvela le jour où il reçut à Vienne la nouvelle de la victoire d’Austerlitz. Napoléon rejeta ce plan, qu’il dut se repentir amèrement plus tard de n’avoir point adopté, car, en se bornant à humilier et à amoindrir l’Autriche, il ne sut qu’en faire une ennemie toujours prête à se jeter dans de nouvelles coalitions contre lui. Talleyrand prit une grande part à la création de la Confédération du Rhin (12 juin 1806), qui mettait une partie de l’Allemagne sous le protectorat de Napoléon, Il essaya, de rompre l’alliance qui existait entre l’Autriche et la Russie en offrant à la première de ces puissances de se rendre maîtresse de la Valachie et de la Moldavie, mais il ne réussit point et ne fut pas plus heureux dans les négociations de paix qu’il entama avec le gouvernement britannique. Le 5 juin 1806, Napoléon lui donna la principauté de Bénévent, détachée des États de l’Église. L’année suivante, après le traité de Tilsitt, auquel il avait coopéré, il dut remettre à Champagne le portefeuille des affaires étrangères (9 août 1807). Sa diplomatie tempérée ne convenait plus au tempérament de Napoléon, qui, ivre d’orgueil, rêvait alors la monarchie universelle ; mais, en échange de son ministère, il reçut la dignité de vice-grand électeur de l’empire, et fut employé par son maître dans diverses négociations. Lorsque Napoléon eut l’idée folle de s’emparer de l’Espagne, il trouva un approbateur dans Talleyrand, qu’il chargea de négocier avec le ministre Izquierdo et de préparer l’abdication du roi Charles IV, qui eut lieu à Bayonne (mai 1808). Cette même année, il fut nommé archichancelier d’État, loua à Napoléon 175,000 francs son château de Valençay, destiné à servir de demeure aux princes d’Espagne, retenus prisonniers, et il acheta, dit-on, avec le seul produit de ses créances sur ce pays, le bel hôtel de l’Infantado, situé rue Saint-Florentin, à Paris. Au mois de septembre suivant, il assista à l’entrevue qui eut lieu à Erfurt entre Napoléon et l’empereur Alexandre. Peu après, il fut chargé de faire à ce dernier des ouvertures sur un projet de mariage entre la sœur du czar et Bonaparte, qui songeait dès cette époque à divorcer avec Joséphine. Cette proposition n’eut pas de suite ; mais le diplomate profita de sa situation auprès du czar pour lui demander et obtenir la main de la duchesse de Courlande pour son neveu, le comte de Périgord.

Bien qu’il eût été l’instrument de toutes les négociations qui avaient abouti à la guerre d’Espagne et qu’il eût conseillé au despote couronné de recommencer la politique de Louis XIV, Talleyrand blâma l’entreprise dès qu’il vit qu’elle prenait une mauvaise tournure. Napoléon l’apprit et lui manifesta sa colère dans une scène violente, à la suite de laquelle il lui enleva sa charge de grand chambellan (20 juin 1809). À force de souplesse, le prince de Bénévent parvint à éviter une disgrâce complète. Comme archichancelier d’État, il assista au conseil dans lequel Napoléon manifesta sa volonté de divorcer (21 janvier 1810) et émit l’opinion de chercher une impératrice dans la maison d’Autriche. Cette même année, le chef de l’État lui acheta pour 2,100,000 francs son hôtel de Monaco. Malgré les sommes énormes qu’il avait acquises, de fausses spéculations et son existence fastueuse avaient fait de larges brèches à sa fortune. Ayant perdu l’espoir, tant que régnerait Napoléon, de revenir aux affaires et de recouvrer une créance de plusieurs millions que le gouvernement anglais avait mise sous le séquestre, il désira ardemment la chute de l’homme qu’il avait tant adulé, entra en relations intimes avec Fouché, qui avait le même désir, et attendit l’heure de la catastrophe, qui ne se fit pas attendre.

En 1813, après le désastre de Russie et la bataille de Leipzig, Savary, duc de Rovigo, engagea Napoléon à appeler auprès de lui Talleyrand, dont la souplesse d’esprit ne lui serait point inutile dans les graves circonstances où il se trouvait. Appelé à Saint-Cloud, le prince de Bénévent déclara qu’il était prêt à redevenir ministre des affaires étrangères ; mais il demanda que Napoléon fît la paix, quelles que fussent les conditions qu’on exigeât de lui. Il demanda, en outre, à conserver, avec le portefeuille des affaires étrangères, le titre de vice-grand électeur. Cette entrevue n’aboutit point, et Talleyrand continua à suivre d’un œil attentif la marche des événements, vivant au milieu d’un cercle d’intimes, l’abbé de Pradt, le baron Louis, le duc de Dalberg, Montrond, les généraux Beurnonville et Dessolles, tous hostiles à l’Empire. Il n’en accepta pas moins, lors du second départ de Napoléon pour l’armée (janvier 1814), une place dans le conseil de régence ; mais, d’une part, il s’attacha à préparer le Sénat à accepter la chute de l’Empire ; de l’autre, il chargea, avec le duc de Dalberg, le baron de Vitrolle de se rendre auprès des plénipotentiaires des souverains alliés et de préparer les voies à une restauration des Bourbons. Lorsque les alliés entrèrent à Paris, il reçut dans son hôtel de la rue Saint-Florentin l’empereur Alexandre et s’attacha à le circonvenir, en même temps qu’il agissait auprès de MM. de Nesselrode et de Metternich. Les princes alliés ne songeaient guère qu’à affaiblir la France et étaient fort indifférents, excepté le roi d’Angleterre, à l’endroit du gouvernement qu’il plairait au pays de se donner. Le czar personnellement penchait pour la régence de Marie-Louise au nom de Napoléon II. Talleyrand obtint de lui la déclaration « qu’il ne traiterait plus avec l’empereur Napoléon et sa famille. » À la suite de cette déclaration rendue publique, le Sénat prononça la déchéance de l’Empire (1er avril 1814), et M. de Talleyrand, qui dicta l’acte de déchéance, devint président du gouvernement provisoire. En entraînant la plus grande partie du Sénat et l’empereur Alexandre à accepter les Bourbons, il avait la conviction que Louis XVIII ne pourrait oublier un pareil service et qu’il occuperait dans le nouveau gouvernement la plus haute situation.

Le 12 avril, le comte d’Artois, lieutenant général du royaume, fit son entrée à Paris. « Le bonheur que nous éprouvons sera à son comble, lui dit Talleyrand, si Monseigneur reçoit, avec la bonté divine qui distingue son auguste maison, l’hommage de notre tendresse religieuse. » Charmé de ce langage bassement adulateur, le comte d’Artois laissa Talleyrand diriger les négociations avec les alliés et débattre les conditions de l’armistice du 23 avril. Le 12 mai, il fut nommé par Louis XVIII ministre des affaires étrangères. Au début des négociations qui s’ouvrirent pour le traité de Paris, Talleyrand déclara qu’il renonçait au titre de prince de Bénévent, par déférence pour le saint-siége possesseur de ce fief, et il signa ses actes publics du nom de Charles-Maurice Talleyrand. Grâce à la bienveillance de l’empereur Alexandre, il obtint pour la France, dans le traité du 31 mai, des conditions de paix relativement assez douces. Il se rendit ensuite, en qualité de ministre plénipotentiaire, au congrès de Vienne (22 septembre 1814), où, bien qu’il y eût peu d’influence, il obtint que la Saxe ne fût point absorbée par la Prusse et fit restaurer les Bourbons sur le trône de Naples. Le roi Ferdinand lui donna alors le titre de duc de Dino, qu’il transmit à son neveu. Le 3 janvier 1815, il signa, avec les représentants de l’Angleterre et de l’Autriche, un traité secret ayant pour objet de s’opposer aux prétentions de la Russie, et il indisposa vivement contre lui l’empereur Alexandre. Lorsque Napoléon revint de l’île d’Elbe, Talleyrand proposa aux puissances de le mettre au ban de l’empire. Il résista aux tentatives qui furent faites par Bonaparte pour le rattacher à sa cause, car il avait la parfaite conviction que l’empire restauré n’aurait qu’une éphémère durée. S’étant rendu auprès de Louis XVIII à Gand, il combattit l’influence de M. de Blacas et, après Waterloo, il engagea ce prince à signer la proclamation de Cambrai et à apporter quelques modifications libérales dans la charte de 1814. Le 9 juillet, il prit le portefeuille des affaires étrangères dans le cabinet dont faisait partie le duc d’Otrante. Il essaya, sans succès, de combattre les exigences draconiennes des alliés. « La situation lui paraissait si grave, dit Capefigue, qu’il se montrait indifférent à tous les détails, à tous les épisodes violents de l’occupation de Paris, sans penser à autre chose qu’à un traité de paix définitif, se contentant de dire : « Laissez les alliés se déshonorer. » On lui a reproché de ne pas avoir protesté contre le pillage des musées et des dépôts publics. Quand des plaintes venaient à lui, le prince se bornait à dire : « Ce n’est pas une affaire. » Le 28 septembre 1815, il dut remettre au duc de Richelieu le portefeuille des affaires étrangères. Il reçut en compensation les fonctions de grand chambellan avec un traitement de 100,000 francs.

Vainement Talleyrand pensait revenir bientôt aux affaires. Il comprit vite que sa disgrâce était réelle. Bien qu’il eût grand soin de ne pas se compromettre, quelques mots piquants, dans lesquels il exhalait son dépit, furent répétés à Louis XVIII, qui, dans un moment d’irritation, lui interdit l’entrée de la cour, mais revint bientôt sur cette détermination d’après le conseil du duc de Richelieu. Toutefois, Talleyrand ne désespérait pas de revenir au pouvoir et suivait d’un œil attentif les fluctuations de la politique afin d’essayer d’en profiter, se préparant à toutes les combinaisons, offrant à la droite de gouverner avec un coup d’État, proposant à. la gauche une solution libérale avec le baron Louis, Dalberg, etc. Il en fut pour ses intrigues et dut confiner son action politique effective à la Chambre des pairs, dont il faisait partie depuis 1814, et où il prononça, à diverses reprises, des discours, notamment sur la presse et contre l’expédition d’Espagne. Lorsqu’il vit la direction que prenait la politique de Charles X, il entrevit sans peine la chute de ce prince, entretint des relations avec le Palais-Royal, particulièrement avec la princesse Adélaïde, sœur du duc d’Orléans, et laissa soupçonner qu’il entrevoyait comme prochaine en France une révolution analogue à celle de 1688 en Angleterre.

Lorsque éclata la révolution de Juillet 1830, le duc d’Orléans, devenu lieutenant général, consulta Talleyrand pour savoir s’il devait accepter le litre de roi, s’il serait reconnu comme tel par les puissances. Le diplomate s’adressa aussitôt à Wellington, qui dirigeait le cabinet britannique, obtint une réponse satisfaisante et, convaincu que la Russie ne s’opposerait pus à la marche des événements, il engagea Louis-Philippe à prendre la couronne. Le mois suivant, il partit pour Londres en qualité d’ambassadeur. Il y reçut l’accueil le plus empressé du cabinet de Saint-James et jeta les bases de l’alliance anglo-française, si connue sous le nom d’entente cordiale et qui procura à la France une longue série d’années de paix. Pour consolider cette alliance, il engagea Louis-Philippe à refuser le trône de Belgique pour le duc de Nemours. Au mois de novembre 1834, il demanda au roi d’être déchargé de ses fonctions et revint à Paris. À partir de ce moment, il cessa de prendre part aux affaires publiques. Jusqu’à la fin de sa vie, il conserva l’intégrité de ses facultés intellectuelles, sa finesse d’esprit et l’exquise affabilité de ses manières. Le 3 mars 1838, il prononça devant l’Académie des sciences morales l’éloge de l’ancien ministre des affaires étrangères Reinhard ; il y traça un portrait des qualités du diplomate, dans lequel il se prit lui-même pour modèle. Dans les derniers temps de sa vie, Royer-Collard et le jeune abbé Dupanloup lui conseillèrent de se rapprocher de l’Église. À la suite d’une crise qui faillit l’emporter, il consentit à écrire, au mois de mars 1838, une pièce destinée au pape et qu’il désigna sous le nom de rétractation. Dans cette pièce, il disait notamment : « Je suis arrivé, au terme d’un grand âge et après une longue expérience, à blâmer les excès du siècle auquel j’ai appartenu, à condamner franchement les graves erreurs qui, dans cette longue suite d’années, ont troublé et affligé l’Église catholique, apostolique et romaine et auxquelles j’ai eu le malheur de participer. » Toutefois, ce ne fut que le matin même de sa mort, le 17 mai 1838, qu’il se décida à signer ce dernier acte de diplomatie cauteleuse. Quelques heures avant sa mort, Louis-Philippe étant allé le voir, le moribond, qui souffrait cruellement d’un anthrax au dos, se souleva péniblement et lui dit : « Sire, c’est le plus grand honneur qu’ait reçu ma maison. » Il devait être courtisan jusqu’au bout.

Nous avons dit que Talleyrand avait épousé Mme  Grand. Cette Mme  Grand était la fille d’un nommé Worley, capitaine du port de Pondichéry ; elle n’avait que seize ans lorsque son père la maria à un Suisse, M. Grand, qui résida successivement à Chandernagor et à Calcutta. Ce fut dans cette dernière ville qu’elle fut courtisée par Philip Francis, qui cherchait dans les intrigues amoureuses une distraction à ses querelles avec Hastings, le gouverneur de l’Inde, et qui a passé pour auteur des célèbres Lettres de Junius. Il affirma qu’il n’avait éprouvé pour la belle Indienne qu’un sentiment purement platonique, jusqu’au jour où il fut surpris chez elle et tomba dans un guet-apens imaginé par le mari, qui lui intenta un procès en conversation criminelle et le fit condamner à 50,000 roupies de dommages-intérêts. C’était payer un peu cher une innocente admiration. Aussi, Francis voulut en avoir pour son argent, et il vécut une année avec Mme  Grand, jusqu’au jour où elle se laissa enlever par un autre amant qui l’emmena en Europe. Ses aventures ne furent pas moins nombreuses que celles de la fiancée du roi de Garbe, jusqu’au jour où le hasard la mit en présence du prince de Talleyrand. Voici comment la chose se fit. C’était sous le Directoire, peu de jours après la nomination de Talleyrand au ministère des relations extérieures. Mme  Grand arrivait de Londres presque sans ressource et chargée par des émigrés de négociations peu importantes ; elle était descendue dans un très-modeste logement garni, dans cette partie de la rue Saint-Nicaise où plus tard eut lieu l’explosion de la machine infernale. L’arrivée de Mme  Grand suffit pour alarmer l’ombrageuse police, et elle était suivie partout, lorsque, ayant été faire une visite à la marquise de Sainte-Croix, sœur de l’avocat général Talon, et par conséquent tante de Mme  de Cayla, Mme  de Sainte-Croix lui conseilla d’aller sur-le-champ trouver M. de Talleyrand et de dire au citoyen ministre tout ce qu’elle pouvait savoir sur l’Angleterre. Mme  Grand monte dans un fiacre et se fait conduire tremblante rue du Bac, à l’ancien hôtel Galifet, où était alors le ministère des relations extérieures. Il était dix heures du soir quand elle y arriva, et ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés que le suisse Joris consentit à la laisser pénétrer jusqu’aux appartements du ministre. Elle y parvint pourtant et se fit annoncer comme une dame émigrée ayant les plus importantes révélations à faire au ministre. Mme  Grand est reçue dans un salon particulier ; elle ne cache point les poursuites dont elle est l’objet et demande un asile. Le ministre craint d’abord de se compromettre et refuse. Cependant la vue d’une femmeen larmes, l’aspect de la plus belle chevelure blonde qui ait peut-être jamais existé, tout cela amollit le cœur du ministre ;

Car, pour être ministre, on n’en est pas moins homme.

On donne donc des ordres pour faire préparer dans le haut de l’hôtel une simple chambre pour la belle réfugiée, et le citoyen ministre, après l’avoir fait conduire dans son appartement, rentre dans le salon le sourire aux lèvres. Cette gaieté n’échappa point aux regards de M. de Sainte-Foix et du duc de Laval. Le ministre ne leur cacha point quel genre d’hospitalité il venait d’accorder ; on prétend même que la conversation des trois amis aurait rappelé celle des vieillards de l’Écriture sainte, si la belle émigrée eût mieux ressemblé à Suzanne. Le lendemain, la politesse exigeait que le maître du lieu s’informât comment sa pensionnaire avait passé la nuit ; elle parut plus belle encore à son réveil et fut tout naturellement invitée à déjeuner, puis à dïner ; puis enfin Mme  Grand ne sortit plus de l’hôtel. Mme  Grand avait ce genre de beauté qui est le plus rare et le plus admiré en France. Elle était d’une taille élancée, avec cette langueur dans la démarche particulière aux créoles, de beaux yeux noirs bien ouverts et caressants, des traits délicats, des cheveux blonds dont les nombreuses boucles encadraient merveilleusement un front d’une blancheur de lis, pur et calme comme celui d’un enfant. Elle avait d’ailleurs conservé une grâce enfantine dans sa physionomie et dans toute sa personne ; c’était ce qui la distinguait des femmes de Paris qui pouvaient rivaliser avec elle pour la beauté, ressemblant plutôt sous ce rapport à Mme  Récamier qu’à Mme  Tallien ou à Mme  de Beauharnais. Mme  Grand vécut publiquement avec le ministre des affaires étrangères : les mœurs du temps autorisaient ces liaisons. Quand Napoléon se fut emparé du pouvoir, il fut atteint d’un accès de matrimoniomanie qui s’étendit à tout ce qui l’entourait, et il signifia à Talleyrand qu’il eût à se marier s’il voulait conserver ses bonnes grâces. L’ancien évêque d’Autun, ayant reçu de la cour de Rome un bref qui le déliait de tous ses vœux, contracta en grand secret une union civile avec la belle réfugiée qui était venue chercher asile chez lui. Mais une autre difficulté restait : M. Grand vivait encore, il était même alors à Paris et faisait semblant de vouloir réclamer sa femme. Afin de le faire consentir à renoncer à elle pour toujours par un divorce, il fallut non-seulement lui payer une grosse somme, mais encore lui donner une place. Par un acte de haute diplomatie et d’économie nationale, Talleyrand obtint cette place de la république batave, qui n’avait rien à refuser au gouvernement de la république française. L’ancien mari de Mme  Grand fut nommé conseiller de régence au Cap de Bonne-Espérance, et Talleyrand en fut débarrassé pour toujours. Tous les contemporains de Mme  Grand sont unanimes en un point, c’est que sa bêtise égalait sa beauté ; on en cite des traits nombreux. Ainsi, Moore, l’ami de lord Byron, lui ayant demandé de quelle partie du monde elle était, elle répondit : « Je suis d’Inde. » L’histoire la plus connue est celle qui lui arriva lorsqu’elle prit Denon pour Robinson Crusoë. Talleyrand lui avait dit de parcourir les œuvres du célèbre voyageur afin de pouvoir lui parler de ses aventures. Grand fut l’étonnement de tous les convives lorsqu’on l’entendit demander au savant des nouvelles de son chapeau pointu et de son serviteur Vendredi, Elle avait lu Robinson Crusoë, croyant lire les voyages de Denon. D’ailleurs il n’y avait pas beaucoup de quoi s’étonner, et souvent on en entendait de fortes à la table de Talleyrand comme dans les salons des Tuileries. Un jour, la maréchale Lefèvre, assistant à un magnifique dîner chez le diplomate, lui dit : « Mon Dieu ! vous nous avez donné un fier fricot, cela a dû vous coûter gros. — Ah ! madame, vous êtes bien bonne ; ça n’est pas le Pérou ! » répondit le prince. Talleyrand ne se faisait pas illusion sur la sottise de sa femme, mais il faisait contre fortune bon cœur ; il disait bien haut qu’il l’avait choisie la plus bête possible, attendu qu’une femme d’esprit peut compromettre son mari, tendis qu’une bête ne compromet jamais qu’elle-même. Mme  de Talleyrand ne parut qu’une fois à la cour impériale, et il a été dit que ce fut par suite d’une convention entre son mari et Napoléon, qui lui avait reconnu le droit d’y venir, à condition qu’elle n’y viendrait plus après avoir constaté son droit. Napoléon a prétendu qu’il avait cessé de l’inviter parce qu’il avait découvert qu’elle avait reçu 400,000 francs de marchands génois qui espéraient obtenir certains avantages commerciaux par le moyen de son mari ; mais la chronique secrète donne une autre cause à cette défaveur. On raconte que le premier consul ayant témoigné à la nouvelle mariée l’espoir que la bonne conduite de la citoyenne Talleyrand ferait oublier les légèretés de Mme  Grand, elle lui répondit naïvement, ou peut-être même malicieusement, car la femme la plus bête a toujours de l’esprit pour se défendre, qu’elle ne pourrait mieux faire que de suivre à cet égard l’exemple de la citoyenne Bonaparte. L’Empire avait forcé Talleyrand à se marier avec Mme  Grand, la Restauration l’obligea à s’en séparer. Malgré le bref du pape, qui était fort explicite, l’ancien évêque d’Autun passait aux yeux de tous pour un prêtre marié, et scandalisait ces consciences si délicates. Talleyrand fut forcé de quitter sa femme, Chateaubriand de reprendre la sienne, et l’on fit à ce propos les quatre vers suivants :

Au diable soient les mœurs ! disait Chateaubriand,
Il faut auprès de moi que ma femme revienne.
— Je rends grâces aux mœurs, répliquait Talleyrand,
       Je puis enfin répudier la mienne.

Le diplomate fît à sa femme une pension de 60,000 livres, à la condition qu’elle resterait en Angleterre et n’en reviendrait pas sans sa permission. Sous le ministère Decazes, il apprit que Mme  Grand était revenue à Paris et que ce retour était le fruit d’une malice royale. Le lendemain, le monarque lui parla avec intérêt de sa femme et lui demanda s’il était vrai que sa femme fût de retour à Paris : « Rien de plus vrai, sire, il fallait bien que moi aussi j’eusse mon vingt mars, » répondit le malin diplomate. Mme  Grand passa les dernières années de sa vie à la villa Beau-séjour, à Auteuil, où elle avait loué un appartement en garni. Elle s’était attaché comme dame de compagnie une comtesse de l’ancien régime, qui la suivait à distance respectueuse quand elle sortait à pied. Si la comtesse s’approchait un peu trop de sa maîtresse, celle-ci se retournait et lui disait : « Comtesse, vous perdez le respect. » Mme  Grand est morte dans ce séjour quelques années avant Talleyrand.

Nous avons ailleurs (v. diplomatie) tracé le portrait du duc de Bénévent ; nous le compléterons ici par quelques citations :

« Talleyrand parlait peu, dit Capefigue, avec un sens exquis, disant à propos tout ce qu’il fallait, avec précision et politesse ; il définissait une situation par un mot ; il terminait un débat par une phrase ; il avait vu tant d’événements, tant d’hommes et tant de passions qu’il ne pouvait s’émouvoir de peu ; il s’était accoutumé à opposer une figure impassible aux emportements, aux colères qui éclataient autour de lui ; il savait répondre un mot charmant quand on semblait lui faire un reproche, et il en avait besoin avec Napoléon, le plus emporté et souvent le plus mordant des interlocuteurs. Un jour, Napoléon lui adressa brusquement ce reproche :

« On dit, monsieur de Talleyrand, que vous êtes fort riche : vous avez joué à la Bourse avec bonheur. — Oui, sire, répondit-il, j’ai acheté des fonds consolidés la veille du 18 brumaire. » La Bourse avait toujours été la passion de Talleyrand ; depuis de Calonne, il avait des dépôts d’argent à Amsterdam, à Hambourg, à Londres même. Nous avons dit plus haut par quels procédés encore moins avouables il avait su accroître sa fortune et subvenir aux dépenses excessives que lui causaient son goût pour les plaisirs et ses prodigalités.

Voici comment Lamartine a jugé M. de Talleyrand : « Courtisan du destin, M. de Talleyrand accompagnait le bonheur. Il servait les forts, il méprisait les maladroits, il abandonnait les malheureux. Cette théorie l’a soutenu cinquante ans à la surface des choses humaines, précurseur de tous les succès, surnageant après tous les naufrages, survivant à toutes les ruines. Ce système a une apparence d’indifférence surnaturelle, qui place l’homme d’État au-dessus de l’inconstance des événements et qui lui donne l’attitude de dominer ce qui le soulève. Ce n’est au fond que le sophisme de la véritable grandeur d’esprit. Cette apparente dérision des événements doit commencer par l’abdication de soi-même ; car pour affecter et pour soutenir ce rôle d’impartialité avec toutes les fortunes, il faut que l’homme écarte les deux choses qui font la dignité du caractère et la sainteté de l’intelligence : la fidélité à ses attachements et la sincérité de ses convictions, c’est-à-dire la meilleure part de son cœur et la meilleure part de son esprit. Servir toutes les idées, c’est attester qu’on ne croit à aucune. Que sert-on alors sous le nom d’idée ? Sa propre ambition. On paraît être à la tête des choses et on est à leur suite. Ces hommes sont les adulateurs, et non les auxiliaires de la Providence. » Terminons par ce remarquable jugement de Sainte-Beuve :

« Le flair merveilleux des événements, dit-il, l’art de l’à-propos, la justesse et au besoin la résolution dans le conseil, M. de Talleyrand les possédait à un degré éminent ; mais cela dit et reconnu, il ne songeait après tout qu’à réussir personnellement, à tirer son profit des circonstances : l’amour du bien public, la grandeur de l’État et son bon renom dans le monde ne le préoccupaient que médiocrement durant ses veilles. Il n’avait point la haute et noble ambition de ces âmes immodérées à la Richelieu, comme les appelait Saint-Evremond. Son excellent esprit, qui avait horreur des sottises, n’était pour lui qu’un moyen. Le but atteint, il arrangeait sa contenance et ne songeait qu’à attraper son monde, à imposer et à en imposer. Rien de grand, je le répète, même dans l’ordre politique, ne peut sortir d’un tel fonds. On n’est tout au plus alors, et sauf le suprême bon ton, sauf l’esprit de société, où il n’avait point son pareil, qu’un diminutif de Mazarin, moins l’étendue et la toute-puissance ; on n’est guère qu’une meilleure édition, plus élégante et reliée avec goût de l’abbé Dubois. »

On a prêté à Talleyrand un grand nombre de mots spirituels et piquants, dont beaucoup sont apocryphes ; nous nous bornerons à en citer quelques-uns. C’est lui qui prononça, dit-on, ce mot qui, du reste, caractérise admirablement le célèbre diplomate : « La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée. »

Un jour qu’il dînait, à Londres, chez lord ***, un domestique maladroit renversa la saucière sur la tête de Talleyrand juste à l’endroit où ses longs cheveux blancs se séparaient en deux. Talleyrand ne se plaignit point, il était trop bien élevé pour cela ; seulement, en sortant, il dit : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi bourgeois que cette maison. »

On parlait devant lui de la Chambre des pairs, dont il discutait volontiers l’utilité. « Mais enfin, lui dit-on, vous y trouverez des consciences. — Ah ! oui, beaucoup, beaucoup de consciences, répliqua-t-il ; Sémonville, par exemple, en a au moins deux. »

Un solliciteur se présente chez M. de Talleyrand et lui rappelle qu’il lui a promis une place : « C’est juste, dit celui-ci, mais indiquez-moi quelque chose qui vous convienne et qui soit à donner. Vous conviendrez que je n’ai pas le temps de chercher pour vous. »

Au bout de quelques jours arrive le solliciteur, radieux d’espérance : « Monseigneur, telle place est vacante. — Vacante !… Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ?… Sachez, monsieur, que quand une place est vacante, elle est déjà donnée. »

Quelqu’un disait un jour de M. Thiers devant Talleyrand : « C’est un parvenu. — Dites qu’il est arrivé, » reprit Talleyrand.

Louis XVIII lui demandait un jour comment il s’était arrangé peur renverser le Directoire, puis Bonaparte. Talleyrand, dont la faveur commençait à chanceler, répondit en regardant fixement le roi : « Mon Dieu, sire, je n’ai rien fait pour cela. C’est quelque chose d’inexplicable que j’ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent. »

On a de Talleyrand : Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis et Mémoire sur l’utilité de fonder des colonies françaises sur les côtes d’Afrique, qu’il lut à l’Institut en 1797 ; l’Éloge de Reinhard (1838), des discours et plusieurs rapports fort remarquables. Il s’aida, dans la préparation de ces divers écrits, de la collaboration de Panchaud pour les finances, de Des Renaudes pour l’instruction publique, de d’Hauterive et de La Besnardière pour ce qui concernait la politique. Enfin, il a écrit des Mémoires qui, d’après sa dernière volonté, ne devaient paraître que trente ans après sa mort, c’est-à-dire en 1868 ; mais la publication en a été reculée jusqu’en 1896. Voici pourquoi. En 1866, Napoléon III ayant désiré savoir ce que contenaient ces Mémoires, il lui en fut communiqué quelques cahiers et il constata que, sur divers points, ils étaient en contradiction flagrante avec le Mémorial de Sainte-Hélène, ce qui le contraria vivement. La famille de Valençay, héritière du prince de Talleyrand, se disposant, suivant le vœu du diplomate, à commencer la publication des Mémoires aussitôt que le délai serait expiré, l’empereur fit appeler à Paris le baron Charles de Talleyrand, petit-fils du prince, et le pria d’intervenir. De là une convention par laquelle la publication des Mémoires fut, d’un commun accord, reculée de trente ans. C’est pour reconnaître cette complaisance de la famille de Valençay que Napoléon III fit, en faveur du second fils du duc, revivre le titre de duc de Montmorency, l’aîné étant prince de Sagan.

Parmi les ouvrages que l’on peut consulter avec fruit sur Talleyrand, outre les Histoires de la Révolution, de l’Empire, de la Restauration, et l’Histoire de Dix ans, de Louis Blanc, cous citerons les Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État ; Napoléon et Marie-Louise, par Meneval ; Notice sur Talleyrand, par Mignet ; M. de Talleyrand, par Villemarest (1834) ; Vie politique du prince de Talleyrand, par Sallé (1834) ; Histoire de la vie et de la mort du prince de Talleyrand, par Dufour de La Thuilerie (1838) ; Essai sur Talleyrand, par sir Henri Lytton Bulwer, traduit par M. G. Perrot (1868) ; l’Étude sur Talleyrand, de Sainte-Beuve (1869) ; Souvenirs intimes de M. de Talleyrand, par Amédée Pichot (1870), etc.