Guerre aux hommes/04/09

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É. Dentu, Éditeur (p. 169-189).


IX

LES HOMMES QUI SE VENDENT


Triste catégorie, qui est pourtant bien nombreuse aujourd’hui.

Il y a les hommes qui vendent leur plume.

Il y a les hommes qui vendent leur opinion.

Il y a les hommes qui vendent leur conscience.

Il y a les hommes qui vendent leur honneur.

Il y a les hommes qui vendent leur protection.

Il y a les hommes qui vendent leur nom.

Il y a les hommes, enfin, qui vendent leur personne.

Vous le voyez, les hommes qui se vendent ne sont que trop nombreux !…

La seule différence qui existe entre la malheureuse femme qui se vend… et les hommes qui l’imitent… c’est que la première y est généralement poussée par la misère ou la trahison d’un homme, et qu’elle n’appartient le plus souvent qu’au bas-fond de la société, là où l’éducation n’a pu greffer de salutaires racines… Tandis que l’homme qui se vend n’y est poussé que par l’ambition ou l’amour de l’or, et que loin d’appartenir au bas-fond de la société, il appartient le plus souvent aux sphères élevées de la société où il a pu apprendre, par l’éducation, par l’exemple, ce qui est bien et ce qui est mal, et distinguer l’un de l’autre !

Les hommes qui se vendent sont donc plus impardonnables encore que les femmes qui font ce honteux trafic.

Quand j’ai dit qu’une seule différence existait entre l’homme et la femme de cette même catégorie, je me suis trompée ; il y en a une autre encore.

La femme qui se vend est avec raison méprisée, honnie de tous…

L’homme qui se vend ou qui s’est vendu, est salué, chapeau bas, par tout le monde. Le père de famille le reçoit, lui laisse offrir le bras à sa femme, à sa fille. Beaucoup d’entre eux jouissent de la considération générale, de nombreuses plaques ornent leur poitrine…

Vous le voyez, la différence entre lui et elle est immense !

Les hommes qui vendent leur plume, la mettent à la disposition du premier parti qui les paye, changeant de parti alors qu’un autre leur offre davantage. Ils la mettent au service de leur ambition ; parvenir est leur but, pour y arriver ils flatteraient le diable, si ce personnage disposait de quelques places, de sinécures et de décorations.

Cette plume leur sert aussi à satisfaire leur esprit de vengeance ou d’envie ; et ceux qui appartiennent un peu à la famille des crapauds, la trempent dans de la boue et éclaboussent à tort et à travers !…

Ils oublient, les malheureux, que Dieu leur a donné le don d’écrire, non pas pour en faire un honteux usage, mais pour développer dans les masses l’amour du bien, amour du beau, pour apporter un peu de lumière à ceux qui vivent dans les ténèbres.

Ces hommes-là sont coupables, très-coupables, car ils font beaucoup de mal, et déshonorent la vraie littérature si digne d’estime et d’admiration.

Les hommes qui vendent leur opinion sont nombreux aussi. Ils la vendent pour un bout de ruban, hochet pourtant bien futile (et les hommes accusent les femmes d’être futiles !), pour une place, pour de l’avancement !…

Ces hommes-là ne sont pas dignes d’estime, car l’opinion doit être une seconde religion au cœur de l’homme !

Les hommes qui vendent leur conscience… hélas ! il y en a beaucoup !

Dévorés par une vaine ambition, ou par la soif de l’or, ils transigent avec tout, même avec leur conscience ; ils se font une morale facile, qui excuse tout, justifie tous les moyens pour arriver au faîte des grandeurs ou de la fortune. Réussir est leur devise : ceux-là méritent le mépris !… Et pourtant lorsqu’ils sont parvenus très-haut, on les salue très-bas, ils ont de nombreux et plats courtisans.

Les hommes qui vendent leur honneur !

Dans les régions politiques on a vu…

Mais que dire de ceux qui pour quelques cent mille francs ou quelques millions épousent des femmes tarées, et assument le déshonneur de ces créatures sur leur tête !…

Il en est aussi qui, pensant au fort prix qu’on le leur payera, ferment les yeux, prêtent même la main à la liaison de leur femme avec de hauts et puissants seigneurs, et qui ne rougissent pas de toucher, en bonne monnaie d’or, le prix de leur lâcheté.

Catégorie d’hommes des plus méprisables, et qui pourtant n’est nullement mise au ban de la société ; on se raconte tout bas leur histoire, mais viennent-ils à passer, on les salue, on leur tend même la main.

Les hommes qui vendent leur nom peuvent se diviser en deux catégories.

La première est formée de gens à noms ronflants, ils sont ou ruinés ou désireux d’augmenter leur fortune. Que faire ? Le moyen qu’ils ont découvert est commode s’il n’est pas honnête.

Des faiseurs d’affaires veulent lancer une spéculation, une affaire véreuse, bien mauvaise, où, à coup sûr, les actionnaires seront dupés.

Il leur faut un appeau, un nom bien sonore, bien ronflant, pour attirer le public et la race des alouettes.

Ils offrent donc telle part de bénéfice à un de ces hommes qui vendent leur nom et leur titre… Et le mettent en tête de la liste !

À ce brillant miroir (trompeur) les alouettes arrivent en masse… et se laissent plumer !

La seconde catégorie est formée de ceux qui, ruinés, criblés de dettes, n’ont plus que leur titre et leur nom. Ces nobles-là s’aperçoivent un jour que les quartiers de noblesse sont une très-belle chose, mais qu’ils ne font pas vivre…

Trouvant le travail indigne d’eux et du nom qu’ils portent (tout comme si le travail n’élevait pas l’homme au lieu de l’abaisser !), il ne leur reste plus qu’à faire argent de leur nom, ayant déjà le plus souvent vendu leur honneur et leur dignité.

Ils cherchent donc un de ces hommes alouettes, toujours prêts à se laisser prendre au vain éclat, et lui offrent de faire de sa fille une duchesse, une marquise, ou une comtesse…

« Vous avez, leur disent-ils, la fortune, mais ce n’est pas tout pour être reçu dans certains salons. Une plus grande considération ne s’acquiert qu’avec un titre… Je vous offre le mien, votre fille sera duchesse… L’éclat de son titre rejaillira sur vous, son père ; vos petits-enfants seront ducs, comtes ou marquis… Quelle gloire pour vous !

« En parlant de vous on ne dira plus, M. Petit ou M. Michel, on dira le beau-père du duc un tel !…

« Nous habiterons ensemble, vous verrez chez moi tout le noble faubourg, je vous y introduirai vous et votre femme… »

L’homme alouette, sot et orgueilleux, est ébloui de cette brillante perspective… Il accepte ce haut personnage pour son gendre.

Alors se débat le marché…

« Il me faut, dit le duc, une dot de tant… Noblesse oblige, il faut que je puisse faire honneur à mon nom, à mon rang !… »

Le père trouve bien que c’est beaucoup… Mais, pense-t-il, on ne saurait payer trop cher l’honneur d’avoir un duc pour gendre ; cela va me poser si bien à Paris !

La dot est accordée… Alors le futur gendre insinue qu’il a aussi quelques petites dettes à payer, qu’il ne peut se marier sans les liquider. Impossible de refuser…

L’homme qui fait ce marché honteux est le plus souvent un parvenu ; pourquoi éprouve-t-il le besoin d’avoir un comte, un marquis, un duc où un prince pour gendre ? C’est que ce parvenu a gagné sa fortune si vite, si facilement, qu’il n’y met pas un grand prix.

Il se décide donc à payer les dettes de son futur gendre, lui-même fait la corbeille, meuble l’hôtel des nouveaux mariés.

Parfois, lorsqu’il additionne ces dépenses, la somme qu’il va donner pour la dot, celle qu’il a sacrifiée à payer les folies passées du jeune homme… la pensée lui vient à l’esprit que c’est cher, bien cher, de se donner le luxe d’un gendre titré… Mais l’amour-propre reprend le dessus, et il se console par l’idée que sa fille sera duchesse, lui beau-père d’un duc, que tous les salons lui seront ouverts…

Le mariage se conclut !

Après ?

Vous savez tous, aussi bien que moi, ce qu’il arrive !

M. le duc ne tarde pas à mettre à la porte de chez lui son beau-père, sa belle-mère, parce qu’ils sont trop communs, trop roture… Parce que leur nom sent la plèbe…

La pauvre femme ne tarde pas à être délaissée par son mari ; souvent même il lui reproche ses goûts, sa tournure roturière… Elle est malheureuse, triste, elle ne peut même pas se plaindre, car ses amies lui diraient d’un air moqueur. « Voilà ce que c’est, ma chère, que de vouloir devenir duchesse !… »

Et le duc, avec les rentes de sa femme, entretient richement une cocodette quelconque.

Si le beau-père veut lui faire des observations, le gendre lui répond avec hauteur : « Vous devriez être trop heureux que j’aie bien voulu vous faire l’honneur d’épouser votre fille !… »

Les hommes qui cherchent à vendre leur nom, sont les clients de ces maisons de mariages dont j’ai parlé plus haut. C’est là, paraît-il, d’après ce que nous apprennent les journaux, qu’ils vont chercher des femmes qui leur apportent de quoi redorer leur blason, et mener joyeuse vie, sans demander au travail l’argent nécessaire à leur entretien ! Voilà, convenez-en, une bien vilaine catégorie d’hommes !… Pourtant vous en connaissez tous, et tous vous les saluez, vous les recevez chez vous !…

Les hommes qui vendent leur personne, qui sont (disons le mot, puisqu’on l’a inventé pour les femmes), qui sont entretenus, sont moins rares qu’on aimerait à le croire.

Beaux garçons, bien faits de leur personne, séduisants par leur esprit, ils exploitent les femmes qui ont la faiblesse de les aimer.

La femme qui se laisse entretenir par un homme au lieu de gagner courageusement sa vie, est avec raison méprisée ; on dit d’elle : « C’est une femme entretenue ! »

Pourtant combien y a-t-il de circonstances atténuantes !

La femme est plus faible que l’homme, elle a moins de moyens pour parvenir à gagner sa vie. Il est donc naturel que dans le mariage réel, aussi bien que dans le mariage illégal, né d’un caprice ou de l’amour, ce soit l’homme qui travaille pour tous les deux.

Mais l’homme, que peut-il dire pour s’excuser ?

Il appartient au sexe fort et intelligent… et ne peut vivre aux dépens du sexe faible !

L’homme qui se fait entretenir par une femme, est cent fois plus coupable que la femme qui puise dans la bourse de son amant, et mérite encore plus le mépris.

Ma Guerre aux hommes ne va pas jusqu’à l’injustice, et je suis sûre que mes contradicteurs ne seront pas nombreux.