Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/VOLTAIRE (François-Marie AROUET DE), l’un des plus puissants génies des temps modernes

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Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 4p. 1180-1184).

VOLTAIRE (François-Marie Arouet de), l’un des plus puissants génies des temps modernes, né à Châtenay, près de Sceaux, ou plus vraisemblablement à Paris, le 20 février 1694, mort à Paris le 30 mai 1778. Il naquit si débile, qu’on ne put le baptiser que neuf mois après sa naissance. Son père, François Arouet, était trésorier de la chambre des comptes. Il eut pour parrain l’abbé de Châteauneuf, qui fut aussi son premier maître d’incrédulité. Au collège Louis-le-Grand, où il fut élevé, il étonna ses maîtres, les Pères Porée, Tournemine, Lejay, par la hardiesse et la vivacité de son esprit, à ce point que ce dernier pressentit en lui le futur coryphée du déisme. Quelques vers heureux qu’il fit à douze ans, ses reparties spirituelles charmèrent la fameuse Ninon de Lenclos, qui lui laissa par son testament 2,000 francs pour acheter des livres. L’abbé de Châteauneuf le conduisit de bonne heure dans les sociétés épicuriennes, et notamment au Temple, où de beaux esprits et quelques grands seigneurs spirituels professaient, avec les maximes de l’épicuréisme, l’indépendance philosophique et le scepticisme religieux. Mais le père du jeune Arouet, qui rêvait pour lui un avenir dans la magistrature, l’arracha à cette société brillante, pour l’envoyer en Hollande comme page du marquis de Châteauneuf. L’éclat d’une intrigue amoureuse le força bientôt à le faire revenir à Paris, et il le plaça quelque temps dans l’étude d’un procureur. Un séjour à la campagne, auprès d’un ami de sa famille, M. de Caumartin, vieillard qui lui racontait longuement les événements des règnes précédents, lui fournit, dit-on, la première idée de la Henriade et du Siècle de Louis XIV. Il revint à Paris comme ce prince venait de mourir. Faussement accusé d’une satire politique qui courut à ce moment, il fut jeté à la Biistille, où il fit l’esquisse de son épopée historique, qu’il nomma d’abord la Ligue, et composa en partie sa tragédie d’Œdipe. La découverte du véritable auteur de la satire le fit mettre en liberté par le régent, qui le dédommagea, suivant l’usage du temps, par une gratification, et qu’il remercia spirituellement de vouloir bien continuer à se charger de sa nourriture, mais en le priant de ne plus se charger à l’avenir de son logement. Ce fut alors qu’il changea son nom d’Arouet en celui de Voltaire, emprunté à un petit domaine de sa mère. Bientôt il fit représenter sa tragédie d’Œdipe (1718), qui fut accueillie avec un enthousiasme dont on n’avait pas d’exemple depuis Corneille et Racine. Dans cette tragédie, ses tendances philosophiques se révélaient déjà par des traits singulièrement hardis, tels que les deux fameux vers :

Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ;
Notre crédulité fait toute leur science.

Comme poète tragique, Voltaire ne s’est pas élevé à la hauteur de Corneille et de Racine ; mais il vient immédiatement après eux. Ses plans sont généralement bien conçus ; son style est pur, élégant et limpide, souvent frappant d’énergie, quelquefois prosaïque ; ses caractères sont bien peints, quoique un peu uniformes ; il trouve souvent des situations d’un grand effet et des passages isolés pleins de force et de passion ; mais il tient trop peu compte de la vérité locale, et ceux qui placent en première ligne l’illusion dramatique lui reprochent d’avoir surtout considéré le théâtre comme une tribune pour la diffusion de ses idées. À l’Œdipe succédèrent Artémire, Mariamne et le poème de la Ligue, audacieuse tentative du jeune poète pour enrichir lu langue française d’une épopée. Avec le succès vinrent les ennemis et les envieux, dont les attaques passionnées faillirent attirer sur lui les rigueurs ecclésiastiques. À ce moment, une aventure cruelle vint changer le cours de sa vie et dessiner plus nettement sa carrière. Le chevalier de Rohan, personnage décrié, qu’il avait contredit dans une discussion, eut la lâcheté de l’attirer dans un guet-apens et de le faire frapper par ses valets. Le poète provoqua en duel son indigne ennemi, qui le fit mettre pour six mois à la Bastille, puis bannir du France (1726). Réfugié en Angleterre, il dut à ce séjour la conscience de sa mission comme philosophe et comme penseur. Un nouvel horizon s’ouvrit devant ses yeux. L’étude de la langue, de l’histoire et de la littérature de l’Angleterre, le spectacle d’institutions libérales, la fréquentation des esprits les plus distingués donnèrent à ses pensées un cours nouveau, et après trois ans de séjour il put faire connaître à la France la métaphysique de Locke, le déisme de Bolingbroke, les théories scientifiques de Newton, la poésie de Shakspeare et d’Addison. C’est à cette époque que se rapportent les Lettre sur les Anglais, les tragédies de Brutus, la Mort de César, Zaïre, etc. Il vécut quelque temps tranquille à Paris ; mais à la mort d’Adrienne Lecouvreur, à qui la sépulture chrétienne avait été refusée, il publia une élégie qui lui fit craindre des poursuites. Il se réfugia secrètement à Rouen, où il fit imprimer l’Histoire de Charles XII et les Lettres philosophiques, qui furent brûlées par la main du bourreau. Une autre production de lui, l’Épître à Uranie , où la divinité de Jésus-Christ était mise en question, lui suscita de nouveaux embarras, bien qu’il l’eût désavouée, par un artifice familier aux temps de compression et dont il usa souvent. Il jugea prudent du s’éloigner pendant quelques années et accepta l’asile que lui offrait Mme Du Châtelet dans son château de Cirey. Il s’occupa activement avec cette dame de géométrie et de sciences physiques, concourut en même temps qu’elle pour un prix sur la nature du feu, et offrit à cette époque l’exemple le plus remarquable de ses facultés brillantes et multiples, en produisant coup sur coup ses éléments newtoniens, Alzire, Zulime, Mahomet, Mérope, les Discours sur l’homme, etc., pendant qu’il préparait le Siècle de Louis XIV et l’Essai sur les mœurs. Le séjour de plusieurs années qu’il fit à Cirey fut entrecoupé de divers voyages. Déjà l’Europe était pleine du bruit de son nom ; le prince royal de Prusse (depuis Frédéric II) recherchait par lettres son amitié et le chargeait de publier son Anti-Machiavel. Ces succès brillants, toutefois, étaient troublés par les attaques d’obscurs pamphlétaires dont il eut le tort de triompher dans des factums aussi violents que les attaques. Irritable à l’excès, il ne gardait plus aucune mesure quand son amour-propre littéraire était blessé ; mais chez lui l’impétuosité du caractère était tempérée par la bienveillance naturelle et la bonté du cœur. En 1743, après le succès de Mérope, il reprit quelque faveur à la cour, obtint, par la protection de Mme de Pompadour, le brevet d’historiographe de France et la charge de gentilhomme de la chambre du roi. En même temps, l’Académie française, qui l’avait repoussé deux fois, l’admit dans son sein. Ses compositions de cette époque se ressentent de sa vie frivole. Ce sont les opéras du Temple de la Gloire, de Samson, de Pandore ; le ballet de la Princesse de Navarre, etc. Bientôt il se lassa de cette existence de poète de cour, d’autant plus que le roi le traitait froidement et que Mme de Pompadour lui préférait Crébillon. Il quitta Versailles pour la petite cour de Sceaux, où il refit en les surpassant quelques-unes des tragédies du rival qu’on lui opposait : Électre (dans Oreste), Catilina (Rome sauvée), le Triumvirat, etc. Après la mort de la marquise Du Châtelet, il céda aux sollicitations de Frédéric II et se rendit à la cour de Berlin (1750), où l’attendaient une position brillante, la clef de chambellan et un traitement considérable. On connaît le résultat de cette liaison célèbre entre un roi et un philosophe. Des deux amis, l’un ne put dissimuler longtemps l’humeur altière du maître, ni l’autre effacer sa supériorité intellectuelle, malgré son extrême souplesse. Les jalousies des hommes de lettres français, une querelle avec Maupertuis, que soutenait le roi, des mots piquants et diverses autres causes précipitèrent la rupture. Voltaire quitta la Prusse en 1753, non sans avoir essuyé plus d’une avanie. L’ouvrage le plus important qu’il publia pendant son séjour à Berlin est le Siècle de Louis XIV, qui est resté son chef-d’œuvre historique. Ayant acquis la certitude que le gouvernement français ne verrait pas avec plaisir sa présence à Paris, il voyagea pendant plusieurs années en Allemagne, en Suisse et en France, et finit par se fixer à Ferney (1758), où il fit construire une habitation somptueuse et où il passa les vingt dernières années de sa vie. Il exerçait alors une véritable dictature intellectuelle en Europe. Des souverains lui écrivaient les lettres les plus flatteuses et s’efforçaient de mériter ses éloges ; d’illustres personnages, des grands, des princes venaient comme en pèlerinage visiter celui qu’on nommait le Patriarche de Ferney ; enfin tous les penseurs, tous ceux qui luttaient pour la diffusion des lumières, le progrès, la tolérance, tournaient les yeux vers lui et s’inspiraient de ses conseils. Cette dernière période de sa vie est marquée par de prodigieux travaux et par de nobles actions qui recommanderont à jamais son nom et feront oublier bien des égarements. Il dote une petite-nièce du grand Corneille tombée dans le dénûment ; il recueille la famille de Calas et fait réhabiliter la mémoire de cet infortuné après trois années de luttes et de travaux ; il s’élève avec indignation contre le supplice atroce du chevalier de La Barre ; il sauve les époux Sirveun et la veuve de  ; il prend la défense du malheureux Lally ; il plaide pour l’affranchissement des serfs au Jura ; il poursuit enfin le redressement d’une foule d’injustices et la réforme de lois barbares et d’abus révoltants.

Quelle que soit l’opinion définitive que l’on adopte sur ses doctrines philosophiques et sur ses nombreux écrits contre les dogmes chrétiens, on ne saurait contempler sans admiration un exercice aussi plein, aussi soutenu des plus nobles facultés de l’âme. Cet amour pour les opprimés et les malheureux, cette haine vivace et active de l’injustice et des violences de toute nature, ces efforts persévérants pour faire triompher l’humanité, la tolérance, la modération, justifient en quelque sorte l’étrange paradoxe de Diderot, qui écrivait de lui au moment de l’affaire Calas : « Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé. » Rien dans sa conduite ne saurait faire oublier tant de services rendus à la cause des lumières et de la civilisation, de la raison et du droit. D’ailleurs, il se méprenait lui-même sur le fond même de ses idées, et quand il parlait « d’écraser l’infâme, » il n’entendait certainement désigner que la superstition, le fanatisme et l’intolérance, restes impurs du moyen âge, qui non-seulement n’ont rien de religieux, mais sont même subversifs de toute idée religieuse. On l’a souvent accusé d’athéisme ; mais il n’était que déiste, ainsi que l’avait prédit le Père Lejay. Pendant un temps, il s’abandonna, il est vrai, au scepticisme ; mais il revint définitivement au déisme dans les dernières années de sa vie, comme le témoignent ses écrits de cette époque. On se rappelle aussi sa réponse à Franklin, qui lui présentait son petit-fils à bénir. Il étendit simplement la main au-dessus de la tête de l’enfant et ne prononça que ces paroles : « Dieu et la liberté ! »

Pour donner une idée du genre de vie que menait Voltaire à Ferney, nous rapporterons le récit de Moore, qui, dans un voyage fait en France à cette époque, ne manqua pas d’aller voir le patriarche de Ferney :

« Les yeux les plus perçants que j’aie vus de ma vie, dit Moore, sont ceux de Voltaire, âgé maintenant de quatre-vingts ans. On découvre à la fois sur sa physionomie le génie, la pénétration et une extrême mobilité de sentiments.

« Le matin, il a l’air inquiet et mécontent ; mais cela s’efface graduellement, et, après le dîner, il paraît assez enjoué. Cependant une teinte d’ironie n’abandonne jamais sa figure ; on peut toujours l’observer dans ses traits, soit qu’il sourie ou qu’il fronce le sourcil.

« Lorsque le temps est favorable, il sort en carrosse avec sa nièce ou avec quelques-uns de ses hôtes. Quelquefois il se promène dans son jardin, et si le temps ne lui permet pas d’aller dehors, il emploie ses heures de loisir à jouer aux échecs avec le Père Adam, ou à recevoir les étrangers, ou enfin à dicter ou à lire des lettres. Mais il passe la plus grande partie de son temps dans son cabinet, et, en lisant ou en écoutant lire, il a toujours une plume à la main pour prendre des notes ou faire des remarques.

« Un auteur écrivant pour vivre ne saurait travailler plus assidûment, ni un jeune poète courant avec ardeur après la renommée se montrer plus avide de gloire que le riche seigneur de Ferney.

« Il vit d’une manière hospitalière, et sa table est très-bonne. Il a toujours chez lui deux ou trois personnes de Paris, qui y restent un mois ou six semaines. Quand elles partent, elles sont aussitôt remplacées par d’autres ; il y a ainsi une circulation continuelle de commensaux à Ferney. Ces habitués, avec la famille de Voltaire, composent un cercle de douze ou quinze personnes qui dînent journellement à sa table, soit qu’il y paraisse ou non ; car lorsqu’il est occupé à préparer quelque nouvelle production pour la presse, indisposé ou de mauvaise humeur, il ne dîne pas avec la compagnie et se contente de venir passer quelques minutes avec elle avant ou après le dîner.

« Le matin n’est pas un temps favorable pour visiter Voltaire. Il ne peut souffrir que ses heures d’étude soient interrompues ; cela seul suffit pour le mettre en colère. D’ailleurs il a souvent quelque disposition à quereller, soit qu’il souffre des infirmités inséparables de la vieillesse, soit pour toute autre raison ; en un mot, il est toujours moins bien disposé dans cette partie du jour que dans toutes les autres.

« Ceux qui sont invités à souper le voient de la manière la plus avantageuse ; il se livre très-vivement à la conversation avec ses convives et semble heureux de dire des choses spirituelles. Mais quand une remarque vive ou un bon mot vient d’un autre, il y applaudit, s’en amuse, et l’indulgence qu’il a montrée ajoute à sa gaieté. Lorsqu’il est entouré de ses amis et animé par la présence des femmes, il semble jouir de la vie avec la sensibilité de la jeunesse. Son génie, dégagé alors des entraves de l’âge, brille et sème les observations fines, les traits heureux, empreints souvent d’une ironie délicate.

« Son aversion pour le clergé le conduit à laisser ramener souvent la conversation sur ce sujet et à écouter là-dessus des gens qui n’ont pas toujours l’esprit nécessaire pour rendre leurs railleries tolérables.

« Il compare la nation anglaise à un baril de bière, dont le dessus est écumeux, le fond chargé de lie et le milieu excellent.

« Avec ses inférieurs, Voltaire paraît sous un jour très-favorable ; il est affable, humain et généreux pour ses tenanciers et tous ceux qui dépendent de lui ; il aime à les voir prospérer et s’occupe de leurs intérêts particuliers avec l’attention d’un patriarche ; il emploie tous les moyens qu’il peut inventer pour animer autour de lui l’industrie et les manufactures. Par ses soins et sa protection, le misérable village de Ferney, dont les habitants croupissaient dans la paresse, est devenu une petite ville commode et florissante….

« Voltaire avait autrefois dans sa maison un petit théâtre ; les pièces étaient représentées par des personnes de sa société, et lui-même prenait ordinairement quelque rôle important ; mais, si j’en crois tous les récits, il ne brillait jamais beaucoup dans cet emploi.

« Les amusements dramatiques de Ferney donnèrent l’idée à une troupe de comédiens français de venir y donner, l’été, des représentations.

« J’ai été fréquemment à ce théâtre : les acteurs sont médiocrement bons. Le fameux Lekain, qui est maintenant à Ferney, vient y jouer quelquefois ; mais je suis principalement attiré par le désir de voir Voltaire, qui se rend assidûment au spectacle toutes les fois qu’on représente une de ses pièces ou que Lekain joue.

« Il s’assied sur le théâtre, derrière la scène, mais de manière à être vu de la plus grande partie de l’auditoire, et il prend autant d’intérêt à l’exécution de la pièce que si sa réputation en dépendait. Si quelqu’un des acteurs fait un contre-sens, il semble chagrin et choqué ; mais s’il trouve qu’il joue bien, il lui donne, du geste et de la voix, les marques d’approbation les plus vives. Il entre dans les situations touchantes avec tous les symptômes d’une émotion réelle, et même verse des larmes avec l’effusion d’une jeune fille qui assiste pour la première fois à une tragédie. »

Quoique Voltaire eût fait reconstruire à ses frais l’église de Ferney, il eut plus d’une fois d’assez vifs démêlés avec son curé, qui se plaignit à l’évêque. On dit que, dans un de ces moments de crise, il fit ses pâques publiquement dans l’église de Ferney sans s’être confessé, voulant, disait-il, remplir ses devoir de chrétien, d’officier du roi et de seigneur de paroisse. Un autre jour, empiétant sur la prérogative curiale, il s’avisa de monter en chaire et de faire aux paroissiens une espèce de sermon sur le vol. Nous ne donnons pas ces faits comme certains ; mais quand on songe au caractère et au genre d’esprit de Voltaire, ils n’ont rien d’invraisemblable.

En 1778, Voltaire quitta Ferney pour faire un voyage à Paris, où il n’avait pas paru depuis vingt-sept ans. On sait le triomphe inouï qui l’attendait. L’Académie, le théâtre lui envoyèrent des députations ; les hommes les plus illustres par le talent ou la naissance, les femmes du plus haut rang vinrent lui présenter leurs hommages ; le peuple entier l’accueillit par des ovations sans exemple chaque fois qu’il parut en public ; son buste fut couronné dans tous les théâtres. Ce n’était pas seulement le génie qu’on acclamait ainsi, mais encore le défenseur du Calas, le protecteur des opprimés, l’apôtre de la tolérance universelle. Après la représentation de sa tragédie d’Irène, il fut reconduit en triomphe jusque chez lui. « Vous voulez m’étouffer sous des roses ! » s’écria le vieux poète, qui s’enivrait de sa gloire. Tant de fatigues et d’émotions hâtèrent en effet sa fin et ranimèrent une strangurie qui l’avait déjà tourmenté et qui le conduisit rapidement au tombeau. Il avait d’ailleurs près de quatre-vingt-quatre ans. Pressé par des ecclésiastiques, il fit, dit-on, quelques concessions de paroles pendant sa maladie ; mais il est hors de doute qu’au dernier moment, sommé par le curé de Saint-Sulpice de souscrire au dogme de la divinité de Jésus-Christ, il ne répondit que ces mots : « Laissez-moi mourir en paix. » Il paraît que le rapport écrit de cet ecclésiastique existe dans les archives de l’archevêché. Une circonstance qui suffirait à trancher la question, c’est que la sépulture chrétienne fut refusée à l’illustre mort, dont le neveu, l’abbé Mignot, fit conduire hâtivement le cadavre à son abbaye de Scellières, où il demeura jusqu’au jour où la Révolution le rapporta triomphalement au Panthéon. Il faut rejeter comme une fable odieuse et ridicule des récits inspirés par un fanatisme haineux et d’après lesquels Voltaire serait mort comme un damné, fou de terreur et de rage, « mangeant ses excréments et portant à sa bouche son vase de nuit pour étancher la soif ardente qui le dévorait. » Plus d’un prédicateur a répété cette fable en chaire et a présenté cette mort horrible comme une juste punition des sarcasmes que Voltaire avait lancés contre un passage de la Bible où le prophète Ézéchiel joue un rôle si singulier.

Le 30 mai 1791, l’Assemblée nationale décréta que Voltaire était digne de recevoir les honneurs décernés aux grands hommes et que ses cendres seraient transférées au Panthéon. Cette translation, à laquelle on donna le caractère d’une fête nationale, eut lieu le lundi 11 juillet. David et Cellerier en furent les ordonnateurs, et M.-J. Chénier composa l’hymne suivant, que Gossec mit en musique :

Ah ! ce n’est point des pleurs qu’il est temps de répandre ;
C’est le jour du triomphe, et non pas des regrets.
Que nos chants d’allégresse accompagnent la cendre
    Du plus illustre des Français.

Jadis par les tyrans cette cendre exilée
Au milieu des sanglots fuyait loin de nos yeux ;
Mais, par un peuple libre aujourd’hui rappelée,
   Elle vient consacrer ces lieux.

Salut ! mortel divin, bienfaiteur de la terre ;
Nos murs, privés de toi, vont te reconquérir ;
C’est à nous qu’appartient tout ce qui fut Voltaire ;
    Nos murs l’ont vu naître et mourir.

Ton souffle créateur nous fit ce que nous sommes ;
Reçois le libre encens de la France à genoux ;
Sois désormais le dieu du temple des grands hommes
    Toi qui les as surpassés tous.

Le flambeau vigilant de ta raison sublime
Sur des prêtres menteurs éclaira les mortels ;
Fléau de ces tyrans, tu découvris l’abîme
     Qu’ils creusaient au pied des autels.

. . . . . .

 
Sur cent tons différents ta lyre enchanteresse,
Fidèle à la raison comme à l’humanité,
Aux mensonges brillants inventés par la Grèce
     Unit la simple vérité.

 
. . . . . .

 
La Barre, Jean Calas, venez, plaintives ombres,
Innocents condamnés dont il fut le vengeur.
Accourez un moment du fond des rives sombres ;
     Joignez-vous au triomphateur.

Chantez, peuples pasteurs, qui des monts helvétiques
Vîtes longtemps planer cet aigle audacieux ;
Habitants du Jura, que vos accents rustiques
     Portent sa gloire jusqu’aux cieux.

Fils d’Albion, chantez ; Américains, Bataves,
Chantez ; de la raison célébrez le soutien ;
Ah ! de tous les mortels qui ne sont point esclaves
    Voltaire est le concitoyen.

Outre les ouvrages déjà cités, Voltaire a encore donné : Philosophie de l’histoire ; la Bible commentée ; Examen important ; Histoire de l’établissement du christianisme ; Dictionnaire philosophique ; Histoire de la Russie sous Pierre le Grand ; Histoire du Parlement ; les romans et les contes de Candide, Micromégas, Zadig, l’Homme aux quarante écus, la Princesse de Babylone, l’Ingénu, etc. ; les tragédies de Tancrède, l’Orphelin de la Chine, Olympie, les Guèbres, les Lois de Minos, Dom Pèdre ; les comédies de Charlot, l’Écossaise, le Dépositaire infidèle, etc. ; les poëmes de la Pucelle, du Désastre de Lisbonne ; le Précis de l’Ecclésiaste ; l’Épître aux Délices ; la Loi naturelle ; les satires le Pauvre diable, le Russe à Paris, Pégase et le Vieillard, etc. ; des contes en vers, des poésies légères, des mélanges, vingt volumes de correspondance, etc.

Les caractères les plus saillants du génie de cet homme extraordinaire sont la souplesse merveilleuse avec laquelle il passait sans effort du familier au sublime, de la prose à la poésie, du plaisant au pathétique, de l’invention épique aux plus riants caprices d’une imagination intarissable ; la noblesse naturelle, la limpidité, l’élégance, la précision et la pureté de son style. Nul écrivain n’a jamais apporté plus de grâce dans le badinage, plus de verve et de sel dans la raillerie, plus d’éblouissante gaieté dans la controverse. Il a cultivé tous les genres littéraires, et, s’il est resté médiocre dans quelques-uns, il a montré dans tous la richesse de son imagination et la puissance génératrice d’un esprit qui semblait réparer ses forces par le travail, qui ordinairement les épuise.

V. dans ce Dictionnaire l’analyse des principales œuvres de Voltaire aux articles qui leur sont consacrés.

Un génie aussi vaste que celui de Voltaire dut nécessairement avoir beaucoup d’admirateurs, mais la vivacité de ses attaques contre tout ce qui lui paraissait faux, injuste ou entaché de superstition lui valut autant de détracteurs et l’on pourrait dire d’ennemis acharnés. Nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs quelques-unes des appréciations auxquelles ont donné lieu sa personne et ses écrits.

Voici d’abord un passage emprunté un livre de Mme de Staël sur la littérature.

« Les courtisans, ne réfléchissant pas sur la connexion intime qui doit exister entre tous les préjugés, espéraient tout à la fois se maintenir dans une situation fondée sur l’erreur, et se parer eux-mêmes d’un esprit philosophique ; ils voulaient dédaigner quelques-uns de leurs avantages, et néanmoins les conserver ; ils pensaient qu’on n’éclairerait sur les abus que leurs possesseurs et que le vulgaire continuerait à croire, tandis qu’un petit nombre d’hommes, jouissant, comme toujours, de la supériorité de leur rang, joindraient encore à cette supériorité celle de leurs lumières ; ils se flattaient de pouvoir regarder longtemps leurs inférieurs comme des dupes, sans que ces inférieurs se lassassent jamais d’une telle situation. Aucun homme ne pouvait mieux que Voltaire profiter de cette disposition des nobles do France ; car il se peut que lui-même il la partageât.

« Il aimait les grands seigneurs, il aimait les rois ; il voulait éclairer la société plutôt que la changer. La grâce piquante, le goût exquis qui régnaient dans ses ouvrages lui rendaient presque nécessaire d’avoir pour juge l’esprit aristocratique. Il voulait que les lumières fussent de bon ton, que la philosophie fût à la mode ; mais il ne soulevait point les sensations fortes de la nature ; il n’appelait pas du fond des forêts, comme Rousseau, la tempête des passions primitives, pour ébranler le gouvernement sur ses antiques bases. C’est avec la plaisanterie et l’arme du ridicule que Voltaire affaiblissait par degrés l’importance de quelques erreurs ; il déracinait tout autour ce que l’orage a depuis si facilement renversé ; mais il ne prévoyait pas, il ne voulait pas la Révolution, qu’il a préparée.

« Une république, fondée sur un système d’égalité philosophique, n’étant point dans ses opinions, ne pouvait être son but secret. L’on n’aperçoit point dans ses écrits une idée lointaine, un dessein caché ; cette clarté, cette facilité qui distinguent ses ouvrages, permettent de tout voir et ne laissent rien à deviner.

« Rousseau, portant dans son sein une âme souffrante, que l’injustice, l’ingratitude, les stupides mépris des hommes indifférents et légers avaient longtemps déchirée ; Rousseau, fatigué de l’ordre social, pouvait recourir aux idées purement naturelles. Mais la destinée de Voltaire était le chef-d’œuvre de la société, des beaux-arts, de la civilisation monarchique ; il devait craindre même de renverser ce qu’il attaquait. Le mérite et l’intérêt de la plupart de ses plaisanteries tiennent à l’existence des préjugés dont il se moque.

« Voltaire a rempli à lui seul cette époque de la philosophie où il faut accoutumer les hommes comme les enfants à jouer avec ce qu’ils redoutent. Vient ensuite le moment d’examiner les objets de front, puis enfin de s’en rendre maître. Voltaire, Montesquieu, Rousseau ont parcouru ces diverses périodes des progrès de la pensée, et, comme les dieux de l’Olympe, ils ont franchi l’espace en trois pas.

« La littérature du XVIIIe siècle s’enrichit de l’esprit philosophique qui la caractérise. La pureté du style, l’élégance des expressions n’ont pu faire des progrès après Racine et Fénelon ; mais la méthode analytique, donnant plus d’indépendance à l’esprit, a porté la réflexion sur une foule d’objets nouveaux. Les idées philosophiques ont pénétré. dans les tragédies, dans les contes, dans tous les écrits même de pur agrément ; et Voltaire, unissant la grâce du siècle précédent à la philosophie du sien, sut embellir le charme de l’esprit par toutes les vérités dont on ne croyait pas encore l’application possible…

« …L’émotion produite par les tragédies de Voltaire est plus forte, quoiqu’on admire davantage celles de Racine. Les sentiments, les situations, les caractères que Voltaire nous présente tiennent de plus près à nos souvenirs. Il importe au perfectionnement de la morale elle-même que le théâtre nous offre toujours quelques modèles au-dessus de nous ; mais l’attendrissement est d’autant plus profond que l’auteur sait mieux retracer nos propres affections à notre pensée.

« Quel rôle est plus touchant au théâtre que celui de Tancrède ?

« Les pensées qui rappellent de quelque manière aux hommes ce qui leur est commun à tous causent toujours une émotion profonde ; et c’est encore sous ce point de vue que les réflexions philosophiques introduites par Voltaire dans ses tragédies, lorsque ces réflexions ne sont pas trop prodiguées, rallient l’intérêt universel aux diverses situations qu’il met en scène…

« On ne saurait nier que Voltaire n’ait fait faire un pas de plus, sous ce rapport, à l’art dramatique, et que la puissance des effets du théâtre ne s’en soit accrue. »

Goethe a dit :

« On n’est point surpris que Voltaire se soit assuré en Europe, sans contestation, la monarchie universelle des esprits ; ceux mêmes qui auraient eu des titres à lui opposer reconnaissaient sa suprématie et donnaient l’exemple de n’être que les grands de son empire. Depuis sa mort, la renommée fait encore retentir d’un pôle à l’autre le bruit de sa gloire immortelle. Voltaire sera toujours regardé comme le plus grand homme en littérature des temps modernes, et peut-être même de tous les siècles ; comme la création la plus étonnante de la nature, création où elle s’est plu à rassembler une seule fois, dans la frêle et périlleuse organisation humaine, toutes les variétés du talent, toutes les gloires du génie, toutes les puissances de la pensée. »

Voici maintenant l’opinion de Joseph de Maistre :

« Toujours alliée au sacrilège, sa corruption brave Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui n’a pas d’exemple, cet insolent blasphémateur en vient à se déclarer l’ennemi personnel du sauveur des hommes ; il ose, du fond de son néant, lui donner un nom ridicule, et cette loi adorable que l’Homme-Dieu apporta sur la terre, il l’appelle « l’infâme. » Abandonné de Dieu qui punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D’autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s’y roule, il s’en abreuve ; il livre son imagination à l’enthousiasme de l’enfer, qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu’aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l’eût banni. Profanateur effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes après ceux qui l’aiment ! Comment vous peindrais-je ce qu’il me fait éprouver ? Quand je vois ce qu’il pouvait faire et ce qu’il a fait, ses inimitables talents ne m’inspirent plus qu’une espèce de rage sainte qui n’a pas de nom. Suspendu entre l’admiration et l’horreur, quelquefois je voudrais lui élever une statue… par la main du bourreau. »

Nous empruntons à Saint-Marc Girardin l’appréciation suivante :

« Voltaire a mieux fait que de réussir ; il avait mérité son succès en soutenant les luttes de sa jeunesse, celles même qu’il s’attirait par ses défauts ; il a continué à le mériter par les luttes de sa vie, où il a eu raison. Le mérite de Voltaire, à travers les luttes de sa jeunesse et de sa vie, est d’être toujours resté fidèle au bon goût et au bon sens. Jeune, il n’a pas trahi ses amitiés de l’ancienne cour, et cependant il était le chef et le docteur de l’école nouvelle ; il avait des principes nouveaux et des affections anciennes. C’est là ce qui fait son originalité.

« Il y avait avant lui, et dans l’ancienne cour même, bien des docteurs d’incrédulité insouciante ; c’était la revanche immodérée du despotisme politique et ecclésiastique. Mais, avant lui, dans cette ancienne cour, parmi les courtisans de Louis XIV, parmi même les plus lassés de son despotisme, parmi les plus injustes envers cette vieillesse accablée de tant de calamités, où était le respect de la justice et de l’humanité, comme Voltaire l’a eu toujours ? Voyez la défense de Calas, voyez la défense de tous les persécutés. Où était au XVIIe siècle le goût de la liberté, même de la liberté politique, comme Voltaire l’a prêché dans ses lettres sur l’Angleterre ? Où était enfin le bon sens et le goût français appliqué au gouvernement de la société, comme Voltaire l’a sans cesse réclamé et a fini par l’imposer ? Où était l’impartialité dans l’histoire ? Le plus grand défenseur de Louis XIV, le plus utile, le plus vrai, le plus sincère surtout, est Voltaire. Et non-seulement il lui a été donné de défendre Louis XIV, il lui a été donné une consolation et une revanche plus grandes que celles-là, il a défendu même le Régent ; malgré les rancunes qu’avait dû lui inspirer la Bastille, il a défendu celui qui l’avait persécuté. Ce sont là les consolations et les revanches qui plaisent le mieux aux honnêtes gens.

« Voilà ce que j’appelle l’unité du caractère de Voltaire. Je sais les mauvaises pierres que Babouc a pu mêler à la statue ; je ne fais pas de cette statue un fétiche que je veuille adorer, à Dieu ne plaise ! mais, comme Ithuriel, je me garde bien de la vouloir casser. Je sais quelles ont été les petites passions de l’homme, quelles ont été ses erreurs ; mais, messieurs, souvenez-vous de l’humanité aimée et défendue sans affectation et sans déclamation ; de la liberté défendue sans colère et sans envie ; de la vérité dans l’histoire, cherchée sans malveillance et sans misanthropie ; voilà ce que j’appelle l’unité de caractère de Voltaire ! C’est ce que j’aime, ce que j’estime, c’est ce que je me propose de rechercher dans les publications de Voltaire qui feront l’objet de mes entretiens. »

Enfin, M. Peyrat juge ainsi Voltaire dans un article de l'Avenir national du 28 janvier 1867 :

« On prétend que Voltaire n’aimait pas le peuple et qu’il n’a jamais songé à l’éclairer… Les vrais sentiments de Voltaire pour le peuple éclatent dans toutes les parties sérieuses et importantes de ses livres. Pour l’instruire, le grand homme prend tous les tons, emploie tous les genres, la prose et les vers, l’histoire et la philosophie. Et il ne se borne pas à écrire et à parler, il agit. Il délivre six lieues de pays de toutes les oppressions, il fait d’un misérable village une ville florissante, un véritable petit État libre. Il donne de l’argent, appelle les ouvriers les plus habiles et leur procure des protecteurs et des acheteurs dans toutes les parties du monde.

« On attaque son patriotisme, et on cite les fragments de sa correspondance avec les rois de son temps. Il nous serait facile de prouver que nul n’a plus aimé la France et n’en a parlé en termes plus élevés. Quant aux rois, s’il a été en relation avec eux, c’est pour leur prêcher la raison, la tolérance, l’amour du bien public, le respect du peuple et de ses droits. Il a été le défenseur de tous les opprimés, de toutes les victimes des préjugés et du fanatisme ; il a travaillé pendant trois ans à la réhabilitation de Calas, et il a pu dire : « Durant tout le temps, il ne m’est pas échappé un sourire que je ne me le sois reproché comme un crime. »

« Ce que ses ennemis et les nôtres ne lui pardonnent pas, c’est justement d’avoir défendu et éclairé le peuple, que ses oppresseurs accablaient de scandales, d’iniquités et d’impôts. Ce qu’ils ne lui pardonnent pas surtout, c’est la guerre éternellement glorieuse qu’il a faite à « l’infâme, » c’est-à-dire au fanatisme, à l’intolérance, à la superstition. Dans cette guerre qui s’est faite après lui et que nous sommes forcés de continuer, son esprit est notre auxiliaire le plus puissant, car, en mourant, il nous a laissé, comme il l’a dit lui-même très-justement, « des ciseaux et des limes pour limer les dents et rogner les ongles des monstres. »

Les œuvres de Voltaire, publiées d’abord séparément, ont eu un nombre d’éditions considérable ; nous nous bornerons ici à mentionner les principaux recueils de ses œuvres complètes ou choisies. Le premier en date, qui est fort incomplet, a pour titre Œuvres de Voltaire (Amsterdam, 1738-1739, 4 vol. in-8o) et a été revu par l’auteur, qui en corrigea les épreuves. Puis viennent : Œuvres diverses (Londres, 1746, 6 vol. in-12) ; Œuvres (Dresde, 1748, 8 vol. in-8o) ; Œuvres (Dresde, 1752, 7 vol. in-12) et les éditions de Genève de 1757 (17 vol.), de 1764, (21 vol.), de 1768-1778 (30 vol. in-4o), de 1775 (40 vol. in-8o), dite édition encadrée, dont Voltaire revit les épreuves. La première édition des Œuvres complètes de Voltaire est celle de Kehl (1785-1789, 70 vol. in-8o et 92 vol. in-12), commencée par Panckoucke, puis exécutée par Beaumarchais, qui fonda dans ce but une imprimerie à Kehl et se servit de caractères achetés à l’imprimeur Baskerville. C’est dans cette édition, enrichie de notes de Condorcet, de Decroix, de Beaumarchais, qu’on trouve pour la première fois la Correspondance si pleine d’intérêt du grand philosophe. Parmi les éditions postérieures, nous citerons celles de Poinsot (Paris, 1792-1800, 55 vol. in-8o), avec notes de Palissot ; l’édition Didot des Œuvres choisies (1809, 52 vol. in-18) ; l’édition des Œuvres complètes par Desoer (Paris, 1817-1819, 13 vol. in-8o) ; celle de Renouard (Paris, 1819-1823, 66 vol. in-8o, avec 160 gravures) ; celle de Fortic (Paris, 1820-1826, 60 vol. in-18) ; de Plancher (1822-1825, 44 vol. in-12) ; de Lequien (1822-1826, 70 vol. in-8o) ; de Touquet (Paris, 1821 et suiv., 75 vol. in-12) ; de Dupont (Paris, 1825-1827, 70 vol. in-8o) ; de Dalibon (Paris, 1824 et suiv., 95 vol. in-8o), avec notes, préfaces de Nodier, Daunou, Dubois, etc., et un meilleur classement de la correspondance, augmentée de lettres nouvelles ; l’édition compacte de Sautelet (1827, 3 vol. in-8o). L’édition de Beuchot (Paris, 1829—1834, 70 vol. in-8o), avec 2 vol.de tables par Miger, est particulièrement estimée, pour le soin avec lequel l’éditeur a revu les textes, recueilli les écrits authentiques inédits et écarté ceux qui étaient douteux ou faussement attribués à Voltaire. Cette excellente édition a été utilisée dans les éditions postérieures, parmi lesquelles nous citerons celles de F. Didot (Paris, 1859, 13 vol. in-8o), de Hachette (Paris, 1859-1861, 40 vol. in-18), de Barré (1856-1859, 20 vol. in-8o) et enfin celle d’Avenel, publiée par le Siècle (1860-1870, 8 vol, in-8o), excellente édition, publiée uniquement dans un but de vulgarisation et dont le bas prix (24 francs) la met à la portée de toutes les bourses.

— Allus, hist. C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. Phrase le plus souvent plaisante par laquelle on rejette sur quelqu’un, avec plus ou moins de justice, les conséquences d’une doctrine qui a eu de funestes résultats.

Les grands événements qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle et qui ont si fortement ébranlé et amoindri pour jamais les deux pouvoirs les plus anciennement constitués, la royauté et la religion, ont été la conséquence de l’esprit d’examen et des idées philosophiques dont Voltaire et Rousseau sont les représentants les plus illustres ; de là l’acrimonie, les haines, les invectives qui ont érigé ces deux écrivains en boucs émissaires, sur la tête desquels retombaient toutes les iniquités d’Israël.

De là ces mots passés en proverbe, mais qui ne se disent guère aujourd’hui que par forme de plaisanterie : C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau !

On se sert également, en parlant du premier, de l’expression suivante : Cet affreux Voltaire. M. Ponsard termine ainsi sa comédie de l’Honneur et l’Argent  :

Eh bien ! nous disions donc que cet affreux Vollaire…

Voici quelques application sde cette phrase pittoresque :

« Après le roman, c’est le théâtre qui passe sous la férule de M. Granier. On disait autrefois : C’est la faute à Voltaire ; on dit aujourd’hui : « C’est la faute à la littérature ; » cela varie le refrain. Je comprends, du reste, jusqu’à un certain point, la mauvaise humeur du rédacteur en chef du Pays : M. de Cassagnac avait rêvé la régénération du théâtre, et il avait charpenté dans ce but louable une comédie morale en cinq actes ; cette comédie a été froidement accueillie par le comité de lecture du Théâtre-Français. »

                  Edmond Texier.

« Tandis que la religion se perd pour le peuple, elle devient pour les riches, comme la musique et les modes, un embellissement de l’existence, je dirai presque un objet de luxe. Quelle peut être la cause de ce revirement ? Est-ce la faute de Voltaire ? Est-ce la faute de Rousseau ? Ou n’est-ce pas plutôt celle de l’Église ? »

                 P.-J. Proudhon.

« Passant de l’histoire à la polémique, nous trouvons, comme gage d’un esprit qui n’est pas tout à fait celui de la tolérance, les Philosophes au pilori, étude historique et catholique, par M. Ch. de Bussy. Nous ne savons ce que l’histoire et le catholicisme peuvent avoir à démêler avec un pamphlet de cette nature, où, sous le titre de philosophes, les noms les plus célèbres du passé ou les plus distingués du présent sont jetés en pâture à des haines, Dieu merci, inoffensives. C’est une suite de variantes du fameux refrain : C’est la faute à Rousseau, c’est la faute à Voltaire.

                 Vapereau.


Voltaire (vie de), par Condorcet (Genève, 1787, in-8o). Cette Vie de Voltaire, imprimée dans le tome LXX de l’édition in-8o des œuvres de Voltaire faite à Kehl, est plutôt, comme l’a fait remarquer M. Beuchot, un vaste et très-bon tableau de l’esprit de Voltaire que l’histoire de sa vie. « En lisant les ouvrages de Voltaire, dit Condorcet, on voit que personne n’a possédé peut-être la justesse d’esprit à un plus haut degré. Il la conserve au milieu de l’enthousiasme poétique, comme dans l’ivresse de la gaieté ; partout elle dirige son goût et règle ses opinions, et c’est une des principales causes du charme inexprimable que ses ouvrages ont pour tous les bons esprits. Aucun esprit n’a pu peut-être embrasser plus d’idées à la fois, n’a pénétré avec plus de sagacité tout ce qu’un seul instant peut saisir, n’a montré même plus de profondeur dans tout ce qui n’exige pas une longue analyse ou une forte méditation. Son coup d’œil d’aigle a plus d’une fois étonné ceux mêmes qui devaient à ces moyens des idées plus approfondies, des combinaisons plus vastes et plus précises. Souvent, dans la conversation, on le voyait en un instant choisir entre plusieurs idées, les ordonner à la fois et, pour la clarté et pour l’effet, les revêtir d’une expression heureuse et brillante.

« De là ce précieux avantage d’être toujours clair et simple, sans jamais être insipide, et d’être lu avec un égal plaisir et par le peuple des lecteurs et par l’élite des philosophes. En le lisant avec réflexion, on trouve dans ses ouvrages une foule de maximes d’une philosophie profonde et vraie, qui échappe aux lecteurs superficiels, parce qu’elles ne commandent point l’attention et qu’elles n’exigent aucun effort pour être entendues…

« Tel fut Voltaire, et l’on trouvera peut-être, en lisant sa vie, qu’il a été plus admiré que connu ; que, malgré le fiel répandu dans quelques-uns de ses ouvrages polémiques, le sentiment d’une bonté active le dominait toujours ; qu’il aimait les malheureux plus qu’il ne haïssait ses ennemis ; que l’amour de la gloire ne fut jamais en lui qu’une passion subordonnée à la passion plus noble de l’humanité. Sans faste dans ses vertus et sans dissimulation dans ses erreurs, dont l’aveu lui échappait avec franchise, mais qu’il ne publiait pas avec orgueil, il a existé peu d’hommes qui aient honoré leur vie par plus de bonnes actions et qui l’aient souillée pur moins d’hypocrisie. Enfin, on se souviendra qu’au milieu de sa gloire, après avoir illustré la scène française par tant de chefs-d’œuvre, lorsqu’il exerçait en Europe sur les esprits un empire qu’aucun homme n’avait jamais exercé sur les hommes, ce vers si touchant :

J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage,

était l’expression naïve du sentiment habituel qui remplissait son âme. »

Dès l’enfance, on est familier avec l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope et de tant de chefs-d’œuvre ; aussi Condorcet, tout en le louant dignement, n’insiste-t-il pas sur le génie de Voltaire. Ce qu’il se plaît à nous montrer en lui, c’est Voltaire n’ambitionnant qu’une gloire, celle de venger l’humanité et d’arracher des victimes à l’oppression ; c’est Voltaire protestant contre l’intolérance ecclésiastique qui refusait les honneurs funéraires à l’illustre actrice Mlle Lecouvreur après sa mort ; c’est Voltaire osant dire à M. Hérault, lieutenant de police : « On fait bien de pendre ceux qui fabriquent de fausses lettres de cachet, en attendant qu’on traite de même ceux qui en signent de vraies ; » c’est Voltaire sauvant l’honneur et la vie à l’abbé Desfontaines, ce folliculaire qui le couvrait de boue dans ses pamphlets ; c’est Voltaire recueillant la nièce du grand Corneille en disant : « C’est le devoir d’un soldat de secourir la nièce de son général ; » c’est Voltaire protestant contre l’exemple d’atrocité antique renouvelé des Carthaginois par l’Angleterre, qui punit de mort l’amiral Byng, coupable d’avoir été vaincu ; c’est Voltaire faisant réhabiliter Calas, sauvant Sirven de l’échafaud, forçant les jésuites à rendre ses biens à la famille Desprez de Crassy, plaidant vainement la cause du chevalier de La Barre et de Lally-Tollendal, et délivrant de la servitude ecclésiastique ou de la tyrannie des fermes les paysans de Gex, de Saint-Claude et de tout le Jura ; c’est Voltaire disant : « Pendant trois années que dura l’affaire da l’infortuné Calas il ne m’est pas échappé un sourire que je ne me le sois reproché comme un crime ; tous les ans, le jour anniversaire de la Saint-Barthélemy, je suis obligé de me mettre au lit avec la fièvre. »

Voilà le Voltaire que célèbre Condorcet ; c’est l’homme de génie faisant concourir toutes ses facultés à la défense du droit et du malheur, aux progrès de la tolérance et au bonheur de l’humanité ; c’est le prophète de l’avenir, entrevoyant et facilitant, au prix de son repos, l’avènement de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, au triomphe desquelles lui, Condorcet, devait sacrifier sa vie.

Bienfaisance, indulgence, pour les faiblesses, haine de l’injustice et de l’oppression, tel est le fond du caractère de Voltaire, « qu’on peut compter, dit son biographe, parmi le très-petit nombre d’hommes en qui amour de l’humanité a été une véritable passion. » Constant dans ses amitiés, s’il le fut dans ses haines, c’est que l’obstination de ses ennemis l’y contraignit. À ceux qui accusent Voltaire de jalousie, Condorcet répond par ce vers de Tancrède :

De qui dans l’univers peut-il être jaloux ?

et lui reconnaît autant de justice que de justesse dans l’esprit.

Qu’on ne se figure pas cependant que Condorcet admire aveuglément Voltaire ; il est juste dons ses appréciations et ne cache pas ses défauts, comme le prouvent les lignes suivantes : « Les heureuses qualités de Voltaire étaient souvent égarées par une mobilité naturelle que l’habitude de faire des tragédies avait encore augmentée. Il passait en un instant de la colère à l’attendrissement, de l’indignation à la plaisanterie. Né avec des passions violentes, elles l’entraînèrent trop loin quelquefois, et sa mobilité le priva des avantages ordinaires aux âmes passionnées, la fermeté dans la conduite et ce courage que la crainte ne peut arrêter lorsqu’il faut agir, et qui ne s’ébranle point par la présence du danger qu’il a prévu. On l’a vu souvent s’exposer à l’orage presque avec témérité, rarement on l’a vu le braver avec constance, et ces alternatives d’audace et de faiblesse ont souvent affligé ses amis et préparé d’indignes triomphes à ses ennemis. » Ce n’est certes pas là le jugement d’un flatteur, c’est la postérité elle-même qui semble avoir dicté son appréciation à Condorcet. Son sujet l’a inspiré, et cet écrivain, auquel on reproche ordinairement de l’obscurité, un style entortillé et des négligences, a imité dans la Vie de Voltaire la clarté, la simplicité et la mesure de celui dont il fait l’éloge.

Voltaire (le roi), par M. Arsène Houssaye (Paris, 1858). « Quel est le souverain que vous craignez le plus en Europe ? demandait-on à Frédéric le Grand. — Le roi Voltaire, » répondit-il. Qu’eût-il manqué, en effet, à Voltaire pour lui constituer une royauté ? Pour ne procéder ni de la force, ni de la ruse, ni de quelque prétendu droit héréditaire ou divin, sa souveraineté n’en était que plus enviable et plus légitime ; il la devait à son génie. Ministres et alliés, amis et ennemis, courtisans et flagorneurs, ni plus ni moins qu’un roi de France ou de Prusse, le roi Voltaire avait tout cela. Son royaume était sans limites, sa puissance sans bornes ; l’univers entier était peuplé de ses sujets, sur lesquels il ne levait d’autre impôt que celui de la reconnaissance et de l’admiration, en échange des trésors d’intelligence qu’il ne cessait de dépenser à leur profit. Si royauté a jamais pu être déclarée légitime, à coup sûr c’est celle de Voltaire, c’est la royauté de l’esprit humain et de la raison humaine,

Le Roi Voltaire se compose d’une série de chapitres où l’auteur nous peint en pied, de face et de profil, Voltaire dans sa jeunesse, Voltaire à la cour et en exil, Voltaire à la ville et Voltaire à la campagne, les amours de Voltaire, Voltaire chez le grand Frédéric, a Cirey, à Ferney, à Paris, etc. Tous ces tableaux, finement tracés, scrupuleusement étudiés, prouvent chez l’auteur une profonde connaissance du sujet. Mais il est à regretter qu’on n’y trouve que peu d’idées personnelles, point d’aperçus originaux, pas une anecdote inédite. M. Arsène Houssaye s’est volontairement réduit au rôle de compilateur, ainsi que, d’ailleurs, il l’explique lui-même dans sa préface : « J’ai consulté l’oracle, dit-il, et j’ai demandé au grand agitateur des âmes le récit des agitations de son cœur. J’ai vu les drames secrets de cette conscience ; mais, tout en contant Voltaire, je lui ai laissé la parole chaque fois qu’il parlait de lui-même. Voltaire a sculpté sa statue par fragments. Je n’ai eu qu’à reprendre çà et là les précieux débris. Voltaire a dispersé dans son œuvre quelques pages déchirées de sa vie ; je n’ai eu qu’à réunir ces pages qui, depuis un siècle déjà, enrichissent le trésor de la mémoire française. » On le voit, ce ne sont pas des documents nouveaux qu’il faut chercher dans le livre de M. Arsène Houssaye, mais seulement une compilation ingénieuse, une série de dessins à la plume très-adroitement réussis pour la plupart, et qui forment un ensemble très-propre à donner une idée complète de cette immense individualité qui, avec Diderot, personnifie tout un siècle. Le dernier chapitre du volume résume d’une façon excellente la vie de Voltaire, et nous ne saurions mieux faire que d’en donner un aperçu : « La vie de Voltaire, dit M. Arsène Houssaye, est une comédie en cinq actes, en prose, où rayonne la raison humaine dans le génie français. Le premier acte se passe à Paris avec les grands seigneurs et les comédiennes ; il commence aux fêtes du prince de Conti et finit à la mort de Mlle Lecouvreur… C’est l’époque de la Bastille et de l’exil… Voltaire est déjà l’ami des rois et l’ennemi de leur royauté, car il pressent la sienne. Comme les dieux de l’Olympe, il a franchi l’espace en trois pas… Le second acte se passe au château de Cirey et à la cour du roi Stanislas. Ce second acte peut s’appeler l’amour de la science et la science de l’amour… Le troisième acte se passe a la cour de Frédéric II, à Berlin, à Potsdam, à Sans-Souci. C’est une caricature du Sunium et du Palais-Royal… Le quatrième acte se joue à Ferney. Le roi Voltaire prend pied du même coup dans quatre pays, en attendant qu’il règne partout. Il a une cour, il a des vassaux, il a des curés ; il bâtit une église, il baptise tous les catéchumènes de la philosophie de l’avenir, il apprend l’amour aux puritaines de Genève ; il dote la nièce de Corneille, il venge la famille de Calas, il plaide pour l’amiral Byng, pour Montbailly, pour La Barre, pour tous ceux qui n’ont point d’avocat… Le cinquième acte se passe à Paris comme le premier ; mais cet homme qui, au début de l’action, était embastillé, proscrit, revient en conquérant. Tout Paris se lève pour le saluer ; l’Académie croit qu’Homère, Sophocle et Aristophane sont revenus sous la figure de Voltaire ; la Comédie le couronne de l’immortel laurier. Mais il est bien question du poëte à cette heure suprême ! Paris tout entier le tue dans ses embrassements, ce roi de l’opinion qui lui apporte en mourant la conquête des droits de l’homme. »

Voltaire (MÉNAGE ET FINANCES DE), par M. Nicolardot. V. Nicolardot.

Voltaire. Iconogr. Deux portraits de Voltaire sont célèbres entre tous : la statue de Pigalle, qui le représente presque entièrement nu, et la statue de Houdon, qui est au Théâtre-Français ; nous leur consacrons ci-après des articles spéciaux. Une statue, par Espercieux, a été exposée au Salon de 1814. D’autres statues ont été exécutées depuis pour la façade de l’Hôtel de ville de Paris et la façade du nouveau Louvre. Parmi les innombrables portraits dus à la gravure, nous citerons ceux de Tardieu (d’après Largillièro et d’après Houdon), Baléchou (d’après La Tour et d’après J.-M. Liotard), L. de Carmontelle (eau-forte représentant Voltaire se promenant dans les environs de son château des Délices), P.-M. Alix, B.-L. Henriquez, J. Barbie, Daniel Berger, Bernigeroth, Blanchard père, H. Bonvoisin (d’après Boitard), Étienne Fiquet (1762), J.-L. Haid, Soliman (1829), Mariage, Hopwood (Salon de 1837), Th.-Casimir Regnault (Salon de 1864), J.-D. Huber, etc. Le comte de Caylus a gravé une composition représentant Voltaire à la Bastille. Le même sujet a été gravé par A. Fauchery, d’après Deveria (Salon de 1833). Un tableau de Henry Schlesinger, intitulé le premier amour de Voltaire, a paru au Salon de 1848. A. Blancher a gravé, d’après Steuben, Ninon offrant sa bibliothèque au jeune Voltaire. Une composition de G. de Saint-Aubin, Voltaire écrivant le poème de la Pucelle, a été gravée par Ransonnette. Le poêle, vêtu de sa robe de chambre et assis dans un fauteuil, devant son bureau, regarde en souriant les médaillons de Jeanne Darc et de Charles VII que lui présente un Amour : un petit Satyre tient l’encrier dans lequel lu poëte va tremper sa plume ; un autre Amour apporte les médaillons d’Agnès Sorel et de Dunois. M. Léon Dansaert a exposé au Salon de 1865 un tableau intitulé ; Voltaire à Potsdam. P.-C. Baquoy a gravé une composition de Monsiau, représentant Voltaire et Frédéric. Le Couronnement de Voltaire au Théâtre-Français a été représenté par plusieurs artistes, notamment par Ch.-Et. Gaucher, d’après Moreau le jeune. Ce dernier est l’auteur des vignettes qui illustrent l’édition des Œuvres de Voltaire publiée par Beaumarchais de 1784 à 1789. Une estampe de Macret, d’après Fauvel, représente la Réception de Voltaire aux champs Élysées. Le Grand a gravé, d’après Dardel, l’Apothéose de Voltaire.

Voltaire (statue de), par Houdon ; au théâtre de la Comédie-Française, à Paris. Le poète, enveloppé d’une toge, est assis dans un fauteuil, te corps légèrement penché en avant, la bouche sardonique, les yeux vifs et perçants. Cette statue, exécutée en marbre en 1779, n’est pas seulement le plus vivant et le plus expressif des portraits que nous ayons de Voltaire ; c’est encore, au point de vue le plus élevé de l’art, une œuvre d’un arrangement parfait et d’un goût exquis. « Il faut savoir gré à Houdon, dit Quatremère de Quincy, d’avoir rejeté l’habillement bourgeois et devenu suranné du vieillard de Ferney, costume qui seul eût désenchanté l’aspect d’une statue honorifique. Aussi tout le monde a rendu justice à l’emploi qu’il a cru devoir faire du genre de costume des philosophes antiques, en l’appropriant au caractère idéal d’un monument public. Ajoutons que l’artiste a su y opérer, par une fusion habile, l’heureux accord de la vérité personnelle de détails ou de portrait avec la propriété idéale d’un style conventionnel. » Une reproduction en plâtre de cette statue est au musée de Versailles. Une reproduction en bronze, dont les frais ont été couverts par une souscription organisée en 1867 par le journal le Siècle, a été érigée en 1870 à Paris, sur l’ancien boulevard du Prince-Eugène, qui a pris depuis le nom de boulevard Voltaire ; traversée par un boulet lors de l’insurrection de 1871, cette copie a été très-habilement restaurée et a été placée en suite sur la petite place de l’École-Polytechnique.

L’année même de la mort de Voltaire, en 1778, le statuaire Houdon avait fait un très-beau buste du philosophe. Ce buste, qui a servi évidemment de modèle pour la tête de la statue, appartient, comme celle-ci, à la Comédie-Française ; il est placé dans le foyer. Le musée de Versailles possède un autre buste sculpté par Houdon en 1782. Il y en a un autre au musée d’Angers, qu’on dit être antérieur de deux ans à la mort de Voltaire.

Voltaire (statue de), par Pigalle ; dans la bibliothèque de l’Institut, à Paris. Le grand homme est assis sur un rocher ; il est presque entièrement nu, n’ayant qu’un manteau jeté sur l’épaule gauche ; il tient de la main droite un crayon et de l’autre un volume. Son regard s’élève vers le ciel ; un léger sourire effleure ses lèvres ; sa tête, que ne couvre pas la perruque historique, est chauve. À ses pieds est un masque.

Cette statue, terminée en 1776, portait primitivement cette épigraphe : « À Monsieur de Voltaire, par les gens de lettres, ses compatriotes et ses contemporains. 1776. » Le projet d’ériger ce monument fut conçu en 1770 par les encyclopédistes, dans une réunion qui eut lieu chez Mme Necker ; la Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot nous fournit à cet égard d’intéressants renseignements : « Le 17 du mois dernier, il s’est tenu chez Mme Necker une assemblée de dix-sept vénérables philosophes, dans laquelle il a été unanimement résolu d’ériger une statue en l’honneur de M. de Voltaire… M. Pigalle, vers lequel M. l’abbé Raynal avait été député plusieurs jours auparavant, pour le prier de se charger de l’exécution, et qui avait accepté cette proposition avec la plus grande joie, produisit l’ébauche d’une première pensée modelée en terre, qui fut généralement admirée. Le prince de la littérature y est assis sur une draperie qui lui descend de l’épaule gauche par le dos et enveloppe tout son corps par derrière. Il a la tête couronnée de laurier ; la poitrine, la cuisse, la jambe et le bras droit nus. Il tient de la main droite, dont le bras est pendant, une plume. Le bras gauche est appuyé sur la cuisse gauche. Toute la position est de génie. Il y a dans la tête un feu, un caractère sublime, et si l’artiste réussit à faire passer ce caractère dans le marbre, cette statue l’immortalisera plus que tous ses précédents ouvrages. » Nous ne savons ce qu’est devenu ce premier modèle, qui diffère beaucoup de la statue. La Correspondance ajoute : « Les frais de l’entreprise seront un objet de 18, 000 à 15, 000 livres ; les dix-sept pairs du dîner du 17 avril se sont tous déclarés receveurs de l’argent des souscrivants et se sont engagés, indépendamment de leur première souscription, de suppléer solidairement à tous les fonds, qui pourraient manquer à la somme requise. L’argent de la souscription est remis en dépôt chez M. de Laleu, notaire ordinaire de M. de Voltaire, qui fournira à M. Pigalle les sommes dont il aura besoin. L’assemblée des pairs a laissé l’artiste le maître absolu du prix. Ce procédé a paru le toucher. Il a fixé son honoraire à 10, 000 livres, indépendamment du prix des marbres et des frais de voyage. » La souscription eut un grand succès. Le roi de Prusse écrivit à d’Alembert qu’il souscrivait pour la somme qu’on voudrait ; le maréchal de Richelieu, le duc de Choiseul et beaucoup d’autres grands seigneurs tinrent à honneur de figurer parmi les souscripteurs. Jean-Jacques Rousseau, qui était l’ennemi de Voltaire, écrivit une lettre spirituelle pour demander la permission de souscrire. Quant à Voltaire, lorsqu’il eut appris le projet des encyclopédistes, il écrivit à Mme Necker : « Ma juste modestie et ma raison me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement. J’ai soixante-seize ans et je sors à peine d’une grande maladie, qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon visage ; mais, Madame, il faudrait que j’eusse un visage ; on en devine à peine la place ; mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien, le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est pas coquetterie, c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état. M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui ; et pour moi, j’ai tant d’amour-propre que je n’oserai jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il veut mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure de porcelaine de Sèvres. Qu’importe après tout à la postérité qu’un bloc de marbre ressemble à tel homme ou à un autre ! Je me tiens très-philosophe sur cette affaire ; mais comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne sur ce qui me reste de corps le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d’âme. L’un et l’autre sont fort en désordre ; mais mon cœur est à vous, Madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très-sincère respect. »

Quelques jours plus tard, Pigalle partit pour Ferney, porteur d’une lettre de d’Alembert à Voltaire, qui commençait ainsi : « C’est M. Pigalle qui vous remettra lui-même cette lettre, mon cher et illustre maître. Vous savez déjà pourquoi il vient à Ferney, et vous le recevrez comme Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile et qu’il eût été envoyé par les Romains pour leur conserver les traits du plus illustre de leurs compatriotes. Avec quel tendre respect la postérité n’aurait-elle pas vu pareil monument, s’il avait pu exister ? Elle aura, mon cher et illustre maître, le même sentiment pour le vôtre. Vous avez beau dire que vous n’avez plus de visage à offrir à M. Pigalle ; le génie, tant qu’il respire, a toujours un visage que le génie, son confrère, sait bien trouver, et M. Pigalle prendra, dans les deux escarboucles dont la nature vous a fait des yeux, le feu dont il animera ceux de votre statue. » Pendant les premiers jours qu’il resta à Ferney, Pigalle ne put réussir à saisir les traits mobiles de Voltaire, et il faillit renoncer à l’entreprise. « Le patriarche lui accordait bien tous les jours une séance, lisons-nous encore dans la Correspondance de Grimm et de Diderot ; mais il était pendant ce temps-là comme un enfant, ne pouvant se tenir tranquille un instant. La plupart du temps, il avait son secrétaire à côté de lui pour dicter des lettres pendant qu’on le modelait, et, suivant un tic qui lui est familier en dictant ses lettres, il soufflait des pois ou faisait d’autres grimaces mortelles pour le statuaire. Celui-ci s’en désespéra et ne vit pour lui d’autre ressource que de s’en retourner ou de tomber malade à Ferney d’une fièvre chaude. Enfin, le dernier jour, la conversation se mit, pour le bonheur de l’entreprise, sur le veau d’or d’Aaron ; le patriarche fut si content de ce que Pigalle lui demanda au moins six mois pour mettre une pareille machine en fonte, que l’artiste fit de lui, le reste de la séance, tout ce qu’il voulut et parvint heureusement à faire son modèle comme il avait désiré. Il eut une si grande peur de gâter ce qu’il tenait dans une seconde séance, qu’il en fit faire le moule aussitôt par son mouleur, et qu’il partit le lendemain de grand matin et clandestinement de Ferney sans voir personne. J’ai vu le plâtre de Pigalle ; il est fort beau et très-ressemblant. »

Frappé de la maigreur extrême de Voltaire, Pigalle conçut l’idée originale de représenter le philosophe nu et tel qu’il était. Les encyclopédistes s’alarmèrent d’un projet dont la réalisation ne pouvait manquer de prêter matière aux railleries des ennemis de Voltaire ; le patriarche lui-même s’en émut et écrivit à Pigalle pour le dissuader ; mais l’artiste resta sourd à tous les conseils, à toutes les prières et s’obstina à profiter de l’occasion qui lui était donnée de montrer sa science de l’anatomie en sculptant un corps réduit presque à l’état de squelette. À la fin, Voltaire comprit que le mieux était de ne contrarier en rien l’inspiration du statuaire. Il écrivit au docteur Tronchin, son médecin : « Mon cher successeur des Délices, je m’en rapporte bien à vous sur la statue ; personne n’est meilleur juge que vous. Pour moi, je ne suis que sensible, je ne sais qu’admirer l’antique dans l’ouvrage de M. Pigalle. Nu ou vêtu, il ne m’importe. Je n’inspirerai pas d’idées malhonnêtes aux dames, de quelque façon qu’on me présente à elles. Il faut laisser M. Pigalle le maître absolu de la statue. C’est un crime en fait de beaux-arts de mettre des entraves au génie. Ce n’est pas pour rien qu’on le représente avec des ailes ; il doit voler où il veut et comme il veut. Je vous prie instamment de voir M. Pigalle, de lui dire comme je pense, de l’assurer de mon amitié, de ma reconnaissance et de mon admiration. Tout ce que je puis lui dire, c’est que je n’ai jamais réussi dans les arts que j’ai cultivés que quand je me suis écouté moi-même. »

Si l’on ne s’inquiète pas de savoir à quelle occasion cette statue fut exécutée et quel grand homme elle représente, si l’on n’y cherche pas autre chose que la pensée de l’artiste, a dit un des biographes de Pigalle, M. P. Tarbé, il faut saluer cette œuvre comme une magnifique étude de l’homme au déclin de sa vie. Mais, considérée comme étant le portrait du poëte le plus spirituel, le plus brillant du XVIIIe siècle, c’est une œuvre dépourvue de goût. Émeric David a fait à cet égard les réflexions suivantes, qui sont pleines de justesse : « Vainement dirait-on, pour excuser Pigalle, que cette espèce d’apothéose relevait la gloire du grand homme à qui ce monument était consacré, puisqu’il se trouvait assimilé aux héros et aux dieux grecs, représentés généralement de cette manière. Il faut avouer que l’idée de montrer un écrivain aussi célèbre, âgé de soixante-quatorze ans, tel qu’il se trouvait alors, maigre, décharné, réduit à l’état de squelette, il faut, dis-je, avouer qu’une semblable idée devenait, à cause de ces circonstances, totalement inconvenante. C’était mettre au jour la nature humaine dans sa misère, là où d’ingénieux embellissements devaient, au contraire, en faire admirer la sublimité. L’artiste faisait trop voir, par cette indifférence pour la dignité d’un grand homme, combien le moral de l’art lui était étranger. Mais si, laissant à part cette faute contre le goût, on considère la statue en elle-même, si l’on remarque la vérité de l’imitation, la précision presque générale des attaches et des muscles, la fermeté des saillies, la vie qui respire dans l’ensemble de l’image, et si l’on se rappelle l’époque à laquelle cette figure appartient, on est étonné d’une étude si approfondie. »