Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 449-453).


XVI

La nuit était sombre et chaude. Il pleuvait depuis quatre jours. Après avoir changé deux fois de chevaux et parcouru au galop, pendant une heure et demie trente verstes sur une route boueuse, Bolkhovitinov, à deux heures de la nuit, arriva à Letachevka. Il descendit devant l’isba sur la clôture de laquelle se trouvait l’écriteau « état-major », et, laissant son cheval, il pénétra dans le vestibule très sombre.

— Le général de service, pressé, très urgent ! prononça-t-il à quelqu’un qui, dans le vestibule, se soulevait en bâillant.

— Il est très indisposé, voici trois nuits qu’il ne dort pas, chuchota la voix d’un brosseur. Veuillez éveiller d’abord le capitaine.

— Très urgent. De la part du général Dokhtourov, dit Bolkhovitinov en s’avançant dans la porte ouverte qu’il avait trouvée à tâtons. Le brosseur passa devant lui et se mit à éveiller quelqu’un.

— Votre Excellence ! Votre Excellence ! Un courrier.

— Quoi ? Quoi ? De qui ? prononça une voix endormie.

— De la part de Dokhtourov et d’Alexandre Petrovitch. Napoléon est à Fominskoié, dit Bolkhovitinov sans voir dans l’obscurité la personne qui lui causait, mais supposant que ce n’était pas Konovnitzen. L’homme éveillé bâillait et s’étirait.

— Je ne veux pas l’éveiller, dit il en tâtant quelque chose. Il est tout à fait souffrant ! Ce ne sont peut-être que des bruits.

— On a ordonné de transmettre immédiatement le rapport au général de service, dit Bolkhovitinov.

— Attends, j’allume. Ah ! maudit, où les fourres-tu toujours ? s’adressa au brosseur l’homme qui s’étirait.

C’était Tcherbinine, l’aide de camp de Konovnitzen.

— Trouvé, trouvé, ajouta-t-il.

Le brosseur battit le briquet. Tcherbinine chercha le bougeoir.

— Ah ! les canailles ! fit-il avec dégoût.

À la lumière des étincelles Bolkhovitinov aperçut le jeune visage de Tcherbinine qui tenait la bougie, et dans le coin, en avant, un homme endormi, c’était Konovnitzen.

Quand la lumière de l’amadou, d’abord bleue, devint rouge, Tcherbinine alluma la chandelle, — les cafards qui la dévoraient s’enfuirent — et regarda le courrier. Bolkhovitinov était couvert de boue, il essuyait avec sa manche, en l’écrasant, celle qui maculait son visage.

— Mais qui rapporte cela ? demanda Tcherbinine en prenant l’enveloppe.

— L’information est sûre, dit Bolkhovitinov. Les prisonniers, les Cosaques, les émissaires, tous disent la même chose.

— Il n’y a rien à faire, il faut l’éveiller, dit Tcherbinine qui se leva et s’approcha de l’homme en bonnet de nuit couvert d’un manteau.

— Piotre Petrovitch !

Konovnitzen ne bougea pas.

— À l’état-major ! prononça Tcherbinine en souriant, certain que ces paroles l’éveilleraient.

Sur le beau visage énergique de Konovnitzen, aux joues rouges, enfiévrées, l’expression de rêves éloignés de la réalité resta encore un moment mais bientôt il tressaillit, son visage reprit son expression habituelle, calme et énergique.

— Eh bien ! Qu’y a-t-il ? de qui ? demanda-t-il sans se presser, en clignant les yeux à cause de la lumière. Tout en écoutant le rapport de l’officier, Konovnitzen ouvrit la lettre et lut. À peine en achevait-il la lecture qu’il laissa glisser sur le sol ses jambes chaussées de bas de laine et se mit à s’habiller ; ensuite il ôta son bonnet lissa ses cheveux sur les tempes, et prit un chapeau.

— Tu es venu vite ? Allons chez le sérénissime.

Konovnitzen avait compris aussitôt que la nouvelle était très importante et qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Etait-ce bon ou mauvais ? il n’y pensait pas et ne se le demandait pas.

Cela ne l’intéressait pas : il envisageait la guerre non par les raisonnements mais par quelque autre chose. Il avait la conviction profonde, inexprimée, que tout irait bien, mais qu’il ne fallait ni le croire, ni le dire, qu’il faut seulement faire sa besogne. Et il la faisait en y mettant toutes ses forces. Piotre Petrovitch Konovnitzen, placé seulement par convenance parmi les héros de 1812 : les Barclay, les Raïevsky, les Ermolov, les Platov, les Miloradovitch, comme Dokhtourov jouissait de la réputation d’un homme de capacités et de savoir très bornés. Comme Dokhtourov, il ne faisait jamais de plans de combats, mais se trouvait toujours où la situation était le plus critique. Depuis qu’il était général de service il dormait toujours la porte ouverte, et pour chaque envoyé, ordre était donné de l’éveiller. Pendant la bataille il était toujours sous le feu, ce que Koutouzov lui reprochait, et à cause de quoi il avait peur de l’éloigner de lui. Comme Dokhtourov, Konovnitzen était un de ces pignons inaperçus, qui, sans faire de bruit, sont les organes principaux de la machine.

En sortant de l’isba dans la nuit humide et sombre, Konovnitzen marchait les sourcils froncés à cause d’un mal de tête de plus en plus aigu et de cette pensée désagréable qui lui traversait l’esprit : Comment à cette nouvelle allait se remuer tout ce nid de l’état-major, surtout Benigsen, qui, après Taroutino, était furieux contre Koutouzov ? Quels ordres allait-on proposer, discuter, deviner ? Et le pressentiment d’un conflit lui était pénible bien qu’il le sût inévitable.

En effet, Toll à qui il communiqua d’abord la nouvelle se mit aussitôt à exposer ses considérations à un général qui vivait dans le même logement que lui, et Konovnitzen qui attendait en silence et fatigué, dut lui rappeler qu’il fallait aller chez le sérénissime,