Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ballade s. f.

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 110-123).

BALLADE s. f. (ba-la-de — rad. ballet, danse). Chanson à danser : Chanter une ballade. Les mélodies des ballades écossaises et irlandaises sont d’un caractère mélancolique ; il y en a de charmantes. || Danse exécutée sur l’air de cette chanson : La demoiselle du château dansait une ballade avec le fiancé, (Chateaubr.)

— Par ext. Dans certaines contrées, bal public : Une jeune fille qui parait à la ballade sans un garçon est méprisée de ses compagnes. (A. Hugo.)

— Litt. Sorte d’ode divisée en stances égales, plus un dernier couplet plus court appelé envoi, et dans laquelle le dernier vers ou deux des vers de la première stance sont répétés à la fin de toutes les autres : Les ballades de Marot.

La ballade, à mon goût, est une chose fade.
Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps.
                  Molière.

La ballade, asservie à ses vieilles maximes,
Souvent doit tout son lustre au caprice des rimes.
                  Boileau.

Du son se fit sonnet, du chant se fit chansons,
Et du bal la ballade en diverses façons.
                 Lafrénaie-Vauquelin.

|| Ballade redoublée, ballade dans laquelle chaque stance a un ou deux vers répétés en guise de refrain. Il n’est pas indispensable que le vers ou les vers répétés dans chaque strophe soient identiquement les mêmes.

— Aujourd’hui, ode d’un genre familier et le plus souvent légendaire et fantastique : Les ballades de Schiller, de Goethe, de Burger, de Uhland, etc. Les ballades suédoises, allemandes, écossaises, etc. Il n’est pas de ballade plus populaire que celle de Lénore. (Th. Gautier.)

— Prov. C’est le refrain de la ballade, C’est ce qu’on ne cesse de répéter.

Mais, monsieur, me donnez-vous cela ?
C’est toujours le refrain qu’ils ont à leur ballade.
               Régnier.

— Encycl. Dans sa forme la plus régulière, la ballade est un petit poème composé de trois strophes et d’un envoi, avec un refrain. Les trois strophes, symétriquement égales, soit pour le nombre des vers, soit pour l’enlacement des rimes, forment des stances de huit, dix ou douze vers, disposés en deux parties. L’une de ces parties, ordinairement la seconde, est le type que les formes de l’envoi doivent reproduire. Tous les couplets sont sur les mêmes rimes ; tous les vers doivent avoir la même mesure, le plus souvent huit ou dix syllabes ; ces vers peuvent être au nombre de huit, dix ou douze dans chaque strophe ; mais le poëte avait sur ce point une certaine latitude, ainsi que pour ce qui regarde l’envoi. Ce petit poëme ne manque pas de grâce dans sa forme régulière, et quand le refrain est heureusement amené à la fin des stances, et quelquefois aussi au milieu, il leur donne un tour trës-piquant. Nous ne pouvons mieux le faire connaître que par l’exemple suivant de Marot :

FRÈRE LUBIN.

Pour courre en poste par la ville,
Vingt fois, cent fois, ne sais combien ;
Pour faire quelque chose vile,
Frère Lubin le fera bien ;
Mais d’avoir honnête entretien,
Ou mener vie salutaire,
C’est affaire à un bon chrétien :
Frère Lubin ne le peut faire.

Pour mettre, comme un homme habile,
Le bien d’autrui avec le sien,
Et vous laisser sans croix ni pile,
Frère Lubin le fera bien ;
On a beau dire : je le tien,
Et le presser de satisfaire,
Jamais ne vous en rendra rien ;
Frère Lubin ne le peut faire.

Pour amuser par un doux style
Quelque fille de bon maintien,
Point ne faut de vieille subtile,
Frère Lubin le fera bien.
Il prêche en théologien ;
Mais pour boire de belle eau claire,
Faites-la boire à votre chien.
Frère Lubin ne le peut faire.

Envoi.

Pour faire plutôt mal que bien,
Frère Lubin le fera bien ;
Mais si c’est quelque bien à faire,
Frère Lubin ne le peut faire.

Cette disposition, presque aussi rigoureuse que celle du sonnet, appartient particulièrement à la ballade française. C’était primitivement un chant destiné à accompagner la danse. Son nom l’indique assez, puisqu’il dérive du français bal, de l’italien ballo, de l’espagnol bayle et de ballar, vieux mot castillan, qui tous expriment l’idée de la danse. Lafrénaie-Vauquelin, dans son Art poétique, explique de la même manière l’origine de ce mot :

   . . . .Des troubadours
Fut la rime trouvée en chantant leurs amours ;
Et quand leurs vers rimés ils mirent en estime,
Ils sonnaient, ils chantaient, ils ballaient sous leur rime.
Du son se fit sonnet, du chant se fit chansons,
Et du bal la ballade en diverses façons.
Ces trouvères allaient par toutes les provinces
Sonner, chanter, danser leurs rimes chez les princes.

Ce genre de poésie a dû naître en Provence, peut-être y remonte-t-il jusqu’à l’époque des Visigoths et des Arabes. Il semble, en effet, qu’une forme à la fois si gracieuse et si précise, un tel sentiment du rhythme et de l’harmonie, soit un double reflet du génie arabe et de l’instinct poétique des troubadours.

Les poètes provençaux sont les premiers à nous en offrir des exemples, dont quelques-uns sont très-remarquables. Ce n’est point un vain assemblage de strophes réunies sans art, c’est un ensemble, souvent parfait, dont les stances vives et légères bondissent avec une merveilleuse harmonie, reliées les unes aux autres par la mesure uniforme du vers, la répétition de la rime et le retour du même refrain.

La ballade semble appartenir aux langues les plus colorées, les plus souples, les plus riches en mots pittoresques et sonores, qui charment l’oreille la mieux exercée, par le double attrait des sons mélodieux et de la difficulté vaincue. Chez tous les peuples méridionaux, la ballade porte les mêmes traits caractéristiques, d’où l’on peut conclure que la ballata des Italiens, la balata des Castillans et la balada des Provençaux ont la même origine.

Après avoir pénétré dans le nord de la France, ce poème se transforma. Toujours gracieux et symétrique, il prit un caractère plus sérieux, tenant le milieu entre la gravité un peu rigide du chant royal et la naïveté moins soutenue du rondeau. Il se prête à tous les sujets, se faisant ici l’écho de la douleur ; là, servant de voile aux légères amours ou égayant d’une joyeuse boutade un trait satirique. Nous ne saurions mieux définir cette transformation qu’en empruntant les quelques lignes que lui a consacrées Pasquier dans ses Recherches sur la France : « Le chant royal se faisait en l’honneur de Dieu ou de la Vierge, sa mère, ou sur quelque autre grand argument..... Au chant royal, le fatiste (poëte) était obligé de faire cinq onzains en vers de dix syllabes que nous appelons héroïques, et sur le modèle de ces premiers, fallait que tous les autres tombassent en la même ordonnance qu’était la rime du premier, et fussent pareillement accolés, mot pour mot, du dernier vers qu’ils appelaient le refrain, et enfin fermaient leur chant royal par cinq vers qu’ils nommaient renvoi, gardant la même règle qu’aux autres..... Quant à la ballade, c’était un chant royal raccourci, au petit pied, auquel toutes les règles s’observaient et en la suite continuelle de la rime et en la clôture du vers et au renvoi ; mais il se passait par trois ou quatre dizains ou huitains, et encore en vers de sept, huit, dix syllabes, à la discrétion du fatiste et en tel argument qu’il voulait choisir. »

Selon Pasquier, la ballade commença d’être en usage sous Charles V. Froissart, en effet, fut l’un des premiers à la mettre en vogue. Alain Chartier, Charles d’Orléans, Villon, Christine de Pisan, et surtout Clément Marot, en ont laissé des modèles. Elle tomba sous le règne de Henri II, mais pour se relever encore avec un certain éclat jusqu’à celui de Louis XIV. Au XVIIe siècle, La Fontaine et Mme  Deshoulières la cultivèrent avec des succès divers ; celle-ci la gâta par ses fadeurs accoutumées ; l’inimitable fabuliste retrouva la naïveté de Villon et la fine et spirituelle satire de Marot. Après eux, on ne peut citer aucun nom, et la ballade demeura dans l’oubli. Boileau, dans son Art poétique, ne lui consacra que ces deux vers dédaigneux :

La ballade, asservie à ses vieilles maximes,
Souvent doit tout son lustre au caprice des rimes.

Et Molière, dans les Femmes savantes, fait dire à Trissotin :

La ballade, à mon sens, est une chose fade ;
Elle sent son vieux temps.

Tout en trouvant cet arrêt un peu sévère, on peut s’étonner de ce long succès d’un genre si étranger au génie de nos poètes modernes. On l’expliquera toutefois assez facilement, si l’on se rappelle que, dans un temps où l’on sortait à peine de la barbarie du moyen âge, les poètes ne pouvaient guère chercher le succès dans l’abondance ni dans la grandeur des idées, et qu’ils devaient le chercher uniquement dans la difficulté vaincue et dans la forme plus ou moins piquante donnée à l’expression.

Dans la ballata italienne, l’envoi se met au commencement et, pour cette raison, s’appelle entrata. L’entrata est ordinairement de quatre vers, quand ceux de la strophe sont en nombre pair ; de trois, s’ils sont en nombre impair. Plusieurs poètes italiens divisent encore la ballade en quatre parties, qu’ils nomment ainsi : la première, epodo ; la deuxième et la troisième, mutazioni ; la dernière, volta. Généralement, c’est une espèce d’ode destinée à traiter des sujets délicats ou gracieux.

Les ballades de Pétrarque sont presque toutes des morceaux d’une harmonie et d’une délicatesse incomparables. Les poésies du même genre éparses dans les œuvres de Dante, particulièrement dans sa Vita nuova, quoique obscurcies trop souvent par des allusions dont on a peine à trouver le sens, peuvent rivaliser avec celles du chantre de Laure. On ne peut leur comparer en aucune façon celles que nous a laissées Boccace.

La balata castillane se compose de trois couplets avec un refrain sur les mêmes rimes. Il y en a aussi avec des rimes et des vers libres, mais il faut au moins que les strophes aient toujours la même coupe.

Nous avons déjà cité une ballade de Marot, parfaitement régulière. En voici quelques autres qu’on lira certainement avec plaisir : car, si notre gravité moderne dédaigne ces entraves que nos vieux poètes se créaient tout exprès pour avoir le plaisir d’en triompher, nous aimons encore à jeter quelquefois un regard curieux sur ces tours de force dans lesquels excellaient nos ancêtres, surtout quand nous y rencontrons le sentiment et la grâce unis à l’habileté du versificateur :

SUR LA DUCHESSE MARGUERITE D’ALENÇON.

Amour me veoyant sans tristesse,
Et de le savoir dégousté,
M’a dict que feisse une maistresse,
Et qu’il seroit de mon costé.
Après l’avoir bien escousté,
J’en ay faict une à ma playsance,
Et ne me suis poinct mescompté :
C’est bien la plus belle de Fronce.

Elle a un œil riant, qui blesse
Mon cuer tout plein de loyaulté,
Et parmy sa haulte noblesse
Mesle une doulce pryvauté.
Grand mal seroit si cruaulté
Fesoit en elle demourance :
Car quant à parler de beaulté,
C’est bien la plus belle de France.

De fuir l’amour qui m’oppresse
Je n’ay pouvoir ne voulunté ;
Arresté suis en cette presse.
Comme l’arbre en terre planté.
S’esbahit-on si j’ay planté
De peine, tourment et souffrance ?
Pour moins on est bien tourmenté :
C’est bien la plus belle de France.

Prince d’amour, par ta bonté
Si d’elle j’avois jouyssance,
Uncq homme ne fût mieulx monté :
C’est bien la plus belle de France.
              Cl. Marot.



Que vous semble de mon appel,
Gardier, fis-je sens ou folie ?
Toute beste garde sa pel ;
Qui la contraint, efforce ou lye,
S’elle peut, -elle se deslie.
Quant donc par plaisir volontaire
Chanté me fut cette homélie,
Estoit-il lors temps de me taire ?

Si fusse des hoirs Huc-Capel,
Qui fut extraict de boucherie,
On ne m’eust parmy ce drapel
Fait boire à cette écorcherie.
Vous entendez bien joncherie ;
Mais quant ceste peine arbitraire
On m’adjugea par tricherie,
Estoit-il lors temps de me taire ?

Cuidez-vous que sous mon cappel
N’y eust tant de philosophie,
Comme de dire : J’en appel ?
Si avoit, je vous certifie.
Combien que point trop ne m’y fie
Quant on me dit : Présent notaire.
Pendu serez, je vous affie,
Estoit-il lors temps de me taire ?

Prince, si j’eusse eu la pépie,
Pieça je fusse où est Clotaire,
Aux champs, debout comme un espie.
Estoit-il lors temps de me taire ?
                  Villon.

En la forest d’ennuyeuse mémoire
Un jour m’advint qu’à part moi cheminoye ;
Si rencontrai l’amoureuse déesse
Qui m’appela, demandant où j’alloye.
Je répondis que par fortune étoye
Mis en exil en ce bois, longtemps a,
Et qu’à bon droit appeler me pourvoye
L’homme esgaré qui ne sçait où il va.

En souriant, par sa très-grande humblesse,
Me respondit : Ami, si le savoye
Pourquoi tu es mis en cette détresse,
De mon pouvoir volontiers t’aideroye ;
Car jà piéçà je mis ton cœur en voye
De tout plaisir ; ne sais qui l’en osta.
Or, me déplaist qu’à présent je te voye
L’homme esgaré qui ne sçait où il va.

Hélas ! dis-je, souveraine princesse,
Mon fait sçavez ; pourquoi vous le diroye ?
C’est par la mort, qui fait à tous rudesse,
Qui m’a tollu celle que tant amoye,
Et qui étoit tout l’espoir que j’avoye,
Qui me guidoit, si bien m’accompagna
En son vivant, que point ne me trouvoye
L’homme esgaré qui ne sçait où il va.

Aveugle suis ; ne sais où aller doye ;
De mon baston, afin que ne fourvoye,
Je vais tastant mon chemin çà et là ;
C’est grand pitié qu’il convient que je soye
L’homme esgaré qui ne sçait où il va.
             Charles d’Orléans.

DE LA MISÈRE DES GOUTTEUX.

Le goutteux qui sa goutte sent
Fait pauvre chère et laide mine ;
De tels j’en ai vu plus de cent
(Beaucoup voit qui beaucoup chemine),

Mais d’en voir un que ce mal mine,
Qui, sans paraître marmiteux,
Comme toi sa goutte mâtine.
On ne voit onc un tel goutteux.

Autour de l’un toujours on sent
Vieux oing, emplâtre ou médecine ;
L’autre d’un lamentable accent
Déleste Bacchus et Cyprine.
Pour trop bien ruer en cuisine,
Le tiers de sa goutte est honteux.
Toi seul ris de cette mutine :
On ne voit onc un tel goutteux.

Pour moi, qui de fois plus de cent
Ai passé par cette étamine,
Que me sert-il d’être innocent,
Et plus net que n’est une hermine ?
Puisqu’au pied je porte une épine
Qui me rend tout lieu raboteux,
Et que l’on dit quand je chemine :
C’est pauvre chose qu’un goutteux.

Prince, il n’est herbe ni racine
Qui m’empêche d’être boiteux,
Et sans ta rime sarrasine.
C’est pauvre chose qu’un goutteux.
               Sarrazin.



à une amie.

Votre bonne foi m’épouvante :
Vous croyez trop légèrement.
Si l’on aimoit fidèlement,
Serois-je encore indifférente ?
Être la dupe des douceurs
D’une troupe vaine et galante
Est le destin des jeunes cœurs.
De cette conduite imprudente
Il n’est cœur qui ne se repente :
Tous les hommes sont des trompeurs.

Jeune, belle, douce, brillante,
Le cœur tendre, l’esprit charmant,
Des malheurs de l’engagement
Ne prétendez pas être exempte.
Affectons-nous quelques rigueurs :
On se rebute dans l’attente
Des plus précieuses faveurs.
La tendresse est-elle contente ?
On entend dire à chaque amante :
Tous les hommes sont des trompeurs.

Vous croyez que la crainte invente
Les dangers qu’on court en aimant ?
S’il plaît à l’Amour, quelque amant
Un jour vous rendra plus savante.
Vers les dangereuses langueurs
Vous avez une douce pente ;
Vous soupirez pour des malheurs
Dont vous paraissez ignorante.
Vous mériteriez qu’on vous chante :
Tous les hommes sont des trompeurs.

Si pour vous épargner des pleurs,
Ma raison n’est pas suffisante,
Regardez ce que représente
Le serpent caché sous les fleurs.
Il nous dit : Tremblez, Amaranthe ;
Tous les hommes sont des trompeurs.
          Mme  Deshoulières.

À M. CHARPENTIER.

Fameux auteur, de tous auteurs le coq,
Toi dont l’esprit agréable et fertile
Des latineurs a soutenu le choc
Par un écrit dont sublime est le style ;
Plus éloquent que le fut feu Virgile,
Tu leur fais voir qu’on doit les mettre au croc :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.

Dans leurs discours et ab hac et ab hoc,
Ils ont crié qu’à Paris la grand’ville,
Où l’étranger est en proie à l’escroc,
Inscription françoise est inutile ;
Latinité moins seroit difficile.
Disent-ils tous, pour la gent vin de broc.
On prêche en vain un si faux Évangile :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.

Du grand Louis, qui, de taille et d’estoc,
De l’univers fera son domicile,
Et dont le cœur s’ébranle moins qu’un roc,
Pourquoi les faits, par une erreur servile,
Mettre en latin ? Non, non, tourbe indocile,
D’inscription nous allons faire troc ;
Par toi, Damon, pédants vont faire Gille :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.

Grands savantas, nation incivile,
Dont Calepin est le seul ustensile,
Plus on ne voit ici de votre affroc.
François langage est or ; le vôtre, argile ;
Bon seulement pour ceux qui portent froc.
Poursuis, Damon ; ils n’ont plus d’autre asile :
Quand tu combats, la victoire t’est hoc.
             Mme  Deshoulières.



AU ROI.

Pour être servi comme il faut,
Donner l’exemple est d’un roi sage.
Marche-t-il, tout vole aussitôt,
Et la victoire est du voyage.
L’œil du maître est un bon adage ;
Attestons-en Sa Majesté.
Est-ce bien ou mal attesté ?
La question est belle à soudre ;
Sire, dites la vérité :
Il n’est que d’être à son blé moudre.

Rien n’était trop lourd ni trop chaud
Pour l’Anglais, qui semblait, de rage,
Vouloir avaler tout l’Escaut,
Et faire ici l’anthropophage.
Vous fûtes vous mettre au passage,
Et quand mylord eut bien trotté,
Il vous trouva là tout botté ;
Alors, il en fallut découdre.
Et Dieu sçait qui fut bien frotté :
Il n’est que d’être à son blé moudre.

Aussi, Cumberland dit tout haut :
Ma foi, messieurs, plions bagage ;
La grue en l’air, après tout, vaut
Mieux que le moineau dans la cage ;
Peut-être on fait chez nous tapage,
Tandis qu’ici tout est gâté ;
De nos souliers, tout bien compté,
Croyez-moi, secouons la poudre,
Et regagnons notre côté :
Il n’est que d’être à son blé moudre.

Prince, tout a des mieux été ;
Revenez dans votre cité :
Un peu de calme après la foudre.
En hiver, ainsi qu’en été,
Il n’est que d’être a son blé moudre.
                   Piron,

À MADAME FOUQUET.

Comme je vois monseigneur votre époux
Moins de loisir qu’homme qui soit en France,
Au lieu de lui, puis-je payer à vous ?
Serait-ce assez d’avoir votre quittance ?
Oui, je le crois ; rien ne tient en balance
Sur ce point-là mon esprit soucieux.
Je voudrais bien faire un don précieux ;
Mais si mes vers ont l’honneur de vous plaire.
Sur ce papier promenez vos beaux yeux :
En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

Je viens de Vaux, sachant bien que sur tous
Les Muses font en ce lieu résidence ;
Si leur ai dit, en ployant les genoux :
« Mes vers voudraient faire la révérence
« À deux soleils de votre connaissance,
« Qui sont plus beaux, plus clairs, plus radieux,
« Que celui-là qui loge dans les cieux ;
«  Partant, vous faut agir dans cette affaire
« Non par acquit, mais de tout votre mieux :
« En puissiez-vous dans cent ans autant faire ! »

L’une des neuf m’a dit d’un ton fort doux
(Et c’est Clio, j’en ai quelque croyance) :
« Espérez bien de ses yeux et de nous. »
J’ai cru la Muse, et, sur cette assurance,
J’ai fait des vers, tout rempli d’espérance.
Commandez donc, en termes gracieux,
Que sans tarder, d’un soin officieux,
Celui des Ris qu’avez pour secrétaire
M’en expédie un acquit glorieux :
En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

Reine des cœurs, objet délicieux,
Que suit l’enfant qu’on adore en des lieux
Nommés Paphos, Amathonte et Cythère ;
Vous qui charmez les hommes et les dieux,
En puissiez-vous dans cent ans autant faire !
               La Fontaine.

Pour comprendre cette ballade de notre fabuliste, il faut savoir qu’il était pensionné par le surintendant Fouquet, mais que celui-ci lui avait imposé l’obligation de lui composer une pièce de vers pour chaque terme qui lui était payé.

Les deux ballades suivantes, de Charles d’Orléans, ne sont pas tout à fait régulières ; cependant on y trouve encore observées la plupart des prescriptions qui rendaient ce genre de poésie si difficile.

Rafraîchissez le chastel de mon cœur
D’aucuns vivres de joyeuse plaisance :
Car faux Daugier, avec son alliance,
L’a assiégé en la tour de Douleur.

Si ne voulez le siège sans longueur,
Tantôt lever ou rompre par puissance,
Rafraîchissez le chastel de mon cœur
D’aucuns vivres de joyeuse plaisance.

Ne souffrez pas que Daugier soit seigneur.
En conquêtant sous son obéissance
Ce que tenez en votre gouvernance ;
Avancez-vous, et gardez votre honneur,
Rafraîchissez le chastel de son cœur.

  Prenez tôt ce baiser, mon cœur,
  Que ma maîtresse vous présente,
  La belle, bonne, jeune et gente,
  Par sa très-grant grâce et douceur.

  Bon guet ferai, sur mon honneur,
  Afin que Daugier rien n’en sente.
  Prenez tôt ce baiser, mon cœur,
  Que ma maîtresse vous présente.

  Daugier, toute nuit en labeur,
  A fait guet, or gît en sa tente.
  Accomplissez brief votre entente
  Tandis qu’il dort, c’est le meilleur.
  Prenez tôt ce baiser, mon cœur.

  Fuyez le trait de doux regard,
  Cœur qui ne savez vous défendre ;
  Vu qu’êtes désarmé et tendre,
  Nul ne vous doit tenir couard.

  Vous serez pris ou tôt ou tard :
  L’amour le veut bien entreprendre ;
  Fuyez le trait de doux regard.
  Cœur qui ne savez vous défendre.

  Retirez-vous sous l’étendard
  De Nonchaloir, sans plus attendre ;
  Si Plaisance vous laissiez rendre,
  Vous êtes mort. Dieu vous en gard :
  Fuyez le trait de doux regard.

Comment se peut un povre cœur défendre,
Quand deux beaux yeux le viennent assaillir ?
Le cœur est seul, désarmé, nu et tendre,
Et les yeux sont bien armés de plaisir.



PRIÈRE POUR LA PAIX.

Priez pour paix, doulce Vierge Marie,
Royne des cieux et du monde maîtresse ;
Faictes prier, par votre courtoisie,
Saints et saintes, et prenez votre adresse,
Vers votre Fils, requérant sa haultesse
Qu’il lui plaise son peuple regarder,
Que de son sang a voulu racheter.
En desboutant guerre qui tout desvoye,
De prières ne vous veuillez lasser,
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez, prélats et gens de sainte vie,
Religieux, ne dormez en paresse ;
Priez, maistres et tous suivans clergie,
Car par guerre faut que l’estude cesse.
Moustiers destruits sont sans qu’on les redresse,
Le service de Dieu vous faut laissier.
Quand ne povez en repos demourer ;
Priez si fort que briefment Dieu vous oye.
L’Église voult à ce vous ordonner :
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez, princes, qui avez seigneurie.
Rois, ducs, comtes, barons pleins de noblesse,
Gentilshommes avec chevalerie ;
Car meschants gens surmontent gentillesse ;
En leurs mains ont toute vostre richesse ;
De bas les font en haut estat monter :
Vous le povez chascun jour veoir au cler,
Et sont riches de vos biens et monnoye,
Dont vous deussiez le peuple supporter.
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez, peuples qui souffrez tyrannie,
Car vos seigneurs sont en telle faiblesse
Qu’ils ne peuvent vous garder pour mestrie,
Ne vous aidier en votre grand destresse.
Loyalx marchans, la selle si vous blesse.
Fort sur le dos, chascun vous vient presser,
Et ne povez marchandise mener.
Car vous n’avez seur passage ne voie,
Et maint péril vous convient-il passer.
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Priez galans, joyeux en compagnie.
Qui despendre désirez à largesse ;
Guerre vous tient la bourse desgarnie.
Priez, amans qui voulez en liesse
Servir amour ; car guerre, par rudesse,
Vous destourbe de vos dames hanter,
Qui maintes fois fait leurs vouloirs tourner,
Et quand tenez le bout de la courroye,
Ung estrangier si le vous vient oster.
Priez pour paix, le vray trésor de joye.

Dieu tout-puissant nous veuille conforter.
Toutes choses en terre, ciel et mer !
Priez vers lui, que brief en tout pourvoye ;
En lui seul est de tous maulx amender ;
Priez pour paix, le vray trésor de joye.
                Charles d’Orléans.

Mais le mot ballade sert aussi très-souvent à désigner une pièce de vers qui n’est pas astreinte à des règles rigoureuses ; alors il devient synonyme de romance, chanson, élégie, légende rimée. Ce qui caractérise ces ballades, dans ce nouveau sens du mot, c’est le choix du sujet et la forme populaire du langage, bien qu’on y rencontre quelquefois de grandes images et des pensées très-élevées : on sait du reste que les images et les grandes pensées, loin d’être étrangères aux hommes du peuple, viennent naturellement sur leurs lèvres quand ils sont sous le coup d’une émotion puissante, ou qu’ils se laissent aller au sentiment du plaisir. Quelquefois ces ballades se distinguent par un sentiment profondément patriotique, comme cette vieille chanson que l’on répète encore à Saint-Valéry en Caux et sur la côte de la Seine-Inférieure, et qui raconte le désespoir de la fille d’un roi de France condamnée à épouser un prince anglais. C’est une allusion évidente au mariage de la fille de Charles VI, Catherine de France, avec Henri V d’Angleterre :

Le roi a fille à marier ;
      À un Anglois la veut donner ;
          Elle ne veut mais :
« Jamais mari n’épouserai s’il n’est françois. »

       La belle ne voulant céder.
       Sa sœur s’en vint la conjurer :
 « Acceptez, ma sœur, acceptez cette fois ;
« C’est pour paix à France donner avec l’Anglois. »

       Et quand ce vint pour s’embarquer,
       Les yeux on lui voulut bander :
« Eh ! ôte-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Car je veux voir jusqu’à la fin le sol françois. »

       Et quand ce vint pour arriver,
      Le châtel étoit pavoisé :
« Eh ! ôte-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Ce n’est pas le drapeau blanc du roi françois. »

      Et quant ce vint pour le souper,
      Pas ne voulut boire ou manger :
« Éloigne-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Ce n’est pas là le pain, le vin du roi françois. »

      Et quand ce vint pour le coucher,
      L’Anglois la voulut déchausser :
« Éloigne-toi, retire-toi ! franc traître Anglois ;
« Jamais homme n’y touchera, s’il n’est françois. »

      Et quand ce vint sur le minuit,
      Elle fit entendre grand bruit ;
Et s’écrioit avec douleur : « Ô roi des rois !
« Ne me laissez entre les bras de cet Anglois. »

      Quatre heures sonnant à la tour,
      La belle finissoit ses jours ;
La belle finissoit ses jours d’un cœur joyeux,
Et les Anglois y pleuroient tous d’un cœur piteux.

Voici quelques autres pièces, soit en vers, soit en prose, qui donneront une idée fort exacte des ballades qu’on pourrait appeler libres, pour les distinguer de celles dont nous avons fait connaître les formes rigoureuses, et qui sont aujourd’hui complètement abandonnées par nos poëtes, sauf le refrain, qu’on voit encore apparaître dans certains cas.

LE DIABLE ET LE SCULPTEUR.

En s’appuyant sur une verte branche
De prunelier à la fraîche senteur,
Sous les habits d’un juif à barbe blanche,
Le Diable un jour s’en va chez un sculpteur :
« Bonjour, l’ami, dit-il d’un ton bizarre ;
J’ai dans ma poche un diamant fort rare
Que j’ai trouvé dans les sables du Nil ;
Il est à toi si, dans le blanc carrare,
Tu reproduis trait pour trait mon profil.

   — J’aime mieux boire mon eau fraîche,
   Et manger mon pain bis, vraiment !
   Je sculpterai plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Tu peux garder ton diamant.

— Mener de front et misère et génie,
C’est désirer mourir à l’hôpital ;
Donc, entre nous pas de cérémonie !
J’ai beaucoup d’or. Ce précieux métal
Sonne si clair qu’il réveille la gloire !
C’est le clairon annonçant la victoire
Au vrai talent, marchant à la grandeur !
Or, je t’en donne à remplir une armoire.
Si tu me fais beau comme un empereur.

   — J’aime mieux boire mon eau fraîche,
   Et manger mon pain bis, vraiment !
   Je sculpterai plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Garde ton or, ton diamant.

— On ne vit pas de pain sec et d’eau claire ;
Déride-moi ce front de puritain !
Je te promets un renom populaire,
Un riche hôtel dans le quartier d’Antin,
Je t’enverrai, pour aller a la chasse.
Quatre chevaux blancs de Calatrava ;
À l’Institut chacun te fera place.
Si tu me fais grand comme saint Ignace
Levant les yeux aux pieds de Jehova.

   — J’aime mieux boire mon eau fraîche,
   Et manger mou pain bis, vraiment !
   Je sculpterai plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Garde chevaux et diamant.

— Décidément, tu n’es pas un artiste ;
Je le vois bien. Non, les fils des Hébreux
Ne feraient pas Jésus à mine triste.
Les bras en croix, cheveux pendants, œil creux !
Je pars : chez toi, je n’ai plus rien à faire.
Taille en granit une vieille Misère !
Drape-la bien d’une robe en lambeau. :
Quand tu seras sous quelques pieds de terre,
Elle ornera ton glorieux tombeau.

   Va, tu peux boire ton eau fraîche.
   Et manger ton pain bis, vraiment !
   Tu sculpteras plus librement
   L’Homme-Dieu, né dans une crèche :
   Moi, je garde mon diamant. »

Et le sculpteur, d’une voix libre et fière,
Répond au juif : « J’aime ma pauvreté !
Elle m’inspire et m’ordonne de faire
L’Homme-Dieu, mort pour la fraternité !
Voilà pourquoi je travaille et je veille… »
Le Diable, alors, en se grattant l’oreille,
Prend son bâton et grommelle en sortant :
« Avec ces gens on ne fait pas merveille ;
Dieu, je le vois, est plus fort que Satan. »
                Barrillot.



DOUCE IGNORANCE.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Hier matin, l’homme du cimetière
Entre chez nous, vêtu d’un habit noir ;
Et puis il prend une petite bière
Sous son grand bras, qui faisait peur à voir :
C’est là-dedans qu’est notre petit frère ;
On l’a porté là-bas, sous le gazon ;
Il aura froid dans la dure saison,
Ainsi couché dans un berceau de terre !

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Sous le gazon, sa voix est étouffée ;
S’il crie, ah ! dis, ma sœur, qui l’entendra ?
Peut-être un ange ou quelque blanche fée,
En voltigeant, près de lui descendra.
Pour l’endormir, cette fée aux doigts roses
Appellera le rossignol des bois,
Pour qu’il lut dise, avec sa douce voix,
Ce que le vent chante en berçant les roses.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Et s’il a soif, qui mettra sur sa lèvre
Le lait doré par les gouttes de miel ?
Une mésange, aux branches de genièvre,
Prendra de l’eau que Dieu jette du ciel ;
Dans une fleur, n’est-ce pas, la mésange
Mettra cette eau comme dans un bijou,
Puis étendra son aile sous son cou,
Afin que l’eau ne mouille pas son lange.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Dis-moi, ma sœur, j’ai peur qu’il ne s’effraie
Si son oreille entend, pendant la nuit,
Ce grand oiseau que l’on nomme l’orfraie,
Et qui, dit-on, ne chante qu’à minuit.
Le loup va-t-il autour du cimetière,
Et pourrait-il, ma sœur, entrer dedans ?
Ah ! s’il allait, avec ses grandes dents.
Mordre le bras de notre petit frère !

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.

Maman nous dit que le ciel le protège,
Que pour jamais il est exempt d’ennui ;
Alors, le ciel défendra que la neige
Pendant l’hiver ne s’amasse sur lui ?
Maman nous dit que nous irons dimanche
Semer des fleurs sur sa petite croix ;
Pour qu’il sourie en nous voyant tous trois,
Nous lui mettrons sa belle robe blanche.

Petite sœur, petit frère n’est plus :
Prions pour lui quand sonne l’Angelus.
                   Barrillot

LES DÉMONS ET LES JEUNES FEMMES.


Il était autrefois, au pays de Touraine,
Un manoir dont la tour, sombre, lourde et hautaine,
Terrifiait et serfs, et félons, et géants ;
Son châtelain Robert prit un jour la croix sainte,
Et s’en alla des pieds du Christ baiser l’empreinte
      Et pourfendre les mécréants.

Mais, tandis qu’en la Perse il fondait quelque empire,
Et que, de ses péchés bien marri, le beau sire
Tâchait de regagner sa part du paradis,
Sa gente dame Yseult et ses trois damoiselles
De festins, d’amour fol, de danses criminelles,
      Profanaient son chaste logis.

Au voisin monastère en vain priaient les nonnes ;
En vain leur vieux prieur vint souvent, après nones,
À faire pénitence inviter le castel…
Folie ! on riait tant des avis du saint homme,
Que les serfs redoutaient sur cette autre Sodome
       De voir tomber le feu du ciel…

Or, écoutez !… un soir que, sous le vent d’orage,
La bannière sifflait, se tordait avec rage,
Qu’aux créneaux les vautours gémissaient éperdus,
Et que dans l’air chargé de lueurs, de ténèbres.
Sourdement résonnaient les aboiements funèbres
      De la mute du prince Artus ;

Ce soir-là même… Yseult, la frivole comtesse,
Yseult, ayant voulu d’amour et de liesse,
Et de volupté folie égayer son donjon,
Près d’elle rassemblait la fleur du voisinage,
Preux et beaux damoisels, seigneurs de haut lignage,
       Filles de comte et de baron.

C’était merveille à voir, dans la vaste grand’salle :
Et guirlandes de fleurs, et liserés d’opale,
Et tentures de moire avec grâce flotter.
Tandis que, projetant des clartés fantastiques,
Plus de vingt lampes d’or aux longs vitraux gothiques
       Avec l’éclair semblaient jouter.

Et sous l’œil, ébloui comme dans l’or d’un songe,
Ondulaient sur les fleurs où leur beau pied se plonge
Nobles servants d’amour au pourpoint élégant,
Et pages gracieux, et donzelles ardentes,
Tournoyant sous les plis de robes transparentes
       Que fait se dresser fil d’argent.

Et sur tous ces damnés brillait un gai sourire,
Et leurs mains se pressaient dans un commun délire
Et leurs pas s’enchaînaient, se brisaient tour à tour
Ces groupes enivrés jusqu’à la blanche aurore
Voulaient rire… et minuit ne sonnait pas encore
       Au beffroi de la grande tour…

Avec grâce pourtant penché sur sa guitare,
Un joyeux troubadour d’une chanson bizarre
Accompagnait les sons de son doux instrument.
Et de sa double voix l’enivrante harmonie
Tantôt seule éclatait, tantôt grondait unie
       Au bruit de la foudre et du vent.

Mais quand Dieu courroucé, du sein de la tempête,
Criait ainsi vengeance et malheur sur leur tête,
Jeunes pages et preux, donzelles et barons,
Plus délirants danseurs, plus radieux convives,
D’un frénétique élan tournaient sous les ogives,
      Comme une ronde de démons.

Et sur tous ces damnés brillait un gai sourire,
Et leurs mains se pressaient dans un commun délire,
Et leurs pas s’enchaînaient, se brisaient tour à tour ;
Ces groupes enivrés jusqu’à la blanche aurore
Voulaient rire… et minuit ne sonnait pas encore
        Au beffroi de la grande tour…

Minuit enfin sonna… Les lampes s’éteignirent ;
Des rires et des pleurs tout à coup s’entendirent ;
Et (si d’un saint ermite on révère l’écrit)
Un vassal vit alors, avec de rouges flammes,
Des fantômes ailés et des formes de femmes
        S’enfuir de la tour de granit…

Or, dans son vieux grimoire ajoute notre ermite,
Ces femmes qui, brûlant d’une flamme maudite,
Et dansaient et riaient au fort de l’ouragan,
Ces femmes avaient fait un pacte avec le crime ;
Ces fiers barons, c’étaient… les esprits de l’abîme !
        Ce troubadour c’était… Satan !

Après un tel malheur, n’allez pas, jeunes filles,
Oh ! n’allez pas, le soir, dans de bruyants quadrilles,
Trop folles, vous livrer à vos ébats joyeux.
De peur que dans vos bras vos danseurs infidèles
Ne deviennent démons, et, sur leurs noires ailes,
        Ne vous emportent loin des cieux.
                      Henri Rocher.

LE FIANCÉ.

I

Un soir, dans un château qui se mirait sur l’onde,
Avec ses grands arceaux et ses donjons noircis,
Une jeune beauté paraît sa tête blonde
Du voile nuptial où l’aiguille féconde
      Aux fleurs a marié les fruits.

La pauvre fille, hélas ! abattue et plaintive,
Attend depuis longtemps son époux adoré :
Au bruit le plus léger qui monte de la rive,
Échappant aux doux soins de sa mère attentive.
      Elle vole au balcon doré.

Pour entendre et pour voir, en vain elle se penche ;
Rien ne rassure encor son amour alarmé ;
Le seul bruit qui s’élève est celui d’une branche ;
L’œil ne peut distinguer la voile étroite et blanche
      Qui ramène son bien-aimé.

II

      Assis sur sa barque légère,
      Loin du castel, un troubadour.
     Suivant le fil de la rivière,
     Tient sa harpe et rêve d’amour ;
     Tout à coup de jeunes sylphides
     S’avance un tournoyant essaim ;

     Les arbres de rosée humides
     Mouillent leurs ailes de satin ;
     Leur troupe errante et vagabonde.
     Courant parmi les églantiers,
     De la forêt triste et profonde
     Anime les sombres sentiers.

     Le troubadour s’arrête, hésite,
           Puis il évite
     De se tourner pour les revoir ;
     Car sa bien-aimée à cette heure
           L’attend et pleure
     Sur le balcon du vieux manoir.

III

     Ciel ! une forme aérienne
     Glisse dans un faible rayon ;
     Une robe longue, incertaine,
     Semble flotter à l’horizon :
     Sur une transparente épaule,
     Sur un sein pâle et gracieux,
     Comme les feuilles sur le saule,
     Se répandent de longs cheveux.

     Ce n’est pas l’ombre solitaire
     D’une fille morte à quinze ans,
     Ni celle d’une jeune mère
     Qui vient pour revoir ses enfants.
     C’est une fée : elle s’avance ;
     Le flot coule plus doucement,
     Et la brise agite en silence
     Son écharpe aux franges d’argent.

     Autour d’elle un reflet d’opale
     Scintille dans le sombre azur ;
     Le souffle que sa bouche exhale
     Embaume l’air suave et pur.
     Sous la voile onduleuse et blanche,
     Apercevant le troubadour,
     Sur son beau front elle se penche
     En murmurant un mot d’amour.

     Le troubadour s’arrête, hésite,
            Puis il évite
     Et de l’entendre et de la voir ;
     Car sa bien-aimée à cette heure
            L’attend et pleure
     Sur le balcon du vieux manoir,

IV

     Bientôt auprès de sa nacelle
     S’élève une amoureuse voix :
     Il entend son nom qui se mêle
     Au bruit des ondes et des bois.
     Il se tourne, et voit une ondine
     Au milieu des flots caressants :
     Le glaïeul et l’algue marine
     Pressent l’albâtre de ses flancs.

     « Gentil troubadour, viens, dit-elle,
     « Le monde est indigne de toi ;
     « Viens, je suis toujours jeune et belle,
     « Beau jeune homme, viens avec moi.
     « J’ai des grottes de coquillages,
     « Des poissons aux écailles cVor,
     «  Des cascades, de frais rivages,
     « Et d’autres merveilles encor…

     « Dans les vents, dans les eaux courantes
     « C’est moi qui mollement bruis,
     « Moi que les étoiles tombantes
     « Visitent dans les douces nuits.
     « Tu le vois, je suis rose et blanche,
     « Plus belle qu’un ange des cieux ;
     « Viens, sous le fleuve qui s’épanche
     « S’ouvre mon palais gracieux. »

     Elle dit, la vague limpide
     Autour d’elle semble frémir ;
     Elle frappe d’un pied timide
     L’onde qui la fait tressaillir.
     Ses bras nus, avec nonchalance,
     Divisent les flots amoureux :
     Elle sourit et se balance,
     Et la lune éclaire ses yeux.

     Le troubadour s’arrête, hésite,
            Puis il évite
     Et de l’entendre et de la voir ;
     Car sa bien-aimée à cette heure
            L’attend et pleure
     Sur le balcon du vieux manoir.

Un peu plus tard, la vierge, à ses craintes en proie,
Vit l’esquif au milieu des brouillards incertains.
« C’est lui ! c’est lui ! dit-elle, immobile de joie ;
« Ô ma mère ! viens voir, le Seigneur nous l’envoie ;
    « Plus de larmes, plus de chagrins ! »

Déjà dans le château cette heureuse nouvelle
Passe de bouche en bouche, et vole et se répand :
De buis et de flambeaux on pare la chapelle ;
Sous son voile brodé, le calice étincelle
     Devant les chandeliers d’argent.

L’esquif toucha le bord : pressant ses pas rapides,
Le châtelain joyeux reçut le troubadour.
Les chœurs aériens des rêveuses sylphides,
Et la fée et l’ondine aux paroles timides,
     N’avaient pu vaincre son amour.
                             ***

LES TROIS MOINES ROUGES.

Je frémis de tous mes membres, je frémis de douleur, en voyant les malheurs qui frappent la terre.

En songeant à l’événement qui vient, horrible, d’arriver aux environs de la ville de Quimper, il y a un an.

Katelik Moal cheminait en disant son chapelet, quand trois moines, armés de toutes pièces, la joignirent ;

Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds, au milieu du chemin, trois moines rouges.

« Venez avec nous au couvent, venez avec nous, belle jeune fille ; là ni or ni argent, en vérité, ne vous manquera.

— Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n’est pas moi qui irai avec vous, j’ai peur de vos épées qui pendent à votre côté.

— Venez avec nous, jeune fille, il ne vous arrivera aucun mal.

— Je n’irai pas, messeigneurs, on entend dire de vilaines choses !

— On entend dire assez de vilaines choses aux méchants ! Que mille fois maudites soient toutes les mauvaises langues ! Venez avec nous, jeune fille, n’ayez pas peur !

— Non, vraiment ! je n’irai point avec vous ! j’aimerais mieux être brûlée !

— Venez avec nous au couvent, nous vous mettrons à l’aise.

— Je n’irai point au couvent, j’aime mieux rester dehors. Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on, sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n’en sont point sorties.

— S’il y est entré sept jeunes filles, vous serez la huitième ! »

Et eux de la jeter à cheval, et s’enfuir au galop ; de s’enfuir vers leur demeure, de s’enfuir rapidement avec la jeune fille en travers, à cheval, un bandeau sur la bouche.

Et au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus :

« Que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci maintenant ? — Mettons-la dans un trou de terre. — Mieux vaudrait sous la croix. — Mieux vaudrait encore qu’elle fût enterrée sous le maître-autel. — Eh bien ! enterrons-la ce soir sous le maître-autel, où personne de sa famille ne la viendra chercher. »

Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend ! De la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable !

Or, un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, voyageait tard, battu de l’orage.

Il voyageait par là et cherchait quelque part un asile, quand il arriva devant l’église de la commanderie.

Et lui de regarder par le trou de la serrure, et de voir briller dans l’église une petite lumière.

Et les trois moines, à gauche, qui creusaient sous le maître-autel ; et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés.

La pauvre jeune fille se lamentait, et demandait grâce :

« Laissez-moi ma vie, messeigneurs ! au nom de Dieu ! Messeigneurs, au nom de Dieu ! laissez-moi ma vie ! Je me promènerai la nuit et me cacherai le jour. »

Et la lumière s’éteignit, et le chevalier restait à la porte sans bouger, stupéfait ;

Et le chevalier entendit la jeune fille se plaindre au fond de son tombeau :

« Je voudrais pour ma créature l’huile et le baptême ; puis l’extrême-onction pour moi-même, et je mourrai contente et de grand cœur après. »

Le chevalier s’en alla frapper à la porte de l’évêché.

« Monseigneur l’évêque de Cornouaille éveillez-vous, éveillez-vous ; vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle ; vous êtes là dans votre lit, sur la plume bien molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d’un trou de terre dure, demandant pour sa créature l’huile et le baptême, et l’extrême-onction pour elle-même. »

. . . . . . .

On creusa sous le maître-autel par ordre du seigneur évêque, et on retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant, endormi sur son sein.

Elle avait rongé ses deux bras, elle avait déchiré sa poitrine, elle avait déchiré sa blanche poitrine jusqu’à son cœur.

Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe.

Il pleura trois jours et trois nuits, les genoux dans la terre froide, vêtu d’une robe de crin et nu-pieds.

Et au bout de la troisième nuit, tous les moines étant là, l’enfant vint à bouger entre les deux, lumières placées à ses côtés.

Il ouvrit les yeux, il marcha droit, droit aux trois moines rouges :

« Ce sont ceux-ci ! »

Et les trois moines ont été brûlés vifs, et leurs cendres jetées au vent ; leur corps a été puni à cause de leur crime..

           Ballade bretonne,

traduction de M. de la Villemarqué.

LES FEES DE LOC-IL-DU.

Un soir, la blanche Arma, reine des fées, appelle ses jeunes sœurs dispersées dans le vallon de Loc-Il-Du. Au cri qu’elle jette, on les voit toutes accourir comme une volée de tourterelles. Arma était appuyée contre un pommier aux fruits rouges, portant mêlée à ses cheveux une couronne de gui.

« Que veut notre dame ? dirent les fées toutes d’une voix ; que demande-t-elle pour que la soirée lui semble courte ? Devrons-nous tresser des paniers de jonc et les remplir de fleurs, ou bien désire-t-elle que nous dansions sur l’herbe fine, portant chacune sur la tête un vase de cristal rempli d’eau ? Faut-il frapper à la porte de pierre des Korigans et leur ordonner de déployer leurs rondes sur la bruyère, en chantant les jours de la semaine ? Est-il temps de descendre à la mer pour s’asseoir sur les vagues comme sur des chevaux marins ? »

Mais la belle Arma releva la tête et dit lentement :

« Ce que je souhaite, ce n’est ni la mer, ni les Korigans, ni la danse, ni les fleurs, car j’ai le cœur malade du côté de la joie ; ce que je souhaite, ce n’est rien de ce que peut me donner ma puissance ; c’est l’amour du fils de Pen-Ru, le seigneur de Tre-Garantez.

« Qui de vous a vu Pen-Ru quand il parcourt les grèves sur son cheval brun ? Sa chevelure ressemble à deux ailes de corbeau reployées, et tout ce qu’il regarde semble être fait pour le servir, tant son visage est fier et beau.

« Voilà longtemps que mes yeux ont distingué Marc Pen-Ru parmi les hommes, et que mon amour le protège. Quand il revient la nuit par les pentes rapides, j’envoie les Korigans pour balayer devant lui les pierres qui pourraient faire trébucher son cheval ; quand il parcourt la dune sablonneuse sous la chaleur du jour, j’appelle les nuées pour qu’elles étendent leur ombre sur son front.

« C’est moi qui ai semé les fleurs d’or qui poussent dans les fentes du donjon, sous la fenêtre de Marc ; c’est moi qui tresse ses filets de pêche, qui soigné ses lévriers de chasse, qui distribue le soleil et la rosée à ses moissons. Toutes ses joies lui viennent de moi, et cependant Marc est sans reconnaissance pour la fée de Loc-Il-Du.

« Marc a écouté la parole des jeunes solitaires venus d’Hibernie ; il a oublié les dieux de ses pères pour un nouveau dieu qu’il nomme Christ ; Marc passe avec dédain devant les chênes sacrés, ou les pierres longues, et la tendresse d’une fée est sans charme pour lui.

« Mais voici qu’il s’est assis sur la mousse à l’entrée du bois de hêtre ; j’ai touché ses paupières de ma faucille d’or et il s’est endormi. Venez donc toutes, ô vous qui m’obéissez, afin que nous le transportions dans le palais de cristal que j’habite au haut de la montagne, et qu’il y devienne mon époux de choix. »

Toutes les fées applaudirent Arma et se précipitèrent avec elle vers la clairière où dormait Marc. Il était étendu sous un buisson d’aubépine, non loin d’une pierre sacrée ; son manteau brun lui servait de couche. À le voir ainsi immobile dans sa force et son agilité, on eût dit un jeune loup sommeillant à l’entrée de sa tanière.

Les fées s’abattirent tout autour, comme des oiseaux de mer et se mirent à chanter en chœur :

« Janvier pour la neige, février pour les glaçons, mars pour la grêle, avril pour les bourgeons, mai pour l’herbe verte, juin pour les fenaisons, juillet pour les œufs éclos, août pour tes moissons, septembre pour les brouillards octobre pour les aquilons, novembre pour les grands ruisseaux, décembre pour les frissons. »

Et tout en chantant, elles avaient saisi le manteau sur lequel dormait Marc-Pen-Ru, et elles l’emportaient dans les airs, vers la montagne où s’élève le palais de cristal ; mais voilà que le gentilhomme s’éveille et qu’il reconnaît la reine des fées de Loc-Il-Du. Alors il s’écrie :

« Que veux-tu de moi, belle Arma ? •

Arma répondit :

« Dors, Pen-Ru, dors, jusqu’à ce que tu sois dans mon palais, au haut de la montagne ; alors tu te réveilleras pour m’aimer et vivre heureux comme mon époux. »

Mais Pen-Ru dit d’une voix ferme :

« Cela ne peut être, Arma, car tu es une divinité païenne, et moi je suis chrétien. Laisse-moi donc retourner au manoir où mon père m’attend. »

La fée reprit :

« Tu ne sais pas quels honneurs te sont réservés, Marc ; je te donnerai ma part de royauté et mes droits sur tout le monde des esprits.

— J’aime mieux, reprit Pen-Ru, la couronne d’étoiles que Dieu donne à ses élus et une place dans son paradis.

— Tu mangeras comme les rois de la terre, tu boiras dans l’or des vins délicieux.

— Je préfère le pain noir et l’eau des fontaines que le signe de la croix a bénis.

— Tu seras vêtu de velours et de pierreries.

— Je veux garder la chemise de crin que portent les solitaires chrétiens et qui fait les bienheureux. »

En parlant ainsi, Pen-Ru prit une sainte relique, en forme de croix, qui ne le quittait point, et dit :

« Voici de quoi vaincre tous vos talismans. »

Arma voulut frapper la relique de sa faucille d’or, mais la faucille se brisa, et Marc Pen-Ru continua :

« Celle que je toucherai de cette relique sera forcée de me laisser. »

Alors Arma cria aux fées de l’emporter plus haut ; et quand les forêts et les villages ne parurent plus que comme des points noirs, elle dit :

« Maintenant, Marc, tu ne peux te servir de ta relique, car, si nous te laissions, tu roulerais dans l’abîme et tu mourrais. »

Marc répondit :

« Heureux ceux qui meurent dans la foi ; Dieu les recevra dans sa gloire. »

À ces mots, il toucha, l’une après l’autre, de sa relique, toutes les fées, qui s’envolèrent avec un cri ; de sorte que le manteau, n’étant plus soutenu, roula dans l’espace, comme un flocon de neige, et Marc-Pen-Ru avec lui.

Or, c’est depuis ce temps qu’Arma et toutes ses fées ont quitté Loc-Il-Du ; que les forêts sont devenues des landes arides et les prairies des ravins dépouillés. Seulement, au fond du val, on voit encore trois pierres rongées de mousse sur lesquelles rampent des chênes dont un enfant peut cueillir les glands, et que l’on appelle la tombe de Marc Pen-Ru.

          Ballade bretonne.
LE TOMBEAU DANS LE BUSENTO.

Il est nuit : sur les flots du Busento, près de Cosenza, résonnent des chants sourds ; des voix sortent des eaux pour y répondre, et un dernier écho se répète au sein des tourbillons.

Et remontant, descendant le fleuve en tout sens, errent les ombres des vaillants Goths qui pleurent Alaric, le plus justement regretté de leurs morts.

Beaucoup trop tôt et loin de la patrie, ils ont dû l’ensevelir là, lorsque les blondes boucles de la jeunesse entouraient encore ses épaules.

Sur les bords du Busento, ils se rangèrent à l’envi pour détourner le cours du fleuve et lui creuser un nouveau lit.

Dans le fond déserté par les flots, ils fouillèrent encore la terre et y plongèrent le cadavre toujours debout sur son cheval et couvert de son armure.

Puis ils le couvrirent de terre, ainsi que ses nombreux trésors, afin que désormais les hautes herbes du fleuve pussent croître sur la tombe du héros.

Détourné pour la seconde fois, le torrent reprit son cours naturel : d’un choc puissant, les flots du Busento bondirent dans leur vieux lit.

Et un chœur d’hommes chantait : Repose en paix dans ta gloire ! D’aucun Romain la vile cupidité ne viendra troubler le repos de ta tombe !

Ils chantaient ; et l’hymne de louanges résonna dans toute l’armée des Goths. Roule ces louanges, onde du Busento, roule-les de mer en mer.

              Comte de platen.
LES DEUX GRENADIERS.

Deux grenadiers dirigeaient leurs pas vers la France, deux grenadiers qui avaient été faits prisonniers pendant la campagne de Russie. Et quand ils touchèrent aux quartiers allemands, ils penchèrent tristement la tête.

C’est là qu’ils apprirent la triste nouvelle : comment l’empire français était détruit ; comment la grande armée avait été défaite et mise en déroute, et comment l’Empereur, l’Empereur se trouvait prisonnier.

À ce douloureux récit, les deux grenadiers versèrent bien des larmes. L’un d’eux soupira : « Quel mal affreux je ressens ! comme mes anciennes blessures me cuisent ! »

L’autre reprit : « La chanson est finie ; moi aussi je voudrais mourir avec toi ; mais j’ai une femme et des enfants qui m’attendent, et qui sans moi périraient de faim.

— Que me font femme et enfants ? j’ai bien un autre souci ! qu’ils aillent mendier, s’ils ont faim ! Mon Empereur, mon Empereur prisonnier !

« Ami, promets-moi d’exaucer ma prière : si, comme je l’espère, la mort ne doit pas tarder à me délivrer, transporte mon cadavre jusqu’en France, enterre-moi dans la terre de France.

« Pose sur mon cœur ma croix d’honneur suspendue à son ruban rouge ; place-moi mon fusil dans la main, et mon sabre au côté.

« C’est ainsi que je veux être couché dans la tombe, c’est ainsi que je veux attendre, comme une sentinelle, jusqu’au moment où j’entendrai résonner le fracas des canons et les piétinements des chevaux hennissants. Alors sans doute — mon cœur en frissonne déjà — alors mon Empereur passera à cheval au-dessus de ma tombe ; des milliers d’épées se heurteront en croisant leurs éclairs ; alors je me dresserai tout armé hors de mon cercueil, pour défendre mon Empereur, mon Empereur ! »

                      H. Heine. 

On ne saurait mieux rendre le dévouement fanatique que Napoléon inspirait à ses vieux soldats. Heine n’avait que seize ans lorsqu’il composa cette remarquable poésie, qui, évidemment, a inspiré à Zedlitz sa Revue nocturne.

LES DEUX ARCHERS.

C’était l’instant funèbre où la nuit est si sombre,
Qu’on tremble à chaque pas de réveiller dans l’ombre
Un démon, ivre encor du banquet des sabbats ;
Le moment où, lisant à peine sa prière.
Le voyageur se hâte à travers la clairière ;
     C’était l’heure où l’on parle bas !

Deux francs-archers passaient au fond de la vallée,
Là-bas, où vous voyez une tour isolée.
Qui, lorsqu’en Palestine allaient mourir nos rois,
Fut bâtie en trois nuits, au dire de nos pères,
Par un ermite saint qui remuait les pierres
      Avec le signe de la croix.

Tous deux, sans craindre l’heure, en ce lieu taciturne,
Allumèrent un feu pour leur repas nocturne ;
Puis ils vinrent s’asseoir, en déposant leur cor,
Sur un saint de granit dont l’image grossière,
Les mains jointes, le front couché dans la poussière,
      Avait l’air de prier encor.

Cependant sur la tour, les monts, les bois antiques,
L’ardent foyer jetait des clartés fantastiques ;
Les hiboux s’effrayaient au fond des vieux manoirs ;
Et les chauves-souris, que tout sabbat réclame.
Volaient, et par moments épouvantaient la flamme
      De leur grande aile aux ongles noirs !

Le plus vieux des archers alors dit au plus jeune :
« Portes-tu le cilice ? — Observes-tu le jeûne ? »
Reprit l’autre, et leur rire accompagna leur voix.
D’autres rires de loin tout à coup s’entendirent.
Le val était désert, l’ombre épaisse ; ils se dirent :
      « C’est l’écho qui rit dans les bois. »

Soudain à leurs regards une lueur rampante
En bleuâtres sillons sur la hauteur serpente ;
Les deux blasphémateurs, hélas ! sans s’effrayer,
Jetèrent au brasier d’autres branches de chênes,
Disant : « C’est, au miroir des cascades prochaines,
      « Le reflet de notre foyer. »

Or cet écho (d’effroi qu’ici chacun s’incline !)
C’était Satan, riant tout haut sur la colline !
Ce reflet, émané du corps de Lucifer,
C’était le pâle jour qu’il traîne en nos ténèbres,
Le rayon sulfureux qu’en des songes funèbres
      Il nous apporte de l’enfer !

Aux profanes éclats de leur coupable joie,
Il était accouru comme un loup vers sa proie,
Sur les archers dans l’ombre erraient ses yeux ardents.
« Riez et blasphémez dans vos heures oisives.
« Moi, je ferai passer vos bouches convulsives
      « Du rire au grincement de dents ! »

À l’aube du matin, un peu de cendre éteinte
D’un pied large et fourchu portait l’étrange empreinte.
Le val fut tout le jour désert, silencieux.
Mais, au lieu du foyer, à minuit même, un pâtre
Vit soudain apparaître une flamme bleuâtre
      Qui ne montait pas vers les cieux !

Dès qu’au sol attachée elle rampa livide,
De longs rires, soudain, éclatant dans le vide,
Glacèrent le berger ; d’un grand effroi saisi,
Il ne vit point Satan et ceux de l’autre monde,
Et ne put concevoir, dans sa terreur profonde,
      Ce qu’ils souffraient pour rire ainsi !

Dès lors, toutes les nuits, aux monts, aux bois antiques,
L’ardent foyer jeta ses clartés fantastiques ;
Des rires effrayaient les hiboux des manoirs ;
Et les chauves-souris que tout sabbat réclame,
Volaient, et par moments épouvantaient la flamme
      De leur grande aile aux ongles noirs.

Rien, avant le rayon de l’aube matinale,
Enfants, rien n’éteignait cette flamme infernale.
Si l’orage, à grands flots tombant, grondait dans l’air,
Les rires éclataient aussi haut que la foudre,
La flamme en tournoyant s’élançait de la poudre,
      Comme pour s’unir à l’éclair !

Mais enfin une nuit, vêtu du scapulaire,
Se leva du vieux saint le marbre séculaire ;
Il fit trois pas, armé de son rameau bénit ;
De l’effrayant prodige effrayant exorciste,
De ses lèvres de pierre il dit : « Que Dieu m’assiste ! »
      En ouvrant ses bras de granit !

Alors tout s’éteignit, flammes, rires, phosphore,
Tout ! et le lendemain, on trouva dès l’aurore
Les deux gens d’armes morts sur la statue assis ;
On les ensevelit ; et suivant sa promesse,
Le seigneur du hameau, pour fonder une messe,
      Légua trois deniers parisis.

Si quelque enseignement se cache en cette histoire,
Qu’importe ! il ne faut pas la juger, mais la croire.
La croire ! Qu’ai-je dit ? ces temps sont loin de nous !
Ce n’est plus qu’à demi qu’on se livre aux croyances.
Nul, dans notre âge aveugle et vain de ses sciences,
      Ne sait plier les deux genoux !

                 V. Hugo.
LA BALLADE DE LA NONNE.

Venez, vous dont l’œil étincelle.
Pour entendre une histoire encor,
Approchez : je vous dirai celle
De dona Padilla del Flor.
Elle était d’Alanje, où s’entassent
Les collines et les halliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Il est des filles à Grenade,
Il en est à Séville aussi,
Qui, pour la moindre sérénade,
À l’amour demandent merci ;
Il en est que d’abord embrassent
Le soir, les hardis cavaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Ce n’est pas sur ce ton frivole
Qu’il faut parler de Padilla,
Car jamais prunelle espagnole
D’un feu plus chaste ne brilla ;
Elle fuyait ceux qui pourchassent
Les filles sous les peupliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Rien ne touchait ce cœur farouche.
Ni doux soins ni propos joyeux ;
Pour un mot d’une belle bouche.
Pour un signe de deux beaux yeux.
On sait qu’il n’est rien que ne fassent
Les seigneurs et les bacheliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Elle prit le voile à Tolède,
Au grand soupir des gens du lieu.
Comme si, quand on n’est pas laide,
On avait droit d’épouser Dieu.
Peu s’en fallut que ne pleurassent
Les soudards et les écoliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Mais elle disait : « Loin du monde,
« Vivre et prier pour les méchants !
« Quel bonheur ! quelle paix profonde
« Dans la prière et dans les chants !
« Là, si les démons nous menacent,
« Les anges sont nos boucliers ! »
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Or, la belle à peine cloîtrée,
Amour dans son cœur s’installa.
Un fier brigand de la contrée
Vint alors et dit : Me voilà !
Quelquefois les brigands surpassent
En audace les chevaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Il était laid : des traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l’amour a bien des mystères,
Et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Pour franchir la sainte limite,
Pour approcher du saint couvent,
Souvent le brigand d’un ermite
Prenait le cilice, et souvent
La cote de maille où s’enchâssent
Les croix noires des templiers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

La nonne osa, dit la chronique,
Au brigand par l’enfer conduit,
Aux pieds de sainte Véronique
Donner un rendez-vous la nuit,
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’ombre par milliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Padilla voulait, anathème !
Oubliant sa vie en un jour.
Se livrer, dans l’église même,
Sainte à l’enfer, vierge à l’amour,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Or, quand, dans la nef descendue,
La nonne appela le bandit.
Au lieu de la voix attendue,
C’est la foudre qui répondit.
Dieu voulut que ses coups frappassent
Les amants par Satan liés.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Aujourd’hui, des fureurs divines
Le pâtre enflammant ses récits,
Vous montre au penchant des ravines
Quelques tronçons de murs noircis,
Deux clochers que les ans crevassent,
Dont l’abri tuerait ses béliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Quand la nuit, du cloître gothique
Brunissant les portails béants.
Change à l’horizon fantastique
Les deux clochers en deux géants,
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’ombre par milliers,
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Une nonne, avec une lampe,
Sort d’une cellule à minuit ;
Le long des murs le spectre rampe,
Un autre fantôme le suit ;
Des chaînes sur leurs pieds s’amassent,
De lourds carcans sont leurs colliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

La lampe vient, s’éclipse, brille,
Sous les arceaux court se cacher.
Puis tremble derrière une grille,
Puis scintille au bout d’un clocher ;
Et ses rayons dans l’ombre tracent
Des fantômes multipliés.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Les deux spectres qu’un feu dévore,
Traînant leur suaire en lambeaux,
Se cherchent pour s’unir encore,
En trébuchant sur des tombeaux ;
Leurs pas aveugles s’embarrassent
Dans les marches des escaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Mais ce sont des escaliers fées
Qui sous eux s’embrouillent toujours ;
L’un est aux caves étouffées,
Quand l’autre marche au front des tours ;
Sous leurs pieds, sans fin se déplacent
Les étages et les paliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Élevant leurs voix sépulcrales,
Se cherchant les bras étendus,
Ils vont… les magiques spirales
Mêlent leurs pas toujours perdus ;
Ils s’épuisent et se harassent
En détours, sans cesse oubliés.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

La pluie alors, à larges gouttes,
Bat les vitraux frêles et froids ;
Le vent siffle aux brèches des voûtes ;
Une plainte sort des beffrois ;
On entend des soupirs qui glacent,
Des rires d’esprits familiers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Une voix faible, une voix haute
Disent : « Quand finiront les jours ?
« Ah ! nous souffrons par notre faute ;
« Mais l’éternité, c’est toujours !
« Là, les mains des heures se lassent
« À retourner les sabliers… »
EnFants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

L’enfer, hélas ! ne peut s’éteindre.
Toutes les nuits, dans ce manoir.
Se cherchent sans jamais s’atteindre,
Une ombre blanche, un spectre noir,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Si, tremblant à ces bruits étranges,
Quelque nocturne voyageur
En se signant demande aux anges
Sur qui sévit le Dieu vengeur ;
Des serpents de feu qui s’enlacent
Tracent deux noms sur les piliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Cette histoire de la novice,
Saint Ildefonse, abbé, voulut
Qu’afin de préserver du vice
Les vierges qui font leur salut,
Les prieures la racontassent
Dans tous les couvents réguliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
                     V. Hugo.

LA NOCE D’ELMANCE.

« Beau chevalier, au pays maure
« Voyage et combat pour la foi ;
« Tous les soirs, sous le sycomore,
« Il s’assied en rêvant à moi ;
« Et moi, les yeux sur son étoile,
« Tous les soirs j’attends en ce lieu,
« Où de sa décroissante voile
« Me parvint le dernier adieu. »

C’est ainsi qu’Elmance, la blonde,
Chantait sur la tour des remparts.
Là, naguère, aux bruits sourds de l’onde,
Osval lui dit : « J’aime et je pars ! »
Là, sous cette ogive qui penche,
La vierge, en croyant refuser.
Laissa fuir son écharpe blanche,
Et pensa mourir d’un baiser.

Elmance allait chanter encore,
Mais sa mère alors la rejoint,
Sa mère, qui sans doute ignore
Que l’amour ne se guérit point :
« Cesse tes plaintes éternelles !
« Ton Osval là-bas a cherché
« Quelque amante, aux noires prunelles,
« Ou sous les sables est couché.

« Écoute : George d’Eristole
« Demande ton cœur et ta main ;
« Il a promis, j’ai sa parole ;
« Tu seras sa femme demain.
— Ciel ! s’écrie Elmance effrayée,
« Quelle image osez-vous m’offrir !
« Osval ne m’a point oubliée…
« Et s’il est mort, je veux mourir. »

George, baron farouche et sombre,
Au pied de la tour vient s’asseoir ;
Debout, devant lui comme une ombre,
Elmance apparaît vers le soir.
Il s’émeut ; une joie étrange
Brille sur son front menaçant ;
Mais elle, de la voix d’un ange.
Lui dit ces mots en rougissant :

« J’aime Osval ; la fée Armantine
« M’a promise au beau chevalier ;
« À son départ en Palestine,
« J’ai pleuré sur son bouclier ;
« Osval ! il a baisé ma bouche
« (Trop faible amante que je fus !)
« Lui seul doit visiter la couche
« D’où sont bannis tous les refus.

« Mais si mes plaintes étouffées
Ne me rendent pas mon Osval,
« Tu connais le pouvoir des fées ;
« Malheur, malheur à son rival !
« Qu’il tremble ! au moment où l’infâme
« Croirait triompher de ma foi,
« Il n’aurait qu’un spectre pour femme…
« À présent, George, épouse-moi ! »

Elle dit, et dans les ténèbres
Fuit et précipite ses pas
En murmurant des mots funèbres,
Que George écoute et n’entend pas.
Mais est-il un frein légitime
Pour cet impie au cœur de fer !
Il rit des pleurs de sa victime
Et des menaces de l’enfer.

Déjà la gothique chapelle
S’orne de feuilles et de fleurs,
Et la cloche joyeuse appelle
L’époux sombre et l’épouse en pleurs ;
Vingt pages, en grande toilette,
Vont cherchant Elmance… Un d’entre eux
La trouve enfin près d’un squelette,
Lisant dans des livres hébreux.

On l’entraîne… Triste et parée,
La victime est devant l’autel.
La foule, en deux rangs séparée,
S’amuse à son chagrin mortel.
Vers son épouse infortunée
George se tourne en souriant…
Déjà la couronne fanée
Ne couvrait qu’un spectre effrayant,

La cérémonie est troublée.
Le prêtre se tait, l’époux fuit…
Voilà qu’à travers l’assemblée
Le fantôme ardent le poursuit.
Il le poursuit pendant une heure
Parmi les grands bois d’alentour,
Et le ramène à sa demeure.
Et monte avec lui dans la tour.

Depuis, quand l’horloge prochaine
Lentement a sonné minuit,
Une morte, traînant sa chaîne,
Du cercueil échappe à grand bruit.
Au lit du veuf elle prend place,
Froide, à côté de lui s’étend,
Et par un sourire de glace
Réclame un hymen révoltant.

Il crie, et se signe, et récite
Mille oraisons… Vains talismans ;
Le spectre s’acharne, et l’excite
Par d’horribles embrassements ;
Et, pour un instant, s’il succombe
Au poids d’un sommeil plein d’effroi
Une voix qui sort de la tombe
Soudain lui crie : « Épouse-moi ! »
(Traduction de MM. E. et A. DESCHAMPS.)

Nous empruntons à la Bohème galante de Gérard de Nerval les deux ballades villageoises suivantes. Sans doute les rimes n’appartiennent pas à la haute poésie, mais les vers sont musicalement rhythmés ; la musique se prête admirablement à ces hardiesses ingénues, et elle trouve dans les assonances suffisamment ménagées toutes les ressources que la poésie doit lui offrir. Ceci ne le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes ; il n’y manque qu’une certaine exécution de détails, qui manquait aussi à la légende primitive du Roi des Aulnes et de Lénore, avant Goethe et Burger.

LA FIANCÉE FIDÈLE.

     Le duc Loys est sur son pont.
     Tenant sa fille en son giron.
     Elle lui demande un cavalier,
     Qui n’a pas vaillant six deniers.

     « Oh ! oui, mon père, je l’aurai.
     Malgré ma mère qui m’a portée,
     Aussi malgré tous mes parents,
     Et vous, mon père, que j’aime tant.

     — Ma fille, il faut changer d’amour.
     Ou vous entrerez dans la tour…
     — J’aime mieux rester dans la tour,
     Mon père, que de changer d’amour !

     — Vite… où sont mes estafiers,
     Aussi bien que mes gens de pied ?
     Qu’on mène ma fille à la tour,
     Elle n’y verra jamais le jour ! »

     Elle y resta sept ans passés.
     Sans que personne pût la trouver.
     Au bout de la septième année,
     Son père vint la visiter.

     « Ma fille !… comme vous en va ?
     — Ma foi, mon père, bien mal ça va…
     J’ai les pieds pourris dans la terre,
     Et les côtés mangés des vers.

     — Ma fille, il faut changer d’amour…
     Ou vous resterez dans la tour.
     — J’aime mieux rester dans la tour,
     Mon père, que de changer d’amour ! »

SAINT NICOLAS

Il était trois petits enfants
Qui s’en allaient glaner aux champs.

S’en vont un soir chez un boucher :
« Boucher, voudrais-tu nous loger ?
— Entrez, entrez, petits enfants,
Y a de la place assurément. »

Ils n’étaient pas sitôt entrés,
Que le boucher les a tués,
Les a coupés en p’tits morceaux,
Mis au saloir comme pourceaux.

Saint Nicolas, au bout d’sept ans,
Saint Nicolas vint dans ce champ.
Il s’en alla chez le boucher ;
« Boucher, voudrais-tu me loger ?

— Entrez, entrez, saint Nicolas,
Y a de la place, il n’en manqu’ pas. »

Il n’était pas sitôt entré.
Qu’il a demandé à souper.

« Voulez-vous un morceau d’jambon ?
— Je n’en veux pas, il n’est pas bon.
— Voulez-vous un morceau de veau ?
— Je n’en veux pas, il n’est pas beau.
Du p’tit salé je veux avoir,
Qu’y a sept ans qu’est dans l’saloir !
Quand le boucher entendit c’la.
Hors de sa porte il s’enfuya.

— Boucher, boucher, ne t’enfuis pas,
Repens-toi, Dieu te pardonn’ras. »

Saint Nicolas posa trois doigts
Dessus le bord de ce saloir.
Le premier dit : « J’ai bien dormi ! »
Le second dit : « Et moi aussi ! »
Et le troisième répondit :
« Je croyais être en paradis ! »

On trouve des ballades libres chez tous les peuples ; on peut même dire que partout la poésie a commencé par des chants populaires qui n’étaient en réalité que des espèces de Ballades. Les romanceros des Espagnols peuvent être regardés comme de véritables ballades : ce sont des chants nationaux qui célèbrent, dans un style souvent digne de l’époque, des héros vrais ou fabuleux dont le souvenir s’est conservé d’âge en âge par une tradition dont il est souvent difficile de reconnaître la source.

À la tête de ces chants nationaux se placent les Romanceros du Cid ; d’autres sont consacrés à la gloire et aux malheurs de héros populaires, tels que Bernard del Carpio, Fernand Gonzalès, Rodrigue, le dernier roi des Visigoths ; d’autres encore redisent de dramatiques aventures, comme celles du volage comte Alarcos, qui, aimé d’une infante, l’épouse en secret, puis la délaisse pour voler à d’autres amours ; les nœuds d’un second hymen l’unissent à la beauté nouvelle qui l’a séduit ; il se croit en sûreté, protégé par le silence de sa première femme ; mais elle dévoile tout au roi son père, qui ordonne à Alarcos de faire périr l’épouse illégitime ; le comte obéit et devient le bourreau de celle qu’il aime.

Un grand nombre de ces chants primitifs, tous remplis d’invraisemblances, sont remarquables par la peinture fidèle des mœurs du temps et surtout par des scènes empreintes de passion vraie, profondément sentie. Les auteurs en sont inconnus : c’est, à proprement parler, une œuvre nationale à laquelle concoururent à l’envi les poètes du temps, plus jaloux de consacrer leur muse à célébrer les grands noms de la patrie que de transmettre les leurs à la postérité.

Au XVIe siècle, Gongora fit de la romance un genre bâtard, une sorte de chant élégiaque déparé très-souvent par une grande afféterie.

Parmi les ballades espagnoles, les plus remarquables sont celles du roi Rodrigue.

Les Goths, depuis plus de trois siècles, gouvernaient l’Espagne, lorsque, sous le règne de Rodrigue, les Arabes envahirent ce pays (711). Rodrigue marcha au-devant de l’armée ennemie, et, sur les bords du Guadalète, lui livra une bataille qui dura huit jours. On sait les suites de cette bataille ; il n’entre pas dans notre plan d’étudier ici ce grand fait de l’invasion des Arabes en Espagne, l’un des épisodes les plus considérables de l’histoire de l’Europe au moyen âge ; nous voulons seulement justifier ou expliquer, sur deux points contestés, la tradition des ballades. Et d’abord, comment et par quelles causes l’invasion des Arabes fut-elle provoquée ? Selon les ballades, — d’accord avec les chroniques nationales — Rodrigue, prince voluptueux, aurait indignement abusé de la fille d’un de ses grands vassaux, le comte Julien, gouverneur des provinces orientales d’Espagne, et celui-ci, pour se venger, aurait livré sa patrie aux Arabes. Des motifs analogues, d’après les traditions homériques, amenèrent le siège et la destruction de Troie, et, d’après Tite-Live, firent ouvrir aux Gaulois l’Italie. D’où vient cette singulière rencontre des poètes populaires d’Espagne avec le grand poète de l’antiquité grecque et le plus ingénieux des historiens latins ? Que faut-il en conclure, si ce n’est qu’on doit faire la part de la fable et celle de la vérité ? Sans doute, l’impulsion extraordinaire donnée par Mahomet aux Arabes, la mollesse des rois goths, les divisions qui partageaient l’Empire, le mécontentement des fils de Witiza, voilà d’abord, voilà surtout ce qui amena l’invasion de l’Espagne ; mais qu’y a-t-il d’impossible à ce que la séduction de la Cava (la fille de Julien) en ait été la cause, l’occasion prochaine ? Il y a également un doute sur le sort de Rodrigue. Selon les ballades, toujours d’accord avec les chroniques espagnoles, le roi Rodrigue, échappé au massacre des siens, ne serait mort que plus tard, dans un ermitage où il avait fait pénitence de ses fautes. D’après les écrivains arabes, au contraire, il aurait péri dans la bataille. Qui faut-il croire ? Les romances ont pour elles un fait attesté même par les Arabes, c’est qu’on retrouva sur le champ de bataille la couronne de l’infortuné roi, son riche manteau, ses brodequins ornés de pierres précieuses, mais que, malgré toutes les recherches, on ne put retrouver son corps. Dès lors, pourquoi ne pas admettre la tradition populaire espagnole, qui remonte probablement aux contemporains et aux compagnons du roi Rodrigue ? Les ballades reprochent vivement au roi Rodrigue ses torts et ses faiblesses, si cruellement expiés par la nation ; mais cependant on entrevoit à travers ces reproches une sorte de pitié, même une certaine sympathie. Ces ballades sont au nombre de neuf ; les titres en indiqueront suffisamment le sujet : 1° Comment le roi Rodrigue fut averti, par des présages, des malheurs qui menaçaient son règne ; 2° La Cava est séduite par le roi Rodrigue ; 3° Le comte Julien annonce sa vengeance ; 4° Le comte Julien livre l’Espagne aux Maures d’Afrique ; 5° Rodrigue après sa défaite ; 6° Même sujet ; 7° Un capitaine de Rodrigue annonce à la reine le malheur de l’Espagne ; 8° Reproches au roi Rodrigue ; 9° Rodrigue fait pénitence après la perte de l’Espagne. Nous remarquerons, en terminant, que Cervantes, d’accord avec les historiens arabes, fait périr Rodrigue dans la bataille.

On peut supposer que la ballade française passa en Angleterre avec les conquérants normands ; mais elle y rencontra un autre genre de poésie populaire plus ancien, plus conforme au génie de la nation, et elle disparut bientôt en laissant seulement son nom à ces poésies. La ballade anglaise n’est donc qu’un cadre où se joue en toute liberté l’imagination lugubre, amie du merveilleux, qui distingue les races du Nord. En contact continuel avec une nature sauvage, leurs poëtes se sont toujours plu à reproduire, dans leurs chants, le ciel sombre, les sites tourmentés, les tempêtes qu’ils ont constamment sous les yeux. Tel fut le caractère de toutes les poésies composées par les bardes saxons ou gaëls, et dont quelques-unes sont encore fixées dans la mémoire des plus pauvres habitants de l’Angleterre, du pays de Galles, d’Écosse et d’Irlande. Ces compositions appartiennent à l’enfance des peuples ; elles ne connaissent point de règles précises et laissent le champ libre aux mouvements de l’inspiration. Cependant elles sont ordinairement partagées en stances égales entre elles, et, dans les plus anciennes, le vers qui termine une strophe est souvent répété au commencement de la strophe suivante. Les bardes ne chantaient guère que les combats des guerriers, tels qu’Odin et ses compagnons, et les festins dans lesquels ils se délassaient des fatigues de la bataille. Après eux, d’autres poëtes célébrèrent les exploits des Douglas, des Percy, des Bruce, des Murray. Chez tous, l’inspiration poétique fut toujours soutenue par un patriotisme ardent qui contribuait puissamment à impressionner les masses.

À ces ballades guerrières, les poëtes en joignirent d’autres qui n’avaient pour but que d’émouvoir le cœur par le récit d’aventures souvent imaginaires, mais toujours propres à impressionner vivement les esprits les plus incultes, tout en excitant également l’intérêt des classes plus éclairées.

Les ballades sur Robin Hood, sur sa rencontre avec le roi Richard dans les bois, sur les malheurs de la belle Rosamonde et de Jane Shore, sont demeurées populaires en Angleterre et en Écosse. On peut encore citer celle d’Édouard IV et du tanneur de Tanworth. Le pauvre diable, qui a parlé au roi comme on parle à un voleur, voyant arriver toute la cour, dont les hommages lui apprennent le haut rang de celui qu’il a offensé, s’écrie : Je serai pendu demain matin. Mais le roi, qu’il a amusé, rit de sa frayeur et le met en possession de Plumpton-Park. Au nombre des ballades non historiques et de pure imagination, il en est une célèbre et qu’Addison a vantée lui-même : c’est la ballade des Enfants dans le bois. Deux pauvres enfants, après avoir perdu leurs parents, sont restés sous la tutelle d’un oncle qui convoite leur héritage. Cet oncle fait, comme Richard III, marché avec deux brigands pour qu’ils tuent ses neveux. Les brigands emmènent les pauvres petits au fond de la forêt. La peinture des jeunes orphelins, qui jouent le long de la route, offre un trait naturel et touchant. L’aîné de l’un des sicaires s’émeut ; mais l’autre, plus insensible, se met en devoir de gagner son salaire. Les deux brigands se battent entre eux. Le mauvais est tué et le bon s’enfuit. Les pauvres enfants restent égarés dans le bois et meurent d’inanition, les bras entrelacés. — On connaît également la fameuse ballade intitulée le Chevalier désappointé ou la Politique des Dames. On y voit une jeune dame employer toutes sortes de ruses pour garantir son honneur des entreprises d’un chevalier discourtois. C’est un petit poème d’un tour spirituel et gracieux. — La ballade de Marie Ambrée, espèce de Bradamante qui combat au siège de Gand, celle de la Dame espagnole, de la Fille brune, qui, croyant son amant banni, consent à le suivre bien qu’il cherche, pour l’éprouver, à la détourner de ce dessein, mériteraient, toutes, les honneurs de la traduction. Nous citerons encore celle qui a pour titre : Gentil pâtre, dis-moi, et la Chasse de Chevy, comme de parfaits modèles de ce genre dans lequel Thomas Moore a excellé.

Robert Burns a composé un grand nombre de ballades, parmi lesquelles plusieurs sont des chefs-d’œuvre du genre. Burns n’était pas seulement un grand poëte, doué d’une imagination vive et féconde, c’était encore, et avant tout, une de ces organisations aussi puissantes que délicates, pour lesquelles la nature est à la fois le livre et le maître par excellence. L’humble fleur moissonnée par la faux, une ruine solitaire, un rocher grisâtre, un jour d’hiver froid et sombre, les éclats de la foudre, le sourd grondement de la tempête frappent vivement son imagination, et soudain le rhythme et la mesure deviennent l’expression spontanée des idées et des sentiments qui débordent de son âme. Tout en guidant la charrue, tout en gardant ses bœufs dans les pâturages, il prête l’oreille aux chants rustiques tout pleins des souvenirs de la gloire nationale ; aussitôt sa muse s’éveille et chante avec enthousiasme les exploits des Bruce et des Stuarts : « Écossais, qui avez versé votre sang en combattant sous Wallace ; Écossais, qui marchâtes si souvent sous la bannière de Bruce, que la mort vous prépare un lit sanglant, ou marchez à une victoire glorieuse ! le jour est arrivé, l’heure sonne. Voyez le front des bataillons menaçants comme un nuage prêt à éclater ! Regardez l’orgueilleux Édouard s’avançant avec son armée, Édouard, les chaînes et l’esclavage. » (Chant de Robert Bruce à son armée avant la bataille de Bannok-burn.)

Parmi les ballades de Burns, nous avons choisi les deux suivantes pour en faire le compte rendu, parce qu’elles sont les plus propres à nous donner une idée de son talent et de sa manière. De combien d’histoires tragiques l’église d’Alloway n’avait-elle pas été le théâtre ? Certes, les traditions populaires ne manquaient pas à ce sujet. On assurait même que, la nuit, les sorciers y tenaient leur sabbat. Burns n’ignorait aucune de ces légendes, auxquelles le paysan écossais croyait encore ; peut-être, avec cette susceptibilité d’organes dont il était doué, avait-il plus d’une fois éprouvé un frisson involontaire en passant le soir auprès de l’antique édifice. Ces murs noircis par le temps, ces fenêtres étroites, dont les vitraux brisés scintillaient dans l’ombre, le clocher, autour duquel voltigeaient les oiseaux de nuit, le cimetière..... tout, en ces lieux mal famés, devait imprimer dans son âme une crainte superstitieuse. Telles sont les circonstances dans lesquelles Burns a chanté l’histoire très-véridique du brave Tom O’Shanter :

« Lorsque le marché est près de finir, que le colporteur quitte les rues, que le voisin pressé par la soif rencontre un autre voisin altéré, et que l’habitant de la campagne se dispose à quitter la ville ; lorsque nous nous asseyons pour sabler la bière et que nous commençons à nous griser et à trouver ainsi le bonheur, nous ne pensons pas à la longueur de nos milles d’Écosse, ni aux landes, ni aux marais, ni à ces brèches pratiquées dans ces vieilles masures, ni à tous ces nombreux obstacles qu’il nous faut traverser pour regagner la demeure où nous attend une femme hargneuse qui rembrunit son front et nourrit précieusement sa colère pour l’empêcher de se refroidir. Or, un soir de marché, Tom O’Shanter s’est trouvé à l’aise auprès d’un bon feu, en face d’un pot de bière mousseuse, il a passé joyeusement une partie de la nuit avec le cordonnier Johny, son camarade le plus ancien et le plus altéré. Mais le plaisir fuit comme l’ombre, l’heure sonne et il faut partir. Cependant l’orage gronde et mugit à travers les arbres, « le vent souffle comme s’il soufflait pour la dernière fois. Les ouragans pressent les bruyantes giboulées, les ténèbres engouffrent les sillons de l’éclair rapide, le tonnerre mugit sourdement et longuement.... l’enfant même comprendrait que, cette nuit, le diable est très-afrairé. » — Bien monté sur sa grise Meg, Tom méprise la fureur des éléments déchaînés et avance rapidement en fredonnant un gai refrain. Tout va bien ; mais à peine arrivé auprès de l’église d’Alloway, notre homme s’arrête stupéfait ; d’affreuses sorcières s’y livrent, avec une joie frénétique, à leurs danses infernales. À tout autre moment, Tom se serait empressé d’abandonner ce lieu ; à cette heure, il ne redoute rien ! Inspiratrice courageuse, John Barlycorn (la bière), que de dangers tu peux nous faire braver ! « Le vieux diable, assis sur une fenêtre, joue de la cornemuse avec tant de force qu’il fait trembler les poutres et les toits ; » les sorcières sautent à qui mieux mieux et amusent fort le joyeux compère. À la fin, celui-ci, fasciné par ce spectacle fantastique, révèle sa présence par une bruyante exclamation. Au même instant, le bal cesse, et toute la bande diabolique s’élance à la poursuite de l’imprudent fermier. Heureusement la vaillante Meg part au galop, et fait si bien qu’elle sauve la vie à son maître. »

Voilà bien les principaux incidents de cette bizarre composition ; mais ce qu’il est impossible de rendre, c’est l’entrain, la vie, le mouvement qui animent tous ces personnages réels ou fantastiques ; ce sont les traits heureux, les saillies piquantes et originales qui rajeunissent des types vieillis et leur donnent tout l’attrait de la nouveauté.

Le chef-d’œuvre de Burns, c’est la ballade, ou, si l’on veut, la chanson des Gueux ; car ce petit poëme réunit en lui seul les éléments constitutifs des deux genres. C’est à la fin de l’automne : les feuilles grises roulent dans les rafales du vent ; une joyeuse troupe de vagabonds vient faire ripaille au cabaret de Poosie Nausie. « Ils trinquent et rient, ils rient et se démènent ; ils cognent, ils sautent tant que les tourtières résonnent. » Le premier auprès du feu, en vieux haillons rouges, est un soldat avec sa commère. Il entonne à pleins poumons la chanson : « J’étais avec Curtis aux batteries flottantes, et j’y ai laissé en témoignage un bras et une jambe. Pourtant, que mon pays ait besoin de moi et me donne Elliot pour commandant, et je ferai encore tapage avec ma béquille au son du tambour. » Sa commère reprend : « J’étais fille, quoique je ne puisse dire quand..... » Son père fut dragon, aussi tous ses galants ont porté l’uniforme ; maintenant, la paix l’a réduite à l’aumône ; mais à la foire de Cuningham elle a retrouvé son ancien ami, et, « tant que de ses deux mains elle pourra tenir un verre, elle boira à la santé de son héros. » Les autres personnages sont du même genre : un paillasse, une luronne coupeuse de bourses, un pauvre nain, un chaudronnier ambulant ; tous déguenillés, braillards, bohèmes, qui s’empoignent, se rossent, s’embrassent et font trembler les vitres des éclats de leur bonne humeur. Puis ils chantent en chœur : « Au diable ceux que la loi protège ! la liberté est un glorieux festin. Les cours ont été bâties pour les poltrons ; les églises pour plaire aux prêtres. — Qu’est-ce qu’un titre ? qu’est-ce qu’un trésor ? qu’est-ce que le soin d’une réputation ? Si nous menons une vie de plaisir, peu importe où et comment !..... — La vie n’est qu’une casaque d’Arlequin, nous ne regardons pas comment elle va. Allez cafarder sur le décorum, vous qui avez des réputations à perdre. — À la santé des bissacs, des sacoches et des besaces ! à la santé de toute la troupe rôdante ! à la santé de notre marmaille et de nos commères ! Chacun et tous, criez : Amen ! » Jamais poète a-t-il mieux parlé le langage des révoltés et des niveleurs ? Et cependant, qu’on ne croie pas qu’il n’y ait ici qu’un appel brutal aux mauvais instincts de l’homme. Il y a la haine du cant, c’est-à-dire du convenu, du factice. Ce que veut le laboureur de l’Ayrshire, c’est le retour à la nature ; et il en donne le premier l’exemple. De là cette explosion de joie tumultueuse, ce gros rire sans façon, ces propos de taverne, cette surabondance de sève et de vie. Béranger a traité le même sujet ; mais combien le poëte écossais lui est supérieur pour le pittoresque de la mise en scène, la variété des caractères et la puissance de l’inspiration !

Walter Scott, Southey, Campbell et beaucoup d’autres littérateurs anglais du premier ordre ont aussi mêlé des ballades à leur bagage poétique. La plupart de ces compositions ne sont pas moins remarquables par l’intérêt du sujet et la beauté du style que par le charme des peintures naïves et naturelles que tout le monde peut comprendre et sentir. Quelques-unes ont acquis justement une renommée européenne : Les Enfants dans les bois, l’Ombre de Marguerite, la Jeune fille aux cheveux châtains, la Chasse dans les bois de Chereintz, etc., sont connues de tout le monde. Nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs la traduction ou l’analyse de quelques autres.

BALLADE DE LORD WILLIAM.

Nul regard humain n’a vu lord William précipiter le jeune Edmond dans le fleuve ; nul, excepté William, n’a entendu le cri suprême du jeune Edmond.

Tous les vassaux reconnurent humblement
le meurtrier pour leur maître, et il prit possession, comme héritier légitime, du manoir d’Erlingford.

L’antique manoir d’Erlingford s’élevait au
centre d’un beau domaine, et tout auprès coulaient, dans la plaine fertile, les eaux larges et profondes de la Severn.

Souvent le voyageur aurait aimé à s’attarder en ces lieux, oubliant la route qu’il lui restait à parcourir, pour contempler un si beau spectacle.

Mais jamais lord William n’osait regarder
le cours de la Severn ; dans chaque souffle du vent qui effleurait les vagues, il entendait le cri d’angoisse du jeune Edmond.

En vain, à l’heure silencieuse de minuit, le sommeil fermait les yeux du meurtrier ; dans tous ses rêves, le meurtrier voyait se dresser l’ombre du jeune Edmond.

En vain, poussé par le remords, lord William s’enfuit de sa demeure et des lieux témoins de son crime, pour faire de lointains pèlerinages.

Pèlerin infatigable, il courut vers d’autres climats sans pouvoir échapper aux remords ; il revint chez lui : la paix y était toujours inconnue.

Lentes étaient les heures à s’écouler, mais rapide semblait la marche des mois, et déjà revenait le jour dont le souvenir faisait battre de terreur le cœur de William :

Ce jour dont William sentait approcher le
retour avec épouvante ; car sa conscience lui rappelait trop bien le jour qui avait vu mourir le jeune Edmond.

Jour affreux, s’il en fut ! la pluie tombait par torrents, le tonnerre grondait, et les flots gonflés de la Severn débordaient au loin sur ses rives unies.

En vain lord William se livra aux plaisirs de la table ; en vain il vida sa coupe, cherchant à étouffer dans une gaieté bruyante les angoisses de son cœur.

Chaque fois que l’orage, enflant sa voix,
éclatait en rugissements inattendus, le froid glacial de la mort semblait pénétrer ses membres tremblants.

La nuit venue, il s’étendit à contre-cœur
sur sa couche solitaire, et l’excès de la fatigue amena le sommeil... le sommeil... mais non le repos.

Auprès de sa couche, il crut voir se dresser devant lui son frère, lord Edmond lui-même, aussi pâle qu’il était quand, au lit de la mort, il prit dans ses mains la main de son frère.

Sa figure était aussi pâle qu’au moment où, d’une voix faible et entrecoupée, il recommanda en mourant son fils orphelin à la sollicitude de William.

« Je t’ai commis, avec la tendresse d’un père, à la garde de mon pauvre Edmond ; et tu as fidèlement veillé sur ce dépôt, William ! reçois aujourd’hui la récompense qui t’est due. »

William se réveilla soudain, tous ses membres étaient agités d’une frayeur convulsive ; il n’entendit que les sifflements de la tempête nocturne... accords mélodieux pour ses oreilles
effrayées.

Tout à coup retentit un cri d’alarme qui pénètre au fond de son cœur... « Debout, lord William, debout ! les eaux sapent les murs d’Erlingford. »

Il se leva à la hâte... il vit le flot qui montait jusqu’au pied des murs et le cernait de tous côtés : il était minuit, et point d’espérance de secours !

Il entendit un cri de joie, c’était un bateau qui s’approchait du mur : tous le saluent et se pressent avec ardeur à sa rencontre pour sauver leur vie.

« Mon bateau n’est pas grand, cria le batelier, il n’en prendra qu’un seul ; entrez, lord William ; vous autres, restez sous la garde de Dieu. »

D’étranges pressentiments s’éveillèrent en
eux à la voix du batelier ; même en ce moment d’angoisse douloureuse, nul, excepté le châtelain, n’était disposé à le suivre.

William s’élança dans le bateau sans hésiter, tant sa frayeur était grande !... « À toi la moitié de mes trésors ! s’écria-t-il ; vite, vite, gagne le bord là-bas ! »

Le batelier ramait avec force, et le bateau descendait rapidement le cours du fleuve, quand lord William entendit tout à coup un cri pareil au cri suprême d’Edmond.

Le batelier s’arrêta : « Il me semble que
j’ai entendu le cri de détresse d’un enfant ! — Non, répondit William, c’est le vent de la nuit qui siffle autour de nous.

« Vite... vite... allons ! de la vigueur et de l’agilité ! vite... vite... traverse le courant ! » Une seconde fois, lord William entendit un cri pareil au cri suprême d’Edmond.

« J’ai entendu la voix plaintive d’un enfant, répéta le batelier. — Non, dépêche-toi... la nuit est sombre, et nous chercherions en vain.

— Grand Dieu ! sais-tu, lord William, combien il est horrible de mourir ? et peux-tu bien entendre sans pitié la voix défaillante d’un enfant ?

« Supplice affreux que de s’enfoncer sous

l’abîme qui se referme, de tendre en vain des bras impuissants, d’appeler inutilement au secours ! »

Le cri d’angoisse se fit encore entendre,
plus aigu et plus perçant ; la lune en ce moment brilla sur les flots à travers un nuage déchiré.

Auprès d’eux ils virent un enfant debout
sur la pointe d’un rocher, que le flot environnait de toutes parts et recouvrait insensiblement.

Le batelier redoubla d’efforts et le bateau arriva auprès du rocher ; un rayon de la lune éclaira la tête de l’enfant et fit voir sa figure livide.

« Tends-lui la main, lord William, s’écria le batelier, tends-la et sauve-le ! » L’enfant allongea ses petits bras pour saisir la main qui lui était offerte.

Lord William poussa un cri terrible : les
mains de l’enfant, mortes et glacées, l’avaient saisi. Le jeune Edmond pesait dans ses mains comme une masse de plomb... il l’entraîna avec lui, et tous deux s’enfoncèrent sous les flots vengeurs. Le meurtrier reparut et jeta un cri suprême, mais personne ne l’entendit.
            R. Southey.

BALLADE DE LA CHARITÉ.

Rien n’est aussi naïf que ce dialogue de l’abbé de Saint-Godroyn et de son pauvre ; le début en est simple et majestueux. « C’était le mois de la Vierge ; le soleil était rayonnant au milieu du jour, l’air calme et mort, le ciel tout bleu. Et voilà qu’il se leva sur la mer un amas de nuages d’une couleur noire, qui s’avancèrent dans un ordre effrayant, et se roulèrent au-dessus des bois, en cachant le front éclatant du soleil. La noire tempête s’enflait. » On ne saurait rendre la sauvage harmonie des vers anglais ; mais on peut admirer dans l’image de cette tempête, qui saisit la mer dans son calme, des couleurs nettes et justes et un tableau d’une saisissante réalité. Le sujet de la ballade est bien simple : deux moines passent devant un mendiant ; l’un, riche abbé monté sur un palefroi, l’autre, pauvre frère quêteur-, le premier l’injurie et ne lui fait point l’aumône, le second lui donne un écu et l’encourage par de bonnes paroles. Voilà tout le poëme. Outre une rare perfection de style et de rhythme, on y trouve de belles pensées et des sentiments justes. « J’y vois, dit M. de Vigny, une morale pure et toute fraternelle, enveloppée dans une composition simple qui rappelle la parabole du Samaritain ; une satire très-fine, amenée sans effort, et ne dépassant jamais les idées et les expressions du siècle où elle semble écrite ; et au fond de tout cela, le sentiment sourd, profond, désolant, inexorable d’une misère sans espérance, et que la charité même ne saurait consoler. » C’est environ un mois avant sa mort que Chatterton envoya cette ballade à l’éditeur du journal Town and Country magazine, sous le . titre de Ballade de la Charité, comme elle fut écrite par le bon prêtre Thomas Rowley, en 1464. Ce sont les derniers vers qu’il ait écrits.

Citons enfin, pour terminer ce que nous avons à dire des ballades anglaises, un petit chef-d’œuvre d’un auteur inconnu qui se trouve dans le recueil publié par M. Loëve Veimars.

LA PETITE MENDIANTE.

« Je traverse dans l’abandon la montagne et le marécage ; j’erre, les pieds nus, et la fatigue m’accable ; mon père est mort et ma mère est pauvre ; elle regrette les jours qui ne sont plus.

« Ayez pitié de moi, cœurs généreux et humains ! le vent est froid et la nuit approche ; donnez-moi, par charité, quelques aliments pour ma mère ; donnez-moi quelques aliments, et je m’en irai.

« Ne m’appelez pas paresseuse, mendiante
ou effrontée ; je voudrais bien apprendre à tricoter et à coudre ; j’ai deux frères à la maison ; lorsqu’ils seront grands, ils travailleront avec courage.

« Ô vous, qui vous réjouissez, libres et sans inquiétude, garantis du vent, bien vêtus et bien nourris, si la fortune changeait, songez combien il serait affreux de mendier à une porte pour un morceau de pain. »

L’Écosse, qui eut longtemps sa langue distincte de la langue anglaise, compte aussi un grand nombre de ballades. Nous citerons seulement les deux suivantes :

JOHNIE DE BREADISLE.

Un matin du mois de mai, Johnie se leva et demanda un vase pour y laver ses mains :

« Déliez, dit-il ensuite, les chaînes de fer qui retiennent mes chiens fidèles. »

En entendant cet ordre, la mère de Johnie
se tordit les mains de désespoir. « Oh ! si vous voulez être béni par votre mère, Johnie, n’entrez point dans la forêt.

« Nous ne manquons ni de pain, ni de froment, ni de bon vin ; n’allez point vous exposer pour de misérable gibier ; Johnie, je vous en supplie, ne passez point le seuil. »

Mais Johnie disposa son arc, il choisit ses flèches l’une après l’autre ; puis il gagna le Durrisdeer pour chasser le daim fauve.

En descendant au Merriemass, il aperçut
un daim caché sous une touffe de bruyère.

Johnie fit voler une flèche, et le daim fauve prit la fuite ; il l’avait atteint au flanc. Entre le coteau et la rivière, les chiens s’emparèrent de la proie.

Johnie dépeça le daim. Il en retira les
poumons et le foie, et ses chiens sanglants s’en régalèrent comme des fils de comte.

Ils burent tant de sang et mangèrent tant
de chair qu’ils s’endormirent avec Johnie sur la verdure.

Mais un vieux paysan passa dans la forêt
(qu’il meure d’une mort funeste !). Il court vers Hislington, où demeuraient les sept gardes.

« Que viens-tu nous apprendre, paysan aux
cheveux gris ? — Je ne viens vous apprendre que ce que j’ai vu de mes yeux.

« Comme je descendais au Merriemass, j’ai
vu sous des églantiers un jeune homme fort
beau qui dormait entouré de ses chiens.

« Sa chemise était de toile fine de Hollande, et son habit de l’étoffe la plus riche.

« Les boutons de sa manche étaient d’or
étincelant, et ses chiens fidèles avaient la queue ensanglantée.

« Le premier garde alors parla ainsi, c’était le chef : « Si c’est Johnie de Breadisle, nous ne verrons jamais personne de plus près. »

« Le sixième garde dit à son tour (il était fils de sa sœur) : « Si c’est Johnie de Breadisle, nous le tuerons bientôt. »

À la première volée de traits que les
gardes envoyèrent, ils blessèrent Johnie au genou. Alors le septième garde s’écria : « Une seule flèche encore le fera mourir. »

Johnie appuya son dos contre un chêne, son
pied sur une pierre, et il tua les sept gardes de la forêt, hors un seul.

Mais il lui brisa trois côtes et la clavicule, puis il le mit en double sur un coursier, et lui dit de porter de ses nouvelles à la maison.

« Oh ! n’est-il pas ici quelque doux oiseau qui veuille chanter mes paroles, voler vers ma mère et lui dire de secourir Johnie ? »

Un sansonnet vola vers la fenêtre de sa
mère : il commença à chanter et à siffler, et toujours le refrain de son chant était : « Johnie tarde longtemps. »

Ils prirent une branche de noisetier, une
branche de prunier et vinrent en grand nombre pour emporter Johnie.

Alors sa vieille mère fut inondée de larmes. « Ah ! je vous avais conjuré, mon fils Johnie, de ne point aller à la chasse.

« J’ai souvent apporté à Breadisle de grandes richesses, mais je n’y revins jamais si triste en apportant un tel trésor..

« Puisse le vieux paysan mourir d’une mort
fatale ! Un jour il recevra la récompense au haut de l’arbre le plus élevé des bords du Merriemass.

« L’arc de Johnie est brisé maintenant, ses chiens fidèles sont tués, son corps repose dans Durrisdeer, et sa chasse est finie. »

LE DÉMON ET LA JEUNE MÈRE.

Sous la figure et les armes brillantes d’unnoble chevalier, le démon apparut devant une jeune châtelaine. Remise de son effroi, elle lui dit :

« Où êtes-vous allé pendant sept longues
années et plus ? — Je reviens à mes premiers serments, ceux que vous avez reçus jadis.

— Paix ! ne parlez plus de serments ; aujourd’hui je suis épouse. »

Il se détourna silencieux, puis revint ; une larme obscurcissait son œil. « Jamais je n’eusse foulé la terre d’Irlande, si ce n’avait été pour toi.

« Il n’a tenu qu’à moi d’épouser la fille d’un roi, loin, bien loin par delà les mers ; il n’a tenu qu’à moi d’épouser une royale dame, si ce n’avait été pour toi.

— Si tu n’as pas épousé cette royale fille, tu n’en peux blâmer que toi-même. Que ne l’épousais-tu ? Ne sais-tu pas bien que je ne suis pas fille de roi ? »

Le chevalier insista et feignit une douleur qu’il ne ressentait pas au fond du cœur. La jeune femme tremblante, fascinée, lui dit :

« Mais s’il me fallait abandonner un tendre époux et mes deux petits innocents, mes chéris, où mettrais-tu ta fugitive, et comment l’emmènerais-tu ?

— J’ai sept vaisseaux sur les mers, sept
vaisseaux chargés d’or ; le huitième m’attend sur la rive avec ses vingt-quatre matelots, et il résonne de musique et de joyeux concerts. »

Elle presse contre son sein ses petits innocents ; elle baise leurs joues, elle baise, leur menton : « Oh ! soyez heureux, mes chers petits, je ne vous reverrai plus jamais ! »

Elle avait mis son pied sur la nef, et elle n’y voyait aucun marin ; les voiles étaient desoie, et les mâts d’or bruni.

Elle n’a pas navigué une lieue, une seule,
une lieue ou tout au plus trois, que sa figure s’est attristée et que son œil s’est assombri.

Les mâts, semblables à l’or bruni, ne se
courbent pas sur les vagues houleuses ; les voiles de soie ne se gonflent pus à la brise de terre, à la brise de l’est.

Ils n’ont pas navigué une lieue, une seule, une lieue ou tout au plus trois, qu’elle découvre le pied fourchu qui passe, et elle pleure amèrement.

« Oh ! retenez vos larmes et taisez-vous, dit-il ; je n’ai que faire de vos plaintes. Ne pleurez plus et je vous montrerai les lis qui croissent sur les rives de l’Italie.

— Oh ! quelles sont ces collines là-haut, ces belles cimes sur lesquelles l’éclat du soleil est si doux ? — Là, sont les frontières du ciel, dit-il, du ciel que vous ne gagnerez pas.

— Oh ! quels sont ces rochers si affreux que couvrent les glaces et les frimas ? — Là sont les montagnes de l’enfer, dit-il, de l’enfer où vous et moi nous nous rendons. »

Et voilà qu’elle se tourne, le regarde ; il grandit, et toujours il lui semble plus grand ; les mâts du rapide navire ne sont pas si hauts que lui.

Les nuages s’épaississent ; le vent s’élève et mugit ; l’écume salée rejaillit jusqu’au front de la dame ; et, sur les eaux rougissantes, des esprits blancs comme la neige hurlent : Malheur !
malheur !

Il frappe le mât de perroquet de la main, le mât de hune du genou ; il brise en deux l’esquif léger, et la dame tombe au fond des mers.

En Allemagne, comme en Angleterre, la ballade n’est autre chose qu’un petit poëme propre à frapper l’imagination des petits comme des grands et à se graver dans la mémoire de tous. Le plus ancien poëme allemand, le chant des Niebelungen, peut être considéré comme une suite de vieilles ballades qui, probablement, furent composées à des époques différentes par des bardes dont les noms sont restés inconnus ; elles n’existèrent longtemps que dans la mémoire du peuple, et elles se sont transmises de génération en génération jusqu’au jour où elles furent réunies de manière à former une grande épopée. Quoi qu’il en soit, ce n’est que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que le mot ballade reçut une définition exacte et une délimitation précise, qui le rendit propre à désigner un genre spécial dans la littérature allemande. C’était désormais un récit emprunté au monde du merveilleux et du fantastique ; ou lorsque ses héros n’étaient pas pris dans un milieu imaginaire, elle se rapprochait alors de la complainte et ne servait plus qu’à perpétuer le souvenir de quelque drame sanglant. Quatre poètes, en Allemagne, sont considérés, à juste titre, comme les maîtres du genre : Bürger, Schiller, Goethe et Uhland. — Bùrger, familiarisé avec les poètes anglais et surtout écossais qui, au XIVe siècle principalement, avaient affectionné et adopté cette forme, fut le véritable père de la ballade allemande. À côté de la partie épique il introduisit la partie descriptive. Il alla plus loin : par l’introduction fort ingénieuse du dialogue dans ces petits poèmes, il dramatisa si bien les événements qu’il donna à ses ballades une vie, une animation, et, partant, un intérêt inconnus jusqu’alors. Sa Lénore est restée le modèle du genre ; le Brave homme, le Chasseur féroce, l’Empereur et le Prieur ne sont pas moins populaires. Schiller, plus descriptif, plus lyrique aussi, rapprocha la ballade du lied allemand. Quelquefois il néglige le fait qui lui sert de sujet pour prendre son vol vers des sphères plus élevées ; sa ballade devient une élégie, une ode, un dithyrambe. Il paraît difficile assurément de ne voir que de simples ballades dans le Chant de la Cloche, Résignation, Idéal, et quelques autres de ses sublimes inspirations ; mais il reprend tous ses droits de conteur poétique dans le Plongeur, la Caution, la Lutte avec le dragon, le Message à la forge, les Grues d’Ibicus. Goethe et Uhland replacèrent la ballade sur son véritable terrain, et le Roi de Thulé, le Roi des Aulnes, l’Apprenti sorcier, la Fiancée de Corinthe, le Dieu et la Bayadère du premier, la Malédiction du chanteur, Taillefer, le Roi aveugle et la Chronique souabe du second, sont d’admirables petits chefs-d’œuvre qui n’ont pas peu contribué à la gloire de leurs auteurs. Le peuple, d’ordinaire, n’a ni les moyens d’acquérir les œuvres de longue haleine de ses grands poètes, ni le temps de les lire ; mais sa mémoire retient ces petits poèmes, et, reconnaissant de la jouissance éprouvée, il les transmet fidèlement de père en fils ; l’enfant sous le regard de la mère, dès qu’il a pu parler, a balbutié ces vers, et plus tard l’homme se rappelle que sa première leçon de récitation a été telle ballade de Schiller ou de Goethe ; — Après les quatre grands noms que nous venons de citer, une place honorable, distinguée même, est encore acquise à Fieck, Schwab, Chamisso, Zedlitz (la Revue nocturne), Lenau, Schubert, les frères Schlegel, etc. Mais, afin de rendre plus complet notre article sur les ballades, nous allons donner quelques-unes de celles qui nous paraissent les plus dignes d’être connues.

Les ballades de Bürger seront toujours son principal titre de gloire. On peut dire que la terreur est une source inépuisable d’effets poétiques, particulièrement dans le Nord. Parmi les moyens d’exciter la terreur, l’un des plus fréquemment et des plus heureusement employés, parce qu’il est tout particulièrement populaire, c’est la croyance aux revenants et aux sorciers. Et l’effet en sera singulièrement augmenté si le poëte peut employer une certaine familiarité d’expression, qui, tout en prêtant au récit plus de naturel, n’enlève point à la poésie sa dignité. Celui de tous les poètes allemands qui a le mieux su exploiter cette mine féconde des superstitions et des légendes populaires, c’est assurément Bürger.

Sa Lénore est chantée d’un bout de l’Allemagne à l’autre. Comme tous les poëmes épiques d’une haute portée, elle ne fut que le jet, que l’inspiration du moment. Bürger l’écrivit pour amuser un cercle de convives, poètes distingués : elle produisit un effet de terreur instantanée qui décida la vocation poétique de l’auteur. La Fille du Pasteur de Taubenhein peut être considérée comme la composition la plus tragique qui soit sortie de la plume de Bürger. Rien de plus simple que le thème, qui consiste dans la séduction d’une jeune fille par un grand seigneur. Il s’y trouve des détails d’une inimitable beauté, et la gradation des sentiments de la femme séduite est rendue avec un talent vraiment infernal. Quelques ballades de Bürger sont écrites sur un ton presque goguenard et parfois trivial. D’autres sont dans le genre érotique, telles que l’Hymne à mon idole. Enfin, certaines ballades offrent des tableaux voluptueux. Bürger ambitionnait le titre de poste populaire : il l’a obtenu, remarque un bon critique, mais en descendant jusqu’au peuple, non en élevant le peuple jusqu’à lui.

Voici l’analyse de la célèbre ballade de Lénore, telle que l’a donnée Mme  de Staël dans son livre sur l’Allemagne.

« Une jeune fille s’effraye de n’avoir point de nouvelles de son amant parti pour l’armée ; la paix se fait ; tous les soldats retournent dans leurs foyers. Les mères retrouvent leurs fils, les sœurs leurs frères, les époux leurs épouses ; les trompettes guerrières accompagnent les chants de la paix, et la joie règne dans tous les cœurs. Lénore parcourt en vain les rangs des guerriers ; elle n’y voit point son amant ; nul ne peut lui dire ce qu’il est devenu. Elle se désespère : sa mère voudrait la calmer ; mais le jeune cœur de Lénore se révolte contre la douleur ; et, dans son égarement, elle renie la Providence. Au moment où le blasphème est prononcé, on sent dans l’histoire quelque chose de funeste, et dès cet instant l’âme est constamment ébranlée. — À minuit, un cavalier s’arrête à la porte de Lénore : elle entend le hennissement au cheval et le cliquetis des éperons : le chevalier frappe ; elle descend et reconnaît son amant. Il lui demande de le suivre à l’instant, car il n’y a pas un moment à perdre, dit-il, ayant de retourner à l’armée. Elle s’élance ; il la place derrière lui, sur son cheval, et part avec la promptitude de l’éclair. Il traverse au galop, pendant la nuit, des pays arides et déserts ; la jeune fille est pénétrée de terreur, et lui demande sans cesse raison de la rapidité de sa course ; le chevalier presse encore plus les pas de son cheval par ses cris sombres et sourds, et prononce à voix basse ces mots : Les morts vont vite, les morts vont vite. Lénore répond : Ah ! laisse en paix les morts ! Mais toutes les fois qu’elle lui adresse des questions inquiètes, il lui répète les mêmes paroles funestes. — En approchant de l’église où il la menait, disait-il, pour s’unir avec elle, l’hiver et les frimas semblent changer la nature elle-même en un affreux présage : des prêtres portent en pompe un cercueil, et leur robe noire traîne lentement sur la neige, linceul de la terre ; l’effroi de la jeune fille augmente, et toujours son amant la rassure avec un mélange d’ironie et d’insouciance qui fait frémir. Tout ce qu’il dit est prononcé avec une précipitation monotone, comme si déjà, dans son langage, l’on ne sentait plus l’accent de la vie ; il lui promet de la conduire dans la demeure étroite et silencieuse où leurs noces doivent s’accomplir. On voit de loin le cimetière, à côté de la porte de l’église : le chevalier frappe à cette porte, elle s’ouvre ; il s’y précipite avec son cheval, qu’il fait passer au milieu des pierres funéraires ; alors le chevalier perd par degrés l’apparence d’un être vivant : il se change en squelette, et la terre s’entr’ouvre pour engloutir sa maîtresse et lui. »

LÉNORE.

<poem>D’un songe affreux Lénore poursuivie S’est éveillée avant l’aube du jour. Mon cher Wilhelm, as-tu perdu la vie ? Es-tu parjure, ou près de ton retour ? • Sous Frédéric il partit pour l’armée, Et fut à Prague avec son régiment ; Mais depuis lors la pauvre bien-aimée N’apprit plus rien du sort de son amant.

L’impératrice et son fier adversaire, Moins obstinés enfin dans leurs projets, Et fatigués des fureurs de la guerre, Après sept ans avaient signé la paix. Leurs bataillons, à la riante allure, Musique en tête avec refrains joyeux, Parés de fleurs, couronnés de verdure, Drapeaux flottants, s’en retournaient chez eux.

Le peuple accourt partout sur leur passage ; Des cris de joie accueillent les soldats ; Jeunes et vieux exaltent leur courage ; Parents, amis, tous leur tendent les bras. « Te voilà donc ! dit mainte fiancée, Sois bienvenu ! quel bonheur ! quel beau jour ! » Lénore, hélas ! rêveuse et délaissée. Appelle en vain le baiser du retour.

Allant, venant, parlant à chaque bande, Elle interroge officiers et soldats ; Aucun ne peut répondre à sa demande : Tous ont passé... Wilhelm ne parait pas. Arrive enfin le dernier corps d’armée, Mais il ravit tout espoir à son cœur... Lénore, pâle et presque inanimée. Tombe, en poussant un long cri de douleur.

Sa mère accourt et vers elle s’élance : « Que vois-je ? ô Dieu ! qu’as-tu, ma chère enfant ? Viens dans mes bras, parle avec confiance, Dis-moi ton mal ; je t’écoute en tremblant. — Oh ! c’en est fait ; tout est perdu, ma mère ! Tout est perdu, las ! mon Wilhelm est mort ! Plus rien, plus rien ne m’attache à la terre ; Dieu, sans pitié, m’abandonne à mon sort !

— Aide, Seigneur ! Au moment du naufrage Les affligés n’ont que toi pour soutien. Dis un Pater, enfant, cela soulage ; Ce que Dieu fait, il le fait toujours bien. — Que votre foi, ma mère, est puérile ! De mon bonheur Dieu n’a pris aucun soin ; Il a jugé ma prière inutile. Et désormais il n’en est plus besoin. <poem> — Aide, Seigneur ! qui te connaît, mon Père, Sait qu’en tous lieux ton secours est certain. Ma chère enfant, pour calmer ta misère. Approche-toi du sacrement divin. — Ma mère, il n’est, pour éteindre ma flamme, Ni sacrement ni remède ici-bas ; Nul sacrement ne peut rappeler l’âme D’un bien-aimé, victime du trépas !

— Écoute, enfant ! ne pourrait-il se faire Que le perfide eût abjuré sa foi, Pour épouser une femme étrangère, Et qu’en Bohême il vécût sous sa loi ?... Crois-moi, renonce au cœur de ce parjure ; Il paîra cher tant de déloyauté ! Au jour fatal, Dieu, vengeur de l’injure, Saura punir son infidélité.

— Oh ! c’en est fait ! Wilhelm est mort, ma mère ! Il est perdu, oui, perdu sans retour : Je n’ai sans lui plus d’espoir sur la terre ; Périsse l’heure où je reçus le jour ! Mort ! frappe-moi, brise mon existence, , Que mon nom soit à jamais oublié ! Jouis, ô Dieu ! jouis de ma souffrance ; Malheur à moi ! tu n’as point de pitié !

— Pardon, Seigneur ! oh ! puisse ta justice Ne pas juger ton enfant aujourd’hui ! De ses transports son cœur n’est point complice ; Pitié pour elle ! ô Dieu ! pardonne-lui !... Ma fille, oublie enfin ta peine amère, Songe à Dieu seul, au salut éternel ; Si ton amour est trahi sur la terre, Eh ! n’as-tu pas un époux dans le ciel ?

— Laissons, ma mère, un salut chimérique ! Eh ! que m’importe un époux dans les cieux ! Wilhelm, Wilhelm est mon bonheur unique ; Vivre sans lui, c’est l’enfer à mes yeux ! C’en est fait, viens, viens, ô Mort ! je t’appelle ; Éteins mes jours dans l’horreur et l’effroi ! Je ne veux point de la vie éternelle ; Ô cher Wilhelm, je n’en veux point sans toi ! »

Rien ne calmait son désespoir extrême ; Son sang brûlait par la fièvre irrité ; Sa bouche impie exhalait le blasphème Et s’attaquait à la Divinité. La pauvre enfant, défaite, échevelée, Meurtrit son sein, versa des pleurs amers, Jusqu’au moment où ta nuit étoilée Dans le sommeil vint plonger l’univers.

Chut !... au dehors quels pas se font entendre ? C’est un coursier qui s’approche au grand trot. Un cavalier, bruyamment, vient descendre Près du perron et le monte aussitôt... Que vient-il faire à cette heure avancée ? Chut !... écoutez !... il sonne à petits coups ; Puis on entend une voix empressée Jeter ces mots à travers les verrous :

« Holà ! holà ! viens, ouvre-moi, ma belle ! Dors-tu ? réponds ; c’est moi, ton fiancé ! Ton cœur m’est-il toujours resté fidèle ? Lève-toi vite !... Ouvre, je suis pressé ! — Oh ! cher Wilhelm ! se peut-il ? est-ce un rêve ? Est-ce bien toi ?... Je te croyais perdu ! J’ai bien souffert, mais ta voix me relève... Pourquoi si tard ?... Mon ami, d’où viens-tu ?

— Minuit pour nous est l’heure de la route ; Il m’a fallu bravement chevaucher ! Je viens de loin, de la Bohême... Écoute ! Il faut me suivre, et je viens te chercher. — Entre d’abord, cher Wilhelm, je t’en prie ; Le vent du nord siffle dans les bouleaux ; Viens te chauffer auprès de ton amie, Viens dans mes bras, viens goûter le repos ?

— Laisse siffler le vent du nord, ma bonne ! Mon cheval noir se démène et hennit, Et l’on entend l’éperon qui résonne ! Dépêchons-nous ! tout ici me trahit. Chausse-toi vite, allons, suis-moi, ma chère ! Viens, monte en croupe et partons à l’instant, Car nous avons bien cent milles à faire, Pour arriver au lieu qui nous attend.

— Quoi ! tu voudrais m’emmener tout à l’heure Et cette nuit faire un si long chemin ? Déjà la cloche a sonné l’onzième heure ; N’entends-tu pas vibrer encor l’airain ? — Lénore, vois ! la lune nous éclaire ; Nous et les morts nous voyageons bon train. Si loin que soit notre asile, ma chère, Nous l’atteindrons, je gage, avant demain.

— Dis-moi, Wilhelm, où donc est ta chambrette ? — Bien loin d’ici ! — Comment est fait ton lit ? — Six ais cloués composent ma couchette, En un lieu frais, silencieux, petit.-. — Puis-je y loger ? — Oh ! deux y trouvent place ; Viens, hâtons-nous, prends ton élan, voyons ! Des conviés l’attente enfin se lasse, La chambre est prête, amie, allons, partons ! »

À peine il dit, que Lénore s’avance ; Un doux frisson l’agite en ce moment ; Sur le coursier, légère, elle s’élance ; Ses bras de lis étreignent son amant. Au grand galop ils volent hors d’haleine ; Le feu jaillit et brille sous leurs pas ; À bonds forcés le coursier fend la plaine, Et du gravier lance au loin les éclats...

À leurs regards, dans ce fougueux voyage, Tout semblait fuir, prés, champs, vastes forêts ; Les ponts tonnaient, tonnaient sous leur passage ; Pour eux les monts abaissaient leurs sommets. « M’amie a peur ? Vois ! la lune rayonne ; Courons, hourrah ! tout cède à nos efforts ! Les morts vont vite ! en as-tu peur, ma bonne ? — Non, mon ami ; mais laisse en paix les morts ! »

— Quel bruit la-bas, quels chants dans les ténèbres ? Vois ! dans les airs tournoyer ces corbeaux... J’entends le glas !... j’entends ces mots funèbres : « Portons le corps dans les champs du repos. » Lors un convoi s’approche et se déroule, Cercueil en tête à sombres ornements. Les chants confus et plaintifs de la foule Semblaient former de sourds croassements...

« Après minuit mettez le corps en terre ! Cessez vos chants et le glas sépulcral ! J’emporte ici la femme qui m’est chère ; Suivez-mot tous au festin nuptial... Viens, sacristain ! viens réciter l’office, Fais chanter l’hymne et ronfler le serpent. Toi, prêtre ! viens, que ta voix nous unisse ! Le temps nous presse ; au gîte on nous attend. »

À cet appel, plus de glas, de cantique ; Le noir cercueil a disparu sans bruit, Et sur-le-champ le convoi fantastique Rejoint le couple et bravement le suit... Au grand galop ils volent hors d’haleine ; Le feu jaillit et brille sous leurs pas ; À bonds forcés le coursier fend la plaine. Et du gravier lance au loin les éclats.

De tous cotés, dans leur fougueux voyage, Les monts, tes bois, les hameaux, les cités, Confusément s’envolent au passage. Et comme un trait sont loin d’eux emportés... , ■ M’amie a peur ?... Vois ! la lune rayonne ; Courons, hourrah ! tout cède à nos efforts ! Les morts vont vite ! en as-tu peur, ma bonne ? •

— Ah ! laisse donc, laisse en repos les morts !

— Mais devant nous quelle plaisante scène ! Au clair de lune aperçois-tu là-bas

Sous les gibets la gent aérienne,

Qui danse en rond et qui prend ses ébats ?...

« Ah çà ! venez, enfants de la potence ! Rire & ma noce et gambader au bal ; Venez ! venez ! vous ouvrirez la danse. Et nous suivrez jusqu’au lit nuptial. •

Il dit. La bande accourt, les environne A flots bruyants, ainsi que dans les bois La feuille sèche, en sifflant, tourbillonne, Quand tous les vents mugissent à la fois. Au grand galop ils volent hors d’haleine ; Le feu jaillit et brille sous leurs pas ; A bonds forcés le coursier fend la plaine, Et du gravier lance au loin les éclats.

Dans leur essor, à peine ils touchent terre ; Tout disparaît et s’envole à leurs yeux, Et les objets qu’au loin la lune éclaire, Et les flambeaux de la voûte des cieux.

« M’amie a peur ?... Vois ! la lune rayonne ; Courons, hourrah ! tout cède à nos efforts ! Les morts vont vite ! en as-tu peur, ma bonne ? •

— De grâce, ami, laisse en repos les morts !

— Ça ! mon coursier, le coq se fait entendre ; Je sens déjà la fraîcheur du matin ; Courage, allons ! ne te fais pas attendre ;

Le sablier va tirer à sa fin...

Nous voici donc au terme du voyage !

Les trépassés vont d’un train sans égal ;

11 est fini, notre pèlerinage ;

Je vois s’ouvrir notre lit nuptial ! ■

Disant ces mots, il vole à toute bride Vers une grille à deux vastes battants ; De sa houssine il frappe un coup rapide, Et les verrous tombent obéissants : Avec fracas la double porte s’ouvre ; D’un bond subit les voilà dans l’enclos. Au clair de lune, autour d’eux se découvre Un vaste champ de croix et de tombeaux.

Riais tout à coup, ciel ! comment le redire ? La scène change... Oh ! quel prodige affreux ! Du cavalier le manteau se déchire, Et, comme usé, tombe en flocons poudreux... Wilhelm n’est plus qu’un objet d’épouvante, Un blanc squelette assis sur son coursier ; Il est armé d’une faux menaçante, Et tient en main le fatal sablier.

Le coursier noir en frémissant se dresse, De ses naseaux un trait de feu jaillit ; La terre tremble et sous ses pieds s’affaisse ; Soudain le sol s’entr’ouvre et l’engloutit... Des hurlements descendent de la nue ; Et des tombeaux s’élève un long soupir, Lénore lutte, et par la mort vaincue. Ferme les yeux pour ne plus les ouvrir.

Puis les esprits dansèrent autour d’elle, Au clair de lune en se tenant la main. Et pour finir là ronde solennelle, Tous d’une voix hurlèrent ce refrain : . Quand la douleur vient accabler ta vie, Résigne-toi, n’accuse point le ciel ! Ton. âme enfin du corps est affranchie ; Que la pitié désarme l’Eternel ! •

Traduction de M. P. Leur.

M. E. Deschamps a écrit sur cette célèbre ballade une imitation que nous donnons ici :

LE SPECTRE.

Allons, flambez, torches fatales !

Bruyants démons, peuplez les salles !

Grincez, frappez, aigres cymbales !

Mugissez tous, clairons de fer ! Sombre galop, ruez-vous dans la fête ; Plus fort, plus fort !... Et comme la tempête !

Il est minuit : sans qu’on s’arrête,

Jusqu’au matin le bal d’enfer !

Vois, je suis Mendoce.. Ne tremble pas ainsi,

C’est ta nuit de noce. C’est donc la mienne aussi.

Tournonset bondissons !...N’es-tu pas bien heureuse, Ma Lénore, si près de moi ?

LA MARIÉE.

Comment ! toi là ! toi, mort !.... Mendoce !.., . Nuit Cette voix funèbre ! Tais-toi ! [affreuse !

LE SPECTRE.

Jamais !

Allons, flambez, torches fatales ! Bruyants démons, peuplez les salles ! Grincez, frappez, aigres cymbales ! Mugissez tous, clairons de fer ! Sombre galop, ruez-vous dans la fête !... Plus fort, plus fort !... Et comme la tempête ! * 11 est minuit : sans qu’on s’arrête, Jusqu’au matin le bal d’enfer ! Tu m’as dit : • Je t’aime, La mort n’y’fera rien. •

J’en fis vceu de même ; Je viens prendre mon bien.

Tournons et bondissons !... Prends mon anneau, cher Et qu’un baiser m’unisse à toi !... [ange !

LA MARIÉE.

Ton bras me glace... Dieu ! ma raison se dérange ! Mon cœur se brise... Ah ! lâche-moi !

LE SPECTRE.

Jamais !

Allons, flambez, torches fatales !

Bruyants démonB, peuplez les salles !

Grincez, frappez, aigres cymbales !

Mugissez tous, clairons de fer ! Sombre galop, ruez-vous dans la fête !... Plus fort, plus fort !... Et comme la tempêtel

11 est minuit : sans qu’on s’arrête.

Jusqu’au matin le bal d’enfer !

Mais quel est ce comte Qu’ils disent ton mari ?

Dis-leur donc sans honte. Mendoce est mon chéri.

Tournons et bondissons ! la lune nous invite... Viens dans les champs, suis ton époux !

LA MARIÉE.

Je n’y vois plus !... je meurs !... Ciel !... où vas-tu si Quand donc nous arrêterons-nous ? [vite ? LB SPECTRE. Jamais !

Dehors, dul’.ors ! torches fatales ! •

BAL

Bruyants démons, quittez les salles !

Grinçant toujours, sonnez, cymbales !

Et vous aussi, clairons de fer ! Roule, galop ! roule, folle tempête !... J’entends le coq !... Allons, sans qu’on s’arrête,

Allons ! c’est là-bas notre fête.

Là-bas, les noces de l’enfer ! ! !

Passons maintenant a l’analyse de quelques autres ballades de Bilrger ;

LE CHASSEUR FEROCE.

Une légende que la superstition accrédite encore aujourd’hui en Allemagne a fourni à Bilrger le sujet de cette ballade. Bien souvent dans les nuits sombres on entend dans les airs les aboiements d’une même furieuse, le son des cors et les cris des chasseurs, c’est le chasseur féroce qui passe, dit-on ; voici comment Bùrger a dramatisé, dans la forme la plus poétique, l’origine de cette croyance. Un noble comte, malgré la solennité du dimanche, part pour la chasse avec ses valets et sa meute.À peine a-t-il quitté son château qu’un chevalier avec une tunique blanche arrive au grand galop et, se plaçant à sa droite, le conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur ; mais un autre chevalier, revêtu d’une armure noire, a pris la gauche du comte, et lui fait honte de se soumettre à ce qu’il appelle des préjugés de vieillard et de bonne femme. Le comte n’est que trop disposé à céder aux mauvaises inspirations, et quand il a fait lever un magnifique cerf, il ne respecte plus, dan3 la poursuite furieuse qu’il donne à la bête, ni nommes ni moissons. Il arrive à un champ de blé, l’unique fortune d’un pauvre laboureur ; celui-ci se jette à genoux devant le cheval du chasseur et le supplie de ne pas dévaster son champ. Le chevalier à la tunique blanche se joint à lui pour implorer la pitié du comte, mais le sombre compagnon de sa gauche prend encore le dessus avec ses railleries, et la récolte du pauvre, sa seule ressource, est saccagée complètement. Il en arrive de même à un troupeau de bœufs et de moutons, toute la richesse d’un village ; les bêtes et le berger sont massacrés. Enfin le cerf poursuivi se réfugie dans ta cabane d’un vieil ermite ; le saint homme suppliant demande grâce pour la bête ; les deux chevaliers s’en mêlent pour la troisième fois, pour la dernière fois, dit le bon ange du comte, qui n’était autre que le cavalier de droite. Le chasseur, enivré de sang ? n’écoute plus rien, il fond sur l’ermite, le glaive levé-, mais voilà que tout disparait devant lui. Il ne voit plus ni cabane, ni ermite, ni chevaliers, ni meute, ni chasseurs ; il est seul au milieu de la forêt et le ciel s’obscurcit. Une terreur mortelle le saisit, il ne peut ni avancer, ni reculer ; et, cloué à cette place, il entend une voix formidable prononcer sur lui un arrêt terrible, qui le condamne à la chasse l’éternité durant. Désormais ce sera lui le poursuivi, et les chasseurs seront tous les monstres de l’enfer déchaînés à sa suite, et pour qu’il ait ce spectacle horrible éternellement devant les yeux, une main gigantesque lui a saisi le cou et lui a retourné la tête. Il verra donc ces furies toujours près de l’atteindre, et toujours en fuyant devant elles, il éprouvera les mêmes angoisses. Et à peine la voix a-t-elle parlé, que la chasse infernale commence. La passion du chasseur est peinte de main de maître ; dans l’enivrement de sa force, il arrive jusqu’au crime. Les deux chevaliers, son bon et son mauvais génie, répètent, comme les oracles de l’antiquité, toujours la même formule, et ce procédé n’est pas sans produire un grand effet. On dirait qu’on sent mieux toute leur puissance mvstérieuse et leur supériorité surnaturelle, grâce a ces paroles qu’une inflexible nécessité semble avoir coulées dans un moule inaltérable. La description enfin de la solitude qui environne tout à coup le comte donne le frisson au lecteur le plus insensible. On pourrait dire d’une pareille ballade ce que Boileau, dans son Art poétique, disait d’un sonnet bien fait : cela vaut tout un poëme épique.

LA CHANSON DU BRAVE HOMME.

Le chant raconte l’action héroïque d’un pauvre paysan qui sauve une famille dans une inondation. La neige fond sur les montagnes, le fleuve grossit et monte. Sur des piliers massifs s’élève un pont de pierre, au milieu est une maisonnette où habitent le gardien, sa femme et son enfant. La destruction menace la maison. Dieu du ciel, ayez pitié d’eux I Un noble comte arrive au grand galop : « Deux cents pistoles à qui sauve ces malheureux. » Voici venir un paysan ; il éconte le comte, regarde le péril et hardiment, au nom de Dieu, saute dans une barque. La malheureuse famille est sauvée, mais le brave homme refuse l’or du comte. Ce récit est d’un intérêt saisissant, il semble que nous sommes spectateurs, et la sueur coule sur nos fronts comme sur le front des témoins de cette scène.

LA FILLE DD PASTEUR.

Une jeune personne séduite par un grand seigneur, voilà tout le thème de la fille du pasteur de Taubenhein. Mais quel talent dans la peinture de chaque phase de la séduction 1 C’est encore le flot, qui monte et monte toujours, prend les proportions les plus tragiques. Chaque vers augmente l’effet, qui grandit jusqu’au dénoûmlbnt. Bùrger n’a pas toujours cherché à exciter la terreur ; quelques-unes de ses ballades sont même écrites sur un ton quelque peu goguenard et trivial. En général

BAL

ses poésies manquent d’élévation, et il s’appesantit trop souvent sur les descriptions, genre dans lequel il excelle. Son style Drille par la clarté, 1 énergie et une élégance naturelle, bien qu’elle soit le fruit du travail, et toutes les qualités propres à rendre un poète populaire.

De tous les poëtes allemands, Schiller est celui que nous sentons le mieux, car il faut désespérer de rendre jamais dans notre langue les beautés propres à l’idiome souple et profond de la Germanie. M"10 de Staël a essayé, dans son livre de VAllemagne, de donner une idée de l’impression que produisit sur elle la lecture de la Cloche, qu’elle déclare intraduisible. M. E. Deschamps l’a essayé cependant. Nous mettrons plus loin nos lecteurs à morne de juger jusqu’à quel point il a réussi. Le chant de la Cloche est une revue poétique des principales phases de la vie humaine, telles que la naissance, le mariage, etc., solenmsées par la voix de la cloche ; il se divise en deux parties : dans l’une, on assiste à l’opération de la fonte, et toute l’habileté du poète se révèle dans le talent d’imitation, dans ce qu’on appelle l’onomatopée ; mais qu’on n’aille pas croire à une puérile imitation de sons, c’est dans la pensée que se fait ce curieux travail. Analyser une telle sensation est presque impossible, La seconde partie nous fait assister à toutes les grandes scènes de la vie dans lesquelles la cloche va jouer un rôle solennel : la naissance, le mariage, la mort ; puis l’incendie et l’émeute ; enfin toutes les circonstances qui datent dans la vie de l’homme. On pressent quel parti un poëte comme Schiller a pu tirer de ces images, dans une langue si maniable, si pittoresque et si énergique.

LE CHANT DE LA CLOCHE. Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango.

Le moule d’argile est encore plongé et scellé dans la terre ; aujourd’hui, la cloche doit être faite. A l’œuvre, compagnons, courage ! la sueur doit ruisseler du front brûlant. L’œuvre doit honorer le maître ; mais il faut que la bénédiction-vienne d’en haut.

Il convient de mêler des paroles sérieuses à l’œuvre sérieuse que nous préparons ; le travail que de sages paroles accompagnent s’exécute gaiement. Considérons gravement ce que produira notre faible pouvoir ; car il faut mépriser l’homme sans intelligence qui ne réfléchit pas aux entreprises qu’il veut accomplir. C’est pour méditer dans son cœur sur le travail que sa main exécute que la pensée a été donnée à l’homme : c’est là ce qui l’honore.

Prenez du bois de sapin ; choisissez des branches sèches, afin que la flamme plus vive se précipite dans le conduit. Quand le cuivre bouillonnera, mêlez-y promptement l’étain, pour opérer un sûr et habite alliage.

La cloche que nous formons à l’aide du feu, dans le sein de la terre, attestera notre travail au sommet de la tour élevée. Elle sonnera pendant de longues années ; bien des hommes l’entendront retentir à leurs oreilles, pleurer avec les affligés et s’unir aux prières des fidèles. Tout ce que le sort changeant jette parmi les enfants de la terre montera vers cette couronne de métal et les fera vibrer au loin*

Je vois jaillir des bulles blanches. Bien 1 la masse est en fusion. Laissons-la se pénétrer du sel de la cendre qui’ hâtera sa fluidité. Que le mélange soit pur d’écume, afin que la voix du métal poli retentisse pleine et sonore ; car, la cloche salue avec l’accent solennel de la joie l’enfant bien-aimé à son entrée dans la vie, lorsqu’il arrive plongé dans le sommeil. Les heures joyeuses et sombres de sa destinée sont encore cachées pour lui dans les voiles du temps ; l’amour de sa mère veille avec de tendres soins sur son matin doré ; mais les années fuient, rapides comme la flèche. L’enfant se sépare fièrement de la jeune fille ; il se précipite avec impétuosité dans le courant de la vie, il parcourt le monde avec le bâton de voyage et rentre étranger au foyer paternel, et il voit devant lui la jeune fille charmante dans l’éclat de sa fraîcheur, avec son regard pudique, son visage timide, pareille à une image du ciel. Alors un vague 1 désir, un désir sans nom, saisit l’âme du jeune | homme ; il erre dans la solitude, fuyant les | réunions tumultueuses de ses frères et pleurant à l’écart. Il suit, en rougissant, les traces ’ de celle qui lui est apparue, heureux de son sourire, cherchant pour la parer les plus belles fleurs du vallon. Oh 1 tendre désir, heureux espoir, jour doré du premier amour 1 les yeux alors voient le ciel ouvert ; le cœur nage dans la félicité. Oh I que ne fleurit-il à tout jamais, l’heureux temps du jeune amour !

Comme les tubes bruissent déjà I J’-y plonge cette baguette : si nous la voyons vitrifier, il sera temps de couler le métal. Maintenant, compagnons, alerte ! Examinez le mélange et voyez si, pour former un alliage parfait, le métal doux est uni au métal fort.

Car de l’alliance de la douceur avec la force, de la sévérité avec la tendresse, il résulte la bonne harmonie. C’est pourquoi ceux qui s’unissent à tout jamais doivent s’assurer si le cœur répond au cœur. Courte est l’illusion, long est le repentir. La couronne virginale se marié avec grâce aux cheveux de la fiancée, quand les cloches argentines de l’église invitent aux fêtes nuptiales. Hélas ! la plus belle solennité de la vie marque le terme du prinBAL

temps de la vie. La douce illusion s’en va avec le voile et la ceinture ; la passion disparaît, puisse l’amour rester ! la fleur se fane, puisse le fruit mûrir 1 11 faut que l’homme entre dans la vie orageuse, il faut qu’il agisse, combatte, plante, crée, et par l’adresse, par l’effort, par le hasard et la hardiesse, subjugue la fortune. Alors les biens affluent autour de lui, ses magasins se remplissent de dons précieux, ses domaines s’élargissent, sa maison s’agrandit, et dans cette maison règne la femme sage, la mère des enfants. Elle gouverne avec prudence.le cercle de famille, donne des leçons aux jeunes filles, réprimande les garçons. Ses mains actives sont sans cesse à l’œuvre ; elle remplit de trésors les armoires odorantes, tourne le fil sur le fuseau, amasse dans des buffets soigneusement nettoyés la ’.aine éblouissante, le fin blanc comme la neige ; elle joint l’élégance au solide et jamais ne se repose.

Du haut de sa demeure, d’où le regard s’étend au loin, le père contemple d’un œil joyeux ses propriétés florissantes. Il voit ses arbres qui grandissent, ses granges bien remplies, ses greniers qui plient sous le poids de leurs richesses, et ses moissons pareilles à des vagues ondoyantes, et alors il s écrie avec orgueil : La splendeur de ma maison, ferme comme les fondements de la terre, brave la puissance du malheur. Mais, hélas 1 avec les rigueurs du destin il n’est point de pacte éternel, et le malheur arrive d’un pied rapide.

Allons I nous pouvons commencer à couler le métal ; à travers l’ouverture, il apparaît bien dentelé. Mais avant de le laisser sortir, répétez, comme une prière, une sentence pieuse, ouvrez les conduits et que Dieu garde l’édifice. Voila que les vagues, rouges comme du feu, courent en fumant dans l’enceinte du moule 1

Heureuse est la puissance du feu, quand l’homme la dirige, la domine. Ce qu’il fait, ce qu’il crée, il le doit à cette force céleste ; mais terrible est cette même force quand elle échappe à ses chaînes, quand elle suit sa violente impulsion, fille libre de la nature. Malheur I lorsque, affranchie de tout obstacle, elle se répand à travers les rues populeuses et allume l’effroyable incendie ; car les éléments sont hostiles aux œuvres des hommes. Du sein des nuages descend la pluie, qui est une bénédiction, et du sein des nuages descend la foudre. Entendez-vous, au sommet de la tour, gémir le tocsin ? Le ciel est rouge comme du sang, et cette lueur de pourpre n’est pas celle du jour. Quel tumulte a travers les rues I quelle vapeur dans les airs ! La colonne de feu roule en pétillant de distance en distance et grandit avec la rapidité du vent. L’atmosphère est brûlante comme la gueule d’un four, les solives tremblent, les poutres tombent, les fenêtres éclatent, les enfants pleurent, les mères courent égarées et les animaux mugissent sous les débris. Chacun se hâte, prend la fuite, cherche un moyen de salut. La nuit est brillante comme le jour, le seau circule de main en main sur une longue ligne, et les pompes lancent des gerbes d’eau ; l’aquilon arrive en mugissant et presse la flamme pétillante ; le feu éclate, dans la moisson sèche, dans les parois du grenier, atteint les combles et s’élance vers le ciel, comme s’il voulait, terrible et puissant, entraîner la terre dans son essor impétueux. Privé d’espoir, l’homme cède à la force des dieux et regarde, frappé de stupeur, son œuvre s’abîmer. Consumé, dévasté, le lieu qu’il occupait est le siège des aquilons ; la terreur habite dans les ouvertures désertes des fenêtres, et les nuages du ciel planent sur les décombres.

L’homme jette encore un regard sur le tombeau de sa fortune, puis il prend le bâton de voyage. Quels que soient les désastres de l’incendie, une douce consolation lui est restée ; il compte les têtes qui lui sont chères : 0 bonheur 1 Une lui en manque pas une. La terre a reçu le métal, le moule est heureusement rempli ; ta cloche en sortira-t-elle assez parfaite pour récompenser notre art et notre labeur ? Si la fonte n’avait pas réussi ! si le moule s’était brisé I Hélas ! pendant que nous espérons, "peut-être le mal est-il déjà fait.

Nous confions l’œuvre de nos mains aux entrailles du sol. Le laboureur leur confie ses semences, espérant qu’elles germeront pour son bien, selon tes desseins du ciel. Nous ensevelissons dans le sein de la terre des semences encore plus précieuses, espérant qu’elles se lèveront du cercueil pour une vie meilleure.

Dans la tour de l’église retentissent les sons de la cloche, les sous lugubres qui accompagnent le chant du tombeau, qui annoncent le passage du voyageur que l’on conduit à son dernier asile. Hélas 1 c’est une épouse chérie, o’est une mère tidèle que le démon des ténèbres arrache aux bras de son époux, aux tendres enfants qu’elle mit au monde avec bonheur, qu’elle nourrit de son sein avec amour. Hélas I les doux liens sont à jamais brisés, car elle habite désormais la terre des ombres, celle qui fut la mère de famille. C’en ’ est fait de sa direction assidue, de sa vigilante sollicitude, et désormais l’étrangère régnera sans amour a son foyer désert.

Pendant que la. cloche se refroidit, reposons-nous de notre rude travail ; que chacun

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denous s’égaye comme l’oiseau souslafeuillée. Quand la lumière des étoiles brille, le jeune ouvrier, libre de tout souci, entend sonner l’heure de la joie. Mais le maître n’a pas de repos.

À travers la forêt sauvage, le voyageur presse gaiement le pas pour arriver à sa chère demeure. Les brebis bêlantes, les bœufs au large front, les génisses au poil luisant, se dirigent en mugissant vers leur étable. Le chariot chargé de blé s’avance en vacillant. Sur les gerbes brille la guirlande de diverses couleurs, et les jeunes gens de la maison courent à la danse. Le silence règne sur la place et dans les rues, les habitants de la maison se rassemblent autour de la lumière et la porte de la ville roule sur ses gonds. La terre est couverte d’un voile sombre ; mais la nuit, qui tient éveillé le méchant, n’effraye pas le paisible bourgeois ; car l’œil de la justice est ouvert.

Ordre saint, enfant béni du ciel, c’est toi qui formes de douces et libres unions ; c’est toi qui as jeté les fondements des villes ; c’est toi qui as fait-sortir le sauvage farouche de ses forêts ; c’est toi qui, pénétrant dans la demeure des hommes, leur donnes des mœurs paisibles et le lien le plus précieux, l’amour de la patrie.

Mille mains actives travaillent et se soutiennent dans un commun accord, et toutes les forces se déploient dans ce moilvement empressé. Le maître et le compagnon poursuivent leur œuvre sous la sainte protection de la liberté. Chacun se réjouit de la place qu’il occupe et brave le dédain. Le travail est l’honneur du citoyen ; la prospérité est la récompense du travail. Si le roi s’honore de.sa dignité, nous nous honorons de notre travail. ■ Douce paix, heureuse union, restez, restez dans cette ville. Qu’il ne vienne jamais le jour où des hordes cruelles traverseraient cette vallée, où le ciel, que colore la riante pourpre du soir, refléterait les lueurs terribles de l’incendie des villes et des villages 1

À présent brisez le moule, il a rempli sa destination. Que le regard et le cœur se réjouissent à l’aspect de notre œuvre heureusement achevée. Frappez 1 frappez avec le marteau jusqu’à ce que l’enveloppe éclate : pour que nous voyions notre cloche, il faut que le moule soit brisé en morceaux,

Le maître sait, d’une main prudente et en temps opportun, rompre l’enveloppe ; mais malheur quand le bronze embrasé éclate do lui-même et se répand en torrents de feu. Dans son aveugle fureur, il s’élance avec le bruit de la foudre, déchire la terre qui l’entoure, et, pareil aux gueules de l’enfer, vomit la flamme dévorante. Là où régnent les forces inintelligentes et brutales, là 1 œuvre pure ne peut s’accomplir. Quand les peuples s affranchissent d’eux-mêmes, le bien-être ne peut subsister.

Malheur ! lorsqu’au milieu des villes l’étincelle a longtemps couvé ; lorsque la foule, brisant ses chaînes, cherche pour elle-même un secours terrible ; alors la révolte, suspendue aux cordes de la cloche, la fait gémir dans l’air et change en instrument de violence un instrument de paix.

Liberté 1 Égalité ! Voilà les mots qui retentissent. Le bourgeois paisible saisit tes armes ; la multitude inonde les rues et les places, des bandes d’assassins errent de côté et d’autre. Les femmes deviennent des hyènes et se font un jeu de la terreur. De leurs dents de panthères, elles déchirent le cœur palpitant de l’ennemi. Plus rien de sacré ; tous les liens d’une réserve pudique sont rompus. Le bon cède la place au méchant, et les vices marchent en liberté. Le réveil du lion est dangereux, la dent du tigre est effrayante ; mais ee qu’il y a de plus effrayant, c’est l’homme dans son délire. Malheur à ceux qui pré.tent à cet aveugle éternel la torche, la lumière du ciel ! elle ne l’éclairé pas, mais elle peut, entre ses mains, incendier les villes, ravager les campagnes.

Dieu a béni mon travail. Voyez 1 du milieu de l’enveloppe s’élève le métal, pur comme une étoile d or. De son sommet jusqu’à sa base, il reluit comme le soleil, et les armoiries bien dessinées attestent l’expérience du mouleur. Venez ! venez I mes compagnons 1 formez le cercle, baptisons la cloche, donnons-lui le nom de Concorde. Qu’elle ne rassemble la communauté que pour des réunions de paix et d’affection !

Qu’elle soit, par le maître qui l’a formée, consacrée à cette œuvre pacifique. Élevée au-dessus de la vie terrestre, elle planerasous la voûte du ciel azuré. Elle se balancera près du tonnerre et près des astres. Sa voix sera une voix suprême, comme celle des planètes, qui, dans leur marche, louent le Créateur et règlent le cours de 1 année ; que sa bouche d’airain ne soit occupée qu’aux choses graves et éternelles. Que le temps la touche a chaque heure dans son vol rapide. Que, sans cœur et sans compassion, elle prête sa voix au destin et annonce les vicissitudes de la vie. Qu’elle nous répète que rien ne dure en ce monde, que toute chose terrestre s’évanouit comme le son qu’elle fait entendre et qui bientôt expire.

Maintenant, arrachez avec les câbles la cloche de la fosse ; qu’elle s’élève dans les airs, dans l’empire du son. Tirez I tirez I Elle

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s’émeut, elle s’ébranle, elle annonce la joie à cette ville. Que ses premiers accents soient des accents de paix.

LA CLOCHE.

Compagnons, dans le sol s’est affermi le moule ; La cloche enfin va naître aux regards de la foule ; C’est le jour si longtemps appelé par nos vœux ; Qu’une ardente sueur couvre vos bras nevveux ; L’honneur égalera la peine et le courage Des joyeux ouvriers, si Dieu bénit l’ouvrage. 11 faut associer, comme un puissant secours, Au travail sérieux de sérieux discours ; Le dur travail, rebelle a des esprits frivoles, S’accomplit sans efforts sous d’heureuses paroles. Méditons entre nous sur les futurs bienfaits. D’une cause vulgaire admirables effets. Honte à qui ne sait pas réfléchir pour connaître ! Par la réflexion l’homme ennoblit son être. S’exalte ; et la raison fut donnée aux humains Pour sentir dans leur cœur les œuvres de leurs mains.

Choisissez les tiges séchées

Des pins tombés sous les hivers,

Pour qu’au sein des tubes ouverts

Les flammes votent épanchées ;

Dompté par les feux dévorants.

Que le cuivre à rétain s’allie,

Afin que la masse amollie

Roule en plus rapides torrents. Ce pieux monument que vont avec mystère Edifier nos mains dans le sein de la terre. Il parlera de nous des sommets de la tour ; Vainqueur, il franchira les temps, et tour & tour Comptera des humains les races disparues ; On verra dans le temple, à sa voix accourues, Des familles sans nombre humilier leur front ; Aux pleurs de l’affligé ses plaintes s’uniront ; Et ce que les destins, loin de l’âge où nous sommes, Dans leur cours inégal apporteront aux hommes, S’en ira retentir contre ses flancs mouvants. Qui le propageront sur les ailes des vents.

Je vois frémir la masse entière, L’air s’enfle en bulles. Cependant. Des sels de l’alcali mordant Laissez se nourrir la matière. 11 faut que du bouillant canal L’impure écume s’évapore, Afin que la voix du métal Retentisse pleine et sonore.

La cloche annonce au jour, avec des chants joyeux, L’enfant dont le sommeil enveloppe les yeux. Qu’il repose !... Pour lui, tristes ou fortunées. Dans l’avenir aussi dorment les destinées. Mais sa mère, épiant un sourire adoré, Veille amoureusement sur son matin doré. Hélas ! le temps s’envole et les ans se succèdent : Déjà l’adolescent, que mille vœux possèdent, t Tressaille et, de ses sœurs quittant les chastes jeux, ’ S’élance impatient vers un monde orageux. Pèlerin engagé dans ses trompeuses voies. Qu’il a connu bientôt le néant de ses joies ! Il revient, étranger, au hameau paternel ; Et devant ses regards, comme un ange du ciel, Apparaît, dans la fleur de sa grâce innocente. Les yeux demi-baisses, la vierge rougissante. Alors, un trouble ardent, qu’il ne s’explique pas, S’empare du jeune homme. Il égare ses pas, Cherche tes bois déserts et les lointains rivages, Et, de ses compagnons fuyant les rangs sauvages. Aux traces de la vierge il s’arrête, et, rêveur, Adore d’un salut la douteuse faveur. Des aveux qu’il médite il s’enivre lui-même ; Aux nuages, aux vents, il dit cent fois qu’il aime ; Sa main, aux prés fleuris, demande chaque jour •Ce qu’ils ontde plus beau pour parer son amour ; Son cœur s’ouvre au désir, et ses rêves complices Du ciel anticipé connaissent les délices. Hélas ! dans sa fraîcheur que n’est-elle toujours Cette jeune saison des premières amours !

Comme les grands tubes bruissent ! Qu’un rameau, dans la masse admis, Plonge... Quand ses bords se vernissent, On peut fondre ; courage, amis ! Tentons cette épreuve infaillible, Par qui doit être révélé Si le travail dur ou flexible S’est heureusement accouplé.

Car, où l’on voit la force à la douceur unie,

De ce contraste heureux naît la pure harmonie.

C’est ainsi qu’enchaîné par un attrait vainqueur,

Le cœur éprouvera s’il a trouvé le cœur.

L’illusion est courte, et sa fuite est suivie

D’un amer repentir aussi long que la vie.

Voici, des fleurs au se : n, des Heurs dans ses cheveux,

La vierge, pâle encor de ses premiers aveux ;

Sur son front couronné, sur sa pudique joue,

Le voile de l’épouss avec amour se joue

Quand la cloche sonore, en longs balancements,

À l’éclat de la fête invite les amants,

La fête la plus belle et la plus fortunée,

Hélas ! est du printemps la dernière journée ;

Car, avec la ceinture et le voile, en un jour,

La belle illusion se déchire, et l’amour

Menace d’expirer quand sa flamme est plus vive.

À l’amour fugitif que l’amitié survive ;

Qu’il la fleur qui n’est plus succède un fruit plus doux.

Déjà la vie hostile appelle au loin l’époux :

11 faut qu’il veuille, agisse, ose, entreprenne, achève,

Pour atteindre au bonheur, insaisissable rêve.

D’abord il marche, aidé de la faveur des cieux :

L’abondance envahit ses greniers spacieux ;

À ses nombreux arpents, d’autres arpenta encore

S’ajoutent ; sa maison s’étend et se décore ;

La mère de famille y règne sagement,

Du groupe des garçons gourmande renjoùment.

Instruit la jeune fille, aux mains laborieuses ;

Vouée aux soins prudents des heures sérieuses,

Des rameaux du verger elle détache et rend

Tout le linge de neige a son coffre odorant,

Y joint la pomme d or que janvier verra mûre,

Tourne le ûl autour du rouet qui murmure,

Partage aux travailleurs la laine des troupeaux,

Les surveille, et, comme eux, ignore le repos.

Du haut de sa demeure, au jour naissant, le père

Contemple, en souriant, sa fortune prospère ;

Ses murs, dont l’épaisseur affronte les saisons,

Et ses greniers comblés des dernières moissons,

Quand déjà du printemps les haleines fécondes

De ses jeunes épis bercent les frafehes ondes.

D’une bouche orgueilleuse, il se vante : • Aussi forts

Que ces rocs où des temps s’épuisent les efforts,

Pèsent les bâtiments que mon or édifie !-

Malheureux ! qui peut faire un pacte avec le sort ?

Le ciel rit, un point noir paraît : la foudre en sort !

Bien. Le rameau fait son épreuve.

Commençons la fonte... Un moment !

Avant de déchaîner le fleuve,

Avez-vous prié saintement ?

à. présent, allons ! qu’on se rang*j I

BAL 117

Ouvrez les canaux Ah ! que Dieu

Nous aide ! — Voyez le mélange Accourir en vagues de feu ! Il est de l’univers la plus pure merveille, Le feu, quand l’homme en paix le dompte et le surveille, Et c’est par son secours que l’homme est souverain. Mais qu’il devient fatal lorsque, seul et sans frein, Pour dévorer au loin les vieux pins, les grands chênes, Jl part comme un esclave affranchi de ses chaînes ! Malheur ! lorsque la flamme, au gré des aquilons, À travers les cités roule ses tourbillons ; Car tous les éléments ont une antique haine Pour les créations de la puissance humaine. Entendez-vous des tours courdonner le beffroi ? À la rougeur du ciel, le peuple avec effroi S’interroge. — Au milieu des noirs flots de fumée S’élève en tournoyant la colonne enflammée ; L’incendie, étendant sa rapide vigueur, Du front des bâtiments sillonne la longueur ; L’air s’embrase, pareil aux gueules des fournaises ; La lourde poutre craque et se dissout en braises ; Les portes, les balcons s’écroulent !, . Plus d’abris ; Les enfants sont en pleurs sur les seuils en débris ; Les mères, le sein nu, comme de pâles ombres, Courent ; les animaux hurlent sous les décombres ; Tout meurt, tombe ou s’enfuit par de brûlants chemins ;

Le seau vole, emporté par la chaîne des mains. Ce fils qui va tenter l’effrayante escalade Sauvera-t-il du moins son vieux père malade ?... L’orage impétueux accourt de l’occident : La flamme s’en irrite et l’accueille en grondant ; Sur la moisson séchée, elle tombe et serpente, Comme un affreux géant qui veut toucher les cieux. L’homme, sous les destins, fléchit silencieux ; Ses œuvres ont péri ; partout la flamme est reine ; Ses murs brûlés debout restent seuls, sombre arène, Où des froids ouragans s’engouffre la fureur ; La nue en voyageant y regarde, et l’horreur Dans leurs concavités profondément séjourne. Une dernière fois, l’homme, en priant, se tourne Vers sa fortune éteinte, et bientôt, plus serein, Prend avec le bâton les vœux du pèlerin. Tout ce qui fut son bien n’est plus qu’un peu de cendre ;■ Mais un rayon de joie en son deuil vient descendre ; Voyez : il a compté les tôUjs qu’il chérit. Pas une ne lui manque ; et, triste, il leur sourit.

Le métal que la terre enferme A comblé le moule. Ah ! du moins, L’œuvre, arrivé pur a son terme, Païra-t-il notre art et nos soins ? Mais si l’enveloppe fragile Rompait sous le bronze enflammé !..* Peut-être dans la sombre argile Le mal est déjà consommé ! Nous confions au sein de la terre profonde L’ouvrage de nos mains ; dans son ombre féconde, Le prudent laboureur laisse tomber encor L’humble grain, en espoir, riche et flottant trésor ; Vêtus de deuil, hélas ! nous venons a la terre D’un germe plus sacré déposer le mystère, Pleins de l’espoir qu’un jour du cercueil redouté Ce dépôt fleurira pour l’immortalité. Des hauts sommets du dôme aux épaisses ténèbres, La cloche a du tombeau tinté les chants funèbres. Écoutez ! ses concerts, d’un accent inhumain. Suivent un voyageur sur son dernier chemin. C’est la mère chérie, hélas ! la tendre épouse, Que vient du roi des morts l’avidité jalouse Séparer des enfants, de l’époux expirant. L’époux les reçut d’elle ; et tous, l’un déjà grand, L’autre dans ses bras, l’autre encore à la mamelle, Ils souriaient... Alors, rien n’était beau comme elle ! C’en est fait, elle dort sous le triste gazon. Celle qui fut longtemps l’âme de la maison. Déjà manquent tes soins, ô douce ménagère ! Et demain, sans amour, va régner l’étrangère !., .

Laissons froidir là cloche ; et vous, Comme l’oiseau sous la feuillée. Libres et joyeux, courez tous : Voici l’heure de la veillée. Le compagnon vole au plaisir ; Dans les cieux en paix, il voit naître Et briller les astres : le maître Doit se tourmenter sans loisir.

Sous la forêt, où glisse une pâle lumière, O voyageur, hâtez vos pas vers la chaumière. l-’Anriclus des hameaux retentit dans les airs ; Le filet allongé pend sur les flots déserts ; L’agneau, devant les chiens, vers le bercail se sauve ; Le troupeau des grands bœufs, au front large, au poil fauve. S’arrache, en mugissant, aux délices des prés ; Il s’avance, couvert de festons diaprés, Le lourd char des moissons, criant sous l’abondance. Et h’s gais moissonneurs s’échappent vers la danse ! Cependant, tous les bruits meurent dans la cité ; Près de l’ardent foyer, par l’aïeul excité, S’arrondit la famille, et quelque vieille histoire Enchante, en l’effrayant, l’immobile auditoire. La porte des remparts se ferme pesamment ; Sous son aile l’oistiau courbe son front dormant. La nuit, qui des méchants éveille le cortège, Du citoyen, que l’ordre et que la loi protège, N’épouvante jamais le sommeil innocent. Ordre sacré, tes nœuds, joug aimable et puissant, Resserrent les anneaux de l’égalité sainte ; Tu traças des cités, et tu défends l’enceinte ; Ta noble voix, du fond de ses autres lointains. Appela le sauvage à de meilleurs destins ; Sous le toit des mortels, dans leur premier ménage, Tu pénétras timide ; et, plus fort d’âge en âge. Soumis au frein des mœurs leurs rebelles penchants. C’est toi qui présidas aux limites des champs, Toi qui créas enfin cette autre idolâtrie, Le plus saint des amours, l’amour de la patrie. À son nom, mille bras, d’un mutuel secours. S’animent ; au milieu de cet heureux concours. Sur tous les points rivaux, les forces dispersées Tendent au bien commun, librement exercées ; Chacun, heureux et fier du poste qu’il a pris. Des grands au cœur oisif brave les vains mépris. Le plus noble attribut du citoyen qui pense, C’est le travail ; son œuvre en est la récompense. Si les rois de splendeur marchent environnés, De nos créations nous brillons couronnés ; Ils sont par le hasard et nous par le génie. Paix gracieuse, douce et divine harmonie, Que nos bras fraternels enchaînent vos attraits ! Qu’il ne s’élève plus le jour où j’entendrais Des hordes d’étrangers, turbulente mêlée, Parcourir en vainqueurs ma tranquille vallée. Où l’horizon du soir, rouge de pourpre et d’or, Des chaumes embrasés resplendirait encor !

Maintenant, brisez l’édifice Pour que notre œil soit récréé. Que notre cœur se réjouisse De l’œuvre par nos mains créé. Que le marteau pesant résonne Jusqu’au moment où, des débris De l’enceinte qui l’emprisonne, Haltra 14 doche au jour surpris, 118

BAL

C’eut le maître prudent qui doit rompre le moule ;

Mais lorsque en flots brûlants l’airain s’échappe et

Quand sa puissance même a rejeté ses fers, [roule,

11 mugit et, semblable aux laves des enfers,

Du sa captivité court punir ses rivages.

Tel le flot populaire étend ses longs ravages.

Ah ! malheur lorsqu’au sein des États menacés

Des germes factieux fermentent amassés,

Et que le peuple, un jour, las de sa longue enfance.

S’empare horriblement de sa propre défense !

Aux cordes de la cloche, alors, en rugissant.

Se suspend la révolte, ivre et rouge de sang ;

L’airain qu’au Dieu de paix la piété consacre,

Sonne un affreux signât de guerre et de massacre ;

Un cri de toutes parts s’élève : Égalité !

Liberté !... Chacun s’arme ou fuit épouvanté.

La ville se remplit ; hurlant des chants infâmes.

Des troupes d’assassins la parcourent ; les femmes,

Avec les dents du tigre, insultent sans pitié

Le cœur de l’ennemi déjà mort à moitié.

Et du rire d’un monstre avec l’horreur se jouent.

De. l’ordre social les liens Be dénouent ;

Les gens de bien font place à la rébellion.

Certes, il estdangeureux d’éveiller le lion,

La serre du vautour est sanglante et terrible ;

Mais l’homme.en son délire, est cent fois plus horrible.

Oh ! ne confions point, par un jour criminel,

Ijes célestes clartés à l’aveugle éternel !

Il s’en fait une torche, et, d’une main hardie,

Au lieu de la lumière, il répand l’incendie.

Dieu ne veut plus nous éprouver : "Voyez, du sol qui l’environne, Lisse et brillante, la couronne En étoile d’or s’élever ! Déjà le cintre métallique En mille reflets joue a l’œil ; Déjà, l’écusson symbolique Du sculpteur satisfait l’orgueil. m

Que le chœur de la danse à pas joyeux s’approche ! Venez tous, et donnons le baptême à la cloche ; Trouvons-lui quelque nom propice et gracieux. Qu’elle veiltu sur nous en s’approchant des cieux ; Balancée au-dessus de la verte campagne, Que sa bruyante joie ou sa plainte accompagne Les scènes de la vie en leurs jeux inconstants ; Qu’elle soit dans les airs comme une voix du temps ; Que le temps, mesuré dans sa haute demeure, De son aile, en fuyant, la touche heure par heure ; Aux voluptés du crime apportant le remord, Qu’elle enseigne aux humains qu’ils sont nés pour la Et que tout ici-bas s’évanouit et passe [mort,

Comme sa voix qui roule et s’éteint dans l’espace.

Que les cables nerveux, de son lit souterrain, Arrachent lentement la cloche aux flancs d’airain. Oh ! qu’elle monte en reine a la voûte immortelle ! Elle monte, elle plane, amis, et puisse-t-elle, Dissipant dans nos cieux tes nuages épais, De son premier accent nous proclamer LA PAIX ! (Trad. de MM. E. et A. Desciiamps.)

Un dernier mot sur ce chant magnifique, la plus belle, sans contredit, de toutes les ballades.

On pourrait traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine ; mais il" est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers, et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poëme de ce genre par une traduction en prose ? C’est lire la musique au lieu de l’entendre ; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments que l’on connaît, que les accords et les contrastes d’un rhythme et d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté régulière du mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles ; et tantôt, à côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de l’enthousiasme ou de la mélancolie. L’originalité de ce poème est perdue quand on le sépare de l’impression que produisent une mesure de vers habilement choisie, et des rimes qui se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie ; et cependant ces effets pittoresques des sons seraient très-hasardés en français. Le trivial nous menace sans cesse : nous n’avons pas, comme presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et celle des vers ; et il en est des mots comme des personnes : là où les rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse.

Il paraît que Schiller mit plusieurs années à composer ce poSme, et que ce ne fut qu’après l’avoir tourné et retourné de cent façons, qu’il y mit la dernière main, pendant un séjour à Rudolstadt, en 1799, et lui donna sa forme définitive. Selon sa coutume, il le publia d’abord dans YAlmanack des Muses de 1800. Il a pour épigraphe la fameuse inscription qui se lit sur la grosse cloche du Munster de Schaffhouse :

Vivos voco ! Mortuos plango !... Fulgura frango !

HERO ET LEANDRE,

Voyez ce vieux château que les rayons du soleil éclairent sur les rives où les vagues de l’Hellespont se précipitent en gémissant contre le roc des Dardanelles ; entendez-vous le bruit de ces vagues sur le rivage ? Elles séparent l’Asie de l’Europe, mais elles n’épouvantent pas l’amant.

Le dieu de l’amour a lancé un de ses traits puissants dans le cœur de Héro et de Léandro, Héro est belle et fraîche comme Hébé ; lui parcourt les montagnes, entraîné par le plaisir de la chasse. L’inimitié de leurs parents sépare cet heureux couple et leur amour est en péril. Mais sur la tour de Sesto, que les flots de l’Hellespont frappent sans cesse avec impétuosité, la jeune fille est assise dans la solitude, ot regarde les rives d’Abydos où demeure sou bien-aiiné. Hélasf nul pont uc réunit ces

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rivages éloignés, nul bateau ne va de l’un h l’autre ; mais l’Amour a su trouver son chemin, il a su pénétrer dans les détours du labyrinthe ; il donne l’habileté à celui qui est timide, il asservit à son joug les animaux féroces, il attelle à-son char les taureaux fougueux. Le Styx même avec ’ses neuf contours n’arrête pas le dieu hardi ; il enlève une amante aux sombres demeures do Pluton.

Il excite le courage de Léandre et le pousse sur les flots avec un ardent désir. Quand le rayon du jour pâlit, l’audacieux nageur se jette dans les ondes du Pont, les fend d’un bras nerveux et arrive sur la terre chérie, où la lumière d’un flambeau lui sert de guide.

Dans les bras de cette qu’il aime, l’heureux jeune homme se repose de sa lutte terrible ; il reçoit la récompense divine que l’amour lui réserve jusqu’à ce que l’aurore éveille les deux amants dans leur rêve de volupté, et que le jeune homme se rejette dans les ondes froides de la mer.

Trente jours se passent ainsi ; trente jours donnent à ces tendres amants les joies, les douceurs d’une nuit nuptiale, les transports ravissants que les dieux eux-mêmes envient. Celui-là n’a pas connu le bonheur, s’il n’a pas su dérober les fruits du ciel au bord effroyable du fleuve des enfers.

Le soir et le matin se succèdent à l’horizon. Les amants ne voient pas la chute des feuilles ; ils ne remarquent pas le vent du nord qui annonce l’approche de l’hiver ; ils se réjouissent de voir les jours décroître, et remercient Jupiter qui prolonge les nuits.

Déjà la durée des nuits était égale à celle des jours. La jeune fille, assise dans son château, regardait les chevaux du Soleil courir à l’horizon : la mer, silencieuse et calme, ressemblait a un pur miroir, nul souffle ne ridait sa surface de cristal ; des troupes de dauphins jouent dans l’élément limpide, et l’escorte de Thétis s’élève en longue ligne noire du sein de la mer. Ces êtres marins connaissent seuls le secret de Léandre, mais Hécate les empêche à tout jamais de parler. La jeune fille contemple avec bonheur cette belle mer et lui dit d’une voix caressante : « Doux élément, pourrais-tu tromper ? non, je traiterais d’imposteur celui qui t’appellerait fausse et infidèle. Fausse est la race des hommes, cruel est le cœur de mon père ; mais toi, tu es douce et bienveillante, tu t’émeus aux chagrins de l’amour. J’étais condamnée à passer une vie triste et solitaire dans ces murs isolés et à languir dans un éternel ennui ; mais tu portes sur ton sein, Sans nacelle et sans pont, celui que j’aime, et tu le conduis dans mes bras. Effrayante est ta

Profondeur, terribles sont tes vagues ! mais amour t’attendrit, le courage te subjugue.

Le puissant dieu de l’amour t’a subjuguée aussi, lorsque la jeune et belle Hellé s’en retournait avec son frère emportant la toison d’or : ravie de ses charmes, tu la saisis sur les vagues, tu l’entraînas au fond de la mer.

« Dans tes grottes de cristal, douée de l’im- • mortalité, déesse elle est unie à un dieu, elle ’ s’intéresse à l’amour persécuté, elle adoucit tes mouvements impétueux et conduit les navigateurs dans le port. Belle Hellé, douce déesse, c’est toi que j’implore, ramène-moi celui que j’aime, par sa route accoutumée. »

Déjà la nuit enveloppe le ciel, la jeune fille allume le flambeau qui doit servir de fanal sur les vagues désertes a celui qu’elle attend. Mais voilà que le vent s’élève et mugit, la mer écume, la lueur des étoiles disparaît et l’orage approche.

Les ténèbres s’étendent à la surface lointaine du Pont, et des torrents de pluie tombent du sein des nuages ; l’éclair brille, les vents sont déchaînés, les vagues profondes s’entr’ou vrent, et la mer apparaît terrible et béante comme la gueule de 1 enfer.

Malheur ! malheur à moi ! s’écrie la pauvre fille : Jupiter, prends pitié de mon sort ; hélast qu’ai-je osé demander ? si les dieux m’écoutaient, si mon amant allait se livrer aux orages de cette mer infidèle !... Tous les oiseaux s’enfuient à la hâte, tous les navires qui connaissent la tempête se réfugient dans les baies. Hélas I sans doute l’audacieux entreprendra ce qu’il a déjà souvent entrepris, car il est poussé par un dieu puissant ; et il me l’a juré, en me quittant, au nom de son amour, la mort seule l’affranchira de ses serments. Hélas 1 à cette heure même il lutte contre la violence de la tempête, et les vagues courroucées l’en^ traînent dans l’abîme.

Vagues trompeuses, votre silence cachait votre trahison. Vous étiez unies comme une glace, calmes et sans trouble, et vous allez "entraîner dans vos profondeurs perfides. C’est lorsqu’il est déjà au milieu de son trajet, lorsque tout retour est impossible, que vous déchaînez contre lui votre fureur. »

La tempête s’augmente : lesvagues s’élèvent comme des montagnes et se brisent en mugissant contre les rochers, le navire aux flancs de chêne n’échappe pas à leur fureur ; le vent éteint le flambeau qui devait guider le nageur, le péril est sur les eaux et le péril sur le rivage.

La jeune fille invoque Aphrodite ; elle la prie d’apaiser l’orage, et promet d’offrir de riches sacrifices ; d’immoler un taureau avec des cornes dorées ; elle conjure toutes les déesses de l’abîme et tous les dieux du ciel de calmer la mer emportée.

« Écoute ma voix, sors de ta verte retraite,

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bienveillante Leucothée, toi qui souvent, à l’heure du péril sur les vagues tumultueuses, es apparue aux navigateurs pour les sauver ! donne à celui que j’aime ton voile sacré, ton voile d’un tissu mystérieux, qui l’emportera sain et sauf hors du précipice des flots. «

Les vents furieux s’apaisent, les chevaux d’Eos montent à l’horizon, la mer reprend sa sérénité, l’air est doux, l’onde est riante : elle tombe mollement sur les rocs du rivage et y apporte, comme en se jouant, un cadavre.

Oui, c’est lui qui est mort et qui n’a pas manqué à son serment. La jeune fille le reconnaît : elle n’exhale pas une plainte, elle ne verse pas une larme ; elle reste froide et immobile dans son désespoir, puis élève les yeux vers le ciel, et une noble rougeur colore son pâle visage. •

n Ah ! c’est vous, terribles divinités : vous exercez cruellement vos droits, vous êtes inflexibles, le cours de ma vie est achevé bien promptement. Mais j’ai connu le bonheur et mon destin fut doux ; je me suis consacrée à ton temple comme une de tes prêtresses, je t’offre gaiement, par ma mort, un nouveau sacrifice, Vénus, grande reine. »

Et du haut de la tour elle se précipite dans les flots. Le dieu des mers s’empare du corps de la jeune fille, et, content de sa proie, il continue joyeusement à répandre les ondes de son urne inépuisable.

l’anneau de polycrate.

Debout sur la terrasse de sa maison, il promenait ses regards satisfaits sur sa ville de Samos. « Tout ce que tu vois est soumis à mon pouvoir, disait-il au roi d’Égypte : avoue que je suis heureux.

— Tu as éprouvé la faveur des dieux ; elle a assujetti à la puissance de ton sceptre ceux qui naguère étaient tes égaux : mais il en est un encore qui peut les venger ; je ne puis te proclamer heureux aussi longtemps que veille l’œil de ton ennemi. »

À peine le roi avaitril parlé, qu’on voit venir un messager envoyé de Milet : « Fais flotter, ô seigneur, la fumée des sacrifices, et couronne d’une riante branche de laurier ta chevelure divine.

« Ton ennemi est tombé frappé d’un trait mortel ; ton fidèle général Polydor m’a dépêché vers toi avec cette joyeuse nouvelle.» Et en parlant ainsi, il tire d un vase noir et présente aux regards stupéfaits des deux souverains une tête bien connue et encore sanglante.

Le roi, effrayé, fait un pas en arrière : « Garde-toi, dit-il, de te fier au bonheur. Pense à la mer inconstante, à l’orage qui peut s’élever et anéantir la fortune incertaine de ta flotte. »

Avantj(u’il eût achevé de parler, il est interrompu par les cris de joie qui retentissent sur la rade. Une forêt de navires apparaît dans le port, ils reviennent remplis de trésors étrangers.

L’hôte royal s’étonne : « Ton bonheur est grand aujourd’hui ; mais redoute son inconstance. Les troupes Cretoises te menacent d’un péril imminent : elles sont déjà près de la côte. »

  • Avant qu’il ait achevé de parler, on voit des

navires dispersés et des milliers de voix s’écrient : « Victoire 1 Nous sommes délivrés de nos ennemis. L’orage a détruit la flotte Cretoise et la guerre est finie. »

Alors l’hôte royal dit avec terreur : » En vérité, je dois te proclamer heureux, mais je tremble pour toi : la jalousie des dieux m’épouvante. Nul mortel en ce monde n’a connu la joie sans mélange.

La fortune aussi m’a souri, la faveur du ciel m’a soutenu dans mes entreprises ; mais j’avais un héritier chéri : les dieux me l’enlej vèrent. Je le vis mourir, et je payai ainsi ma dette à la fortune.

p Si tu veux éviter quelque catastrophe, invoque les génies invisibles, pour qu’ils mêlent la souffrance à ton bonheur. Je n’ai vu encore aucun mortel arriver joyeusement au terme de sa vie quand les dieux l’avaient comblé de leurs dons.

« Et si les dieux n’exaucent pas ta prière, écoute le conseil d’un ami. Appelle toi-même la souffrance, choisis parmi tous les trésors celui auquel ton cœur attache le plus grand prix, et jette-le dans la mer.»

Polycrate, ému par la crainte, répond : o Dans toute cette île, rien ne m’est plus précieux que cet anneau : je veux le consacrer aux Euménides pour qu’elles me pardonnent ma fortune ; » et il jette l’anneau dans les ondes.

Le lendemain matin un pêcheur au visage joyeux se présente devant le prince : à Seigneur, dit-il, j’ai pris un poisson tel que je n’en avais jamais vu de semblable dans mes fileis, et je viens te l’offrir. »

Lorsque le cuisinier ouvrit le poisson, il accourut tout étonné auprès du prince et lui dit : « Vois, seigneur, l’anneau que tu portais, je viens de le trouver dans les entrailles de ce poisson. Oh ! ton bonheur est sans bornes, n

Le roi d’Égypte, se détournant alors avec horreur, s’écrie : « Je ne puis rester ici plus longtemps, et tu ne peux plus être mon ami. Les dieux veulent ta perte, je m’éloigne à la hâte, pour ne pas périr avec toi. » Il dit, et à l’instant même il s embarqua.

BAL

Le grand poète allemand n’a pas jugé K propos de rappeler le dénoûment, qui est historique. « Mais le temps s’approchait où ces prospérités se devaient changer tout à coup en des adversités affreuses. Le grand roi da Perse, Darius, fils d’Hystaspe, entreprit la guerre contre les Grecs : il subjugua bientôt toutes les colonies de la côte d’Asie et des îles voisines qui sont dans la mer Egée. Samos fut prise ; Polycrate fut vaincu ; Oronte, qui commandait pour le grand roi, ayant fait dresser une haute croix, y fit attacher le tyran. »

FÉNELON.

LES GRUES D’iBYCUS.

Les peuples de la Grèce vont se réunit sur la terre de Corinthe pour le combat des chnrs et le combat du chant. Ibycus, l’ami des dieux, vient de se mettre en route. Apollon lui a donné l’harmonie des vers ; il part de Rhégium avec un bâton de voyage, sentant dêjh vibrer dans le cœur la voix qui l’inspire.

Déjà ses regards contemplent l’Acrocorinthe sur la montagne, et il s’avance avec joie à travers les mystérieuses forêts de Poséidon. Nul être humain n’apparaît ; il ne voit que des grues qui s’en vont chercher la chaleur des contrées méridionales et l’accompagnent sur son chemin.

« Salut à vous, dit-il, oiseaux chéris qui avez traversé la mer en même temps que moi ; ma destinée ressemble à la vôtre : nous venons de loin, et nous allons chercher une retraite hospitalière. Soyons fidèles à l’hôte qui préserve de l’injure l’étranger. »

Puis il continue sa marche. Il arrive au milieu de la forêt ; tout à coup des meurtriers s’avancent et l’arrêtent. Il veut combattre ; mais bientôt sa main retombe fatiguée, car elle est plus habituée à tendre la corde légère de la lyre que celle de l’arc vigoureux.

Il appelle à son secours les hommes et les dieux : ses cris sont inutiles. Aussi loin que sa voix peut s’étendre, il n’existe pns un être humain. « Hélas ! s’écrie-t-il, il faut donc que je meure ici de la main de deux misérables, sur le sol étranger où personne ne me pleurera, où personne ne viendra me venger. »

À ces mots, il tombe couvert de blessures. Au même moment, les grues passent ; il entend leurs cris aigus et ne peut plus les voir ! mais il leur dit : « Si nul autre voix ne s’élève pour venger ma mort, la vôtre, du moins, accusera mes meurtriers. » Il dit, et meurt.

On retrouva un cadavre dans la forêt : et quoiqu’il fût défiguré, l’hôte qui attendait Ibycus à Corinthe reconnut ses traits chéris. « Est-ce donc ainsi, dit-il, que je devais te retrouver, moi qui espérais te voir porter glorieusement la couronne de laurier ? »

Tous les étrangers réunis à la fête de Poséidon déplorent la perte d’Ibycus ; la Grèce entière en est émue, et le peuple se rassemble au Prytanée, demandant avec colère à venger la mort du po8te, à satisfaire ses mânes par le sang des meurtriers.

Mais comment reconnaître les traces du crime au milieu de cette foule attirée par l’éclat dé la fête ? Ibycus a-t-il été frappé par des voleurs ? est-il victime d’un lâche attentat ? Hélios seul peut le dire, Hélios, qui connaît le secret des choses.

Peut-être, tandis que la vengeance le cherche, peut-être le meurtrier s’en va-t-il d’un pas hardi à travers l’asssmblée des Grecs, jouissant des fruits de son crime. Peut-être insulte-t-il aux dieux jusque sur le seuil de leur temple ; peut-être se mêle-t-il à la foula qui se dirige maintenant vers le théâtre.

Les bancs sont serrés les uns contre les autres ; les colonnes de l’édifice chancellent presque sous ce lourd fardeau. Les peuples do la Grèce accourent, et la vague rumeur do cette foule ressemble au mugissement de la mer. Tout le monde se presse dans le vasto circuit et sur les gradins de l’amphithéâtre qui s’élève audacieusement dans les airs.

Qui pourrait compter tous ces peuples ? Qui pourrait dire les noms de tous ceux qui ont trouvé ici l’hospitalité ? Il en est venu de la ville de Thèbes, des bords de l’Anlide, do la Phocide, de Sparte, des côtes éloignées de l’Asie et des îles, et tous ces spectateurs écoutent la mélodie lugubre du chœur, qui, selon l’antique usage, sort du fond du théâtre avec une contenance grave et sévère, s’avance à pas mesurés et fait le tour de !a scène. Aucune femme de ce monde ne ressemble à celles de ce chœur ; jamais la maison d’un mortel ne montra une figure pareille ; leur taille est comme celle des géants.

Un manteau noir tombe sur leurs flancs, et dans leurs mains décharnées, elles portent des flambeaux qui jettent une lueur sombre ; au lieu de cheveux, on voit se balancer sur leurs têtes des serpents et des couleuvres enflés par le venin.

Ce choeur épouvantable s’avance et entonne l’hymne fatal qui pénètre dans l’âme et enlace dans ses propres liens la pensée du coupable. Les paroles de ce chant lamentable retentissent et agitent ceux qui les écoutent, •et nulle lyre ne les accompagne.

■ Heureux, disent^elles, heureux celui qui n’a point senti le crime détruire la naïve innocence de son âme 1 celui-là, nous ne le poursuivrons pas ; il peut continuer sa route. Mais malheur, malheur à celui qui a commis le meurtre l nous nous attacherons à ses pas, nous, filles terribles de la NuitI Qu’il ne croio pas nous échapper 1 nous avons des BAL

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ailes ; nous lui jetterons un lien au pied et il tombera par terre. Aucun repentir ne nous fléchit ; nous poursuivons sans relâche le coupable, nous le poursuivons jusque dans l’empire des ombres, et là nous ne l’abandonnons , pns encore. »

En chantant ainsi, les Euménides dansent leur ronde funèbre. Un silence de mort pèse sur toute l’assemblée, comme si la divinité était là présente ; et le chœur, poursuivant sa marche, s’en retourne à pas lents et mesurés dans le fond du théâtre.

Tout à coup on entend sur les gradins les plus élevés une voix qui s’écrie : « Regarde, regarde, Timothée, les grues d’ibycus. » Au même instant on vit comme un nuage passer sur l’azur du ciel, et une troupe de grues poursuivre son vol.

Ibycus ! ce nom ravive les regrets de tous les spectateurs, et ces paroles volent de bouche en bouche : « Ibycus, que la main d’un meurtrier égorgea et que nous avons pleuré ! Qui parle de lui ? Quel rapport y a-t-il entre lui et ces oiseaux ? »

Et les questions redoublent ; un pressentiment rapide passe dans tous les esprits : «Faites attention, s’écrie la foule, à la puissance des Euménides. Le poète religieux sera vengé ; l’assassin vient de se trahir lui-même. Saisissez celui qui a parlé d’ibycus, et qu’il soit jugé..

Celui qui avait prononcé ces paroles imprudentes aurait voulu les retenir ; mais il était trop tard ; ses lèvres pâles, son visage effrayé, révèlent son crime. On l’arrache de son siège, on le traîne devant le juge. La scène est transformée en tribunal, et l’éclair de la vengeance frappe le meurtrier.

LE TROUBADOUR.

À Aix-la-Chapelle, au milieu de la salle antique de son palais, Rodolphe, dans tout l’éclat de sa puissance impériale, était assis au splendide banquet de son couronnement. Le comte palatin du Rhin servait les mets sur la table, celui de Bohême versait les vins pétillants, et les sept Electeurs s’empressaient de remplir les devoirs de leur charge auprès du maître de la terre.

Et la foule joyeuse du peuple encombrait les hautes galeries ; ses cris d allégresse s’unissaient au bruit des clairons ; car l’interrègne avait été long et sanglant, et un souverain arbitre venait s’asseoir sur le premier trône du monde ; le fer n’allait plus frapper aveuglément, et le citoyen paisible ne craindrait plus les vexations arbitraires de la puissance.

L’empereur saisit la coupe d’or, et promenant autour de lui des regards satisfaits : « La fête est brillante, le festin splendide, tout ici charme le cœur de votre souverain ; cependant je n’aperçois point de troubadour qui vienne émouvoir mon âme par ses chants harmonieux et par les sublimes leçons de la poésie. Tel a été mon plus vif plaisir dès l’enfance, et l’empereur ne dédaigne point ce qui fit les délices du chevalier. »

Et voilà qu’un vieillard traverse le cercle des princes, s’avance vêtu d’une robe traînante ; ses cheveux sont blancs comme la neige.

« Quels chants seront dignes du sublime empereur ? s’écrie-t-il. Quels sont les accents qui vont s’échapper des cordes de ma lyre ? b aut-il que le troubadour célèbre ce qu’il y a de noble et de grand sur la terre ; ce que l’âme désire, ce que rêve le cœur ?

— Je ne prescris’ rien au troubadour, répond Rodolphe en souriant ; il appartient à

" un plus haut seigneur : il obéit à l’inspiration. » Tel que l’orageux aquilon dont on ignore l’origine ; tel que le torrent dont la source est cachée, le chant du poète jaillit des profondeurs de son âme et réveille les nobles sentiments assoupis dans le fond des cœurs.

Et le troubadour, après un brillant prélude, chante ainsi : « Un noble chevalier chassait dans les bois le rapide chamois ; un écuyer le suivait, portant les armes de la chasse ; et au moment où le chevalier, monté sur son fier coursier, allait entrer dans une prairie, il entend de loin tinter une clochette... C’était un prêtre, précédé de son clerc, et portant le saint viatique.

« Et le comte mit pied à terre, se découvrit humblement la tête et adora avec une foi ardente le Sauveur du monde. Mais un ruisseau qui traversait la prairie, grossi par les eaux d’un torrent, arrêta les pas du prêtre, qui, déposant à terre l’hostie sainte, s’empressa d’ôter sa chaussure pour atteindre l’autre rive.

— Que faites-vous ? s’écria le comte avec surprise.

— Seigneur, je cours chez un mourant qui soupire après la céleste nourriture, et la planche fragile qui servait à passer le ruisseau a cédé à la violence des vagues. Cependant il ne faut pas que le mourant perde l’espérance du salut.

Alors le noble comte lui présente la bride éclatante et le fait montei sur son coursier. Ainsi le prêtre pourra consoler le malade qui l’attend, et ne manquera pas a son devoir sacré. Et le chevalier poursuit sa chasse, monté sur le cheval de son écuyer, tandis que le ministre des autels achève son voyage. Le lendemain matin, il ramène au comte l’agile coursier en lui exprimant sa reconnaissance.

— Dieu me garde, s’écrie le comte avec humilité, de reprendre jamais pour le combat

ou pour la chasse un cheval qui a porté mon Créateur ! Si vous le refusez pour vous-même, qu’il soit consacré au service divin ; car je l’ai donné à celui de qui je tiens l’honneur, les biens, le corps, l’âme et la vie. — Eh bien ! puisse Dieu, le protecteur de tous, qui écoute les prières du faible, vous honorer dans ce monde et dans l’autre comme aujourd’hui vous l’honorez 1 Vous êtes un puissant comte, déjà célèbre par vos exploits ; six aimables filles fleurissent autour de vous : puissent-elles apporter six couronnes dans votre maison et perpétuer votre auguste race ! »

Ici le vieillard se tut, la voix tremblante d’une indicible émotion ; et l’empereur assis se reconnaît dans le chevalier généreux ; puis, cherchant à recueillir ses souvenirs, il examine attentivement les traits du troubadour, qui lui rappellent soudain ceux du prêtre, et il cache avec son manteau de pourpre ses yeux humides de larmes. Tous les regards se portent alors sur le prince, et chacun bénit les décrets de la Providence.

  • *

LA CAUTION.

Méros cache un poignard sous son manteau et se glisse chez Denys de Syracuse : des satellites l’arrêtent et le chargent de chaînes... « Qu’au rais-tu fait de ce poignardJ ? » lui demande le despote furieux. « J aurais délivré la ville d’un tyran ! — Tu expieras ce crime sur la croix.

— Je suis prêt à mourir ; je n’implore point ma grâce, mais si tu veux m’accorder une faveur, je te demanderai trois jours de délai pour unir ma sœur à son fiancé. Mon ami sera ma caution, et si je manque à ma parole, tu pourras te venger sur lui. »

Le roi, souriant d’un air railleur, répondit après un instant de réflexion : « Je t’accorde trois jours ; mais songe que si tu n’as reparu, ce délai expiré, ton ami périra- pour toi, et tu seras libre. »

Méros court chez son ami : « Le roi veut que j’expie sur la croix ma malheureuse tentative ; cependant il m’accorde trois jours pour assister au mariage de ma sœur ; sois ma caution auprès de lui jusqu’à mon retour. »

Son ami l’embrasse en silence et va se livrer au tyran, tandis que Méros s’éloigne. Avant la troisième aurore il avait uni sa sœur à son fiancé, et il revenait déjà plein d’inquiétude et en grande hâte, de peur de dépasser le délai fatal.

Mais une pluie terrible entrava la rapidité de sa marche ; les sources des montagnes se changent en torrents, et les ruisseaux deviennent des tieuves. Appuyé sur son bâton de voyage, Méros arrive au bord d’une rivière, il voit soudain les grandes eaux rompre le pont qui joignait les deux rives, et en ruiner les arches avec le fracas du tonnerre.

Désolé d’un tel obstacle, il s’agite en vain sur les bords., jette au loin d’impatients regards, invoque du secours ; point de barque qui se hasarde à quitter la rive pour le conduire où son devoir l’appelle ; point de batelier qui se dirige yerslui, et le torrent s’enflait comme une mer.

Il tombe sur la rive et pleure en levant les mains au ciel : « 0 Jupiter ! apaise ces vagues mugissantes. Le temps fuit, le soleil parvient à son midi ; j’arriverai trop tard pour délivrer mon ami 1 ■

La fureur des vagues ne fait que s’accroître, les flots se succèdent, et les heures s’écoulent... Méros n’hésite plus, il se précipite au milieu du fleuve irrité, lutte courageusement, et fend les ondes de ses bras vigoureux. Les dieux le prennent en pitié.

Il a gagné l’autre rive, il précipite sa marche en rendant grâces au ciel... Quand tout à coup, du plus épais de la forêt, une bande de brigands se jettent sur lui, avides de meurtre, et lui ferment le passage avec des massues menaçantes.

« Que me voulez-vous ? s’écrie-t-il, je ne possède que ma vie, que je dots même au tyran. » Pâle de teneur, il ajoute : « Ayez pitié de mon ami. ° Puis, saisissant une massue, il tue trois des brigands, et les autres prennent aussitôt la fuite.

Le soleil est brûlant ; Méros sent ses genoux se dérober sous lui, brisés par la fatigue." o O toi, qui m’as sauvé de la main des brigands et de la fureur du fleuve, me laisseras-tu périr ici, .et livrer à la mort celui qui m’aime 1... Qu’entends-je ? serait-ce un ruisseau que m’annonce ce doux murmure ? » Il s’arrête, il écoute ; une source claire et limpide a jailli d’un rocher voisin. Le voyageur se baisse, ivre de joie, et rafraîchit ses membres brûlants.

Et déjà le soleil perçait le feuillage, reflétant le long du chemin les formes des arbres en ombres gigantesques. Dans sa course rapide, Méros rencontre deux voyageurs, et les entend se dire entre eux : > À présent, on doit le mettre en croix 1 ■

Le désespoir lui donne des ailes, la crainte l’aiguillonne encore... Enfin, les tours lointaines de Syracuse apparaissent aux rayons du soleil couchant ; il rencontre bientôt Philostrate, le fidèle gardien de sa maison, qui le reconnaît et frémit.

« Fuis donc ! il n’est plus temps de "sauver ton ami ; sauve du moins ta propre vie... En ce moment il expire ; d’heure en heure il t’attendait sans perdre l’espoir, et les railleries du tyran n’avaient pu ébranler sa confiance.

— Eh bien I s’il est trop tard, ai je ne puis

le sauver, je partagerai du moins son sort : que le monstre sanguinaire ne puisse pas dire qu’un ami a trahi son ami ; qu’il frappe deux victimes, et qu’il croie encore à la vertu. »

Le soleil commence à s’éteindre. Méros parvient aux portes de la ville, il «perçoit la croix et la foule qui l’environne ; on enlevait déjà son ami avec une corde.

Il se précipite dans la foule, et se fraye un

Eassage : « Arrête, bourreau, me voici ! cet omme était ma caution. » Le peuple admire... Les deux amis s’embrassent en pleurant de douleur et de joie ; nul ne peut être insensible a un tel spectacle ; le roi lui-même apprend avec émotion l’étonnante nouvelle, et les fait amener devant son trône.

Longtemps il les considère avec surprise : « Vous avez subjugué mon cœur... La vertu n’est donc pas une chimère... J’ai à mon tour une prière à vous adresser... Daignez m’admettre dans votre amitié, et que nos trois cœurs n’en forment plus qu’un seul. »

Ce beau sujet ou plutôt cet hymne à l’Amitié, a été chanté par toute l’antiquité ; Diodore deSicile, Plutarque, Jamblique, Porphyre, Cicéron, etc., en ont parlé dans leurs ouvrages. Voici la version du savant Barthélémy, auteur du Voyage d’Anacharsis.

Dans une des îles de la mer Egée, au milieu de quelques peupliers antiques, on avait autrefois consacré un autel à l’Amitié. Il fumaitjour et nuit d’un encens pur et agréable à la déesse. Mais bientôt, entourée d’adorateurs mercenaires, elle ne vit dans leurs cœurs que des liaisons intéressées et mal assorties. Un jour, elle dit à un favori de Crésus : «.Porte ailleurs tes offrandes ; ce n’est pas à moi qu’elles s’adressent, c’est à la Fortune. • Elle répondit à un Athénien qui faisait des vœux pour Solon, dont il se disait l’ami : « En te liant avec un homme sage, tu veux partager sa gloire et faire oublier tes vices. » Elle dit à deux femmes de Samos, qui s’embrassaient étroitement auprès de son autel : ■ Le goût des plaisirs vous unit en apparence ; mais vos cœurs sont déchirés par la jalousie, et le seront bientôt par la haine. •

Enfin, deux Syracusains, Damon et Pythias, tous deux élevés dans les principes de Pythagore, vinrent se prosterner devant la déesse : « Je reçois votre hommage, leur dit-elle ; je fais plus, j’abandonne un asile trop longtemps souillé par des sacsifices qui m’outragent, et je n’en veux plus d’autre que vos cœurs. Allez montrer au tyran de Syracuse, à l’univers, à la postérité, ce que peut l’Amitié dans des âmes que j’ai revêtues de ma puissance. »

A leur retour, Denys, sur une simple dénonciation, condamna Pythias à la mort. Celui-ci demanda qu’il lui fût permis d’aller régler des affaires importantes qui l’appelaient dans une ville voisine. Il promit de se présenter au jour marqué, et partit après que Damon eût garanti cette promesse au péril de sa propre vie.

Cependant les affaires de Pythias traînent en longueur. Le jour destiné à son trépas arrive ; le peuple s’assemble ; on blâme, on plaint Damon, qui marche tranquillement à la mort, trop certain que son ami allait revenir, trop heureux s’il ne revenait pas. Déjà le moment fatal approchait, lorsque mille cris tumultueux annoncèrent l’arrivée de Pythias. Il court, il vole au lieu du supplice ; il voit le glaive suspendu sur la tête de son ami ; et, au milieu des embrassements et des pleurs, ils se disputent le bonheur de mourir l’un pour l’autre. Les spectateurs fondent en larmes ; le roi lui-même se précipite du trône, et leur demande instamment de partager une si belle amitié.

LB PLONGEUR.

« Qui de vous, chevaliers et vassaux, oserait plonger dans cet abîme ? J’y lance une coupe d’or ; le gouffre obscur l’a déjà dévorée ; mais celui qui me la rapportera l’aura pour récompense. »

Le roi dit ; et, du haut d’un rocher escarpé suspendu sur la vaste mer, il a jeté sa coupe dans le gouffre de Charybde : « Quel est le brave qui osera plonger au fond de cet abîme ? »

Les chevaliers et les vassaux qui l’environnent ont entendu, mais ils se taisent ; tous jettent les yeux sur la mer indomptée, et aucun ne se laisse tenter par l’appât de la récompense. Le roi s’écrie une troisième fois : o Nul de vous n’osera donc affronter le péril ? »

Tous encore gardent le silence ; mais voilà qu’un jeune page, à l’air doux et téméraire, sort du groupe indécis des vassaux. Il jette sa ceinture et son manteau, et toute la cour, hommes et femmes, admirent son courage avec effroi. « Et comme il s’avance sur la pointe du rocher en mesurant l’abîme, Charybde rejette l’onde, qui, un instant dévorée, s’élance de sa gueule profonde avec le fracas du tonnerre.

Les eaux bouillonnent, se gonflent, se brisent et grondent comme si elles obéissaient à la puissance irrésistible du feu ; l’écume poudreuse rejaillit jusqu’au ciel, et les flots sur les flots s’entassent, comme si le gouffre ne pouvait s’épuiser, comme si 1» mer enfantait une mer nouvelle 1

Mais enfin sa fureur s’apaise, et, parmi la blanche écume, apparaît sa gueule noire et béante comme les portes de l’enfer ; l’onde tourbillonne de nouveau et s’y replonge en aboyant.

Vite, avant le retour des flots, le jeuné homme s’incline devant le monarque, se recommande à. Dieu, et... l’écho répète mille cris d’effroi I Les vagues l’ont entraîné, la gueule du monstre semble ’se refermer mystérieusement sur l’audacieux plongeur... Il ne reparaît pas !

L’abîme, calmé, ne rend plus qu’un sombre murmure, et mille voix répètent en tremblant : « Adieu, jeune homme au noble cœur ! >■ Toujours plus sourd, le bruit s’éloigne, et l’on attend encore avec inquiétude, avec frayeur.

Quand tu y jetterais ta couronne, et que tu dirais : « Qui me la rapportera l’aura pour récompense et sera roi... » un prix si glorieux ne me tenterait pasl Ame vivante n’a redit les secrets du gouffre aboyant 1

Que de navires, entraînés par le tourbillon rapide, ont péri dans ses profondeurs ; mais les flancs de l’avide tombeau n’ont revomi que des mâts et des vergues brisés.

Et le bruit des vagues résonne plus distinctement, approche de plus en plus, puis éclate.

Mais, voyez : du sein des flots noirs s’élève comme un cygne éblouissant ; on distingue un bras nu, et puis de blanches épaules qui nagent avec vigueur. C’est lui ! Sa main gauche élève en triomphe le vase précieux !

Il respire longtemps et salue la lumière du ciel. Un joyeux murmure voie de bouche en bouche : à II vit ! il nous est rendu ! le brave jeune homme a triomphé de l’abîme et du tombeau ! >

Et il s’approche ; la foule radieuse l’environne ; il tombe aux pieds du roi et lui présente le prix de son imprudente valeur.

Le prince appelle son aimable fille ; elle remplit la coupe jusqu’aux bords d’un vin pétillant ; le page boit et s’écrie :

« Vive le roil Heureux ceux qui respirent à la douce clarté du ciel 1 le gouffre est un séjour terrible ; que l’homme ne tente plus les dieux, et ne cherche pas à voir ce que leur sagesse environna de ténèbres et d’effroi.

J’étais entraîné d’abord par le courant avec’la rapidité de l’éclair lorsqu’un torrent impétueux, sorti du cœur du rocher, se précipita sur moi ; cette double puissance me fit longtemps tournoyer comme le jouet d’un enfant, et elle était irrésistible.

■ Dieu, que j’implorais dans ma détresse, me montra une pointe de rocher qui s’avan^ jait dans l’abîme ; je m’y accrochai d’un mouvement convulsif, et j’échappai à la mort. La coupe était là ; suspendue a des branches de corail, qui l’avaient empêchée de s’enfoncer à des profondeurs infinies.

Car, au-dessous de moi, il y avait encore comme des cavernes sans fond, éclairées d’une lueur rougeâtre, et, au milieu de l’éternel silence qui règne dans cet empire, mon œil aperçut avec effroi une foule de salamandres, de reptiles et de dragons qui s’agitaient dans une ronde infernale.

C’était une masse confuse et dégoûtante de raies épineuses, de chiens marins, d’esturgeons monstrueux, d’effroyables requins, hyènes des mers, qui me menaçaient de leurs dents cruelles et aigutis.

Et j’étais là suspendu, éloigné de tout secours, entouré de figures immondes, seul être sensible parmi tant de monstres difformes, dans une solitude affreuse où nulle voix humaine ne pouvait pénétrer.

Et je frémis d’horreur... car les monstres s’avancèrent pour me dévorer... Dans mon effroi, j’abandonnai la branche de corail où j’étais suspendu : au même instant, le gouffre vomissait ses ondes mugissantes : ce fut mon salut ; elles me ramenèrent au jour. »

Le roi montra quelque surprise, et dit « La coupe t’appartient, et j’y joindrai cette bague ornée du diamant le plus précieux, ai tu tentes encore l’abîme, et tu me rapportes des nouvelles de ce qui se passe dans les profondeurs de ce terrible séjour. •

À ces paroles, la jeune princesse, tout émue, supplie son père de sa bouche caressante : « Il a fait pour vous ce que nul autre n’eût osé faire. Si vous ne pouvez mettre un frein aux désirs de votre curiosité, que vos chevaliers surpassent en courage le jeune vassal. •

Le roi saisit vivement la coupe, et, la rejetant dans le gouffre : • Si tu me la rapportes encore, tu deviendras mon plus noble chevalier, tu seras mon successeur, et celle qui, inspirée d’une si tendre pitié, tremble et me supplie pour toi, deviendra ton épouse. ■

Une ardeur divine s’empare de l’âme du page, dans ses yeux étincelle l’audace : il voit la jeune fille rougir, pâlir et tomber évanouie. Un si digne prix tente son courage, et il se précipite soudain de la vie à la mort.

La vague rugit et s’enfonce... Bientôt elle remonte avec le fracas du tonnerre... Chacun se penche etyjette un regard plein d’anxiété : le gouffre engloutit encore et revomit les vagues qui s’élèvent, retombent et rugissent...

Aucune d’elles ne ramène le plongeur I...

« *

LA BATAILLE.

Telle qu’un sombre nuage qui porte une tempête, la marche des troupes retentit dans les vertes campagnes, une plaine immense se déroule a leurs yeux, c’est là qu’on va jeter les dés d’airain. Tous les regards sont baissés, ] e cœur des plus braves palpite, les visages sont pâles comme la mort ; voilà le général qui parcourt les rangs : — Halte i — Cet ordre 120

BAL

BAL

BAL

BAL

brusque enchaîne les mille bataillons au front immobile et silencieux.

Mais qui brille là-bas sur la montagne aux rayons pourprés du matin ? Voyez, ce sont les drapeaux ennemis. — Nous les voyons I que Dieu soit avec nos femmes et nos enfants ! — Entendez-vous ces chants, ces roulements du tambour et ces fifres joyeux ? Comme cette belle et sauvage harmonie pénètre tous nos membres et parcourt la moelle de nos os !

Frères, que Dieu nous protège 1 Au revoir dans un autre monde !

Déjà l’éclair luit le long de la ligne de bataille, un tonnerre sourd T’accompagne, l’action s’engage, les balles sifflent, les signaux se succèdent... déjà les Furies des combats se déchaînent. Ahl l’on commence à respirer ! La mort plane, le sort se balance indécis... Les dés d’airain sont jetés au sein d’une épaisse fumée ! Voilà que les deux armées se rapprochent : — Garde à vous ! crie-t-on de peloton en peloton. Le premier rang plie le genou et fait feu... Il en est qui ne se relèveront pas. La mitraille ouvre de larges vides, le second rang gravit promptement sur les cadavres du premier... La mort est partout ! que de légions elle couche à terre !

Le soleil s’éteint, mais la bataille est ardente, la nuit sombre descend enfin sur les armées, et la flamme soufrée qui sort de la bouche des canons éclaire seule ce champ de carnage.

Adieu, frères, au revoir dans un autre monde 1

De toutes parts le sang jaillit, les vivants sont couchés pêle-mêle avec les morts... le pied glisse sur les cadavres...— «Et toi aussi, Franz ! — Ami, mes adieux à ma Charlotte I

— Je lui porterai tes adieux : repose en paix... moi, ton ami abandonné, je vole làbas où court la mort, ou pleuvent les balles. »

Le sort de la journée est encore douteux ; mais la nuit s’épaissit toujours...

Frères, que Dieu nous protège ! Au revoir dans un autre monde 1

Écoutez 1 les adjudants passent au galop... Les dragons s’élancent sur l’ennemi... ses canons se taisent, ., quel silence de mort... Victoire ! camarades ! La terreur s’est emparée du cœur des timides et ils abandonnent leurs drapeaux.

La terrible bataille est enfin décidée. Ecoutez les roulements du tambour et les fanfares joyeuses entonnant déjà le chant de la victoire !

Adieu, frères que nous laissons... nous nous reverrons dans un autre monde I

Les ballades de Goethe, sans avoir rien de mystique, ont un caractère mystérieux, qui réside tout entier dans la manière de traiter le sujet. Le mystérieux ressort en effet presque toujours de 1 arrangement ou de-la mise en scène. Lyrisme., drame, épopée, toutes les formes fondamentales de la poésie sont mêlées ensemble, disposées selon le souffle de l’inspiration capricieuse ; le refrain, ramené avec art au bout de chaque strophe, tout en introduisant dans le vers ce nombre caractéristique, ce rhythme musical que Beethoven admire, vient donner à l’expression de la pensée un ton original de plus. Les ballades de Goethe sont autant de morceaux marqués chacun d’un signe distinctif par ce génie, qui sait varier à l’infini ses formes et ses tons. Cependant on peut les diviser en deux classes distinctes : la ballade épique, qui revêt toutes les pompes de l’art ; la ballade populaire, la vraie ballade, toute naïve, toute concise, belle de sa seule ingénuité. La ballade populaire de Goethe restera comme un inimitable modèle de poésie, où la naïveté de la légende s’allié à la perfection de la forme. Ce sont des épopées en quelques lignes, dans un style fantastique autant que réel, qui semble fait pour s’imprimer dans la mémoire. Au premier genre appartiennent : le Dieu et la Bayadère, la Fiancée de Corinthe, le Chant du comte prisonnier, Mit/non, la Violette ; au second, le Moi des Aulnes, le Page et la Meunière, le Jtoi de Thulé, la Cloche errante, Y Apprenti sorcier.

Voici quelques-unes des ballades du plus grand écrivain de l’Allemagne :

LA FIANCÉE DE CORINTHE.

Il vint d’Athènes à Corinthe unjeune homme qui voyait cette ville pour la première fois : il y était attiré par l’espoir de s’allier à une ieune Corinthienne qui lui était promise dès l’enfance. Leurs parents s’étaient plu à resserrer, par cette union projetée, les lienS de l’hospitalité qui les unissaient depuis longtemps.

. Mais le bon accueil qu’il espère ne lui coûtera-t-il pas trop cher ? Ses parents et lui sont restés fidèles à l’ancienne religion ; la jeune Corinthienne et les siens, au contraire, professentdéjàla foichrétienne. Une croyance nouvelle ne repoussera-t-elle pas sa constance et son amour comme des plantes empoisonnées ?

Déjà tous les habitants de la maison se livraient au sommeil ; la mère de la jeune Corinthienne veillait encore. Elle reçoit l’étranger avec empressement ; un modeste repas lui est offert aussitôt dans la chambre même qu’il doit habiter. Après avoir rempli ce devoir hospitalier, elle se retire, et lui souhaite un doux repos.

Ces soins affectueux ne peuvent triompher des vagues inquiétudes dont l’âme du jeune homme est agitée ; enfin il succombe à la fatigue qui l’accable, et, sans quitter ses vêtements, il se jette sur la couche qu’on lui a préparée. Mais à peine le sommeil commençait-il à fermer sa paupière, qu’il entend ouvrir la porte et qu’un hôte inattendu se montre à ses yeux étonnés.

Il aperçoit à la lueur de la lampe une jeune fille qui, enveloppée d’un long voile blanc, s’avance lentement vers lui : son front est ceint d’un bandeau noir, entremêlé d’or. A l’aspect du jeune voyageur, elle recule intimidée, elle s’écrie avec un accent douloureux en levant vers le ciel ses mains décolorées :

« Suis-je donc devenue si étrangère dan. ; la maison paternelle, que j’ignore même la présence d’un nouvel hôte ? Hélas ! retenuedans une étroite cellule, faut-il, pour combler mes maux, me voir réduite à la honte d’être ainsi oubliée ! Repose doucement, jeune voyageur ; je me retire confuse d’avoir involontairement troublé ton sommeil.

— Ne t’éloigne pas, femme céleste, s’écrie le jeune Athénien, qui s’élance pour la retenir ; daigne partager avec moi lesdonsde Cérès et de Bacchus ; ta vue inspire l’amour ! Pourquoi pâlir ainsi d’effroi ? ne serais-tu pas l’épouse que le ciel m’a destinée ? Viens, ô ma bien-aimée 1 reste près de moi ; fais-moi goûter la félicité des dieux.

— Fuis-moi, jeune infortuné ! fuis celle qui n’appartient plus aux joies de ce monde ! Le dernier pas est franchi ; ma mère malade m’a engagée, par une promesse fatale, envers son nouveau dieu. La nature et la jeunesse ont été sacrifiées à l’espoir du bonheur dans une vie future, et j’ai prononcé des vœux irrévocables.

Les dieux da nos pères sont bannis de cette silencieuse demeure : un être invisible dans le ciel, un Dieu sauveur, mort sur la croix, voilà ce que nous adorons. On n’offre à ce Dieu ni timides agneaux, ni taureaux redoutables. Le croiras-tu ? ce sont des sacrifices humains qu’il exige ! et moi-même je lui fus consacrée, »

— Mon cœur ne m’a point trompé ; tu es ma fiancée, tu es mon épouse chérie ! Tu es toujours à moi ; les serments de nos pères ne peuvent être rompus ; le ciel a repoussé un vœu téméraire.

— Tu t’abuses ; je ne puis plus être à toi : ô noble jeune nomme ! condamnée à gémir dans ma triste demeure, je dois céder à ma jeune sœur les beaux jours qui m’étaient réservés. En t’unissant à elle, pense à moi, à celle que son amour et Ses regrets ont dévorée ; à celle qui n’est occupée que de toi ; à celle que la terre va bientôt engloutir I

— Non, j’en jure par notre amour, notre union peut encore s’accomplir 1 non, tu n’es pas perdue pour moi ! suis-moi, viens à Athènes, dans la maison de mes pères ; ma bienaimée, ne me quitte plus ; et puisque les dieux nous ont réunis, hâtons-nous de célébrer notre hymen. »

Elle se laisse fléchir, et alors ils échangent les gages delà foi jurée. Le jeune homme reçoit de celle qu’il prend pour épouse une chaîne d’or, et lui présente une riche coupe d’argent. « Cette coupe ne m’est pas destinée, lui dit-elle ; tout ce que je réclame de toi, c’est une boucle, de tes cheveux. »

En ce moment sonna l’heure ténébreuse des fantômes, et elle parut plus calme. Elle porta avec avidité à ses lèvres pâles le vin que goûtent les ombres, un vin couleur de sang ; malgré toutes les instances de son fiancé, elle refuse constamment le pur froment qu’il lui offre.

Alors elle présente au jeune Athénien la coupe dans laquelle elle vient de boire ; il la vide avec une avidité égale à la sienne. De plus en plus, ce silencieux repas éveille en lui tous les feux de l’amour ; son cœur en éprouve les transports les plus vifs : il veut l’entraîner vers la couche nuptiale ; la résistance qu’elle lui oppose excite son désespoir.

Elle cherche à le consoler de son refus, et lui dit ; « Tes souffrances m’affligent profondément ; mais, hélas ! si tu touchais mes membres, tu frémirais de ce que mon voile cache à tes yeux : blanche comme la neige, mais glacée comme elle, telle est l’infortunée que tu veux pour épouse.»

Il la saisit alors avec toute la force de la jeunesse et de l’amour, et s’écrie : « Je te ranimerais, lors même que tu sortirais du tombeau ; mon haleine réchauffera la tienne, mes baisers répandront la vie dans ton sein. Ne ressens-tu donc pas aussi le feu dévorant dont je suis embrasé ? »

Il la presse fortement sur son sein ; des larmes se mêlent à leurs transports ; leurs âmes semblent se confondre, et l’infortunée savoure le bonheur d’être aimée. L’amour de son époux semble ranimer ses sens glacés, et cependant il est étonné de ne pas sentir un cœur battre contre son cœur.

La mère de la jeune Corinthienne, qui veillait encore, passe devant l’appartement de l’étranger ; surprise d’y entendre du bruit, elle s’approche, elle écoute.

Elle reste d’abord immobile d’étonnement, puis s’avance davantage pour se convaincre. Elle entend alors les serments d’amour les plus tendres, les expressions les plus passionnées.

« Malheureusement, se disaient-ils, le coq matinal annonce le jour I 11 faut nous séparer ;. mais demain, demain la nuit nous réunira. • Elle entendit alors le baiser de l’adieu.

Elle ne peut plus longtemps contenir son indignation ; elle ouvre la porte précipitamment pour confondre l’esclave qu’elle soupçonne être dans les bras de l’étranger. Elle s’avance, et muette d’étonnement, elle reconnaît, qui ? ô ciel ! sa fille infortunée !...

Le jeune Athénien, plein d’effroi, veut cacher son épouse et l’envelopper de son voile, mais elle le rejette ; et prenant la forme d’une ombre aérienne, elle grandit lentement jusqu’à la voûte.

« O ma mère ! s’écrie-t-elle d’un ton de voix sépulcral, pourquoi troublez-vous cette belle nuit de l’hymen, et me rappelez-vous au désespoir ? n était-ce pas assez de m’avoir enveloppée si jeune d’un linceul, et de m’avoir ainsi envoyée avant le temps au séjour des morts ?

La justice divine m’a fait sortir du cercueil ; toutes les bénédictions et les chants de vos prêtres n’ont point eu le pouvoir d’apaiser mes mânes errants ; l’eau et le sel auraient-ils pu anéantir l’amour et la jeunesse, quand le froid mortel de la terre n’a pu y parvenir ?

Je fus promise à ce jeune homme lorsqué le temple paisible de Vénus était encore debout. Ô ma mère, vous avez rompu ce lien sacré ! Séduite par une croyance étrangère, vous avez formé un vœu qui ne pouvait se réaliser ; car aucun dieu n’accepte le serment d’une mère qui dispose de sa fille déjà consacrée par l’hymen.

Je suis sortie, de la tombe pour chercher le bien que l’on m’a ravi, pour aimer encore celui qui m’a été enlevé, et pour sceller notre union dans un autre monde.

O mon époux ! tu ne vivras plus longtemps ; tu languirais dans ces lieux où tu viens de tengager avec moi ; la chaîne que je t’ai donnée, la boucle de cheveux que j’ai reçue de toi nous lient éternellement l’un à l’autre ; ton union volontaire à la fille des tombeaux te condamne à une vieillesse prématurée, et ce n’est qu’auprès de moi que tu retrouveras la jeunesse,

Écoute, ô ma mèrel la dernière prière de ta malheureuse fille : fais élever un bûcher ; ouvre mon étroite demeure ; fais porter les amants au lieu du repos t lorsque la flamme pétillera, lorsque nos cendres brûlantes seront mêlées ensemble, alors tes enfants réunis iront rejoindre les dieux de leurs pères. « Trad. de Mme Panckouckb.

L APPRENTI SORCIER.

Enfin mon vieux maître est sorti ! et je vais à mon tour me faire obéir par ses génies. J’ai bien retenu les paroles qu’il prononce, les mouvements qu’il fait ; je vais certainement produire des merveilles en sorcellerie.

Allons, vite, à l’ouvrage ! que l’eau coule et que l’on me remplisse ce bassin.

Viens donc ici, vieux balai ; prends ces dépouilles : tu es habitué à servir depuis longtemps, il te coûtera peu de te soumettre à ma volonté. Tiens-toi debout comme si tu étais une personne ; hâte-toi, et va me chercher de l’eau plein ce vase.

> Allons, vite, à l’ouvrage ; que l’eau coule et qu’on me remplisse ce bassin.

Hél mais, il m’obéit !...le voilàquidescend au rivage ! Vraiment, il est au bord de l’eau !., . le voilà revenu avec la vitesse de l’éclair I... Déjà.une seconde, une troisième fois il a rempli le bassin !... comme il porte ces vases avec aisance 1

Laisse, laisse, en voilà bien assez ; ta tâche est accomplie... Ah mon Dieu ! j’ai oublié mes paroles magiques. Ce mot était quelque part... À la fin ; mais quel était-il ? On ! mon sauveur 1 le voilà qui accourt de nouveau I Arrête donc, vieux balai 1 II n’en va que plus vite.

Malheur à la maison ! malheur àmoi-mêmel Non, je ne le laisserai pas voyager plus longtemps ; je veux lui jouer un bon tuur. Hélas ! la peur me gagne de plus en plus ! Quel geste, quel regard faut-il faire, quel mot faut-il prononcer ?

Envoyé de l’enfer, veux-tu donc nous noyer ? ne vois-tu pas que l’eau se répand de toutes parts ? Un insensé balai qui ne veut rien entendre l Bâton que tu es, reste donc tranquille I

Tu ne veux pas finir ? je vais t’apprendre comme il faut faire pour t’arrêter ; et stupide morceau de bois, je vais prendre ma hache et te fendre en deux !

Il ne tient compte de mes menaces, le voilà encore ! Oh ! comme je vais le punir ! À l’instant, farfadet, tu resteras coi. Tiens, te voilà en deux ! Ouf 1 J’ai trouvé le bon moyen, et j’espère qu’à présent tu me laisseras respirer I

« Oh I malheureux que je suis ! voilà les deux morceaux de bois transformés en deux valets droits et alertes ! Dieu puissant 1 venez à mon aide !

« Comme ils courent ! tout est submergé jusqu’à l’escalier. Quelle inondation ! O mon seigneur et maître, ne viendrez-vous donc pas à mon secours I

Dieu soit béni 1 le voilà qui arrive ! O mon maîtreI accourez, le danger est imminent ! J’ai osé évoquer vos démons familiers, et ne sais plus comment m’en défaire. — Ignorant, c’est ta juste punition que mérite ta sotte vanité ! Ah ! tu as cru en savoir autant que ton maître ! Reconnais ta faiblesse et le pouvoir de la science ! . à Rentrez dans le devoir, esprits infernaux et

n’obéissez q Vaux ordres du mortel habile qui sait vous commander. »

Trad. de Mme Panckouckb.

LE ROI DE THUI.É.

Un roi de l’Ile de Thulé offrit un grand exemple de fidélité et d’amour. Il n’aima qu une fois : celle qu’il regrettait lui avait donné en mourant une belle coupe d’or.

Il s’en servit constamment pendant de longues années ; et chaque fois qu’il la portait a ses lèvres, il la regardait avec attendrissement.

I ! sentit sa dernière heure upprocher, et il abandonnait sans regrets tous ses trésors et toutes les villes de son royaume à ses héritiers : le seul objet auquel il tenait encore était sa coupe.

Comme il était à table, entouré de tous ses chevaliers, dans une des salles de son palais dont les fenêtres donnaient sur la mer,

Il fit remplir sa coupe pour la dernière fois ; puis, quand il eut savouré la liqueur qu’elle contenait, il jeta dans la mer ce gage sacré de son malheureux amour.

Il la vit tournoyer au milieu des flots, s’emplir et disparaître pour toujours ; alors la vie l’abandonna, et ses yeux ne se rouvrirent plus à la lumière.

Trad. de Mme Panckojjckë.

Nos lecteurs ne seront pas fâchés de voir ici une traduction en vers de cette charmante ballade, due à la plume de notre regretté Gérard de Nerval :

Il était un roi de Thulé,

À qui son amante fidèle

Légua, comme souvenir d’elle,

Une coupe d’or ciselé.

C’était un trésor plein de charmes

Où son amour se conservait :

À chaque fois qu’il y buvait

Ses yeux se remplissaient de larmes.

Voyant ses derniers jours venir, It divisa son héritage, Mais il excepta du partage La coupe, son cher souvenir.

Il fit a la table royale Asseoir les barons dans sa tour ; Debout et rangée a l’entour, Brillait sa noblesse loyale.

Sous le balcon grondait la mer. Le vieux roi se lève en silence. Il boit, frissonne, et sa main lance La coupe d’or au Ilot amer !

Il la vit tourner dans l’eau noire, La vague en s’ouvrant fit un pli. Le roi pencha son front pâli... Jamais on ne le vit plus boire.

Ltë ROI DES AULNES.

Qui peut voyager si tard achevai, par cette nuit sombre et agitée ? C’est un père avec son enfant ; il le presse tendrement contre son sein, et cherche à le garantir de l’humidité glaciale qui les pénètre.

Cependant il sent son jeune fils frémir dans ses bras : «Qu’as-tu, cher enfant ? qui peut t’inspirer de l’effroi ? n’es-tu pas protégé par ton père ! — Père, père, aperçois-tu le roi des aulnes nui nous apparaît ? Il est vêtu d’un riche mantea.’ !, une couronne brille sur sa tête ; il fixe les yeux sur moi ! — Mon fils, c’est une vision qu’il faut éloigner de ton esprit ; nous ne sommes environnés que de brouillards.

— Écoute, mon père, il m’appelle ; il me dit : Viens avec moi, charmant enfant ; j’emploierai tous les moyens pour te plaire, je te donnerai les plus beaux jouets ; les brillantes fleurs qui bordent ce ruisseau orneront ta chevelure, et ma mère te parera des plus jolis habits brodés d’or et de soie.

Mon père, n’entends-tu pas toutes les promesses que me fait le roi des aulnes ?-Calme-toi, ô mon fils chéri 1 éloigne de vaines chimères : tu n’entends que le bruit du feuillage agité par les vents.

— O mon père I j’entends le son de sa voix ; il me dit : Aimable enfant, suis-moi ; mes filles t’attendent et te préparent la réception des anges : en ce moment, elles chantent et dansent dans l’espoir de te voir bientôt au milieu d’elles.

Oui, je les vois, ô mon père ! je vois les filles du roi des aulnes à l’endroit le plus sombre de la forêt I — Mon fils, mon cher fils, rappelle ta raison égarée 1 regarde bien, et tu ne verras, comme moi, que le vieux saule de la forêt, dont les longues branches touchent jusqu’à terre.

— Il me menace de m’enlever, si je ne le suis volontairement ; il m’entraîne loin de toi ; il m’a fait une blessure profonde. Adieu, père chéri !... »

Le malheureux père frémit, presse le pas de son cheval, serre dans ses bras son fils expirant, soutient sa tête avec peine ; il veut l’embrasser ; mais, hélas ! son enfant était mort. Trad. de M">e Panckouckb.

LE ROI DES AULNES.

Qui donc passe h cheval dans la nuit et le vent ? C’est le père avec son enfant : De son bras, crispé de tendresse, Contre sa poitrine il le presse Et de la bise il le défend.

— Mon fils, d’où vient qu’en mon sein tu frissonnes ?Mon père... la... vois-tu, le roi des aulnes,

Couronne au front, en long manteau ?

— Mon fils, c’est le brouillard sur l’eau. BAL

BAL

BAL

BAL

121

Viens, cher enfant, suis-moi dans l’ombre : Je t’apprendrai des jeux sans nombre : J’Ai de magiques fleurs et des perles encor, Ma mère a de beaux habits d’or.

— N’entends-tu point, mon père (oh ! que tu te dépêches). Ce que le roi murmure et me promet tout bas ?

— Endors-toi, mon cher fils, et ne t’agite pas ; C’est le vent qui bruit parmi les feuilles sèches.

Veux-tu venir, mon bel enfant ? Oh ! ne crains rien ! Mes filles, tu verras, te soigneront si bien !

La nuit, mes filles blondes

Mènent les molles rondes...

Elles te berceront.

Danseront, chanteront.

— Mon père, dans les brumes grises, Vois-tu ces filles en cercle assises ? — Mon fils, mon fils, j’aperçois seulement Les 32’jles gris au bord des flots dormant.

Je t’aime, toi ; je suis attiré par ta grâce ! Viens, viens donc ! Un refus pourrait t’être fatal !

— Ah ! mou père, mon père ! il me prend... il m’em Le roi des aulnes m’a fait mal ! • [brasse...

Et le père frémit et galope plus ’fort ; Ikserre entre ses bras son enfant qui sanglote... Il touche à sa maison : son manteau s’ouvre et flotte... Dans ses bras, l’enfant était mort !

Trad. de M. E. Deschamps.

LE DIEU ET LA. BAYADERE.

Mahadoch, le maître de la terre, venait la visiter pour la sixième fois. Il consentait à devenir l’égal des hommes, pour éprouver les mêmes peines et les mêmes plaisirs : habitant parmi les mortels, il se soumettait a leur destinée ; il se faisait homme pour juger les hommes, pour les punir et pour le3 récompenser.

Lorsqu’après avoir visité une ville en voyageur attentif, il avait forcé le puissant à respecter le faible, le dieu continuait sa route.

Il s’éloignait, un soir, d’une des villes de l’Asie ; et comme il passait devant la dernière habitation, il en vit sortir une jeune et belle fille. Il la, salua gracieusement ; elle lui rendit son salut, et vint avec empressement à sa rencontre : « Eh 1 qui es-tu ? lui dit le dieu. — Une bayadère, et tu vois là le temple de l’Amour. » Elle déploie alors toutes ses grâces ; elle danse devant lui en s’accompagnant de cymbales. Les cercles variés qu’elle décrit, la souplesse de ses mouvements, le charme de ses attitudes attachent l’œil du voyageur ; la jeune danseuse l’entoure d’une guirlande de fleurs, l’attire doucement vers sa maison ; elle l’y entraîne : « Bel étranger, lui dit-elle, ma demeure ^va devenir pour toi resplendissante de lumière. Es-tu fatigué, je vais laver tes pieds, soigner tes blessures ; tu trouveras ici tout ce que tu pourras souhaiter, le repos, les jeux et les plaisirs. •

Elle cherche à calmer les souffrances apparentes du dieu qui sourit doucement. Il voit avec joie un cœur sensible, dont le vice même n’avait pu altérer la bonté.

Il exigea d’elle un service d’esclave ; elle remplissait ses ordres avec un zèle infatigable. Mais ce qu’elle faisait d’abord par simple prévenance devint bientôt un besoin de cœur. Ainsi que l’arbre qui fleurit apporte insensiblement des fruits, son âme, soumise par un charme irrésistible, devait ressentir l’amour.

Mais, voulant lui faire subir toutes les épreuves, le dieu, habile à les multiplier, la fait passer tour à tour par les séductions du plaisir, les transports d une passion brûlante et les angoisses de la douleur.

Lorsqu’il lui donne le premier baiser, un trait enflammé déchire son âme ; elle comprend tout son malheur et pleure pour la première fois. Elle se jette aux pieds du dieu ; non qu’elle espère un tendre retour ; tout espèce d’intérêt est loin de sa pensée ; elle succombe aux sentiments qu’elle éprouve et s’évanouit.

Bientôt la nuit viendra étendre le voile du mystère sur les moments de bonheur que promet la beauté.

Mais, hélas 1-qu’ils furent de courte durée 1 La jeune Indienne croit que l’hôte qu’elle chérit repose sur son sein ; elle veut l’éveiller : le froid de la mort a glacé les sens de celui qu’elle adore. En vain elle le presse sur son cœur ; en vain elle l’appelle des noms les plus tendres. Il n’est plus !... et déjà l’on prépare un bûcher pour recevoir sa dépouille mortelle) et déjà les Drames font entendre des chants de mort ! Dans son désespoir, elle court, se précipite à travers la foule. « Qui es-tu ? lui diton, pourquoi troubles-tu cette cérémonie funèbre ? »

Elle franchit les obstacles, se jette sur le corps de son bien-aimé ; l’air retentit de ses cris : « C’est mon époux que je redemande ! ’ c’est lui que je veux suivre au tombeau ! Fautil que je voie ses formes ravissantes dévorées par les flammes 1 II était à moi ; c’est mon bien que je réclame : hélas 1 pourquoi mon bonheur a-t-il duré si peul •

Les prêtres impassibles continuaient leurs chants : « Nous conduisons au tombeau la vieillesse qui se refroidit après avoir éprouvé de longues souffrances ; nous y portons également la jeunesse frappée tout à coup à l’entrée de sa "brillante carrière.

Cesse tes clameurs, jeune femme : celui que tu pleures n’a pas été ton époux. N es-tu pas une bayadère ? à ce titre, tu n’as aucun devoir à remplir.

L’ombre seule suit le corps dans le paisible royaume de la mort,

Et l’épouse seul y suit l’époux : c’est son

devoir et sa gloire à la fois. Brames, que les trompettes retentissent et accompagnent les chants sacrés I

Recevez, ô dieux 1 l’ornement de la terre ; accueillez le sacrifice de la jeunesse : que les flammes s’élèvent jusqu’à vous ! >

C’est ainsi que l’insensibilité des prêtres repousse l’infortunée. Mais, bravant leur sévérité, elle s’élance malgré eux, et se précipite au milieu du bûcher. Le jeune dieu, qui veille sur elle, la reçoit dans ses bras et enlève au séjour céleste celle qu’un amour pur, un dévouement sans bornes et le repentiront purifiée, et rendue digne d’une étemelle félicité. Trad..de Mme panckoucke.

Les ballades d’Uhland sont des chants lyriques et des imitations de quelques fragments des romanceros espagnols.’

Ces chants patriotiques furent publiés à l’époque où. la domination de Napoléon pesait lourdement sur l’Allemagne. Lamuse d’Uhland s’inspira de l’humiliation de la patrie pour maudire le conquérant étranger. Après la campagné de Russie, il ne put voir son pays foulé aux pieds par les armées de l’Europe, sans lancer encore de terribles imprécations contre celui qui était la cause de tant de maux. Comme chez nous, les chansons de notre Béranger, ces poésies remuaient tout cœur allemand et allumaient contre nous des haines terribles. Elles se répandirent d’abord en feuilles volantes et pénétrèrent même sans le secours de la presse dans toutes les parties de la grande patrie germanique.

Alors que les rois étaient courbés sous la main toute-puissante de Napoléon, ils cherchèrent dans les peuples un appui contre son despotisme, et ils leur promirent des libertés, des constitutions ; mais, le danger passé^ ils oublièrent leurs promesses. La lyre d’Uhland vibra encore avec puissance pour les leur rappeler. Ses romances, fruit d’importantes études sur l’histoire poétique du moyen âge, sont remarquables par la plus exacte reproduction des mœurs et de la couleur locale de l’époque. Indépendamment de ce mérite, elles se placent au premier rang parmi les compositions de ce genre et rivalisent parfois avec celles de Goethe lui-même. Le style en est vif et élégant, et la pensée, pleine de clarté, de profondeur et quelque peu mélancolique, doit surtout plaire au caractère allemand.

MARIE LA FAUCHEUSE.

« Bonjour, Marie, aux champs la première toujours ! Tu me rappelles Ruth, la moissonneuse antique : Si tu fauches le pré, de cette heure en trois jours, Je te veux pour époux donner mon fils unique. •

Le fermier, orgueilleux et riche, l’a promis. Marie, oh ! comme bat Eon cœur plein d’allégresse ! Ses yeux sont plus brillants, ses bras mieux affermis. Comme bruit sa faux ! comme l’herbe s’abaisse !

Midi brûle ! l’épi s’incline dans le champ ; La soif cherche la source, et le sommeil l’ombrage ; L’abeille seule encor butine en bourdonnant ; Marie est sa rivale et poursuit son ouvrage.

Le soleil fuit ; la cloche éveille les échos ;

En vain le voisin crie : Assez pour la journée !

En vain partent faucheurs, et pâtres, et troupeaux :

Marie aiguise encor sa faucille obstinée.

Et voici la rosée, et l’étoile reluit ;

L’herbe fume ; on entend le rossignol qui chante.

Marie est insensible au barde de la nuit ;

Ètle agite toujours sa faucille tranchante.

Ainsi’du soir à l’aube et de l’aurore au soir, Se nourrissant d’amour en douce confiance. Le troisième soleil se lève : — Oh ! venez voir, Marie heureuse enfin et pleurant d’espérance !

« Bonjour, Marie, en quoi ! tout fauché ! noble ardeur ! Ah ! je veux te payer dignement sur mon âme. Quant à mon fils... tu pris pour grave un mot rieur : Insensés et naïfs les cœurs qu’amour enflamme ! •

Il dit, et passe... Hélas ! pauvre Marie ! Alors Ton cœur brûlant se glace et ton beau corps chancelle. Sans voix et ton esprit brisé dans ses ressorts. On te trouva sur l’herbe, 6 faucheuse fidèle !

Plus d’une année encor, muette et sans raison, Elle vécut de miel et d’eau, la malheureuse !... Ah ! creusez son tombeau sous le plus vert gazon : On ne rencontre plus tant aimable faucheuse ! Trad. de M. N. Martin.

LA FILLE DE L ORFEVRE.

Un orfèvre était assis dans sa boutique au milieu des perles et des pierres précieuses. « Hélène, dit-il à sa fille, le joyau le plus pur que j’ai trouvé jusqu’à ce jour, c’est pourtant toi, ma chère enfant. » Un beau chevalier entra. « Bonjour, gracieuse enfant, bonjour, mon cher orfèvre. Je viens te prier de faire une magnifique couronne pour ma douce fiancée. »

Lorsque la couronne fut terminée, riche et tout étinoelante, Hélène, plongée dans la tristesse, ne sévit pas plus tôt seule, que, suspendant à son bras la somptueuse parure :

« Ah ! bienheureuse, pensa-t-elle, la fiancée qui doit porter cette couronne I Si seulement ce beau chevalier daignait m’offrir une couronne de roses, que je serais joyeuse 1 »

Peu de temps après, le chevalier entra. Il examina la couronne avec une grande attention. « Mon cher orfèvre, dit-il ensuite, je te prie de faire maintenant une bague de diamants pour ma douce fiancée. »

Lorsque la bague fut terminée, Hélène, plongée dans la tristesse, ne M vit pas plus tôt seule, qu’elle la mit à son doigt.

f Ah ! bienheureuse, dit-elle, la fiancée qui

doit porter cet anneau ! Si seulement ce beau chevaliftr daignait m’offrir rien qu’une boucle de ses cheveux, que je serais joyeuse 1

Peu de temps après le chevalier entra ; il examina l’anneau avec une grande attention. « Mon cher orfèvre, dit-il ensuite, tu as finement travaillé cet anneau que je destine à ma douce fiancée I,

« Mais pour que je voie comment ces bijoux lui siéront, approche un peu, gracieuse enfant : permets-moi de t’essayer cet ornement fiançai de ma bien-aimée : elle est belle comme toi. »

C’était un ^dimanche matin ; aussi la jeune fille avait-elle.revêtu sa plus belle robe pour aller à l’église.

Toute rouge d’une aimable pudeur, elle s’arrêta-devant le chevalier. Celui-ci lui posa sur la tête la couronne d’or, lui mit au doigt le petit anneau, puis, lui serrant la main :

« Douce Hélène, chère Hélène, dit-il, tout ceci n’est pas un jeu : c’est toi qui es la charmante fiancée à qui je destinais cette couronne d’or et cet anneau. »

Trad. de M. N, Martin.

  • »

LE ROr AVEUGLE.

Pourquoi tous ces guerriers du Nord assemblés sur la grève ? que veut le roi aveugle, le vieux roi dont le front se couronne de cheveux blancs ? Courbé sur son bâton qui plie, il pousse des cris douloureux ; il appelle, et l’écho de l’île lui répond au delà du bras de mer.

« Rends-moi, tâche brigand, rends-moi ma fille que tu retiens captive dans le creux de ce rocher. Le jeu de sa harpe, ses chants si doux étaient le bonheur de ma vieillesse. Tu l’as ravie aux danses sur la verte rive : honte à jamais à toi 1 Sous ton crime s’affaisse une tête grise. »

Soudain au bord de la caverne apparaît le brigand à stature colossale, à l’œil farouche. Il brandit son épée menaçante et en frappe son bouclier.

« À quoi bon tes nombreux archers, puisqu’ils souffrent ce rapt ? À quoi te servent ces guerriers, si pas un d’eux n’ose combattre pour ta fille ? »

Cependant les guerriers restent muets, aucun ne sort des rangs. Vainement le roi se tourne vers eux, dans sa détresse, il s’écrie :

■ Je suis donc tout à fait s’eull »

Mais son fils serrant la main du vieillard : « » O mon père, permets-moi de combattre, je sens mon bras si plein de force.

— O mon fils, l’ennemi a la taille des géants ; personne encore n’ose se mesurer contre lui. Mais un noble sang bouillonne dans tes veines, je le sens à l’étreinte de ta main. Prends donc ma vieille épée, c’est le prix des sealdes : si tu succombes, les flots engloutiront le malheureux vieillard. •

Écoutez 1 c’est le frémissement de l’aulne, le murmure de la barque sur les flots. Le vieil aveugle lève la tête pour aspirer le son. Puis tout se tait à l’entour, jusqu’à ce que du bord opposé s’exhalent un retentissement de boucliers et de glaives, et des clameurs furieuses que répète un écho sourd.

Tout à coup le vieillard s’écrie dans la joie :

« Oh l dites-moi, que voyez-vous ? C’est mon épée, je la reconnais à ce bruit perçant ! Le brigand a succombé, il a reçu sa sanglante récompense ! Gloire à toi, le vainqueur entre tous, le vaillant fils du roi. »

Puis le silence recommence. Le roi relève la tête pour aspirer le son.

« Qu’entends-je venir sur la mer ? C’est^un bruit de rames, un clapotement de vagues.

— Voici qu’ils abordent, voici ton fils armé du glaive et du bouclier ; voici ta Gunild aux cheveux d’or.

— Dans mes bras ! s’écrie le vieillard ; et sa voix roule et retentit de la colline sur la grève. j Maintenant ma vieillesse sera pleine de joie et ma tombe glorieuse ! O mon tifs ! place à ma droite ma bonne épée, et toi, ma Gunild, chante moi le chant du cercueil. »

Trad. de M. N. Martin.

D’autres écrivains allemands se sont également rendus populaires par leurs ballades ; contentons-nous de citer Karl Simrock, Kerner, et surtout Zedlitz, l’auteur de la fameuse Revue nocturne. Nous allons donner ici quelques-unes de leurs ballades.

LES QUATRE FRERES.

Desséchés comme des squelettes, dans la maison de la démence, il y en a quatre ; de leurs lèvres blafardes ne tombe pas une parole. L’un est assis en face de l’autre, et leur regard devient toujours plus terne et plus morne.

Mais quand sonne l’heure de minuit, les cheveux se dressent sur leurs têtes, et chaque fois ils répètent sourdement en chœur : ■ Dies irœ, dies illa, solvet sœclum in favilla. »

C’étaient autrefois quatre mauvais sujets qui ne se plaisaient qu’aux orgies et aux querelles. En braillant des chansons obscènes, ils avaient passé la sainte nuit de Noël. Les conseils d’amis dévoués, les exhortations de leur père même restaient sans effet.

En mourantencore, le vieillard avaitdit à ses quatre garnements : « La mort froide n’est-elle pas un avertissement pour vous, et ne savezvouspas qu’elle emporte tout ici-bas IDies iras, dies ûla, solvet sœclum in favilla. »

Il dit et expira ; mais eux n’en furent pas émus. Il put jouir de la paix éternelle, mais eux, comme vers l’échafaud, étaient poussés dans le tourbillon du monde, près de l’enfer, loin du ciel.

Et dans les orgies et dans les plaisirs se passèrent de nouveau de longues années. Ils n’avaient aucun souci de la misère d’autrui, et leurs cheveux ne blanchirent pas pour si peu. Gais compagnons, n’ayez aucune crainte, Dieu et le diable ne sont qu’une fiction.

Un jour, minuit avait déjà sonné, ils rentraient en chancelant d’un festin. Et voilà que dans la prochaine église retentit le chant des fidèles, n Cessez vos criailleries, chiens que vous êtes ! » crient-ils, à pleins poumons, et ils se précipitent, lès misérables, dans la nef. Mais là, comme au jugement dernier, retentit ce chœur sévère : Dies irœ, dies illa, solvet sœclum in favilla.

Et leurs bouches restent entr’ouvertes, mais nulle parole ne peut en sortir. La colère de Dieu les a frappés. Chacun est immobile comme la pierre, leurs cheveux blanchissent, leurs joues pâlissent. La folie a troublé ces intelligences.

Desséchés comme des squelettes, dans la maison de la démence, il y en a quatre ; de leurs lèvres blafardes ne tombe pas une parole. L’un est assis en face de l’autre, et leur regard devient toujours plus terne et plus morne.

Mais quand sonne l’heure de minuit, les cheveux se dressent sur leurs têtes, et chaque fois ils répètent •sourdement eu chœur : tDies irœ, dies illa, solvet sœclum in favilla. » Justin Kerner.

LE3 SEPT VIERGES DE PIERRE.

Sur un frêle bateau, le soir d’un jour serein, Folâtres passagers, nous descendions le Rhin.

Tout à coup le patron nous cria de l’arrière :

— Garde à vous ! car voici les sept vierges de pierre ;

Ces vierges, dont le nom fait peur aux matelots. Sont sept rochers dardant leur crête au sein des ilôts*.

Près de Wesel vivaient sept sœurs riches et belles, Mais toutes sept aussi coquettes et cruelles.

Leur seul plaisir était de captiver les cœurs. Puis de les torturer par leurs dédains moqueurs.

Comment dire les noms de toutes les victimes ? Le Rhin cache leurs os au fond de ses abîmes.

Dieu voulut les punir ; Dieu doit punir un jour Tout cœur lâche qui feint ou qui trompe l’amour.

De ces beaux corps sans flamme, aux cœurs déjà de pierre, Dieu fit ces sept rochers, où l’eau coule en poussière.

Depuis ce temps, malheur, s’il porte un cœur cruel ; Malheur à tout bateau passant devant Wesel’ !

Fatalement poussé contre les rocs sauvages, De morts et de débris il jonchera ces plages.

Notre patron à peine achevait ce récit,

Qu’une vieille en tremblant s’écria : — Dieu merci !

J’eus trois époux ; hélas ! tous trois sont dans la bière ! On ne dira donc pas que mon cœur fut de pierre.

— Dieu soit loué ! bravo ! répond maint passager ; En fut-il autrement, nous courions grand danger !

— Ne craignez rien, répond une blonde à l’œil tendre. Tout cœur bien assiégé doit finir par se rendre.

— Bravo ! dit un voisin, un galant passager ;

En fut-il autrement, nous courions grand danger !

À son tour, une enfant : — De peur que l’on échoue, J’ai baisé doucement mon cousin sur la joue.

— Bravo ! disent en chœur patron et passagers ; Nous pouvons maintenant braver tous les dangers !

Karl Simrock. Trad. de M. N. Marti».

LA REVUE NOCTURNE.

La nuit, vers la douzième heure, le tambour quitte son cercueil, fait la ronde avec sa caisse, va et vient d’un pas empressé.

Ses mains décharnées agitent les deux baguettes en même temps ; ilbat ainsi plus d’un bon roulement, maint réveil et mainte retraite.

La caisse rend des sons étranges, dont la puissance est merveilleuse ; ils réveillent dans leurs tombes les soldats morts depuis, longtemps ;

Et ceux qui, aux confins du Nord, restèrent engourdis dans la froide neige ; et ceux qui gisent en Italie où la terre leur est trop chaude ;

Et ceux que recouvre le limon du Nil ou le sable de l’Arabie : tous sortent de leurs tombes et prennent en main leurs armes.

Et vers la douzième heure, le trompette quitte son cercueil, sonne du clairon, va et vient sur son cheval impatient.

Puis, arrivent sur des coursiers aériens tous les cavaliers morts depuis longtemps : ce sont les vieux escadrons sanglants couverts de leurs armes diverses.

Les blancs crânes luisent sous les casques ; les mains qui n’ont plus que leurs os, tiennent en l’air les longues épées.

Et vers la douzième heure, le général en chef sort de son cercueil ; il arrive lentement sur son cheval, entouré de son état-major.

Il porte un petit chapeau ; il porte un habit sans ornements ; une épée pend à son côté.

La lune éclaire d’une pâle lueur la vaste plaine. L’homme au petit chapeau passe en revue les troupes.

Les rangs lui présentent les armes ; puis

16 122

BAL

BAL

BAL

BAL

l’armée tout entière s’ébranle et défile musique en tête.

Les maréchaux, les généraux, se pressent en cercle autour de lui : le général en chef dit tout bas un mot a l’oreille du plus proche :

Ce mot vole de bouche en bouche et résonne bientôt jusque dans les rangs les plus éloignés, le en de guerre est France ! le mot de ralliement est Sainte-Hélène !

C’est la grande revue que le César mort passe vers la douzième heure de la nuit dans les Champs élyséens. Zedlitz.

Trod. de M. N. Martin.

M. Alex. Dumas père a donné de cette ballade, composée dans un sentiment tout français, une poétique traduction.

Quand l’heure funèbre est venue, Que minuit tinte & l’unisson, Et que du bronze, dans la rue. S’est éteint le dernier frisson,

Soulevant de son front livide, La froide pierre du tombeau. S’éveille un tambour invalide Dans son uniforme en lambeau.

11 fait résonner sa baguette Sur la caisse au bruit sans pareil, Et de ses deux mains de squelette Avant le jour bat le réveil.

Soudain, aux roulements qui grondent Sur le fantastique tambour, Tous les vieux soldats lui répondent, Et se réveillent à leur tour.

Ceux qui, sur le sol italique. Dorment à l’ombre des lauriers ; Ceux que l’Espagne catholique Egorgea dans ses oliviers ;

Ceux que l’Égypte courroucée Sous BOn sable ardent calcina ; Ceux que dans son onde glacée Engloutit la Bérésina ;

Et tous, ainsi qu’aux jours d’alarmes Qui virent leurs combats géants, S’élancent, saisissant leurs armes. Hors de leurs sépulcres béants !

Alors les belliqueux squelettes Forment leurs sombres escadronB ; En téta marchent les trompettes Soufflant dans leurs muets clairons.

Voici, fourmillant don» les piques. Les lanciers aux habits pourprés ; "Voici les cuirassiers épiques Aux manteaux blancs, de sang marbrés ;

Voici les hussards qui menacent L’ennemi qu’ils vont disperser ; Voici les lourds dragons qui passent Sans qu’on les entende passer.

Puis ici les grenadiers mornes, Marchant toujours du même pas ; C’étaient ceux qui changeaient les bornes, Limites des anciens États ;

Ceux qui, dans les sanglantes fêtes, Traînant les rois par les cheveux. Changeaient les couronnes de tétés Quand le maître avait dit : Je veux.

Le maître, le voici, silence ! Du tombeau le dernier il sort ! Sur son cheval blanc il s’élance : Salut, César Imperator !

Redingote grise et râpée. Habit vert et petit chapeau, Au flanc gauche sa courte épée, Sur son front l’ombre d’un drapeau.

C’est lui, tel qu’à l’éclair des glaives Nos pères le virent passant. Et tel que nos fils dans leurs rêves Le verront toujours grandissant.

0 lune ! sors de ton nuage Et verse sur lui tes rayons ; L’Empereur au pâle visage Va manœuvrer ses bataillons.

« Halte, soldats ! présentez armes ! • 11 passe dans les rangs glacés, Et l’on voit se mouiller de larmes L’œil creux de tous ces trépassés.

Fuis, quand du centre à ses deux ailes César est las de galoper, Les rare» chefs restés fidèles Autour de lui vont se grouper.

Lors au plus proche capitaine Le mot d’ordre est par lui jeté, Et de rang en rang, dans la plaine A voix basse il est répété.

Mais qui peut sur l’avenir sombre Arrêter un regard certain ? — Austerlitz et "Wagraro, dit l’ombre, •— "Waterloo, répond le destin.

Parmi les ballades qu’a produites le génie poétique des Suédois et des Danois, nous citerons les trois suivantes :

LE CHATIMENT.

« Si toutes ces montagnes étaient de l’or, si toutes ces vagues étaient du vin, je donnerais tout cela pour toi, ma seule bien-aimée.

— Si ce que tu dis est vrai, si tu veux être mon bien-aimé, suis-moi dans la demeure de mon père, et demande-lui dignement ma main,

— J’ai été hier chez ton père : il m’a répondu non. Ma bien-aimée, ne prends conseil que de toi, et viens avec moi hors du pays.

— Si je ne prends conseil que de moi, et si ie te suis hors du pays, quand nous arriverons sur une terre étrangère, tu me tromperas certainement.

— Je ne tromperais pas le Christ attaché à la croix, et je te tromperai encore moins toimême. • Mais, quand ils furent dans un lieu étranger, l’infidèle choisit une autre fiancée.

Il prit son mouchoir, et, frappant la jeune fille au visage : ■ Pourquoi, lui dit-il, as-tu quitté ton pays avec un chevalier, avant qu’il fût uni a toiï

— Si je vis assez longtemps pour pouvoir surmonter ma douleur, je verrai le jour où tu viendras à moi pauvre et misérable.

Si j’arrive au temps où je surmonterai ma douleur, je te verrai venir, paralysé et aveugle, dans la demeure de mon père.

— Tu vivras assez longtemps pour surmonter ta douleur, mais pas assez pour me voir pauvre et misérable.

« Comment pourrais-je arriver paralysé et aveugle, dans la demeure de ton père ? J’ai une selle d’or pur et une bride d’argent brillant, i

Et, après sept jours et sept ans, Dieu écouta la prière de la jeune fille. À sa porte arrive un mendiant qui demande un morceau de pain.

«Levez-vous, mes fils, levez-vous ; soutenez votre père. Je me souviens bien encore des jours où il était mon bien-aimé.

■ Levez-vous, mes deux fils, levez-vous ; donnez du pain à votre père. Je me souviens bien encore des jours où il galopait sur une selle d’or rouge. •

Et la jeune femme prenant un mouchoir, et, le frappant doucement au visage : — Pourquoi as-tu quitté ton pays avec un chevalier, avant qu’il fût uni à toi ? dit-elle.

Trad. de Mahmier.

LA PUISSANCE DE LA DOULEUR.

La petite Christine et sa mère ont mis de l’or dans le cercueil. La petite Christine pleure son fiancé, qui est dans la* tombe.

Il frappe à la porte avec ses doigts légers. Lève-toi, petite Christine, et tire le verrou. »

La jeune fille se lève à la hâte et tire le verrou.

Elle le fait asseoir sur un coffre d’or ; elle lave ses pieds avec du vin pur.

Us se mettent au lit et causenMieaucoup, et ne dorment pas.

Les coqs commencent à chanter : les morts ne peuvent rester plus longtemps absents.

La jeune fille se lève, prend ses souliers et suit son ami à travers la longue forêt ;

Et quand ils arrivent au cimetière, les cheveux blonds du fiancé commencent à disparaître.

« Vois, jeune fille, comme la lune a rougi tout à coup : ainsi tout à coup disparaît ton bien-aimé. »

Elle s’assoit sur son tombeau, et dit : « Je resterai ici jusqu’à ce que le Seigneur m’appelle.

Alors elle entendit la voix de son fiancé, qui lui disait : à Petite Christine, retourne dans ta demeure.

Chaque fois que tu laisses tomber une larme, mon cercueil est plein de sang.

Chaque fois que ton cœur est gai, mon cercueil est plein de feuilles de roses. • Trad. Marmiek. »

LE RÉVEIL D’UNE MERE.

Dyring s’en va dans une île lointaine, et épouse une jeune fille. Ils vécurent sept tins ensemble, et sa femme lui donna sept enfants. Alors la mort passe par la contrée, et enlève la femme, si belle et si rose.

Dyring s’en va dans une île lointaine, épouse une autre jeune fille, et la ramène chez lui. Mais celle-ci était dure et méchante.

Quand elle entra dans la maison de son mari, les sept petits enfants pleuraient ; ils pleuraient, ils étaient inquiets.

Elle les repoussa du pied ; elle ne leur donna ni bière ni pain, et leur dit : a "Vous aurez faim et vous aurez soif. » Elle leur retira les coussins bleus, et leur dit : ■ Vous coucherez sur la paille toute nue. « Elle éteignit les grands flambeaux, et leur dit : « Vous resterez dans l’obscurité. »

Les enfants pleuraient le soir très-tard ; leur mère les entendit sous la terre où elle était couchée. ■ Oh 1 que ne puis-je, s’écriat-elle, m’en aller voir mes petits enfants ! »

Elle se présenta devant Dieu, et lui demanda la permission d’aller voir ses petits enfants. Elle pria tant, que Dieu se rendit à sa demande, « Mais quand le coq chantera, lui dit-il, tu ne resteras pas plus longtemps.»

Alors la pauvre mère se lève sur ses jambes fatiguées et franchit le mur du cimetière. Elle traverse le village, et les chiens hurlent en l’entendant passer.

Elle arrive à la porte de sa demeure ; sa fille aînée était là debout sur le seuil : • Que fais-tu là, mon enfant ? dit-elle. Comment vont tes frères et tes sœurs ?

— Vous êtes une belle grande dame, mais vous n’êtes pas ma mère chérie. Ma mère avait les joues blanches et roses, et vous êtes pâle comme une morte.

— Et comment pourrais-je être blanche et rose ? J’ai reposé dans le cercueil si longtemps ! »

Elle entre dans la chambre ; ses petits enfants étaient là avec des larmes sur les joues.

Elle en prend un et le peigne, puis tresse les cheveux à un autre, et en caresse un troisième et un quatrième ; le cinquième, elle le prend sur ses bras, et lui ouvre son sein.

Puis appelant sa fille aînée : « Va-t’en dire

à Dyring de venir ici. » Et quand Dyring parut, elle lui cria avec colère :

« Je t’ai laissé de la bière et du pain, et mes enfants ont faim et soif : ie t’ai laissé des coussins bleuSj et mes enfants couchent sur la paille nue ; je t’ai laissé de grands flambeaux, et mes enfants sont dans l’obscurité. S’il faut que je revienne ainsi souvent le soir, il t’en arrivera malheur. Maintenant, voilà que le coq rouge chante ; tous les morts doivent rentrer en terre. Maintenant, voilà que le coq noir chante ; les portes du ciel s’ouvrent. Maintenant, voilà que le coq blanc chante ; je ne peux rester plus longtemps, p , Alors la belle-mère s’écria : » Je veux désormais être bonne pour tes enfants. »

Et depuis ce jour, dès que le mari et la femme entendaient gronder le chien, ils donnaient de la bière et du pain aux enfants ; et dès qu’ils l’entendaient aboyer, ils se sauraient, de peur de voir apparaître la morte. Trad. de Marmier.

Un poète français û mis en vers cette charmante ballade :

Bans une lie lointaine. Voyageant vers le soir, Au bord d’une fontaine Dyring alla s’asseoir.

Près de l’eau qui ruisselle Christel vint reposer ; Dyring la trouva belle, Il voulut l’épouseV.

Ensemble, en un village, Ils vécurent sept ans, Et de leur mariage Ils eurent sept enfants.

Mais las ! la mort jalouse Entra dans la maison, Et moissonna l’épouse En sa jeune saison.

Dans une île lointaine, Voyageant vers le soir, Au bord d’une fontaine Dyring alla s’asseoir.

Près de l’eau qui ruisselle Brunhil vint reposer ; Dyring la trouva belle. Il voulut l’épouser.

Elle devint sa femme ; Mais Brunhil, par malheur, ■ Était bien grande dame. Avait bien mauvais cœur.

Quand elle entra, hautaine, Sous le toit de l’époux. Les sept enfants en peine Priaient h. deux genoux.

Ils priaient devant l’âtre, Pleurant, c’était pitié ! La méchante marâtre Les repoussa du pied,

Et d’une voix cruelle Leur refusait du pain :

— Plus d’une fois, dit-elle, Vous aurez soif et faim.

Puis elle leur retire

Les coussins bleus du lit :

— La paille peut suffire ; L’édredon amollit.

Et de leur réduit sombre Eteignant le flambeau :

— Vous Testerez dans l’ombre Comme dans un tombeau.

Et les enfants en larmes Priaient bien tard, la nuit, Pleins de vagues alarmes, Tremblant au moindre bruit.

Ils appelaient leur mère. Elle se réveilla. Et de leurs pleurs, sous terre, Tout son corps se mouilla !

— Dieu ! quand leur voix m’appelle Au séjour des vivants.

Que ne puis-je, dit-elle, Aller voir mes enfants !

Ce cri perçant de mère Dans le ciel s’entendit, Et le bon Dieu le Père À ses vœux répondit :

— Pars à la nuit tombante, Va, mais sois de retour Avant que le coq chante Pour le lever du jour.

Alors la bonne mère. Ne perdant pas de temps, Franchit le cimetière, Chemine à travers champs.

Elle arrive au village, S’en va le long des murs ; Elle a bien du courage, Mais ses pas sont peu sûrs ;

Ses jambes sont peu fortes ; « Elle craint d’avancer :

Les chiens hurlent aux portes En l’entendant passer.

Au seuil de sa demeure, Grâce à Dieu, la voilà. Son aînée, à cette heure, Triste et seule était la.

— Que fais-tu là, ma fille, Les yeux rougis de pleurs ? Comment va ma famille, Tes frères et tes sœurs ?

— Vous êtes grande et belle ; Ma mère avait vos traits : Mais vous n’êtes pas elle,

3e voua reconnaîtrais.

Elle était rose et blanche. On l’aimait tout d’abord, Et vous, votre front penche, Pâle comme la mort.

— Et comment, ma colombe, Aurais-je un teint rosé ?

Si longtemps d’ans la tombe. Hélas ! j’ai reposé.

Elle entre dans la chambre Où pleuraient les enfants. Sur la paille, en décembre, L’un sur l’autre gisants.

A leurs cris son cœur saigne,

Elle s’approche d’eux ; q

Elle en prend un, le peigne.

Lui tresse les cheveux ;

De l’autre avec tendresse Slle sèche les pleurs ; Parle & tous, les caresse. Apaise leurs douleurs.

Et puis, appelant Claire :

— Claire, ma chère enfant, Va-t’en dire à ton père

De venir a l’instant.

Quand il parut, la mère :

— Je t’ai laissé du pain. Dit-elle avec colère,

Et mes enfants ont faim.

On les bat, on les raille, Ils ne peuvent dormir, Et sur des lits de paille Ils ne font-que gémir.

Ah ! lorsque la nuit tombe, S’il me faut, chaque soir, Dyring, quitter ma tombe. Pour remplir ton devoir,

Et si Brunhil, ta femme, Pour mes fils sans pitié, Des 6oins que je réclame Ne prend pas la moitié ;

Eh bien ! quand viendra l’heure De me séparer d’eux, Dans ma sombre demeure Vous me suivre* tous deux.

La marâtre frissonne À ces mots menaçants, Et dit : — Je serai bonne, Christel, pour tes enfants.

Et depuis ce jour-la, quand Dyring et sa femme Entendaient vers le soir les aboiements du chien ; Au foyer des enfante ils ranimaient la flamme, Cherchant avec effroi s’il ne leur manquait rien ; Et quand le chien hurlait plus fort devant la porte. Ils se sauvaient de peur de voir entrer la morte.

PÉCONTAL.


La Grèce moderne, la Valachie, l’Illyrie et la Russie elle-même ont aussi payé leur tribut au genre de la ballade. Voici plusieurs pièces qui ne sont pas indignes de figurer après toutes celles que nous avons déjà fait connaître :

CHANT DE TRÉBIZONDE.

La grande ville que l’empereur Constantin a fondée a eu des portiers traîtres, des gouverneurs peureux et un chien b.une qui a livré ses clefs.

Alors un oiseau, un bel oiseau s’échappa de la ville.

Et il avait une aile tachée de sang ; sous l’autre il portait un papier.écrit.

Et il ne s’arrêta ni dans la vigne, ni dans le jardin ; mais il alla se poser au pied d’un cyprès.

Mille patriarches et dix mille évêques sont venus ; aucun d’eux ne peut lire le papier, aucun ne peut le lire.

C’est Jannikas, le fils de la veuve, qui l’a lu : dès qu’il l’a lu, il a pleuré, et il a frappé sa poitrine.

Malheur à nous ! malheur à nous I II n’y a plus de Romanie 1 il n’y a plus de remparts ; il n’y a plus de trône ; il ny a plus d’église, ni de couvents.

Ils ont pris Sainte-Sophie et son grand monastère, qui avait quarante caloyers et soixante-cinq diacres servants, douze crécelles et dix-huit cloches.

11 y avait aussi mon amour caché derrière ses jalousies. J’ai parcouru le monde, j’ai fait le tour de la terre, et je n’ai pu trouver une fille qui valût celle-là, Ses yeuï tuaient ie pacha, ses sourcils le vizir, et ses regarda m’avaient assassiné, moi comme bien d’autres. Trad. de Marcellus.

LE KLEPHTE.

La nuit est noire sur les montagnes ; la neige tombe dans les ravins. Au milieu de la solitude et de l’obscurité, dans les défilés et dans les roches escarpées, le Klephte brandit son sabre. 11 porte la foudre nue dans sa main droite ; il a pour palais la montagne, pour abri le ciel, pour espérance sa carabine.

Les tyrans, pâles de crainte, fuient sa terrible èpée. Son pain est trempé de sa sueur. Il sait vivre avec honneur ; il sait mourir aussi.

La fourberie et l’injustice régnent dans l’univers. Les méchants ont la fortune. C’est ici, sur ces rochers qu’habite la vertu ignorée.

De grands marchands trafiquent des peuples, comme de troupeaux de brebis. Ils trahissent le monde et en rient. Ici les armes parlent seules dans nos vallées inaccessibles.

Allez, baisez les pieds devant lesquels les esclaves s’inclinent. Ici, sous ces rameaux verts, les Klephtes ne baisent que leur épée et la croix. *

Tu pleures, ma mère ; je pars. Si tu pries pour moi, je reviendrai. Je te prive d’un fils ; mais je ne puis pas vivre de la vie de l’esclavage.

■ Ne pleure pas, ô mes beaux yeux que j’aime 1 vos larmes me désespèrent. Je vis libre dans les montagnes, je veux mourir libre aussi. ■ BAL

BAL

BAL

BAL

123

Allons 1 allons 1 la terre retentit ; la fusillade commence, partout la terreur, partout le sang : ici la fuite, là la blessure... Ils ont tué le Klepbte.

Les voisins désolés, et la tête découverte, le rapportent à pied. Ils chantent tous ensemble :

« Le Klephte vit libre ;

Il meurt libre aussi ! ■

Trad. de Margelles.

LA FONDATION DE SCHDAR.

Trois frères, Wukaschin le roi, Ugljescha le vayvode, et Gojko, se réunissent pour bâtir une citadelle à Scudar ; mais la Willa (ou fée des forêts) s’oppose à cette fondation, et renverse les remparts à mesure qu’ils s’élèvent. Consultée par les trois frères, elle déclare qu’ils ne parviendront à élever la citadelle que lorsqu’ils auront trouvé deux frères appelés Stojoin et Stojoina (c’est-à-dire demeurant et demeurante), et lorsqu’ils les auront ensevelis sous les fondations de leur forteresse. Les trois frères cherchent vainement Stojoin et Stojoina pendant trois ans ; enfin, ne pouvant les rencontrer, ils s’adressent de nouveau à la Willa, qui leur dit : > Il reste un second moyen de bâtir votre citadelle, c’est d’enfermer dans ses fondations celle de vos femmes qui, demain, viendra la première apporter la nourriture aux maçons, près de la Bajona où vous construisez. » Les trois frères se promettent réciproquement de ne point avertir leurs épouses et de laisser le sort désigner celle qui doit périr ; mais Wukaschin le roi et Ujglescha oublient leur serment ; Gojko seul y est fidèle, et n’avertit point son épouse...

Lorsque l’aube matinale apparut, diligemment les trois frères se levèrent et se rendirent aux constructions sur la Bajona. Voyez : du logis sortent deux nobles jeunes femmes, les femmes des deux aînés. L’une porte sa toile à blanchir ; elle veut l’étendre encore une fois Sur la prairié ; elle porte sa toile au blanchissoir ; mais elle s’arrête là, et ne va pas plus loin. La seconde porte une belle cruche de terre rouge ; elle porte la cruche aux eaux fraîches de la fontaine ; elle cause un moment avec les autres femmes, s’arrête quelque peu, mais ne va pas plus loin. La seule qui soit encore au logis, c’est l’épouse de Gojko ; car elle a un petit enfant au berceau, un nourrisson qui n’a encore vu qu’une lune. Cependant, l’heure du repas du matin arrive ; la vieille mère de Gojko se lève ; elle veut appeler les deux jeunes servantes, et porter avec elles le déjeuner sur la Bajona ; alors la jeune épouse de Gojko lui dit : « Demeure en paix, ma vieille nière, et berce l’enfant dans le berceau, afin que je porte moi-même le repas à mon seigneur. Ce serait grand péché devant Dieu, et pour moi grande honte devant les hommes, si, au lieu de nous trois jeunes femmes, tu portais le mangerI » La jeune épouse arrive aux constructions, et est livrée à Rad, le maître constructeur. En souriant, l’aimable et nouvelle mariée les regardait et pensait qu’ils voulaient rire. Mais, comme il s’agissait d’édifier la forteresse, les trois cents compagnons jetèrent, à la hâte, pierres sur pierres autour d’elle et des arbres en quantité, de sorte qu’elle en avait déjà jusqu’aux genoux. En souriant, la svelte et nouvelle mariée voyait cela ; elle espérait toujours qu’ils sejouaiententreeux ; etilsjetaient en hâte, les trois cents compagnons, pierres sur pierres autour d’elle et des arbres en quantité, de telle sorte qu’elle en eut bientôt jusqu’à la ceinture. Ainsi entourée de pierres et de bois, la pauvrette vit alors le destin qui l’attendait. Douloureusement irritée, elle s éerie alors avec désespoir, elle implore sesbeaux-frères. Mais ses prières restent sans

résultat. Alors, voyant qu’il faut mourir, elle s’adresse à Rad, le maître constructeur : « O toi, mon frère en Dieu, cher maître, laisse une petite fenêtre à la hauteur de ma mamelle, afin que, lorsque mon nourrisson viendra, mon doux Johan, je lui donne sa nourriture. » Et, conjuré au nom de Dieu, il prit pitié, le maître, et lui laissa une petite fenêtre à la hauteur de sa mamelle, afin qu’elle pût à. son nourrisson Johan, quand il viendrait, présenter sa nourriture. Une fois encore, elle implora le maître : «’Je te conjure, mon frère en Dieu, laisse une petite fenêtre devant mes yeux, que je voie de loin ma belle demeure, quand on m’apportera mon fils Johan et quand on le reportera au logis. » Et, comme un frère, le maître s’attendrit ; il lui laissa une petite fenêtre devant les yeux, afin qu’elle pût voir de loin sa belle demeure, quand on lui apporterait Johan et quand on le remporterait au logis.

Ce fut de cette manière que fut bâti Scudar, On apporta l’enfant à la place indiquée ; la mère l’allaita toute une semaine, une semaine... alors, sa voix s’éteignit ; mais il demeura de la nourriture pour l’enfant, et, durant toute une année, sa mère l’allaita. Et comme il était alors, il est encore aujourd’hui. •Les mères qui ont vu tarir leur lait visitent ce lieu pour le miracle et pour leur salut ; elles y viennent pour apaiser leur enfant.

LE BAN DE CROATIE.

Il y avait un ban de Croatie qui était borgne de l’œil droit et sourd de l’oreille gauche. De son œil droit, il regardait la misère du peuple ;

de son oreille gauche, il écoutait les plaintes des vayvodes ; et qui avait de grandes richesses était accusé, et qui était accusé’ mourait. De cette manière, il fit décapiter Humanay - Bey et le vayvode Zambolich, et il s’empara de leurs trésors. À la fin, Dieu fut irrite de ses crimes, et il permit à des spectres de tourmenter son sommeil. Et toutes les nuits, au pied de son lit, se tenaient debout Humanay et Zambolich, le regardant de leurs yeux ternes et mornes. À l’heure où les étoiles pâlissent, quand le ciel devient rose k l’orient, alors, ce^qui est épouvantable à raconter, les deux spectres s’inclinaient comme pour le saluer par dérision ; et leurs têtes, sans appui, tombaient et roulaient sur les tapis ; et alors le ban pouvait dormir. Une nuit, une froide nuit d’hiver, Humanay parla et dit : « Depuis assez longtemps, nous te saluons ; pourquoi ne nous rends-tu pas notre salut ? » Alors, la ban se leva tout tremblant ; et, comme il s’inclinait pour les saluer, sa tête tomba d’ellemême et roula sur le tapis.

Trad. de P. Mérimée.

ILJA LE BOJAR ET LE BRIGAND ROSSIGNOL.

Au sein des épaisses forêts de Murom, dans le village de Karatshajeff, était assis Ilja le bojar. Immobile comme un enfant nouveau-né, il resta trente ans sur son siège sans changer de place. Son père, d’une voix sévère, lui reprochait cette paresse où le jeune homme

s’obstinait. Il lui disait en vain : à Lève-toi ; apprends à agir, à travailler ! » Ni ses bras ni ses pieds ne remuaient ; on eût dit qu’il était né décrépit et caduc. Mais le ciel voulait que ce grand guerrier recueillît et concentrât toutes ses forces dans un profond et redoutable silence ; il voulait que ce courage, dont l’avenir devait s’étonner, se préparât ainsi dans le repos. Trente ans viennent de s’accomplir. Ilja se lève de son siège. Il est debout ; bojar gigantesque, il fait la joie et l’étonnement de ses parents : « Donne-moi un

cheval, mon père, dit-ilj voici assez longtemps que je reste assis ; je veux voir le pays.

— Mon fils, je n’ai point de cheval à te donner ; celui que j’ai est mauvais et vieux. Reste à la maison, crois-moi ; apprends à travailler ! Pourquoi veux-tu ainsi courir les champs ? » Le jeune bojar persiste. Il demande le vieux cheval, dont il veut faire son coursier de bataille ; c’est un animal hors de service. Pendant trois nuits, il le monte et le mène sur une prairie devant le village, où il le baigne dans la rosée matinale, et le frotte avec l’herbe humide. Le cheval caduc reprend des forces ; il est capable d’entreprendre un long voyage. Ilja se présente alors devant ses parents, qu’il supplie de lui accorder leur bénédiction. Cette bénédiction sera son glaive ; elle ceindra ses reins et les fortifiera. Il prend congé d’eux avec tendresse, se tourne vers les quatre points cardinaux, s’incline humblement et prie ; puis il s’élance gaiement sur son coursier, et quitte le sol natal. Ilja frappe son cheval de grands coups de son kantsnug enrichi d’or : aussitôt, le cheval prend un élan de cinq verstes ; son second élan embrasse un plus grand espace encore. Le bojar se dirige droit vers Kiew, à travers les sombres forêts de Brinsk et le marais profond de Smolensk. Il a résolu d’arriver à Kiew, en dépit de tous les obstacles. Depuis trente ans, un brigand hardi obstruait la route ; terreur des voyageurs, il se plaçait sur le sommet des arbres, d’où il poussait de longs sifflements j on le nommait le Rossignol. flja poursuivait paiement son chemin, quand ces sifflements trappèrent son oreille. Bientôt ce qui ressemblait a un seul coup de sifflet se change en une multitude de sifflements affreux, qui parais^ sent lancés par les dards enflammés de cent serpents ; puis ces bruits se transforment en longs hurlements, comme ceux que cent loups feraient entendre. Le cheval s’effraye et se cabre ; le bojar reste immobile et gronde son cheval : > "Vieille rosse 1 ne reconnais-tu pas le sifflement des oiseaux ? Le sifflement des serpents t’effraye-t-il ? Les hurlements du loup te font-ils trembler ? Où est-il, ce brigand ? Où le vois-tu ? » Il veut avancer ; alors, roule du haut des cimes de neuf vieux chênes enlacés le Rossignol, le brigand qui s’oppose au passage du guerrier. ■ D’où viens-tu, jeune homme ? Où vas-tu à travers ces bois ? Voici trente ans que je m’oppose à ce que l’on passe par cette route, et il en sera ainsi éternellement.—Si tu m’avais parlé avec plus de bienveillance et d’honnêteté, répliqua le bojar, je te répondrais de même ; mais ton arrogance ne mérite pas d’autre réponse que celle-ci : Hors de mon chemin ! Range-toi, brigand, devant mon cheval et son maître 1 » Le Rossignol, aussi leste que le jeune oiseau, remonte sur la cime des arbres, et de là il lance au guerrier de Murom une flèche inutile. Le bojar alors saisit son arc puissant ; sa flèche vole et ne manque pas son but ; elle traverse neuf puissants rameaux de chêne, et va s’enfoncer dans l’œil droit du brigand, qui tombe et roule à terre en gémissant. Ilja lui jette un lacet autour du cou, l’attache en travers sur sa selle et l’entraîne. Plus loin, bien plus loin dans les ténèbres de la forêt, au sein d’un fort qui résiste à l’attaque, habitent la femme du Rossignol et ses fils. Du haut de cette forteresse, son œil perçant a vu la défaite de son époux. Elle court vers ses enfants, éperdue et noyée de pleurs : • Mes enfants, vite, armez-vous, secourez votre père ; courezI Un

étranger, un bojar l’a fait prisonnier ; il l’emmène sur son cheval. » Et les fils, — ils étaient neuf, — tous vaillants guerriers, saisissent leurs épées, revêtent à la hâte une armure notre et sombre. À la hâte, ils couvrent leur chevelure d’un bonnet sous forme d’une tête de corbeau au bec menaçant. On dirait qu’ils volent à travers la forêt comme une troupe , de noirs oiseaux ; ils courent délivrer leur père ; la menace sur les lèvres, ils réclament sa liberté. La femme s’approche aussi ; mais elle, suppliante, apporte l’or et les pierres précieuses pour racheter son époux. Ilja dit : « Vos menaces, j’en fais autant de cas que des croassements des corbeaux ; votre or, je n’en ai pas besoin, et il appartient de droit au vainqueur. Quant au Rossignol, quant à ce brigand, je l’emmène avec moi à Kiew, où le bon roi Wladimir le jugera. Je me le suis juré ; j’accomplirai mon serment. ■ Il dit, pousse son cheval, qui vole comme le faucon, et disparaît comme l’éclair. Ilja arrête son bon coursier dans la large cour du knjas ; il l’attache aux piliers de chêne, s’avance vers la salle gaie et splendide, fait sa prière devant l’image du Sauveur, et salue ensuite le knjas et sa femme. Wladimir, le knjas, est à table, entouré de ses puissants bojars. Il ordonne ; les serviteurs apportent une coupe pleine de vin, et la présentent au guerrier étranger. Cette coupe a la forme et la profondeur d’une outre. Ilja la saisit d’une main et la vide d’un coup. Le knjas Wladimir parle ensuite : « Bojar étranger, ton nom, ta race ? Apprends-lesmoi ; que je puisse te nommer par ton nom et te traiter selon la noblesse et la puissance de ta tribu. — Je suis Ilja de Murom, du village de Karalshajeff. Je suis venu de là, en droite ligne à Kiew pour t’offrir mes services. — En droite ligne ! s’écrient tous les bojars. Bon prince Wladimir, voici un étranger qui nous dit des folies : il prétend être venu de chez lui en droite ligne jusqu’ici, et depuis trente ans le Rossignol, ce fameux brigand, obstrue le chemin ! — Soleil lumineux, répond le bojar de Murom, knjas Wladimir, regarde par cette fenêtre élevée, et vois ce que j’ai fait, moi étranger : dans ta cour se trouve le brigand lui-même, le Rossignol ; je l’ai vaincu et enchaîné... Regarde 1 » Le knjas Wladimir et les bojars descendent dans la cour. Ilja parle en ces mots au brigand : « Rossignol, siffle comme un oiseau, siffle comme un serpent ; puis, pour amuser le knjas, tu mugiras comme mugissent les taureaux. » Rossignol obéit ; il siffle ; il siffle, et vous diriez l’ouragan dans une forêt de grands chênes. Il redouble d’efforts, il mugit ; le knjas et les bojars pâlissent. a Écoute, dit alors le knjas Wladimir, serviteur vaillant, serviteur nouveau, je reçois tes services avec joie ; viens, assieds-toi à ma table, reste dans mes salles, bois le vin de mes coupes, sois mon ami et l’ami de ma race. » Et Ilja, guerrier de Murom, qu’on a vu assis durant trente ans, immobile et silencieux comme l’enfant nouveau-né, devient, à la cour du knjas Wladimir, un vaillant et célèbre bojar, qui triompha de plus d’une armée, renversa plus d’une forteresse et sur les exploits duquel on a chanté plus d’une chanson, celle-ci entre autres.

L’accent national respire au plus haut degré dans ce poème-ballade. Le bojar Ilja, trente ans assis au foyer de son père, immobile et imbécile comme un nouveau-né, figure admirablement la Russie elle-même et sa longue enfance ignorée de l’Europe. Le géant Rossignol qui lui barre le chemin, c’est l’héroïque Pologne. La route de Murom à Kiew, c’est la route du Midi ; c’est celle qui mène de Saint-Pétersbourg à Paris et à Rome, à Athènes et à Constantinople. Le cheval qui se cabre et qui recule en frissonnant d’épouvante, ne serait-ce pas l’armée russe défaite et repoussée par Kosciusko et Poniatowski ? Rossignol vaincu, attaché en travers sur un cheval russe et emmené en servitude, malgré les trop faibles menaces et les larmes de sa famille, ne serait-ce pas la Pologne vaincue après tant de combats et lâchement opprimée ?

Ballade à la lune (la), poésie d’A. de Musset. V. Contes d’Espagne et d’Italie.