Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/TALMA (François-Joseph), illustre acteur tragique français

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 4p. 1424-1425).

TALMA (François-Joseph), illustre acteur tragique français, né à Paris le 15 janvier 1763, mort la 19 octobre 1826. Son père, originaire du Brabant, et peut-être de souche espagnole, était chirurgien dentiste et demeurait rue Mauconseiï, en face de la rue française, que l’édilité a fait disparaître. Il quitta bientôt Paris et s’établit à Londres, où il prospéra. Le jeune Talma, âgé alors de neuf ans, suivit son père et reçut dans la capitale du Royaume-Uni une éducation assez distinguée ; il apprit un peu de latin et, tout naturellement, l’anglais, qui lui devint aussi familier que sa langue maternelle ; peu s’en fallut même qu’il ne devint un acteur anglais. « À cette époque, dit un des auteurs les mieux informés des particularités de la vie de Talma, on avait tenté d’établir à Londres un théâtre français, projet qui n’eut pas de suites, à cause de l’opposition violente que le peuple fit éclater à ce sujet. Cependant la noblesse anglaise, qui ne partageait pas cette répugnance, suivait assidûment les représentations données dans des salons particuliers par plusieurs jeunes Français. Obéissant à son instinct, Talma, presque adolescent encore, se réunit à ses jeunes compatriotes et se fit tellement remarquer par les dispositions brillantes et la supériorité qu’il déploya dans son jeu, que plusieurs lords, désirant conserver à leur pays un sujet qui donnait tant d’espérances, engagèrent instamment le père du jeune Talma à destiner son fils à la scène anglaise, puisque la facilité avec laquelle il s’exprimait dans leur langue levait d’avance toute objection contraire à l’accomplissement de leur vœu. » Mais le père, qui avait trouvé la fortune dans l’exercice de sa profession, engagea fortement son fils à faire comme lui, et Talma vint à Paris ébaucher les études chirurgicales nécessaires. Bientôt après, il se fit recevoir dentiste, et ouvrit un salon, où il exerça environ pendant dix-huit mois ; mais son goût pour le théâtre l’entraînait ; la lecture, la fréquentation des cours publics le détournaient sans cesse. Il avait eu occasion de voir Molé, à qui il avait remis des lettres de quelques lords relatives à la tentative du théâtre français de Londres. Talma lui parla de l’art théâtral d’une manière qui frappa l’acteur renommé ; il se lia de plus avec d’autres artistes, joua divers rôles avec succès chez Doyen, et enfin fut reçu à l’essai dans la troupe des « comédiens ordinaires du roi ». Les débuts eurent lieu au Théâtre-Français (alors situé rue de l’Ancienne-Comédie), le 21 novembre 1787, dans le rôle de Séide, de Mahomet. Les suffrages qu’il obtint l’encouragèrent à s’en montrer de plus en plus digne par une étude sérieuse de son art, et une réforme dont il conçut aussitôt le dessein acheva d’attirer sur lui l’attention publique. On jouait toujours, depuis Baron, en costume de ville, et telle est la force de l’habitude, que personne n’en paraissait choqué. Il y avait là de quoi donner à réfléchir à un esprit exact et consciencieux comme celui de Talma ; aussi le nouveau débutant entreprit-il de ramener le costume à la vérité historique. Pour atteindre ce résultat, il se rit confectionner des costumes d’après les statues et les médailles antiques et parut bientôt sur le théâtre avec une véritable toge romaine. C’est dans le petit rôle de Proculus, du Brutus de Voltaire, rôle qui n’a pas quinze lignes, qu’il hasarda cette nouveauté ; non-seulement sa toge était romaine, mais la coupe de sa chevelure, ses brodequins lacés, autres innovations, étaient copiés d’après l’antique. Le public fut surpris ; quelques personnes approuvèrent, d’autres rirent aux éclats, surtout parmi les artistes ; Mlle Contat s’écria qu’il avait vraiment l’air d’une statue ; Mme Vestris demanda s’il n’avait pas mis, par mégarde, les draps de son lit sur ses épaules. Mais bientôt la réforme prévalut et fut définitive. Talma, qui attacha toute sa vie une importance extrême à l’exactitude, a exposé en d’excellents termes, dans sa préface des Mémoires de Lekain, tes raisons judicieuses qui l’avaient déterminé. « Lekain avait sans doute, dit-il, regardé la fidélité du costume comme une chose fort importante. On le voit par les efforts qu’il fit pour le rendre moins ridicule qu’il ne l’était alors. En effet, la vérité dans les habits comme dans les décorations augmente l’illusion théâtrale, transporte le spectateur au siècle et au pays où vivaient les personnages représentés. Cette fidélité fournit même à l’acteur les moyens de donner une physionomie particulière à chacun de ses rôles ; mais une raison bien plus grave encore me fait regarder comme véritablement coupables les acteurs qui négligent cette partie de leur art. Le théâtre doit offrir à la jeunesse, en quelque sorte, un cours d’histoire vivante, et cette négligence ne la dénature-t-elle pas à ses yeux ? N’est-ce pas lui donner des notions tout à fait fausses sur les habitudes des peuples et sur les personnages que la tragédie fait revivre ? Je me rappelle très-bien que, dans mes jeunes années, en lisant l’histoire, mon imagination ne se représentait jamais les princes et les héros que comme je les avais vus au théâtre. Je me figurais Bayard élégamment vêtu d’un habit couleur de chamois, sans barbe, poudré, frisé comme un petit-maître du XVIIIe siècle. Je croyais César serré dans un bel habit de satin blanc, la chevelure flottante et réunie sous des nœuds de rubans. Si parfois l’acteur rapprochait son costume du vêtement antique, il en faisait disparaître la simplicité sous une profusion de broderies ridicules, et je croyais les tissus de velours et de soie aussi communs à Athènes et à Rome qu’à Paris ou à Londres. Lekain ne parvint à faire disparaître qu’en partie le ridicule des vêtements que l’on portait alors au théâtre, sans pouvoir établir ceux qu’on y devait porter. À cette époque, cette sorte de science était tout à fait ignorée, même des peintres. Les statues, les manuscrits anciens ornés de miniatures, les monuments existaient comme aujourd’hui ; mais on ne les consultait pas. C’était le temps des Boucher et des Vanloo, qui se gardaient bien de suivre l’exemple de Raphaël et du Poussin dans l’agencement de leurs draperies. Ce n’est que lorsque notre célèbre David parut que, inspirés par lui, les peintres et les sculpteurs, et surtout les jeunes gens parmi eux, s’occupèrent de ces recherches.

« Lié avec la plupart d’entre eux, sentant toute l’utilité dont cette étude pouvait être au théâtre, j’y mis une ardeur peu commune. Je devins peintre à ma manière. J’eus beaucoup d’obstacles et de préjugés à vaincre, moins de la part du public que de la part des acteurs ; mais enfin le succès couronna mes efforts, et, sans craindre que l’on m’accuse de présomption, je puis dire que mon exemple a eu une grande influence sur tous les théâtres de l’Europe. Lekain n’aurait pu surmonter tant de difficultés. Le moment n’était pas venu. Aurait-il hasardé les bras nus, la chaussure antique, les cheveux sans poudre, les longues draperies, les habits de laine ? Eût-il osé choquer à ce point les convenances du temps ? Cette mise légère eût alors été regardée comme une toilette fort malpropre et surtout fort peu décente. Lekain a donc fait tout ce qu’il pouvait faire, et le théâtre lui doit de la reconnaissance. Il a fait le premier pas, et ce qu’il a osé nous a fait oser davantage. » V. théâtral (Réflexions sur l’art), par Talma

Talma étendit la même réforme à la déclamation. Il supprima l’exagération, l’enflure ; il ramena la diction à des proportions modérées, sut donner à chaque aspect d’un rôle son expression propre, à chaque phrase, à chaque vers son juste accent. Ce ne fut qu’à force de travail qu’il obtint ces grands résultats, et les comédiens, qui plus tard devaient lui être si hostiles, s’inclinèrent d’abord devant sa supériorité et facilitèrent ses succès. Reçu pensionnaire de la Comédie aussitôt après ses débuts, il eut, dès le mois d’avril 1789, le titre de sociétaire. La politique divisa bientôt les artistes. Talma, élevé en Angleterre par un père libre penseur, avait, dès le commencement de la Révolution, adopté les idées nouvelles, et il fit tout naturellement cause commune avec Joseph Chénier, dont la tragédie de Charles IX, dans laquelle il avait un beau rôle, rencontrait à la cour et dans le théâtre même des obstacles insurmontables. À la représentation de la Vestale, qu’on donna, par ordre, à la place de la tragédie de Chénier, il y eut du tumulte, et un anonyme, dit Grimm, demanda d’une voix de stentor pourquoi on ne jouait pas Charles IX ; cet anonyme était Danton. Enfin, après bien des délais, la tragédie de Chénier fut jouée le 4 novembre 1789 ; ce fut le premier et l’un des plus beaux triomphes de Talma. Mirabeau donnait ostensiblement de sa loge le signal des applaudissements ; quand on entendit cette prophétie sur la Bastille :

Ces tombeaux des vivants, ces bastilles affreuses
S’écrouleront un jour sous des mains généreuses,

toute la salle se leva avec enthousiasme et fit répéter le passage, comme s’il se fût agi d’un morceau d’opéra. Talma, peu connu encore, montra tout d’un coup ce qu’il valait et quel successeur il donnait à Baron et à Lekain. Sa figure, jeune et pâle, ressemblait à s’y méprendre aux portraits connus de Charles IX, et il rendait l’égarement du monarque avec une telle énergie, que l’impression du public fut profonde et terrible. Il eut à la fin de la soirée une véritable ovation et fut reconduit chez lui en triomphe.

C’était sur les instances de Mme Suin, excellente comédienne reléguée aux rôles de confidentes, que Talma s’était hasardé, malgré ses répugnances, à jouer ce rôle de Charles IX qui décida de son avenir. Femme d’esprit et de goût, elle avait remarqué ce jeune homme, doué d’aptitudes si remarquables, d’un esprit novateur, d’une physionomie mobile et expressive. Au sortir d’une séance du comité, dans laquelle les principaux chefs d’emploi avaient refusé de prendre le rôle du monarque assassin, elle résolut d’encourager Talma, de le décider à faire une création vigoureuse qui mettrait en relief sa valeur et le ferait sortir du second rang obscur où il végétait,

Charles IX eut trente-quatre représentations consécutives et fut un immense succès. Le ministre ne songea pas, pour le moment, à s’opposer à cette explosion ; mais lorsque, après une interruption, on voulut reprendre la tragédie en 1790, il suscita habilement une scission entre les sociétaires, et, faute des principaux acteurs, la pièce ne put être jouée. Nouvelles intrigues des partis, nouveaux tumultes au théâtre ; Mirabeau protesta publiquement, des députés rédigèrent une adresse, Danton fit encore entendre sa voix puissante et il y eut, jusque sur la scène même, une altercation violente entre Talma et un autre acteur « du contraire parti, » Naudet, ancien garde-française. Des soufflets furent échangés dans la coulisse, et un duel au pistolet, qui ne tua ni ne blessa personne, vida la querelle le lendemain. À la suite de ces hostilités, la Comédie-Française fut partagée en deux camps et la plupart des sociétaires signèrent une sorte de mise en interdit de Talma ; ils s’engageaient à ne jamais jouer avec lui.

Talma se résigna à cet ostracisme et joua dans de petites pièces, en attendant que l’agitation se fût calmée ; il aborda même quelques rôles comiques et donna une nouvelle preuve de son extrême facilité à reproduire la physionomie réelle des personnages. Dans le rôle de J.-J. Rousseau, d’une petite pièce intitulée le Journaliste des ombres, jouée lors de l’anniversaire de la prise de la Bastille (1790), il était parvenu à une réalité surprenante. « Talma, qui, dans la fameuse tragédie de M. Chénier, dit Grimm, avait si bien su composer son visage sur les portraits que nous avons de Charles IX, semble avoir porté cet art encore plus loin dans le rôle de Jean-Jacques ; vous auriez cru voir le sage de Genève en personne : cette copie vivante était si vraie, qu’on eût presque été tenté de la prendre pour l’original de toutes les autres. »

À cette même époque, Talma contracta un mariage avantageux. Une femme d’un esprit exalté, Mlle Julie Carreau, admiratrice enthousiaste du grand acteur tragique, s’éprit violemment de lui et, Talma ayant répondu à sa passion, ils résolurent de sceller cette union par le mariage. Le clergé, obéissant à un intérêt de parti mal entendu, refusa son ministère et allégua les vieilles jurisprudences canoniques concernant les comédiens. Talma, que tout ceci posait en personnage, réclama, par une lettre au président de l’Assemblée, les effets de la loi constitutionnelle ; sa pétition fut discutée au comité de législation et il put se marier civilement. Julie Carreau était riche ; elle possédait 40,000 livres de rente et, rue Chantereine, un joli hôtel qu’elle céda plus tard au général Bonaparte. C’était une femme distinguée, d’un esprit indépendant, une sorte de Ninon, moins l’inconstance. « Connue dans le monde sous le nom de Julie, dit un homme qui l’a beaucoup fréquentée (Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire), la femme que Talma épousait, plus remarquable encore par le charme de son caractère et de son esprit que par celui de sa figure, tout agréable qu’elle fût, alliait à un physique presque grêle une âme des plus énergiques. Également passionnée pour les arts, les lettres, la philosophie et la politique, après avoir réuni chez elle, sous l’ancien régime, ce que la cour et la ville avaient de plus aimable, elle y réunissait, depuis la Révolution, aux littérateurs et aux artistes les plus célèbres, les plus célèbres membres de la législature. »

Dans le salon de Julie, Talma connut tous les grands orateurs de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonné ; il avait fréquenté précédemment Barnave et Mirabeau, qui, comme on l’a vu plus haut, s’était intéressé à lui dans la question du Charles IX. « C’est au milieu d’eux, disait-il à M. Audibert, que j’ai puisé une lumière nouvelle, que j’ai entrevu la régénération de mon art. Je travaillai à montrer sur la scène, non plus un mannequin monté sur des échasses, mais un Romain réel, un César homme, s’entretenant de sa ville avec ce naturel qu’on met à parler de ses propres affaires ; car, à tout prendre, les affaires de Rome étaient un peu celles do César. » Il reçut même chez lui Dumouriez, alors tout-puissant, et que déjà pourtant Marat poursuivait de ses accusations, dont le bien fondé fut si pleinement justifié plus tard. C’est chez Mme Talma qu’eut lieu cette scène singulière, racontée par les historiens de la Révolution : Marat, qui savait y trouver Dumouriez, pénètre dans les salons, sans être le moins du monde invité, et s’attaque au général, qui le regarde à peine et l’écrase d’un haussement d’épaules méprisant ; Marat le suit imperturbablement à travers les invités, et Dugazon, avec une extravagance et une audace sans pareilles, suit à son tour Marat en jetant des parfums sur une pelle rougie au feu, « afin de purifier, disait-il, l’air que ce monstre infectait par sa présence. » Le lendemain, Talma et ses amis étaient portés sur les listes de proscription de Marat, et il ne dut la vie, sans doute, qu’à son immense talent.

Les dissensions intestines de la Comédie-Française n’ayant pas pris fin, loin de là, Talma, Dugazon, Mme Vestris, Desgarcins et Lange s’étaient séparés de la troupe du faubourg Saint-Germain, et le résultat avait été l’établissement du théâtre de la Nation, au Palais-Royal (notre Théâtre-Français actuel), que Chénier inaugura le 27 avril 1791 par son Henri VIII. C’est là que Talma passa toute la période de la Terreur, en jouant d’une façon incomparable les tragédies de Chénier, de Ducis, d’Arnault et de Lemercier ; loin que son feu fût affaibli par la préoccupation des dangers qui menaçaient sa vie, ses contemporains remarquèrent qu’au contraire les angoisses de son esprit lui donnaient une énergie nouvelle. Après le 9 thermidor, il semble qu’il aurait pu respirer à l’aise ; il n’en fut rien. On l’accusa d’avoir trempé dans les crimes de ceux-là même qui l’avaient dénoncé et proscrit ; c’était la vieille haine des comédiens du faubourg Saint-Germain qui se faisait jour à l’heure favorable et profitait d’une période de réaction. Dans la soirée du 21 mars 1795, comme il jouait dans Épicharis et Néron, de Legouvé, il fut accueilli par des murmures et même interpellé directement par un pamphlétaire. Sortant alors de son rôle et s’avançant vers la rampe : « Citoyens, s’écria-t-il, j’avoue que j’ai aimé et que j’aime encore la liberté, mais j’ai toujours détesté le crime et les assassins. Le règne de la Terreur m’a coûté bien des larmes, la plupart de mes amis sont morts sur l’échafaud. Je demande pardon au public de cette courte interruption ; je vais m’efforcer de la lui faire oublier par mon zèle. » Le public applaudit et fit taire les dénonciateurs ; Mlle Contat se sépara publiquement, quelques jours après, sur la question de Talma, des sociétaires de la Comédie, avec lesquels elle avait fait jusque-là cause commune, et rendit pleine justice, dans une lettre qui fut imprimée, à ses sentiments honnêtes et modérés.

Vers la même époque, Talma se lia avec le général Bonaparte, alors disgracié à cause de ses relations intimes avec le frère de Robespierre, Augustin-Joseph ; il lui ouvrit même sa bourse dans un moment où l’homme qu’attendaient de si hautes destinées se trouvait aux prises avec le besoin ; quand la fortune eut bien changé, il resta l’ami du premier consul et de l’empereur. « Napoléon, disait-il à Népomucène Lemercier, m’a toujours témoigné une grande bienveillance, parce que j’ai toujours su régler ma conduite sur les progrès de sa fortune. Je ne pouvais pas traiter d’égal à égal avec le premier magistrat de la République ou avec l’empereur, ainsi que j’avais fait jadis avec l’officier d’artillerie… On a répandu, ajoutait-il, une fable ridicule, d’après laquelle je lui aurais donné des leçons pour apprendre son rôle d’empereur. Il le jouait assez bien sans moi ! Certes, il n’avait pas besoin de maître. » Ce qu’il y a de vrai, c’est que Talma voyait souvent l’empereur aux Tuileries ; il y allait déjeuner toutes les fois que cela lui plaisait. Napoléon ne lui en voulut même pas, après sa première chute, de n’avoir pas repoussé, en tragédien farouche, le bon accueil que lui fit Louis XVIII, à peine assis sur le trône. Louis XVIII, en effet, après une représentation, voulut voir Talma et le combla d’éloges. À son retour de l’île d’Elbe, l’empereur, qui savait tout ce qui se disait dans les journaux, reçut Talma comme autrefois et lui parla en riant de ces leçons de dignité et de pose théâtrale qu’il était supposé avoir reçues de lui. « Si l’on me donne Talma pour maître, dit-il pour conclure, c’est une preuve que j’ai bien joué mon rôle. » Puis, changeant de conversation : « Eh bien ! ajouta-t-il, Louis XVIII vous a bien reçu ; il vous a bien jugé ; vous devez avoir été flatté de son suffrage ; c’est un homme d’esprit qui doit s’y connaître, il a vu Lekain. » En 1808, Napoléon avait emmené Talma à Erfurt, à la fameuse entrevue avec le czar. « Je vous donnerai un parterre de rois, » avait-il dit au grand tragédien, et il tint parole ; mais quelle fut la stupeur de Talma quand l’empereur, qui devait désigner le spectacle, choisit la Mort de César ! Cette plaisanterie, qui consistait à faire réciter des tirades républicaines et crier : « Mort aux tyrans ! » devant des souverains, était assez originale ; mais elle sembla médiocre à toutes ces têtes couronnées, qui se tournèrent les unes vers les autres avec un embarras visible, au grand contentement de Napoléon. Pas un, paraît-il, n’osait regarder son voisin, dans la crainte de paraître faire une application. « Jamais, disait Talma, représentation ne fut plus extraordinaire ; les acteurs eux-mêmes étaient gênés sur la scène, nos gestes étaient rétrécis, nous n’osions nous abandonner à aucun mouvement. Mme Talma, qui était au nombre des spectateurs, partageant notre inquiétude, se trouva mal à la fin du spectacle. »

Mme Talma, dont il est question ici, n’était plus Julie Carreau ; les deux époux, si vivement épris au commencement de leur union, avaient usé, en 1801, des facilités de la loi du divorce, et Talma avait épousé, l’année suivante (16 juin 1802), Charlotte Vanhove, artiste distinguée de la Comédie-Française.

Jamais artiste n’a joui au même degré que Talma d’une gloire incontestée. Mme de Staël, Ducis, Chénier, tous les écrivains célèbres du commencement de ce siècle ont parlé des rôles qu’il a créés, de la réforme qu’il a introduite dans le costume et dans la diction, de la puissance étonnante de son jeu, de sa voix, de son accent. Quelques-uns de nos contemporains ont pu le voir dans les dernières années de sa vie, toujours aussi puissant, aussi complet. C’était plus qu’un acteur, c’était un grand poète, peut-être le seul vraiment tragique de son temps ; il créait véritablement ses rôles, par l’interprétation qu’il en faisait ; il donnait du relief aux plus plates conceptions de la pâle école dramatique de l’Empire, si vide et si boursouflée ; il illuminait les grandes scènes et les types principaux d’un rayonnement d’exaltation et d’idéal qui manquait complètement à l’œuvre du poëte et que nous y cherchons en vain aujourd’hui.

La page suivante du livre De l’Allemagne marque bien le caractère de ce talent unique, d’une nature toute particulière, réunissant à l’audace, qui fait sortir de la route commune, le tact et le bon goût, qui empêchent l’originalité de dégénérer en bizarrerie. « Il me semble que Talma, dit Mme de Staël, peut être cité comme un modèle de hardiesse et de mesure, de naturel et de dignité. Il possède tous les secrets des arts divers ; ses attitudes rappellent les belles statues de l’antiquité ; son vêtement, sans qu’il y pense, est drapé dans tous ses mouvements comme s’il avait eu le temps de l’arranger dans le plus parfait repos. L’expression de son visage et de son regard doivent être l’étude de tous les peintres. Quelquefois, il arrive les yeux à demi ouverts et tout à coup le sentiment en fait jaillir des rayons de lumière qui semblent éclairer toute la scène. Le son de sa voix ébranle quand il parle, avant que le sens même des paroles qu’il prononce ait excité l’émotion. Lorsque, dans les tragédies, il s’est trouvé par hasard quelques vers descriptifs, il a fait sentir les beautés de ce genre de poésie, comme si Pindare avait récité lui-même ses chants. D’autres ont besoin de temps pour émouvoir et font bien d’en prendre ; mais il y a dans la voix de cet homme je ne sais quelle magie qui, dès les premiers accents, réveille toute la sympathie du cœur. Le charme de la musique, de la peinture, de la sculpture, de la poésie, et par-dessus tout du langage de l’âme, voilà ses moyens pour développer dans celui qui l’écoute toute la puissance des passions généreuses ou terribles... Cet artiste donne autant qu’il est possible à la tragédie française ce qu’à tort ou à raison les Allemands lui reprochent de n’avoir pas, l’originalité et le naturel. Il sait caractériser les mœurs étrangères dans les différents personnages qu’il représente, et nul acteur ne hasarde davantage de grands effets par des moyens simples. Il y a, dans sa manière de déclamer, Shakspeare et Racine artistement combinés. Pourquoi les écrivains dramatiques n’essayeraient-ils pas aussi de réunir dans leurs compositions ce que l’acteur a su si bien amalgamer par son jeu ? »

Un seul homme protestait contre l’admiration enthousiaste que soulevait le jeu de Talma ; c’était Geoffroy. Il avait entrepris dans le Journal des Débats, devenu le Journal de l’Empire, une guerre à outrance contre la philosophie et la littérature du XVIIIe siècle, et c’était surtout Voltaire qu’il voulait atteindre à travers son brillant interprète ; il se mit à harceler Talma d’épigrammes et de calomnies ridicules, dont celui-ci eut le tort de s’irriter, au point de provoquer, au théâtre même et dans la loge du journaliste, une scène violente, qu’il regretta beaucoup. Geoffroy a raconté en ces termes cet incident regrettable, mais qu’il s’était bien justement attiré. « Mercredi dernier, rapporte-t-il dans son numéro du 15 décembre 1809, j’étais dans une petite loge du rez-de-chaussée, lorsque tout à coup la porte s’ouvre ; un homme entre brusquement, l’air furieux, l’œil égaré... « C’est vous que je cherche, » me dit-il en me serrant la main bien plus fort que ne fait un ami, sortez ! » Il s’est fait un grand mouvement dans la salle ; tout le monde s’est levé. Talma a continué à nous battre avec la grosse artillerie des menaces et des injures, jusqu’au moment où les gens sages se sont emparés de sa personne et ont soustrait son délire aux regards des curieux, auxquels il donnait une scène de fureur sur un théâtre qui ne devait pas être le sien... » Ce petit récit, où perce l’embarras de la victime elle-même, est certainement un peu en dehors de la vérité ; l’incident n’en est pas moins fâcheux ; mais l’exaspération de Talma s’explique par ce qu’il y avait d’acrimonieux, de personnel et d’injuste dans la critique du journaliste. L’illustre tragédien fut, au reste, dédommagé amplement de cette unique opposition par la sympathie et l’admiration universelles.

Talma mourut en 1826, honoré de tous et au moment où son talent, loin de décliner, semblait prendre plus d’ampleur et de maturité. Son dernier triomphe fut le rôle de Charles VI, dans la tragédie de Delaville (mars 1826). La physionomie qu’il avait su donner à ce personnage, à peine ébauché, selon les régies de la tragédie classique, par un auteur de troisième ordre, est restée dans la mémoire des contemporains comme l’expression la plus énergique de la dégradation humaine. Un incident pénible marqua sa dernière représentation. Talma, étant allé à Rouen donner quelques représentations, y perdit sa fille, l’enfant qu’il affectionnait le plus. De retour à Paris, il continua de jouer, mais secrètement atteint dans sa fibre la plus sensible ; il était, en outre, affecté d’une maladie d’entrailles qui lui causait depuis plusieurs années de vives souffrances. Comme il jouait ce rôle de Charles VI, dont il n’avait jamais aussi bien rendu l’égarement (26 juin), « il se trouvait, dit un témoin oculaire, Mme Paradol, disposé à un attendrissement extraordinaire. Au moment où, un accès de folie saisissant le malheureux roi, il demande ses enfants, le cœur et la voix de Talma se brisèrent de telle sorte que la raison des spectateurs ne put tenir ferme en présence des égarements de la sienne. Les personnes en scène avec lui (Mme Paradol en était) se trouvèrent incapables de mouvement, de se rappeler quoi que ce fût, de dire un mot. Nous nous regardâmes, nous ne vîmes que des larmes dans nos yeux et, pensant que le public était aussi peu en état de nous entendre que nous l’étions de parler devant lui, nous le saluâmes en silence et nous nous retirâmes de même. » On baissa la toile, et le public sortit tristement, sentant bien qu’il venait d’assister au dernier effort de son grand tragédien. Talma n’expira que le 19 octobre suivant ; toute sa famille était autour de lui ; vers dix heures du matin, sa vue, qui avait toujours été faible, s’obscurcit presque complètement ; à six heures, deux de ses amis, Arnault et Jouy, lui dirent un dernier adieu ; il les reconnut, et d’une voix encore assez forte il prononça ces mots : « Voltaire !... comme Voltaire !... » Peut-être pensait-il aux funérailles du grand philosophe, célébrées sous la Révolution. On lui amena ses deux jeunes filles ; il put leur donner sa main défaillante et articuler un dernier adieu.

Chose qui parait étrange à qui a lu ses démêlés avec le clergé lors de son premier mariage, l’Église voulut le revendiquer à son heure dernière et faire surgir de l’agonie une conversion ou du moins une rétractation. L’archevêque de Paris se présenta, avec tout le faste épiscopal de l’époque, à la porte du moribond. Talma refusa de le recevoir, « Tous ceux qui l’ont approché, dit un de ses biographes, savent combien il s’irritait à la seule pensée de l’espèce de flétrissure dont les conciles, en France seulement, ont frappé la profession dans laquelle il s’était illustré. Banni du sein de l’Église pendant sa vie, il avait formellement déclaré qu’il ne voulait point qu’on l’y présentât après sa mort. Aussi les visites, les instances de l’archevêque n’eurent-elles aucun résultat ; Sa Grandeur ne fut pas même admise au chevet du malade. » Un affront récent avait encore contribué à exaspérer Talma. Ce même prélat, étant allé présider la distribution des prix à l’institution Morin, où le tragédien avait placé ses deux fils, ces jeunes enfants reçurent l’ordre de ne pas paraître à la cérémonie, sous le prétexte de l’infamie de leur père, et ne reçurent qu’après le départ de l’archevêque, et en secret, les récompenses qu’ils avaient méritées. C’était inepte et ridicule. Cet affront détermina Talma à faire élever ses enfants dans la religion réformée.

Ses funérailles eurent lieu le 21 octobre, au milieu d’un immense concours de peuple. Conformément à ses volontés, le cortège se rendit de la maison mortuaire, rue de la Tour-des-Dames, au Père-Lachaise, sans aucun appareil religieux.

Talma, comme acteur tragique, n’avait pas eu de prédécesseur et n’eut pas d’héritier ; son immense talent, qui était tout intime et personnel, qui reposait sur sa propre sensibilité, ne pouvait ni se démontrer ni faire école. Quelques-unes de ses traditions sont restées à la Comédie-Française ; mais le souffle qui animait sa voix, l’ampleur et le naturel de ses gestes, le feu de son regard, qu’il savait rendre à volonté terrible ou tendre, la mobilité de sa physionomie, l’étude qu’il avait faite de sa démarche et du moindre mouvement, tout cela lui appartenait en propre et n’a pu se transmettre. Ses grandes créations sont restées gravées d’une manière ineffaçable dans la mémoire de ceux qui ont pu le voir sur la scène ; ses contemporains ont essayé de nous rendre l’effet terrible qu’il produisait dans Oreste en prononçant le vers fameux :

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

dans Hamlet, lorsqu’il se précipitait aux pieds de l’ombre paternelle et repoussait le poignard destiné à sa mère, et s’écriait :

Grâce ! je suis son fils !

dans Manlius, où, par ces simples mots : « Qu’en dis-tu ? » il faisait frissonner toute la salle. Nous ne donnerons pas la liste entière de ses créations ; voici seulement ses rôles les plus remarquables ; parmi ceux de l’ancien répertoire : Cinna, Néron, Joad, Abner, Oreste, Achille, Œdipe, Hérode, César et Manlius ; parmi ceux qu’il créa dans les pièces nouvelles, Charles IX, dans la tragédie de Chénier (4 nov. 1789) ; Jean, dans Jean sans Peur, de Ducis (28 juin 1791) ; Othello, dans le Maure de Venise, de Ducis (26 nov. 1792) ; Pharan, dans Abufar, de Ducis (12 avril 1795) ; Égisthe, dans Agamemnon, de Lemercier (25 avril 1797) ; Marigny, dans les Templiers, de Raynouard (24 mai 1805) ; Leicester, dans Marie Stuart, de Lebrun (6 mars 1820) ; Charles VI, dans la tragédie du même nom de Delaville (6 mars 1826). Il s’essaya aussi dans la comédie, mais avec peu de succès, son talent brillant surtout dans le sombre et le pathétique ; cependant il créa d’une manière heureuse le Danville de l’École des vieillards, de Casimir Delavigne (6 déc. 1823).

Talma nous a laissé un volume intéressant, concernant les études de toute sa vie ; ses Réflexions sur Lekain et sur l’art théâtral (1825, in-8o), placées en tête des Mémoires de Lekain, sont écrites en très-bon style, remplies d’observations judicieuses, dont tout acteur tragique pourrait faire son profit. Talma a donné dans cet écrit la mesure de l’étendue de ses connaissances dans l’art qu’il a cultivé avec tant de succès.