Grands névropathes (Cabanès)/Tome 1/7

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BAUDELAIRE

Se confiant un jour à Georges Barral, qui nous a rapporté le propos, Baudelaire disait : « J’ai un tempérament exécrable, par la faute de mes parents. Je m’effiloche à cause d’eux. Voilà ce que c’est d’être l’enfant d’une mère de vingt-sept ans et d’un père de soixante-deux ! Union disproportionnée, pathologique, sénile. Pense donc, trente-cinq ans de différence ! Tu me dis que tu fais de la physiologie avec Claude Bernard, demande donc à ton maître ce qu’il pense du fruit hasardeux d’un tel accouplement. »

Dans un de ses cahiers de notes, il consignait : « Mes ancêtres, idiots ou maniaques, tous victimes de terribles passions. » Assertion vague et dont on ne saurait faire état ; mais il nous revient, d’autre part, que sa mère, que son frère sont morts hémiplégiques. M. Baudelaire père aurait succombé, lui aussi, à la paralysie. Il y a là une prédisposition morbide dont il sied de tenir compte : la fatalité héréditaire réclame toujours ses droits.

Charles Baudelaire, à sa naissance, n’était pas d’une vitalité exubérante ; son tempérament ne se fortifia guère pendant les premières années de son existence qui s’écoulèrent dans un sombre appartement de la rue Hautefeuille[1].

Les condisciples de Baudelaire jeune nous le montrent à la fois violent et mélancolique, offrant un curieux mélange de cynisme affecté et d’exaltation mystique ; lui-même mentionne ces « lourdes mélancolies » qui s’observent à la puberté, mais s’allient mal avec le caractère batailleur qui lui faisait livrer à ses camarades, voire à ses professeurs, des assauts dont il se montrait fier.

D’une grande distinction native, il se remarquait entre tous par ses manières aristocratiques, son dandysme à la Byron. Cette affectation byronienne, Baudelaire la manifesta dès le collège, et les vers de sa première manière, ses vers de lycéen portent trace de cette empreinte :


N’est-ce pas qu’il est doux, maintenant que nous sommes
Fatigués et flétris comme les autres hommes,
De chercher quelquefois à l’Orient lointain
Si nous voyons encor les rougeurs du matin ;
Et, quand nous avançons dans l’humaine carrière,
D’écouter les échos qui charment en arrière
Et les chuchotements de ces jeunes amours
Que le Seigneur a mis au début de nos jours ?


Visiblement, nous sommes à l’époque de René, de Joseph Delorme, dont l’adolescent subit nettement l’influence ; mais on constate, en outre, dans cette poésie, l’effet de l’âge et de la clôture, chez un enfant au système nerveux délicat et affiné.

Quelqu’un qui l’approchait à cette date, le trouve « attristé, aigri » ; mais la note mélancolique domine, ainsi que l’atteste cette pièce de 1838 ou 39 :


Tout à l’heure je viens d’entendre
Dehors résonner doucement
Un air monotone et si tendre
Qu’il bruit en moi vaguement.
Une de ces vielles plaintives,
Muses des pauvres Auvergnats,
Qui jadis, aux heures oisives,
Nous charmaient si souvent, hélas !
........................................
Et, sur l’espérance détruite,
Le pauvre s’en fut tristement ;
Et moi je pensais tout de suite
À mon ami que j’aime tant…


On a parlé d’une aventure, où l’inversion sexuelle aurait joué un rôle et à la suite de laquelle Baudelaire aurait quitté le lycée en plein cours de l’année scolaire ; nous préférons croire que c’est une calomnie injurieuse et n’en voulons retenir que l’exaltation de sensibilité dont s’avéraient les premiers indices.

Quand on a sous les yeux un portrait de Baudelaire, ce qui attire tout d’abord, dans cette physionomie expressive, c’est, après les grands yeux sombres, « caressants et songeurs », le nez aux arêtes fines mais qui se dilate, s’arrondit à la base ; les narines à la fois gonflées et palpitantes. « Mon âme voltige sur les parfums, comme l’âme des autres hommes voltige sur la musique. » Par ces lignes célèbres d’un de ses Poèmes en prose, et dans les vers nostalgiques de La Chevelure :


Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour, nage sur ton parfum…


Baudelaire a marqué la sensibilité extrême de son odorat.

La femme aimée, il se plaît à la respirer, autant et plus qu’à la contempler :


Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux,
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone…


De sa maîtresse noire, ce qui l’enchante, ce qui l’enivre, ce sont les émanations qui se dégagent d’elle :


Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles, ô parfum chargé de nonchaloir,
Extase ! Pour peupler, ce soir, l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air, comme un mouchoir.

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique[2] !


Et ailleurs :


Lecteur, as-tu quelquefois respiré,
Avec ivresse et lente gourmandise,
Le grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?
Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré.


Ici, nous saisissons sur le vif le mécanisme des impressions visuelles ou auditives, sur son cerveau ; mais comme il exprime magnifiquement, dans ce qui suit, cette correspondance entre la nature matérielle, couleurs ou parfums, et l’autre, toute spirituelle, des pensées et des sentiments ! Écoutez-le, toujours s’adressant à son amie, Jeanne la mulâtresse, dont l’odeur évoque en lui des paysages lointains, autrefois entrevus :


Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts,
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle les narines,
Se mêle dans mon âme aux chants des mariniers.


On a dit de Baudelaire que, s’il est resté à peu près isolé de son vivant, il a fait école après sa mort : il est incontestablement le père spirituel de toute une lignée d’âmes contemporaines, et si les décadents et les symbolistes venaient, par hasard, à le renier, ils passeraient à bon droit pour de bien mauvais fils. Baudelaire a été un des premiers à avoir le goût de la transposition, « cette tendance… qui consiste à intervertir les rôles, à appliquer… les attributs d’un genre à un autre genre, qui lui sera parfois absolument contradictoire[3] ».

On a cru longtemps à un procédé littéraire ; on ne comprenait pas Th. Gautier, on ne le croyait pas, quand il se vantait d’être « un homme pour qui le monde visible existe[4] » ; quand il déclarait rechercher « les épithètes moulées sur nature… les phrases à riches draperies, où l’on sent le nu sous l’étoffe, les muscles sous la pourpre[5] ». On souriait, quand on lisait, en tête de l’un de ses fragments d’Émaux et Camées, ce titre bizarre de prime abord : Le Poème de la femme, Marbre de Paros ; ou lorsque, empruntant aux méthodes et à la langue musicales, ce parfait « magicien ès lettres » composait ses Variations sur le Carnaval de Venise, ou sa Symphonie en blanc majeur.

Sainte-Beuve, d’ordinaire si perspicace, n’y voyait qu’un empiètement d’un art sur l’autre, alors qu’il s’agit simplement d’un phénomène physiologique qui, s’il ne va pas jusqu’à la pathologie, ne se présente du moins que chez certains sujets spécialement organisés.

Flaubert ne manquait pas de « produire son effet », quand il clamait, dans son « gueuloir » de Croissy, ses théories sur ce chapitre :

« L’histoire, l’aventure d’un roman, s’écriait-il, ça m’est bien égal : j’ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple, dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary je n’ai eu que l’idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes. L’affabulation à mettre là-dedans me faisait si peu que, quelques jours avant de me mettre à écrire le livre, j’avais conçu Madame Bovary tout autrement : ça devait être dans le même milieu et la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste… Et puis j’ai compris que ce serait un personnage impossible[6]. »

L’homme qui disait cela était le même qui s’inquiétait de certaines modulations du langage, insaisissables à toute autre oreille que la sienne, qui travaillait une page « huit jours entiers » pour détruire une assonance : « tant pis pour le sens ; le rythme avant tout », proclamait-il en toute conviction.

Dans une de ces heures d’abandon qui, chez ce probe artiste, revenaient fréquemment, l’auteur de Salammbô confiait à Th. Gautier : « Je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire et j’ai toutes mes chutes de phrases » ; à quoi le poète d’Émaux et Camées répliquait sur un ton de raillerie : « Il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a pas encore faites ! Il a ses chutes, comme c’est drôle ! » Or, nul plus que Gautier, à part les décadents, qui ont vraiment exagéré, et à dessein, le système, n’a usé de cette interversion des genres, qu’il reprochait à Flaubert : ne s’est-il pas souvent servi de sa plume comme d’un pinceau ? L’auteur d’Albertus avait, on le sait, de réelles dispositions pour la peinture.

Baudelaire, avec son habituelle pénétration (n’avait-il pas deviné Wagner et Manet, Corot et Daumier ?), Baudelaire avait constaté le phénomène, en avait noté toutes les phases ; et l’explication qu’il en donne ressemble à une quasi-divination.

Il observe qu’« aujourd’hui (c’est-à-dire au temps où il écrit), chaque art manifeste l’envie d’empiéter sur l’art voisin : les peintres introduisent des gammes musicales dans la peinture ; les sculpteurs, des couleurs dans la sculpture ; les littérateurs, des moyens plastiques dans la littérature, et d’autres artistes, une sorte de philosophie encyclopédique dans l’art plastique lui-même ». Et la cause de ces empiètements, il faut, selon lui, la chercher dans « la fatalité des décadences[7] ». Les savants n’ont fait qu’apposer une étiquette sur cette forme de la névrose, – encore employons-nous ce mot, faute d’en trouver un de mieux approprié dans l’espèce, – qui a été décrite et analysée sous le nom d’audition colorée.

Mais à la définition scientifique[8], combien nous préférons celle qu’en a donnée Baudelaire, dans son poème intitulé précisément Correspondances, qu’il est indispensable de citer intégralement :


La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des foules de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui, de loin, se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d’autres, corrompus, riches et triomphants.

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.


Tel paysage rappelle une mélodie, telle poésie évoque tel paysage ; tel motif de Weber fait songer à telle peinture de Puvis de Chavannes : ces interversions, ces transpositions, sont-elles l’indice d’une perversion cérébrale ? Le terme est gros. En réalité, la cause du phénomène nous échappe et ceux-là ne nous renseignent pas mieux qui nous disent, qu’il ne s’agit là que d’« une très fine et subtile association d’idées[9] ». Quoi qu’il en soit, la littérature a tiré les plus heureux effets de cette confusion des sens, involontaire ou voulue[10].

Ce phénomène, y a-t-il lieu d’être surpris de le constater chez l’homme amoureux de symboles, qui a possédé, mieux que personne, « l’art de dégager l’idée du réel, de condenser l’abstraction dans une allégorie vivante », chez celui qui a voulu :


Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau.


Et le mot nouveau, encore a-t-il bien soin de le souligner. Celui-là devait aussi rechercher les artifices du style, jusqu’alors inconnus ou presque, comme il a poursuivi tout ce qui ne vaguait pas dans les sentiers battus, témoignant d’un goût déclaré pour le factice, le singulier.

Car il avait le dégoût, plus que la haine, de la nature : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable[11]. » La nature étant laide et vulgaire, à son sens, il faut la corriger, l’embellir par les artifices de la toilette, de la parure, du maquillage.

Un de ses personnages, en qui il s’incarne, Samuel Cramer déclare qu’il « repeindrait volontiers les arbres et le ciel[12] ». Il arrive à énoncer ces axiomes : « Le beau est toujours bizarre… Plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible[13]… L’extraordinaire, le contre-nature, voilà ce qui est véritablement beau. »


J’eusse aimé vivre aux pieds d’une jeune géante…


Les jeunes femmes-phénomènes, les négresses, les naines, toutes celles qui présentaient une difformité physique, ont eu ses préférences[14]. « Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement, sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté[15]. »

Adversaire de l’utilitarisme, il se refuse à voir dans l’amour un agent de reproduction. La maternité lui répugne, il n’y découvre que « les hideurs de la fécondité[16] ». Écoutez ce qu’il dit de son héros favori : « Ses sens se satisfaisaient surtout par l’admiration et l’appétit du Beau ; il considérait la reproduction comme un vice de l’amour, la grossesse comme une maladie d’araignée[17]. »

Son indulgence, sa pitié vont aux « femmes damnées », prêtresses de Sapho et filles de Lesbos, qu’il transmue en affamées d’idéal, « chercheuses d’infinis ».


Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,
De la réalité grands esprits contempteurs,
Chercheuses d’infinis

Vous que dans notre enfer mon âme a poursuivies,
Pauvres sœurs, je vous aime, autant que je vous plains,
Pour vos mornes désirs, vos soifs inassouvies


Lui aussi, il est en quête d’un idéal, poursuivi avec acharnement et jamais atteint :


Que tu viennes du Ciel ou de l’Enfer, qu’importe,
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –
L’univers moins hideux et les instants moins lourds[18] ?


Baudelaire s’est efforcé de jouir à la fois par les sens et par le cerveau. Quoiqu’il se défendît d’aimer les femmes[19], il leur savait gré des voluptés qu’elles procurent.

« Qu’est-ce que l’enfant aime si passionnément dans sa mère, dans sa bonne, dans sa sœur aînée ? Est-ce simplement l’être qui le nourrit, le peigne, le lave et le berce ?

« C’est aussi la caresse et la volupté sensuelle. Pour l’enfant cette caresse s’exprime, à l’insu de la femme, par toutes les grâces de la femme. Il aime donc sa mère, sa sœur, sa nourrice, pour le chatouillement agréable du satin, de la fourrure, pour le parfum de la gorge et des cheveux… pour tout le mundus muliebris, commençant à la chemise et s’exprimant même par le mobilier où la femme met l’empreinte de son sexe[20]. »

Nous avons déjà relevé combien l’odorat était affiné chez Baudelaire ; le sens du toucher ne l’était pas moins. Entre autres animaux, il aimait caresser les chats, dont la toison lui chatouillait délicieusement l’épiderme :


Mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique ;
Ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique.


Mais les félins, sournois et cruels, l’attiraient surtout par ce qu’ils mêlent de sadisme à leurs amoureuses conjonctions. Un de ceux qui ont connu Baudelaire a conté, à cet égard une anecdote caractéristique. C’était au temps où l’auteur des Fleurs du mal habitait encore Paris.

« Ce jour-là, en entrant chez lui, conte Th. de Grave, je le trouvai penché sur sa table de travail, sa main droite courant sur le papier avec une activité fébrile ; tandis que, de temps en temps, sa main gauche plongeait dans l’épaisse fourrure d’un gros chat angora, paresseusement étendu à côté de son maître sur un coussin moelleux. Au bruit que je fis en m’approchant, le chat releva la tête, exprima sa colère par quelques jurons (sic) et tout en agitant la queue comme un serpent décapité, il quitta le coussin et disparut sous un meuble… J’encourageai sa fuite en lui faisant entendre de très près, mais simplement pour l’effrayer, le sifflement aigu d’une canne flexible… cela suffit pour qu’il ne reparût plus.

– Vous n’aimez pas Tibère, me dit Baudelaire, en me tendant la main ; mais il ne vous aime pas non plus, ajouta-t-il, en souriant.

– J’avoue que je n’aime pas les chats.

– Mon cher ami, les chats, croyez-le bien, ne sont pas aussi bêtes qu’ils en ont l’air, surtout celui-là. Ce gaillard-là comprend toutes les voluptés et, hier encore, il m’a donné le réjouissant spectacle de la cruauté la plus raffinée. Figurez-vous qu’il m’a apporté ici même une petite souris, gentille au possible, qu’il avait prise je ne sais où ; il l’a lâchée dans mon cabinet et il a mis deux heures pour la tuer… c’est un délicat !

– Et vous avez laissé faire ce monstre ?

– Mon cher ami, la cruauté est, en réalité, la seule chose raisonnable qui rapproche l’homme de l’animal.

– Et c’est pour cela, sans doute, que vous avez donné un nom d’homme à votre chat, car vous l’appelez Tibère ?

– C’est plus qu’un nom d’homme, c’est celui d’un empereur. D’ailleurs, Tibère est absolument organisé comme tous les êtres que le destin a fait supérieurs : il n’obéit qu’à ses instincts. Quelquefois il va peut-être un peu loin, mais cela l’amuse tant ! Et le poète se prit à rire, d’un éclat de cette voix stridente et métallique que se rappellent ses amis… »

On peut sourire, quant à nous, nous découvrons là un trait de caractère qui va s’accuser tant dans les confidences qui ont échappé à l’intéressé, que dans les circonstances de sa vie où il s’est livré sans contrainte.

« Cruauté et Volupté, sensations identiques comme l’extrême chaud et l’extrême froid » : Baudelaire offre une curieuse alliance de ces deux éléments, de ces deux pôles, en apparence éloignés et si souvent contigus.

Il était à la fois mystique et érotomane.

On s’est essayé à soutenir cette thèse étrange, que Baudelaire est mort vierge : le vénéré Nadar, qui se flattait d’avoir vécu dans son intimité, avait là-dessus une conviction que, maintes fois, il tenta de nous faire partager. À l’entendre, le poète des Fleurs du mal, tout comme Newton et peut-être Pascal, serait mort sans avoir eu commerce charnel avec Ève.

Que Baudelaire ait connu la femme, cela résulte, à l’évidence, des multiples documents que nous ont conservés ses biographes, des nombreuses dépositions des témoins de sa vie. Il eut des liaisons, pour la plupart éphémères, des aventures d’une nuit ou d’une semaine, jusqu’au jour où il fut pris jusqu’aux moelles par une de ces « gaupes » qu’il a vertement stigmatisées.


Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée ;
Toi qui, comme un hideux troupeau
De démons, vins, folle et parée,

De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine,
– Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne,

Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l’ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
– Maudite, maudite sois-tu[21] !


Au fond, il méprisait la femme, sa frivolité d’esprit, son « éternelle niaiserie ».


Sois charmante et tais-toi !…


Il ne goûtait en elle que le charme, plus ou moins malfaisant, capable de le dérider un instant, ou d’alimenter sa verve poétique.


Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils[22] !


Sa misogynie hautaine, nous la trouvons exprimée dans une épître qu’il adressait à une des rares femmes qui se soient montrées pitoyables à ce cœur désenchanté.

« Vous m’oublierez, vous me trahirez, écrivait-il à l’aimée du moment ; celui qui vous amuse vous ennuiera. Et j’ajoute aujourd’hui : celui-là seul souffrira qui, comme un imbécile, prend au sérieux les choses de l’âme. Vous voyez, ma bien belle chérie, que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes ; bref, je n’ai pas la foi ; vous avez l’âme belle, mais en somme, c’est une âme féminine. »

Un homme comme Baudelaire ne pouvait s’attarder à un amour raisonnable, bourgeois. Son goût des jouissances rares devait l’entraîner à des fantaisies bizarres, auxquelles il affectait de mêler une pointe de sadisme.

On a souvent rappelé cette aventure.

« Un soir, conte un de ses familiers, nous nous trouvions dans je ne sais quelle brasserie, et le poète des Fleurs du mal racontait je ne sais quoi… d’énorme.

« Une femme blonde, assise à notre table, écoutait tout cela les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Tout à coup, le narrateur s’interrompant, lui dit : “Mademoiselle, vous que les épis d’or couronnent et qui, si superbement blonde, m’écoutez avec de si jolies dents, je voudrais mordre dans vous ; et si vous daignez me le permettre, je vais vous dire comment je désirerais vous aimer. Au reste, vous adorer autrement me semblerait, je vous l’avoue, assez banal. Je voudrais vous lier les mains et vous pendre par les poignets au plafond de ma chambre, alors, je me mettrais à genoux et je baiserais vos pieds nus.”

« Frappée de terreur la blonde s’enfuit.

« Le poète était très sincère. Il ne l’avait rêvée, pendant un moment, que pendue ; il nous en parla jusqu’à minuit. – “Petite sotte, dit-il en s’en allant, cela m’eût été fort agréable[23].” »

Est-ce le langage d’un sadique ou d’un mystificateur ? Baudelaire fut, croyons-nous, l’un et l’autre.

Incontestablement, c’était un algomane, pour qui la volupté est la « torture des âmes ».


Et pour mêler l’amour avec la barbarie,
Volupté noire ! Des sept péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept couteaux
Bien affilés, et, comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant[24] !


Dans cet autre poème admirable qu’est Une Martyre, Baudelaire paraît se complaire dans les détails à la fois voluptueux et sanglants :


Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale
  Dans le plus complet abandon
La secrète splendeur et la beauté fatale
  Dont la nature lui fit don ;

Un bas rosâtre, orné de coins d’or, à la jambe,
  Comme un souvenir est resté ;
La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambe,
  Darde un regard diamanté.


La curiosité du poète s’exacerbant, il cherche, il veut pénétrer le mobile de ce mystère :


Le singulier aspect de cette solitude
  Et d’un grand portrait langoureux,
Aux yeux provocateurs, comme son attitude,
   Révèle un amour ténébreux.
........................................
L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante,
  Malgré tant d’amour, assouvir,
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
  L’immensité de son désir ?

Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides
  Te soulevant d’un bras fiévreux,
Dis-moi, tête effrayante, a-t-il, sur tes dents froides,
  Collé les suprêmes adieux[25] ?


Si ce n’est là du sadisme, cela y ressemble fort.

Faut-il encore que nous évoquions le personnage de Mademoiselle Bistouri, cette singulière fille qui, amoureuse d’un carabin, souhaite qu’il vienne chez elle en costume de travail, avec même un peu de sang sur son tablier[26] ?

Mais il est une autre page, plus ignorée celle-là, où Baudelaire donne de l’amour la définition qu’il en conçoit, et il se trouve qu’il n’est point description plus réaliste, plus réelle, pour mieux dire, du sadisme, tel que le comprennent les psychiatres. La page est un peu longue, mais qui songerait à s’en plaindre ? Les anthologies ne sauraient la recueillir, elle est pourtant de celles qui doivent être précieusement enchâssées dans un écrin :

« Je crois, ainsi s’exprime Baudelaire[27], que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l’autre. Celui-là ou celle-là, c’est l’opérateur ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime.

« Entendez-vous ces soupirs, prélude d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire que la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se raidissent comme sous l’action d’une pile galvanique, l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d’aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne porte plus qu’une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège, en appliquant le mot extase à cette sorte de décomposition. Épouvantable jeu, où il faut que l’un des joueurs perde le gouvernement de soi-même !

« Une fois, il fut demandé devant moi en quoi consistait le plus grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement : À recevoir, et un autre : À donner. – Celui-ci dit : Plaisir d’orgueil, et celui-là : Volupté d’humilité. Tous ces orduriers parlaient comme l’Imitation de Jésus-Christ. Enfin, il se trouva un imprudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des citoyens pour la patrie. Moi je dis : La volupté cynique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté. »

Est-ce seulement là du sadisme littéraire, de la perversion de l’écriture ? Doit-on y voir une attitude, une pose, un secret plaisir à mystifier ? Avec sa pénétration de psychologue très averti, M. Paul Bourget a parfaitement démêlé la part qui revient à l’un et à l’autre de ces éléments, chez Baudelaire.

Dans l’« incapacité de procurer un entier frisson de son plaisir au système nerveux trop surmené », ayant « par la précocité des abus, tari en lui les sources de la vie », son imagination s’exalte. Il rêve de souffrir alors, et de faire souffrir, pour obtenir cette vibration intense qui serait l’extase absolue de tout l’être… L’appareil sanglant de la destruction – le mot est de Baudelaire – rafraîchit seul pour une minute cette fièvre d’une sensualité qui ne se satisfera jamais… La beauté de la femme ne lui plaît que précoce et presque macabre de maigreur, avec une élégance de squelette apparue dans la chair adolescente :


Va donc, sans autre ornement,
Parfum, perles, diamant,
Que ta maigre nudité,
 Ô ma beauté[28] !


ou bien tardive et dans le déclin d’une maturité ravagée. Ce n’est pas seulement « un parti pris de bravade ». Sa fatalité est d’avoir plus de besoins et de rêves que de puissance véritable. Il en est qui chantent l’azur du ciel, Baudelaire s’en est réservé les ténèbres, ce que Th. Gautier appelait les sombres lueurs de l’Érèbe.

Par l’affinement même de ses sens, le poète diabolique était voué à la douleur et ses vers expriment bien ce que produisait de tension physique et aussi de jouissance cérébrale cette auto-dissection continuelle :


Je suis la plaie et le bourreau,
Je suis le soufflet et la joue ;
Je suis les membres et la roue
Et la victime et le couteau.

Je suis de mon cœur le vampire,
– Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire[29] !


Les âmes simples ne connaissent pas ces subtilités : Beati pauperes spiritu !

À qui envie leur bonheur, Baudelaire doit apparaître un personnage énigmatique, très excentrique et très débauché, qui n’a voulu que jouir de la vie et jouer ses contemporains. À entendre certains, « ces reniements et ces anathèmes sentent la rhétorique ; il ne s’est appliqué qu’à poursuivre les sensations étranges ; il s’est plu aussi à dérouter les profanes et, par un raffinement de son égoïsme exclusif, à se procurer des joies qui fussent bien à lui ».

En réalité, l’attraction qu’a montrée Baudelaire pour les êtres « disloqués, ratatinés », le goût de la pourriture, de la décomposition, l’amour de tout ce qui est dépravé, laid ou criminel, est bien et nettement morbide. Ce visionnaire est, alternativement, funèbre et mystique.


Les vastes nuages en deuil
Sont les corbillards de mes rêves.


Ailleurs, ces nuages lui apparaîtront « des suaires », son œil y découvrira un cadavre, y bâtira de « grands sarcophages ». Il a l’obsession de la mort, du champ de l’éternel repos.


Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.


Le sommeil le fuit, ou s’il parvient à le gagner, il est peuplé de visions « cauchemaresques ».


Sur les fonds de mes nuits, Dieu, de son doigt savant,
Dessine un cauchemar, multiforme et sans trêve…

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,
J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou
Tout plein de vague horreur menant on ne sait où,
Et mon esprit, toujours de vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.


Ce que ses angoisses, son anxiété trahissent, c’est un irrémédiable ennui, « le monstre le plus sinistre, parmi tous ceux qui hantent notre pensée[30] ».

Le monde pour lequel il n’était pas fait et dans lequel il fut condamné à vivre, ne lui inspirait que dégoût et tristesse.


– Et de longs corbillards, sans tambour ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir[31].


Ajoutez un « épuisement considérable de sensitif surmené[32] ».

La vie dans son ensemble, « l’insupportable, l’implacable vie », lui apparaît comme une corvée de forçat : « Sue donc, esclave ! Vis donc, damné ! » La mort seule est la délivrance.


Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô mort, appareillons !


Ce lamento reparaît à chaque instant sous sa plume, comme un leitmotiv ; seul, l’appétit de la mort le rassérène.


Ô vers ! noirs compagnons sans oreilles et sans yeux,
Voyez venir à vous un mort libre et joyeux !
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,

À travers ma ruine, allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encor quelques torture
Pour ce vieux corps sans âme, et mort parmi les morts[33] !


D’autres fois, c’est « le flot de spleen le plus âcre et le plus corrosif qui ait depuis longtemps jailli d’une âme d’homme » (P. Bourget). Il suffit de lire La Cloche fêlée, les quatre poèmes sur le Spleen, Le Goût du néant, le Voyage à Cythère, d’autres encore qu’il sera aisé au lecteur de retrouver, pour constater que l’ennui – dans son sens le plus profond : le dégoût de tout et de lui-même – a toujours été le ver rongeur de celui qui constatait :


Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur sur un désert d’ennui.


On est parti de là pour classer le poète des Fleurs du mal parmi les pessimistes, qui aboutissent à l’impuissance de l’action et s’abandonnent à un fatalisme résigné. Il en est bien ainsi, quand il est sous l’empire de ses crises de désespérance ; mais il a eu, à de rares intervalles il est vrai, des sursauts de volonté. Le plus souvent, il doute de lui-même. « Je n’ai pas encore connu le plaisir d’un plan réalisé » ; mais par instants, il semble déterminé aux résolutions viriles : « Le travail engendre forcément les bonnes mœurs, sobriété et chasteté, conséquemment la santé, la richesse, le génie successif et progressif, et la charité. Age quod agis. »

Il s’impose un régime, assez singulier, d’ailleurs, mais qu’il croit en rapport avec ses théories de tempérance et d’hygiène. « Poisson, bains froids, douches, lichen, pastilles occasionnellement… Suppression de tout excitant. » Il va jusqu’à formuler son règlement de vie, et cet acte de contrition vaut d’être retenu[34].

« Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe comme intercesseurs ; les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d’octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront… Obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants, quels qu’ils soient[35]. »

Était-il sincère en écrivant ces lignes ? Il y a forte apparence ; mais « il souffrait d’une annihilante maladie de la volonté qu’il ignorait sans doute ».

« Écrire n’est rien, le difficile est de se décider à écrire. » Est-ce pour secouer cette torpeur, pour lutter contre cette aboulie, que Baudelaire eut recours aux excitants, principalement à l’opium et passagèrement au haschich ? C’est ce qui nous reste à examiner.

Dans un élan d’amitié dont on ne saurait lui faire grief, Th. Gautier a cru devoir protester contre cette opinion que Baudelaire eut l’habitude de chercher l’inspiration dans les excitants : « Qu’il ait essayé une ou deux fois du haschich comme expérience physiologique, cela est possible et même probable, mais il n’en a pas fait un usage continu. » Depuis son initiation au Club des Haschichins, à l’hôtel Pimodan, il se peut, en effet, que Baudelaire n’ait repris du chanvre indien qu’à titre d’exception. Il raconte cependant, dans une de ses lettres, qu’il tient d’un pharmacien[36] une recette pour composer soi-même du haschich.

Quant à l’opium et à ses dérivés, les preuves abondent qu’il en a usé, abusé peut-être. Sa correspondance en maints endroits nous le révèle[37] : l’opium lui a détraqué l’estomac et les violentes coliques, dont parfois il souffrit, ne pouvaient être calmées que par des excès d’opium, en raison de l’accoutumance qui avait rendu le poison-remède peu à peu inactif.

Il a certainement connu, pour les avoir si bien décrites, les béatitudes de la plante narcotique, béatitudes dont il a vite constaté le vide et le néant :


L’opium grandit ce qui n’a pas de bornes,
  Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
  Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au-delà de sa capacité[38].


Baudelaire a fait usage de l’opium avant d’avoir traduit Thomas de Quincey, qui prenait, si nous devons l’en croire, de l’opium pour calmer d’intolérables névralgies.

Après avoir, par goût ou par caprice, succombé à la tentation et à l’habitude du toxique, le poète des Fleurs du mal en vint à souffrir de son abstinence ; mais qu’il ait, systématiquement, pour fouetter son inspiration rétive, absorbé la nauséeuse drogue, nous ne le pensons pas. Il a mis en garde, au contraire, les amateurs de sensations fortes contre le danger auquel ils s’exposaient.

« Il est défendu à l’homme, écrit-il, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir ; en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d’un nouveau genre[39]. »

Ailleurs, il est plus explicite : « Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux que la rêverie » ; et, dans Mon cœur mis à nu, il recommande d’« obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants quels qu’ils soient ».

S’il n’a pas été absolument ce qu’on peut appeler un opiomane, il n’apparaît pas davantage quoi qu’on ait conclu de certains de ses poèmes qu’il ait été un alcoolique. De ce que, dans un de ses poèmes en prose, il conseille à qui veut oublier ses misères humaines : « Pour ne pas sentir l’horrible fardeau qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve – mais de quoi ? – de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous[40] ! » il ne s’en suit pas qu’il fît du vin un usage immodéré[41]. Quant aux liqueurs, il paraît ne s’y être adonné que dans les derniers temps de sa vie. « Il était naturellement sobre, rapporte un de ses amis[42] ; nous avons bu ensemble ; je ne l’ai jamais vu gris, ni lui moi. » L’intempérance aurait-elle, comme on l’a prétendu, hâté l’explosion de son mal, cette paralysie sur les causes de laquelle il nous reste à nous expliquer ? Nous en sommes beaucoup moins persuadé que naguère, à la suite d’une information plus attentive. Mais c’est toute une observation clinique que nous avons à reconstituer.

De bonne heure, nous l’avons noté, Baudelaire avait senti « se tordre en lui des hérédités douloureuses ». Plusieurs de ses parents avaient succombé à la paralysie, notamment son frère, Claude, qu’une attaque avait frappé à l’âge de 55 ans[43].

Avant de devenir lui-même hémiplégique, et aphasique, Baudelaire avait présenté des signes prémonitoires du mal qui devait le terrasser. Nous ne parlons pas des migraines fréquentes qui le tourmentèrent[44], pas davantage de ses angoisses d’estomac, de ses palpitations de cœur[45], ou de ses troubles de l’intestin[46] ; ni, enfin, de ses accès de fièvre et de ses vertiges.

Dès le commencement de 1862, il consignait, dans son journal, Mon cœur mis à nu :

« J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur ; maintenant, j’ai toujours le vertige et, aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement : j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. »

À la fin de cette même année, il écrivait à son éditeur et ami ces lignes attristées : « … Je me porte fort mal et toutes mes infirmités, physiques et morales, augmentent d’une façon alarmante. » Mais ce n’est que deux ans plus tard qu’on le verra se plaindre, à nouveau, d’avoir été malade « pendant deux mois et demi ».

Vers la fin de 1865, sa santé traverse une crise sérieuse. Il parle d’un « état soporeux », qui lui fait douter de ses facultés : à tout moment, il doit interrompre son travail, pour se jeter sur son lit. Il craint toujours d’entraîner avec lui les meubles auxquels il s’accroche. « Avec ça, les idées noires[47]. »

Puis, c’est une névralgie faciale, qui dure pendant deux semaines et le rend « bête et fou ». Pour pouvoir écrire, il lui faut « s’emmailloter la tête dans un bourrelet », qu’il imbibe, d’heure en heure, d’eau sédative. Cinq jours après, il a « un peu de vague dans la tête, du brouillard… ». Il se sent très fatigué.

Baudelaire se décide enfin à consulter un médecin, le docteur Oscar Max, qui ne se lasse pas d’insister auprès de son malade, pour qu’il obéisse docilement à ses prescriptions. Quelles étaient-elles ? Baudelaire lui-même va nous en instruire.

Dans une lettre qu’il écrit à Sainte-Beuve[48], il lui annonce que, depuis six semaines, il est « plongé dans la pharmacie ». Qu’il faille supprimer la bière, il y consentirait encore, mais « le thé et le café, c’est plus grave… le vin, diable ! c’est cruel. Mais voici un animal encore plus dur, qui dit qu’il ne faut ni lire ni étudier. Drôle de médecine que celle qui supprime la fonction principale ! ».

Un autre lui dit qu’il est hystérique : encore un de ces « grands mots bien choisis pour voiler notre ignorance de toutes choses ».

Les vertiges le reprennent, accompagnés cette fois de vomissements de bile : il a fallu qu’il se tienne sur le dos durant trois jours ; car, même accroupi par terre, il tombe « la tête emportant le corps ». Le médecin ne lui recommande que l’eau de Vichy et il n’a pas le sou (sic) pour en acheter !

Malgré ce lamentable état de santé, le poète travaille ; il est repris de « crises nerveuses, de vertiges, de nausées et de culbutes ». Celui qui le traite lui demande sans cesse s’il exécute ses ordonnances (bains, éther, valériane, eau de Pullna, pilules d’oxyde de zinc et d’assa fœtida) ; il n’ose lui dire pour quelles raisons il n’en fait rien. Il a du scrupule à faire payer les médicaments par l’hôtelier qui le loge.

À la suite d’un mieux apparent, le docteur interrompt ses visites. Il a conseillé au malade les douches, mais les appareils sont si mal faits qu’il renonce à s’en servir.

Mars 1866 : c’est en ce mois[49] que va éclater le premier symptôme grave qui ouvre la période vraiment initiale de son mal.


*
* *

Baudelaire s’était lié depuis quelque temps avec Félicien Rops, le célèbre aquafortiste :


Ce tant folâtre M. Rops,
Qui n’est pas un grand prix de Rome,
Mais dont le talent est haut comme
La pyramide de Chéops.


Le beau-père de l’artiste avait invité Baudelaire à venir passer quelques jours chez lui, à Namur. Il connaissait déjà cette curieuse ville, mais il était heureux de l’occasion de revoir l’église Saint-Loup, qu’il considérait comme « le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre des Jésuites ». Tandis qu’il admirait et faisait admirer à ceux qui l’accompagnaient les confessionnaux, sculptés avec la plus riche profusion, il chancelait tout à coup, pris d’un étourdissement, et venait s’abattre sur le pavé de la nef.

Ses amis s’empressèrent de le relever ; il les rassura, leur disant que ce n’était rien, que son pied avait glissé.

On feignit de le croire ; mais, le lendemain, à sa toilette, Rops, qui l’observait, notait un détail significatif : avisant sur son lavabo, parmi les flacons et les boîtes à poudre, une vieille brosse à dents, Baudelaire s’empressait de la mettre dans sa poche, « avec le geste de quelqu’un qui dérobe un objet depuis longtemps convoité[50] ».

On le ramène en hâte à Bruxelles. À peine monté dans le wagon, il demande qu’on ouvre la portière, qui était ouverte : il avait dit justement le contraire de ce qu’il voulait dire. Le prodrome était inquiétant.

Le mal prit rapidement le caractère le plus grave. Les journaux de Paris commençaient à en parler. « Les symptômes de cette maladie, écrivait un chroniqueur du Figaro[51], qui avait pris ses informations à bonne source, sont tellement bizarres que les médecins hésitent à lui donner un nom. Au milieu de ses douleurs, Baudelaire éprouve une certaine satisfaction à être atteint d’un mal extraordinaire et qui échappe à l’analyse : c’est encore une originalité… »

Une lettre adressée, vers cette même époque[52], à Jules Troubat, le dernier secrétaire de Sainte-Beuve, par l’éditeur Poulet-Malassis, nous fournit quelques indications qu’il n’est pas superflu d’enregistrer.

« Depuis six mois, tout l’ensemble du système nerveux était chez lui fort compromis. Il a négligé de tenir compte des symptômes et d’avertissements graves et, contre l’avis de ses médecins et les prières de ses amis, a continué à user et abuser d’excitants. Sa volonté était si faible à cet égard, contre ses habitudes, qu’on ne mettait plus d’eau-de-vie sur la table, chez moi, pour qu’il n’en bût pas. Autrement son désir était irrésistible.

« Il y a quinze jours – dix-huit jours – il a dû s’aliter. Vertiges, ataraxie (sic) du côté droit, bras et jambe. J’aurais voulu le reconduire à Paris, ou mieux auprès de sa mère. Il s’y est refusé avec une sorte de colère. Il y a eu vendredi huit jours, la paralysie du côté droit s’est déclarée, en même temps que le ramollissement du cerveau…

« Il baisse à vue d’œil. Avant-hier, il confondait les mots pour exprimer les idées les plus simples ; hier il ne pouvait pas parler du tout.

« Baudelaire, rétabli physiquement, ne serait plus, de l’avis des médecins, qu’un homme réduit à l’existence animale – à moins d’un prodige, disaient-ils il y a huit jours, et, depuis lors, ils ne parlent plus de prodige… »

D’après une autre relation[53], Baudelaire aurait eu, le 30 mars, sa première attaque d’hémiplégie, avec aphasie consécutive. C’est alors qu’il fit appeler le docteur Oscar Max (et non Léon Marx, comme il a été imprimé par erreur dans nombre de relations de la maladie du poète). C’était, au dire de G. Barral[54], un jeune médecin plein de savoir, appartenant à une très honorable famille bruxelloise, qui n’a fait que grandir dans l’estime publique. Il était le médecin attitré de l’hôtel du Grand-Miroir, où vivait Baudelaire, dans une chambre des plus modestes, prenant l’air sur la cour.

Après de pressantes sollicitations, et sur l’avis formel du médecin, Baudelaire consentit à se laisser transporter dans une maison de santé, dirigée par des religieuses. G. Barral nous renseigne encore très explicitement sur ce point : « C’est à Bruxelles même, rue des Cendres, n° 7, à l’Institut Saint-Jean et Sainte-Élisabeth, tenu par les sœurs hospitalières, que fut conduit Baudelaire, sur les indications du docteur Oscar Max. C’est là que le pauvre impotent, qui avait conservé toute son intelligence, reçut, pendant un mois environ, les soins empressés et délicats de ces admirables gardes-malades. »

Deux jours après l’entrée du malade[55], Malassis écrivait à quelqu’un qui lui avait demandé des nouvelles :

« Il baisse à vue d’œil, il est atteint d’agraphie ; il a perdu la mémoire des mouvements nécessaires à l’écriture et éprouve toutes les difficultés à ne pas tracer son nom de travers. »

Il faisait écrire à sa mère sous sa dictée :

« Il faut que tu saches qu’écrire mon nom de travers est un grand travail de cerveau pour moi. L’avant-veille de ma crise, un ami de Paris m’offrit de l’argent de la part de mes amis, si je me sentais malade et si je désirais brusquement retourner en France : j’ai répondu que non, croyant y aller bientôt moi-même. Tous mes amis et les médecins sont d’avis que je lâche pendant six mois toute affaire littéraire et que je vive de l’air des champs[56]. »

Le samedi 7 avril, le docteur Lequine, médecin en chef de l’Institut Saint-Jean, et le docteur Max constatent de l’aphasie motrice : Baudelaire confond les mots pour exprimer les idées les plus simples.

Il effraie, scandalise, par ses colères, les sœurs qui le soignent et qui sont les témoins patients de ses efforts impuissants, de sa lutte morale contre le mal physique envahisseur ; l’aphasie, augmentant d’intensité, ne permettait plus que les jurons et les monosyllabes.

Baudelaire se dressait à moitié sur son séant, les yeux hagards, ardents, sortant de l’orbite, désespéré de son impuissance à formuler une phrase. Il criait : Pas ! Pas ! Sacré nom ! Plusieurs fois, il alla jusqu’à articuler le blasphème complet : Sacré nom de D… ! Les pauvres sœurs se signaient, s’agenouillaient, pleuraient, Baudelaire sanglotait[57].

Dans l’intervalle, la cécité verbale était venue frapper le malade. Il déchiffrait toujours les billets qu’on lui écrivait ; ses yeux, quoique difficilement, voyaient encore les caractères mais il ne parvenait plus à en saisir la signification.

Un soir, ne pouvant pénétrer le sens des mots d’une lettre que lui adressait Jeanne Duval (son ancienne maîtresse), Baudelaire froissa le papier, le déchira et le rejeta furieusement.

Un autre jour, couché dans son lit, ne pouvant parler, la bouche altérée, il passait constamment la langue sur les lèvres, comme pour les humecter.

Le peintre Stevens, qui lui avait rendu visite et se tenait à son chevet, lui demanda s’il voulait de l’eau ou du vin. Le poète ne lui dit que ces mots : Cré non, non[sic] ! On interpréta cela pour un refus de boire ce qui le mit au comble de la colère. Une sœur survint, qui lui présenta une tasse de vin, mélangé d’eau, qu’il but aussitôt avec avidité.

Très bonnes, très douces, mais d’intelligence courte, les religieuses veulent lui imposer des pratiques avant et après le repas. Pour ne point les contrarier, il se rend à la chapelle ; mais, durant l’office, il a tout le temps les yeux fixés sur un beau tableau de de Keyser : Le Martyre de Sainte-Catherine.

Dans son lit, il feint le sommeil et ferme les paupières à l’approche de la sœur, ou tourne la tête avec docilité, quand on l’y invite ; mais, à d’autres moments, il entre dans des rages terribles et jette l’émoi dans cette maison calme, où le moindre bruit ébranle les nerfs endoloris des malheureux êtres qui sont venus y chercher le repos, en même temps qu’un remède à leurs souffrances.

On prépare la mère du poète à la triste révélation. Le médecin lui mande que son fils est atteint d’une affection nerveuse se manifestant par crises, sujettes à récidive et nécessitant un changement de vie radical.

Mme  Baudelaire, ou plutôt Mme  veuve Aupick – elle avait épousé en secondes noces le général Aupick – arrive à Bruxelles, à l’hôtel du Grand-Miroir. En présence du triste état de son fils, laissant libre cours à ses impressions, elle écrit cette page navrée :

« Sans avoir la langue paralysée, il a perdu la mémoire du son… non, quié, quié, les seuls mots qu’il articule, il les crie à tue-tête… Il y a ramollissement au cerveau, c’est évident. Quand il n’est pas en colère, il écoute et comprend tout ce qu’on lui dit. Je lui raconte des choses de sa jeunesse, il me comprend, il m’écoute attentivement. Et puis, quand il veut répondre, les efforts impuissants qu’il fait pour s’exprimer l’enragent. Les médecins lui voient l’intelligence perdue et veulent que je m’en aille. Ce qui lui fait perdre la raison, c’est de ne pouvoir parler… Aucun acte extravagant, pas d’hallucination… Il mange, il dort, il sort en voiture avec Stevens et moi, ou à pied, avec une canne, sur la promenade publique au soleil. Mais, plus de paroles… Je ne m’en irai pas. Je le conserverai comme un tout petit enfant.

« Il n’est pas aliéné, comme disent les médecins. Malassis prétend que l’organisation d’un poète est si différente de celle des autres personnes qu’elle peut parfois dérouter les médecins… Je ne crois pas qu’il puisse lire, il aurait constamment un livre à la main ; s’il prend un livre, il ne voit plus les caractères, et le rejette… Les nerfs jouent un grand rôle. Après s’être emporté, il a parfois de longs éclats de rire qui m’effraient… Il est très irrité quand je prends la plume… Il ne se fâche jamais sans motif.

« Il montre avec dégoût quelque chose dans le coin de la chambre. On lui apporte tout. Il montre toujours : colère terrible. On lui apporte du linge sale qui était sous son lit. Il se calme. Soins de propreté excessive.

« On a employé l’électricité avec succès ; mais craignant l’excitation et les violences, on a cessé.

«  Il écoute avec attention, il rit, il se moque, il fait si bien comprendre sa pensée, il y a toujours tant d’esprit et de vivacité dans le regard…

« Il n’est certainement pas dans une position à être privé de sa liberté, ce serait inhumain, ce serait un crime. Il n’a qu’une idée fixe : ne pas être dominé !… Il ne veut pas se couvrir la tête au soleil dans la cour… Les sœurs lui imposent des pratiques ; quand il mange, elles voudraient qu’il se signât de la croix ; alors, il est doux[58] et d’une patience admirable, ferme les yeux et tourne la tête sans se fâcher. Il fait semblant de dormir quand elles le tourmentent… »

Baudelaire ne resta pas plus de quinze jours dans l’asile qui l’avait recueilli. Le registre de la maison donne la date exacte de son départ, jeudi 19 avril 1866, ainsi que le prix payé pour sa pension, cent francs avec les menus frais et le vin.

Quand Baudelaire fut sorti, a conté le vicomte de Lovenjoul, auquel nous laissons la responsabilité de ses assertions, la grosse porte d’entrée de l’Institut de la rue des Cendres se referma violemment derrière lui ; les sœurs se prosternèrent sur les dalles, mains jointes, tête baissée, le visage en larmes et implorèrent la miséricorde céleste. « Afin de bannir l’angoisse de leur âme troublée, on manda immédiatement un prêtre exorciste ; c’est alors que, revêtu de l’aube et de l’étole, le goupillon à la main, par force aspersions et prières, le prêtre vint conjurer l’esprit du mal de la chambre abandonnée par le terrifiant malade. Purifiées par cette nouvelle bénédiction, les sœurs s’apaisèrent enfin, comme si l’Esprit-Saint lui-même, descendu sur la terre, était venu au même moment remplacer Satan dans la maison hantée. »

Baudelaire vécut deux mois et demi à l’hôtel du Grand-Miroir ; le 2 juillet, il partait pour Paris, en compagnie de sa mère ; peu après, il rentrait à la maison de santé Duval, 1, rue du Dôme, à côté de l’Arc de Triomphe.

Nous avons particulièrement connu Émile Duval, qui n’était qu’officier de santé et non docteur. Maints médecins évoqueront, en nous lisant, la singulière physionomie de l’original praticien. Interrogé par nous, Duval ne put nous fournir aucun renseignement précis sur son illustre pensionnaire, n’en ayant gardé qu’un vague souvenir. Plusieurs fois, nous lui en parlâmes, sans jamais parvenir à éveiller en lui aucune curiosité. Nous nous rappelons, toutefois, qu’il nous dit avoir conservé quelques manuscrits de son hôte passager, manuscrits dénotant son incohérence ; mais la mort venait surprendre notre confrère, avant qu’il ait eu l’occasion de nous les montrer.

À défaut d’une observation médicale, nous avons du moins une correspondance, mise à jour il y a quelques années[59], échangée entre Mme  veuve Aupick et un littérateur ami de son fils, Charles Asselineau ; nous y puiserons quelques indices, à défaut de documents positifs.

Dans les premiers mois de son séjour, Émile Duval constatait du mieux chez son pensionnaire ; « il le trouva même en voie de guérison » ; mais, redoutant l’excitation que produisaient les visites, il les interdit sévèrement.

Il exerçait son malade à dire quelques mots, et celui-ci était arrivé à dire : Bonjour monsieur, comme un enfant qui répète une leçon apprise. Étrange ironie du destin, cet homme qui avait peut-être, avec Th. Gautier et Paul de Saint-Victor, le plus riche vocabulaire de la littérature contemporaine, condamné à perdre la mémoire des mots ! Atteint de son propre aveu, de lexicomanie, il a passé les deux dernières années de son existence à ne plus savoir dire autre chose que Cré non[sic] ! Poulet-Malassis écrivait à Ch. Asselineau : « Il agit comme un quasi-muet qui ne pourrait articuler qu’un son et qui tâcherait de se faire comprendre au moyen des variétés d’intonation. »

Bien que figé dans une immobilité ressemblant à de la stupeur, Baudelaire parvenait encore à se faire entendre. Quelqu’un étant allé le voir, il lui montra son col et son oreiller : cela signifiait qu’il voulait un oreiller plus ferme et plus dur que le sien. On était parvenu à lui faire dire un jour une petite phrase : La lune est belle, mais ce fut un éclair fugitif : il retomba bientôt dans la nuit.

De cette symptomatologie éparse, parviendrons-nous à dégager un diagnostic que les médecins qui ont traité Baudelaire ne sont point, semble-t-il, parvenus à établir ? Différents vocables ont été proposés, pour étiqueter un mal resté mystérieux.

On a parlé de tabes, dont vraiment nous ne relevons aucun signe ; de méningite, que rien, dans les symptômes observés, ne rappelle, sauf les vomissements, qu’expliquent suffisamment des troubles gastriques ou hépatiques.

Maxime Du Camp a prononcé le mot de paralysie générale, de ramollissement cérébral, celui-ci plus acceptable que celle-là, bien que la première hypothèse soit plus en accord avec le diagnostic de syphilis (gomme ou tumeur), qui a été également proposé. Voyons ce qui militerait en faveur de cette dernière solution.

On a produit, d’abord, des témoignages de personnes qui avaient connu le poète dans son intimité. M. Buisson écrit quelque part, dans ses notes[60] :

« Chaste, il l’eût été sans le voyage d’outre-mer, la femme juive, la femme javanaise et le dérèglement d’une vie jetée hors de ses voies par un accident capital et douloureux. »

Deux lettres, que Baudelaire écrivait à son éditeur nous autoriseraient à nous écrier : Habemus confitentem reum !

« Prenez bien garde à votre…, j’ai eu des accidents variés, plusieurs années après mon apparente guérison. Puisque vous ferez votre prison à l’hôpital, vous devriez en profiter pour vous soigner. »

Le 16 février 1860, ce sujet lui tient au cœur, il y revient :


La… ! vous ne sauriez croire à quel point vous vous faites illusion. C’est presque de la fatuité. La… est faite pour tout le monde et vous n’en êtes pas indépendant. Vous m’avez parlé d’aphtes, de constrictions douloureuses à la gorge, au point de ne pas manger sans douleur, de lassitude étonnante, de manque d’appétit ; oui ou non, est-ce tout cela des symptômes connus ? Si vous n’avez pas eu des faiblesses, des manques de souplesse dans les jarrets et dans les coudes, avec des tumeurs, même dans les attaches du cou, près de la tête, qu’est-ce que cela prouve, si ce n’est que le traitement salutaire (salsepareille, iodure de potassium) a peut-être prévenu ces accidents. La blessure intérieure n’était pas…, dites-vous ? La preuve ?

Quant à l’ulcération extérieure, je l’ai vue, et vous savez ce que je vous ai dit tout de suite. D’une manière générale, rappelez-vous que tout traitement anti… est excellent et rajeunissant de sa nature, et qu’il n’y a pas de traitement… sans mercure…


Nous ne pouvons que reproduire le texte des éditeurs de la correspondance de Baudelaire, dont la pudeur paraîtra excessive, les mots qu’ils remplacent pas des points étant passés dans la langue courante et ne choquant plus personne.

Baudelaire, d’ailleurs, n’hésitait pas à les employer crûment. Après les journées de 1848, n’écrivait-il pas : « Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la v…[61] dans les os ; nous sommes démocratisés et syphilisés[62]. » Sur une couverture de revue, il griffonnait ces deux mots : Jeanne, ma mère, et, vis-à-vis, il mettait le nom de Ricord, souligné à gros traits : n’était-ce pas comme une hantise du mal qui le minait ?

On ne découvre, il est vrai, nulle part, qu’il ait subi un traitement spécifique ; mais combien de syphilis sont méconnues, surtout quand le malade ne se présente à votre observation qu’après la disparition des accidents ?

Comment les médecins ne l’ont-ils pas soupçonnée, quand s’est manifestée la paralysie ? Que ne se sont-ils livrés à une enquête approfondie sur le passé de leur sujet, ce qui nous eût permis d’être aujourd’hui plus hardi dans nos conclusions ? car, il faut bien le dire, nous conservons, malgré tout, un doute, manquant des éléments nécessaires pour une affirmation catégorique.

Ce qui nous apparaît le plus vraisemblable, – nous accordant sur ce point du moins, avec deux de nos distingués confrères[63], – c’est que l’aphasie de Baudelaire fut « le résultat d’un ramollissement, par l’oblitération progressive de l’artère sylvienne ascendante. Il est probable qu’il s’était produit quelque part, sur une branche de l’artère cérébrale, une lésion athéromateuse ; celle-ci fut le point de départ d’une coagulation, qui remonta en sens inverse du cours du sang dans le vaisseau jusqu’à son origine dans la branche principale… Baudelaire fut donc victime de la sclérose de ses artères cérébrales ».

En a-t-il préparé l’évolution par les abus de toute espèce auxquels il se livra ? L’avarie doit-elle entrer en compte dans la genèse et la marche du mal terminal ? L’hérédité est-elle un facteur négligeable ? Des deux côtés des ascendants de Baudelaire, nous avons relevé des tares ; le mal qui a emporté le poète est celui qui emportera sa mère, comme il avait mis le terme à l’existence de son frère.

Mais la mère de l’artiste, plus heureuse que celui-ci, n’a pas vu mourir ses facultés. Il semble être de règle que la cruauté du Destin s’acharne sur ceux-là mêmes qui sont le plus sensibles à ses tortures. C’est une tragédie poignante que la fin de cette profonde et raffinée intelligence survivant au corps, et dans l’impuissance d’animer des organes ne répondant plus à sa direction. La Nature fait presque toujours payer chèrement ses dons aux hommes supérieurs : si c’est une consolation pour les médiocres qui s’en trouvent rehaussés dans leur contentement de soi imperturbable, c’est, pour les âmes un peu élevées, une raison d’accorder une plus large sympathie à ces enchanteurs torturés. C’est l’honneur de l’humanité de voir, de jour en jour, grandir le cercle des admirateurs d’un homme comme celui dont nous venons de retracer la vie martyrisée, cette vie d’autodestruction consciente, qui, sans doute, était nécessaire à l’éclosion du chef-d’œuvre.


Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité[64] !


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Notes :
  1. Cet appartement s’éclairait sur une cour et des jardins.
    Grâce aux recherches de M. Henri Baillière, de la dynastie des éditeurs de médecine bien connus, on a pu préciser très exactement le lieu de naissance de Baudelaire : celui-ci, ainsi que l’atteste son acte de naissance, est un « Parisien de Paris » né au n° 13 de la rue Hautefeuille, à deux pas de l’École de médecine. La maison a disparu depuis, absorbée par les nouvelles constructions du boulevard Saint-Germain.
  2. Les Fleurs du mal, La Chevelure.
  3. Ch. Baudelaire, conférence faite à l’Alliance française, le 6 mars 1902, par Eugène Bourgain, agrégé des lettres. Châteauroux, 1902. Les Artistes littéraires, étude sur le XIXe siècle, par Maurice Spronck. Paris, 1889.
  4. Journal des Goncourt, I (1er mai 1857).
  5. Th. Gautier, Histoire de l’art dramatique, t. II (mars 1840).
  6. Journal des Goncourt, I (17 mars 1861).
  7. L’Art romantique, chap. VI.
  8. Voici celle d’un de nos confrères, le docteur Baratoux : L’audition colorée est un phénomène qui consiste en ce que deux sens différents sont simultanément mis en activité par une excitation produite sur un seul de ces sens ou, pour parler autrement, en ce que le son de la voix ou d’un instrument se traduit par une couleur caractéristique ou constante, pour la personne possédant cette propriété chromatique : ainsi certains individus peuvent donner une couleur verte, rouge, jaune, etc., à tout bruit, à tout son qui vient frapper leurs oreilles.
  9. Miss Downey, The Independent, août 1912.
  10. Il est bien évident que certains ont sacrifié le rythme à la raison, mus par l’unique désir de faire de l’étrange, du neuf et qui n’ont abouti qu’à l’incohérence.
  11. Mon cœur mis à nu (Eug. Crépet, Charles Baudelaire, etc.).
  12. La Fanfarlo, imprimé à la suite de Petits poèmes en prose et des Paradis artificiels.
  13. Curiosités esthétiques, ch. 1er.
  14. « Il passait, écrit Mme  P. de Molènes (Gaulois, 30 sept. 1886), de la naine à la géante et reprochait à la Providence de refuser souvent la santé à ces êtres privilégiés. Il avait perdu quelques géantes de la phtisie et deux naines de la gastrite. Il soupirait en le racontant, tombait dans de profonds silences et terminait par : une des naines avait soixante-douze centimètres seulement. On ne peut pas avoir tout en ce monde, murmurait-il philosophiquement. » La part faite à la mystification, il y a, au point de vue psycho-physiologique, quelque chose à retenir de ces propos rapportés.
  15. Œuvres inédites de Baudelaire : Fusées (Ch. Baudelaire, Œuvres posthumes et correspondances inédites, par E. Crépet, Paris, 1867, 78).
  16. Fleurs du mal, pièce V.
  17. La Fanfarlo.
  18. Fleurs du mal (Hymne à la Beauté).
  19. Il écrivait à Judith Gautier : « Si je ne craignais pas encore de vous offenser, en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m’avez contraint à douter moi-même des vilaines opinions que je me suis forgées à l’égard des femmes en général. » (Lettres de 1864, dans Ch. Baudelaire, Lettres (1841-1866). Paris, Mercure de France, 1906.)
  20. Ch. Baudelaire, Lettres, 230.
  21. Fleurs du mal, Le Vampire.
  22. Fleurs du mal, Semper Eadem.
  23. Le Figaro, 15 août 1880. L’auteur, qui signe Quiroul, avait intimement connu Baudelaire.
  24. Fleurs du mal, À une Madone.
  25. Fleurs du mal, pièce CXXXV.
  26. Petits poèmes en prose, pièce XLVIII.
  27. Œuvres posthumes, Correspondance inédite, 73-4.
  28. Fleurs du mal, À une mendiante rousse.
  29. Fleurs du mal, L’Héautontimorouménos.
  30. Préface des Fleurs du mal.
  31. Fleurs du mal, Spleen.
  32. Docteur É. Tardieu, L’Ennui (Revue philosophique, janvier 1900).
  33. Fleurs du mal, Le Mort joyeux.
  34. Nous en devons la connaissance à MM. Alphonse Séché et Jules Bertaut qui l’ont consigné dans leur biographie de Charles Baudelaire. (Louis-Michaud, éditeur.)
  35. Charles Baudelaire, Œuvres posthumes. Mercure de France, 1908.
  36. Était-ce le même, qui avait demandé à l’éditeur de Baudelaire, le légendaire Poulet-Malassis, d’annoncer une certaine marque de haschich, qu’il fabriquait, au bas d’une page de l’ouvrage de son auteur ? Cette publicité aurait été payée à l’éditeur par la souscription de 200 exemplaires ; finalement, et sur la volonté de Baudelaire, le projet fut abandonné.
  37. Lettres du 10 janvier 1850, 12 janvier 1858, 16 février 1859, 26 et 30 décembre 1865.
  38. Les Fleurs du mal, Le Poison.
  39. Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels (Paris, 1861), 98.
  40. Œuvres complètes, t. IV, 106.
  41. V. les Souvenirs de Schaunard (Alex. Schanne) et les nouveaux témoignages d’un survivant de Baudelaire (Jules Troubat) dans Le Petit Bleu de Bruxelles du 9 nov. 1907.
  42. Notes de M. Le Vavasseur.
  43. Extrait d’une lettre de Mme  Baudelaire, mère du poète : « Son frère est mort de paralysie… son père est mort d’une horrible convulsion, occasionnée par la douleur d’un ulcère à la vessie, que les médecins ignoraient et qui a percé. Ils le traitaient pour d’autre chose, la goutte, la gravelle… » Mercure de France, 1er février 1905, 340.
  44. Ch. Baudelaire, Lettres (1841-1866) ; Paris, 1906 (cf. pp. 71, 78, 409, 478, 489).
  45. Op. cit., 368.
  46. Id., 382, 403.
  47. Lettre du 30 novembre 1865.
  48. Elle est datée du 15 janvier 1866.
  49. D’autres placent la crise à la date du 4 février.
  50. Maurice Kunel, Baudelaire en Belgique. Paris, Schleicher, 1912. Très intéressante plaquette, dont nous nous faisons un devoir et un plaisir de signaler l’intérêt à tous les « baudelairisants » qui pourraient l’ignorer.
  51. 22 avril 1866.
  52. Écrite de Bruxelles, le lundi 9 avril 1866.
  53. Baudelaire en Belgique, 97.
  54. Petit Bleu, de Bruxelles, n° cité.
  55. Baudelaire entra dans la maison de santé le mardi 3 avril 1866. La fiche matricule mentionne ces indications : Noms et prénoms : Baudelaire (Charles). Âge : 45 ans. Domicile : France, et rue de la Montagne, 28, Bruxelles. Profession : homme de lettres. Maladie : apoplexie.
  56. Mercure de France, 1905.
  57. Récit de G. Barral.
  58. Tous les mots soulignés le sont dans le texte imprimé de la revue à laquelle nous l’empruntons. (Mercure de France, 1905.)
  59. Mercure de France, 1912.
  60. Publié dans Baudelaire en Belgique, 118.
  61. Ce mot est en toutes lettres dans l’opuscule d’où nous tirons cette citation.
  62. Félix Gauthier, Charles Baudelaire. Paris, 1903.
  63. Les docteurs A. Rémond (de Metz) et Paul Voivenel, Le Génie littéraire.
  64. Fleurs du mal : Les Phares.