Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Vendôme (COLONNE)

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Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 3p. 844-845).

Vendôme (COLONNE). Le véritable nom de cette colonne est colonne d’Austerlitz ou de la grande armée ; c’est du moins celui que lui avait donné Napoléon ; mais on a persisté à lui donner le nom de la place où elle s’élève, quoiqu’elle n’ait absolument rien de commun avec le bâtard de Henri IV. Elle reproduit les proportions de la colonne Trajane, qui lui a servi de modèle, avec cette différence toutefois que la colonne Trajane est en marbre, tandis que celle-ci est en pierre revêtue de bronze fondu, construction originale que l’on n’avait jamais essayée pour une œuvre de cette dimension. Sa hauteur est de 43m,50, y compris le piédestal et la statue. Sa fondation est de 30 pieds de profondeur et son diamètre de 12 pieds ; 378 pièces de bronze entrent dans le revêtement de l’édifice, et tous les rajustements sont si soigneusement exécutés, qu’on n’en voit aucune trace. Une spirale de bas-reliefs, dont tous les personnages et les accessoires reproduisent les costumes militaires et les armes de l’Empire, déroule autour du fût, en vingt-deux révolutions, les faits d’armes de la campagne de 1805 et forme un développement de plus de 260 mètres. Les personnages principaux sont des portraits. Ces bas-reliefs sont reliés entre eux par un cordon sur lequel est inscrite en relief l’action ou la scène guerrière que représente le dessin. Le fût, dont une couronne à feuilles d’olivier, tressée de bandelettes, forme le tore, mesure 30m,60 de hauteur, sur 3m,90 de diamètre à sa base. Le piédestal, élevé sur une base de granit gris de Corse, dit de Memphis, de 0m,50, a 5m,64 de hauteur et 5m,55 de côté, au nu. Il est orné à ses quatre faces de trophées d’armes et de costumes des armées vaincues ; sur l’attique se dessinent de lourdes guirlandes de chêne, soutenues aux quatre angles par les serres d’aigles colossales, aux ailes à demi déployées et retombant sur le haut de la corniche taillée en forme de congé. Une porte de bronze ciselé, ouverte au sud, donne entrée dans ce piédestal, où commence un escalier à vis de 180 degrés, creusés dans la pierre de la colonne et revêtus de bronze. Cet escalier conduit sur le chapiteau, où un amortissement circulaire, haut de 4m,55, terminé par un hémisphère sculpté, porte la statue de Napoléon.

Ce colossal édifice fut commencé le 25 août 1806, jour où le ministre de l’intérieur vint, au nom de l’empereur, déposer sur le ciment de la première pierre une boite de plomb qui renfermait des médailles commémoratives de l’événement. Quatre années suffirent à le terminer. Napoléon trouva le temps long. Il était impatient d’y voir mettre la dernière main et gourmandait chaque jour ses architectes pour la lenteur qu’ils apportaient selon lui à leurs travaux, « alors que, disait-il, ni l’argent ni les bras ne leur manquaient. » Une inscription en langue française, gravée sur l’amortissement qui porte la statue, constate le jour où put enfin se montrer à tous les yeux cette colonne si ardemment désirée par le despote. Elle est ainsi conçue :

MONUMENT ÉLEVÉ À LA GLOIRE DB LA GRANDE ARMÉE
PAR NAPOLÉON LE GRAND,
COMMENCÉ LE XXV AOÛT MDCCCVI,
TERMINÉ LE XV AOÛT MDCCCX,
SOUS LA DIRECTION DE D.-V. DENON,
DIRECTEUR GÉNÉRAL,
MM. J.-B. LEPÈRE ET L. GONDOIN, ARCHITECTES.

Le socle est chargé d’une inscription en latin passablement barbare. Au-dessus de la porte d’entrée, dans un cadre soutenu par deux Victoires, on lit ceci :

NEAPOLIO. IMP. AUG.
MONUMENTUM. BELLI. GERMANICI.
ANNO. M. D. CCC. V.
TRIMESTRI. SPATIO. DUCTU. SUO. PROFLIGATI.
EX. AERE CAPTO.
GLORIAE. EXERCITUS. MAXIMI. DICAVIT.

qu’il faut traduire de la manière suivante : « Napoléon, empereur auguste, a dédié à la gloire de la grande armée ce monument fait avec le bronze pris sur l’ennemi, l’an 1805, dans la guerre d’Allemagne, terminée en trois mois sous son commandement. » Alexandre Dumas proposait une autre traduction tout aussi plausible : « Néarque Polion, général d’Auguste, dédia ce tombeau de guerre de Germanicus à la gloire de l’armée de Maxime, l’an 1805, avec l’argent volé aux vaincus, grâce à sa conduite pendant l’espace d’un trimestre. »

Le poids des pièces de bronze qui forment la colonne est estimé 2,000,000 de kilogrammes. La statue primitive qui surmontait le monument, et qui ne fut placée qu’en 1812, était un des chefs-d’œuvre du sculpteur Chaudet. Elle représentait Napoléon en costume d’empereur romain, la tête couronnée de laurier, une main appuyée sur son glaive et tenant dans l’autre un globe surmonté d’une Victoire. Son poids était de 6,554 livres, et sa hauteur de plus de 10 pieds. Les dépenses totales pour la colonne et la statue s’élevèrent à 1,975,417 francs. En 1814, le lendemain de l’entrée des alliés à Paris, on voulut renverser cette image colossale de l’empereur qu’on venait d’abattre. On lui passa au cou un câble, auquel un grand nombre de chevaux furent attelés, et, malgré la précaution qu’on avait prise de scier les jambes au-dessus des chevilles, rien ne vint. C’est que l’angle sous lequel on opérait ne faisait que multiplier la résistance ; il fallut donc y renoncer. Pourtant, un zélé royaliste se présenta et promit de réussir ; c’était M. de Montbadon, chef d’état-major de la place de Paris. MM. de Polignac et de Semallé, qui étaient commissaires du comte d’Artois, l’investirent de tous les pouvoirs nécessaires pour cet objet. Il mit en réquisition Launay, le fondeur de la colonne et de la statue, comme l’homme le plus capable de faire l’opération avec succès. Celui-ci résista ; mais, conduit au quartier général, il reçut un ordre se terminant ainsi : « Ordonnons audit M. Launay, sous peine d’exécution militaire, de procéder sur-le-champ à ladite opération, qui devra être terminée mercredi 6 avril à minuit. » Cet ordre est daté du 4 et signé de Rochechouard, colonel aide de camp de S. M. l’empereur de Russie, commandant la place. M. Pasquier, alors préfet de police, écrivit de sa main sur la pièce : « À exécuter sur-le-champ. » La garde nationale faisait le service auprès du monument. Soit pudeur, soit crainte, on la remplaça par des soldats russes. Launay enleva la statue au moyen de chèvres établies sur le faîte et la descendit au moyen de poulies. Aussitôt que le bronze eut touché le pavé, on le remplaça par le drapeau blanc. Alors, nous dit Launay dans une relation de lui, d’où nous tirons ces faits, « on entendit les cris de : Vive le roi ! Vive Louis XVIII » C’était le 8 avril, à six heures du soir ; l’opération avait duré quatre jours, et il n’en avait coûté à la nation que 4,815 fr. 46. Launay obtint d’emporter la statue dans son atelier, pour se couvrir d’une somme de 80,000 francs qui lui restait due comme fondeur de la colonne. Pendant les Cent-Jours, la police impériale la lui fit restituer. Ce bel ouvrage de Chaudet a été fondu lors de la seconde Restauration et a été employé à la statue équestre de Henri IV, par Lemot.

En 1832, les Chambres décidèrent que la statue de Napoléon serait replacée au faîte de la colonne Vendôme ; un concours fut ouvert à cet effet, et M. Seurre jeune l’emporta sur ses nombreux rivaux. Son modèle, coulé en bronze par le fondeur Crozatier, fut inauguré pompeusement le 28 juillet 1833, pendant les fêtes destinées à célébrer le troisième anniversaire de la révolution de 1830. « De toutes ces démonstrations adressées à des souvenirs de liberté, dit un journal du temps, celle qui a excité le plus de sympathie a été l’hommage rendu au héros qui prit pourtant à tâche d’en étouffer les nobles élans, mais, il est vrai, sous des prestiges de grandeur et de gloire. Le 28, Napoléon a repris sa place au haut de la colonne de la grande armée ; peu d’ambassadeurs assistaient, dit-on, à cette cérémonie. » L’armée et la garde nationale et une grande partie de la population prirent part à cette solennité. Louis-Philippe, à cheval au milieu de son état-major, enleva de ses propres mains le voile qui dérobait la statue aux regards de la foule et salua la statue du guerrier. Cette seconde statue avait sur celle de Chaudet l’avantage de ne point blesser le sens populaire, de ne pas couronner un monument chargé d’armes, de costumes et de figures modernes par un personnage d’aspect antique. Napoléon, en redingote et l’une de ses mains derrière le dos, s’y montrait coiffé du petit chapeau traditionnel, lequel, il est vrai, dessinait sur le ciel deux cornes d’un effet peu monumental ; les plis de la redingote, la fameuse redingote grise, tombaient lourdement et sans grâce.

En 1864, le Napoléon en redingote grise fut remplacé pur un Napoléon en empereur romain, conforme à la statue érigée sous la premier Empire. L’empereur en costume antique, jambes nues, le manteau sur l’épaule, le front ceint de lauriers, y personnifiait moins le chef d’armée que le césar suprême, le fondateur d’une dynastie. Cette statue était l’œuvre de M. Dumont. Beaucoup de personnes regrettèrent alors l’ancienne, plus connue et plus populaire, qui fut exilée au centre du rond-point de Courbevoie.

À la fin de la Commune, six jours seulement avant l’entrée des troupes dans Paris, la colonne Vendôme fut renversée par ordre du gouvernement révolutionnaire. Il y avait longtemps qu’un membre de la Commune, G. Courbet, en réclamait le « déboulonnage. » On peut lire à ce sujet un curieux article qu’il fit insérer, au moment du premier siège de Paris, dans le Bulletin de la municipalité. Il y proposait aux Prussiens d’abattre la colonne Vendôme, puis de fondre ensemble tout ce qu’il y avait de canons Krupp et de canons français pour en édifier un nouveau monument de bronze, surmonté du bonnet phrygien et dédié à la république universelle. Dés les premières séances de la Commune, G. Courbet reprit le projet qu’il avait proposé et obtint un décret portant que la colonne serait démolie. On ne se pressa pas toutefois, et ce ne fut que dans le courant du mois de mai que les travaux préparatoires furent effectués ; on descella quelques-unes des plaques circulaires au-dessus du soubassement. On attaqua la pierre à laquelle le bronze servait de revêtement, et le 16 mai seulement un système de cordages tendus par des cabestans fut établi de manière à renverser l’immense fût de pierre et de bronze d’un seul bloc, sur un lit de fumier préalablement disposé pour le recevoir. L’opération eut lieu ce même jour dans l’après-midi. « À trois heures et demie, dit M. Claretie, le clairon sonne ; quelques membres de la Commune prennent place au balcon du ministère de la justice. La musique du 100e bataillon exécute la Marseillaise, à laquelle succède le Chant du départ, exécuté par la musique du 172e bataillon. On fait éloigner tout le monde ; chacun se range autour de la place. À cinq heures un quart, les cabestans fonctionnent, la tension des câbles s’opère lentement. Il est cinq heures et demie : l’attention est immense, chacun est haletant. Un cri étranglé par la peur d’un accident dont il est impossible de mesurer l’étendue part de toutes les bouches ; la colonne s’ébranle ; un silence d’épouvante se fait dans la foule anxieuse ; puis, après avoir oscillé un moment sur sa base, cette masse de bronze et de granit tombe sur le lit qui lui a été préparé ; un bruit sourd se mêle au craquement des fascines, des nuages de poussière s’élèvent dans les airs. À l’instant, une immense clameur se dégage de la foule : Vive la République ! Vive la Commune ! Les fascines et le fumier ont été chassés de chaque côté à plus de 10 mètres. La colonne est toute disloquée, la statue a un bras cassé et la tête séparée du tronc. En deux minutes, le drapeau rouge est arboré sur le piédestal resté debout. » Quatre discours furent alors prononcés par le général Bergeret, par Henri Fortuné et deux autres membres de la Commune, les citoyens Miot et Ranvier.

L’Assemblée de Versailles, de son côté, répondit à cet acte par un décret qui ordonnait le rétablissement de la colonne Vendôme, décret qui a reçu son exécution en 1875. Le fût de pierre a été réédifié, et les plaques de bronze, moulées de nouveau sur les formes qui avaient été conservées depuis le premier Empire, ont été rétablies exactement. Le décret portait que la colonne Vendôme serait surmontée de la statue de la France ; on a renoncé à ce projet et replacé tout simplement, par suite d’un autre décret, le Napoléon de M. Dumont.

La colonne Vendôme a inspiré les poëtes et les chansonniers. Une des chansons les plus connues est celle d’Émile Debraux ; deux vers surtout sont restés populaires :

Salut, monument gigantesque
De la valeur et des beaux-arts ;
D’une teinte chevaleresque,
Toi seul colores nos remparts ;
De quelle gloire t’environne
Le tableau de tant de hauts faits !
Ah ! qu’on est fier d’être Français,
Quand on regarde la colonne !


Avec eux la gloire s’exile,
Osa-t-on dire des proscrits.
Et chacun vers le Champ d’asile
Tournait des regards attendris.
Malgré les rigueurs de Bellone,
La gloire ne peut s’exiler,
Tant qu’en France on verra briller
Les noms gravés sur la colonne.


L’Europe, qui dans ma patrie
Un jour pâlit à ton aspect,
Et brisa ta tête flétrie.
Pour toi conserve du respect ;
Car des vainqueurs de Babylone,
Des héros morts chez l’étranger
Les ombres, pour la protéger,
Planaient autour de la colonne.

Ainsi chantait Émile Debraux, un barde populaire, en 1818, pendant que l’Angleterre songeait, elle aussi, à perpétuer par le bronze ce qu’elle appelait sa victoire de Waterloo. Tout le monde connaît l’Ode à la colonne que Victor Hugo écrivait en 1827. C’est là qu’il faut chercher à comprendre le sentiment qui animait les Français de la Restauration, en regardant la colonne, comme dit la chanson :

O monument vengeur ! trophée indélébile !
Bronze qui, tournoyant sur ta base immobile,
Sembles porter au ciel ta gloire et ton néant ;
Et, de tout ce qu’a fait une main colossale,
Seul es resté debout, ruine triomphale
           De l’édifice du géant !

La pièce est longue, et nous ne pouvons à cause de cela l’insérer ici dans son entier. Le poète y trouve de mâles et patriotiques accents, que l’époque et sa jeunesse forcent de ton çà et là. Aujourd’hui que la lumière s’est faite sur beaucoup de choses et que les cheveux blancs sont venus au chantre des Orientâtes, il est des vers qu’il n’écrirait plus sans doute.

Chaque année depuis 1830, le 5 mai, anniversaire du jour où mourut le prisonnier de Sainte-Hélène (5 mai 1822) ; le 15 août, jour de la naissance et de la fête de l’empereur ; le 20 mars, jour de sa rentrée à Paris, les vieux grognards qui survivaient encore en petit nombre tiraient du fond des armoires leurs uniformes qu’ils boutonnaient à grand’peine, leurs sabres rouillés, leurs shakos déformés, leurs buffleteries noircies,

Nobles lambeaux, défroque épique,
Saints haillons, qu’étoile une croix,
Dans leur ridicule héroïque
Plus beaux que des manteaux de rois,

et ils venaient ces lanciers rouges, ces grenadiers bleus, ces voltigeurs de la garde, ces hussards amaigris, ces artilleurs obèses, que le gamin poursuivait en riant, ils venaient d’un pas chancelant, comme des fantômes d’un autre temps, déposer au pied de la colonne,

Comme à l’autel de leur seul Dieu,

des couronnes d’immortelles et de laurier. Le vieux soldat qui veillait sur le monument les rassemblait toutes ; il les suspendait symétriquement aux lances de la grille qui entoure le soubassement. Des ex-voto bizarres, de petits cadres peinturlurés, enrichis de devises ou d’inscriptions naïves, tapissaient le piédestal. L’effet produit par ces offrandes annuelles à la divinité du lieu n’était pas des plus agréables pour l’œil, mais les « vieux de la vieille » n’y regardent point de si près, et l’orgueil du gardien était comblé si la moisson de couronnes était abondante. Hélas ! les fidèles disparaissent de jour en jour, et la Mort s’apprête à signer la feuille de route des derniers Achilles d’une Iliade qui déjà appartient à l’histoire.

L’entrée de la colonne de la place Vendôme est libre ; le curieux, pourvu qu’il soit maigre et qu’il ait bon pied, bon œil, peut gravir l’escalier étroit et fort sombre et parvenir à la plate-forme supérieure qui régne autour de la statue ; il en sera quitte pour donner en redescendant une légère rétribution au gardien. Il arrive de loin en loin qu’un visiteur mal avisé se soustrait à cet impôt non forcé en enjambant la balustrade et en se précipitant dans l’espace. Le pauvre diable se tue sur le coup, et, en relevant son cadavre, on découvre assez généralement dans ses habits la preuve certaine qu’il en avait assez de la vie en opérant cette rude ascension de la colonne ; 180 marches à franchir, voilà pourtant qui devrait donner à songer. Il est vrai que, quand on les a montées, il doit être bien dur de les redescendre… ; toujours est-il que ce gigantesque monument s’est prêté à bien des tentatives de suicide dont on nous permettra de ne pas retracer les lugubres détails.