Gueule-Rouge, 80 chevaux/01/II

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Gueule-Rouge, 80-Chevaux

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II

ATTILA


La série d’accidents étranges qui frappa si vivement, l’an dernier, l’imagination populaire et l’indisposa contre l’automobile ne trouva sa véritable signification que peu à peu, lorsque les similitudes apparurent et que les faits, reliés les uns aux autres, se groupèrent en un faisceau de preuves éclatantes, irrécusables.

Notons-en le détail. Tout d’abord ceci, que la presse relata sans commentaires :

« 15 mars. — Aux environs de Rodez, un enfant qui gardait des troupeaux, assis au bord de la route, a été écrasé par une automobile. »

Huit jours plus tard, de Nancy :

« Les époux Verdun, maraîchers, qui se tenaient à côté de leur voiture, ont été pris en écharpe par une automobile lancée à toute vitesse. La mort a été instantanée. »

Trois semaines après :

« La Charité. — Une automobile de très grande dimension qui traversait hier, à une allure de train express, notre petite ville, a renversé deux jeunes filles. On ne peut attribuer cette catastrophe qu’à une maladresse inconcevable du conducteur, puisque les deux victimes causaient sur le seuil même de leur maison… »

Ici, première indication sur les proportions de la voiture, puis remarque sur la singularité de l’événement.

Nous continuons :

« Gonfreville. — Notre jolie bourgade a été le théâtre d’un drame vraiment inexplicable. Depuis de longues années le même mendiant, bien connu de tous les habitants, s’installe chaque dimanche au coin de l’église, où il exerce son métier lucratif. Hier, une automobile qui passait sur la place a fait un crochet inattendu et, venant raser le mur de l’église, à écrasé notre malheureux concitoyen. Chauffeur et voiture se sont enfuis aussitôt. »

Cette fois l’attention publique s’éveilla. Il y avait décidément entre ces divers accidents une corrélation trop extraordinaire pour n’être pas prise en considération. On fit des rapprochements. On discuta.

Coup sur coup, deux nouveaux faits : à Évreux, le jour du marché, trois paysans furent renversés, broyés. Une heure après, aux portes de Chartres, une petite voiture où se trouvaient une dame et ses deux enfants était prise de biais et réduite en morceaux…

La vérité éclata. À Évreux, comme à Chartres, il y avait eu des témoins. Tous s’accordèrent sur l’aspect de l’automobile dont ils décrivirent la longueur excessive, l’avant démesuré et la couleur rouge — rouge ardent, dirent-ils, rouge de sang. Tous enfin avaient été frappés de sa manœuvre anormale, exécutée volontairement, aurait-on dit, tellement les personnes atteintes étaient en dehors de la ligne naturelle que suivait la voiture.

L’enquête que l’on entreprit aussitôt sur les premiers accidents révéla de nombreux détails dont la similitude était évidente. Il devint hors de doute que le petit berger, les deux maraîchers, les deux jeunes filles, les paysans d’Évreux et la dame de Chartres, avaient été tués dans des conditions analogues, par un procédé rigoureusement identique.

Était-il permis de supposer qu’il y avait eu dessein établi, préméditation dans l’accomplissement d’actes semblables ? Presque simultanément, quatre nouvelles victimes s’ajoutèrent aux précédentes. Les circonstances étaient les mêmes : écart brusque de la voiture qui renverse, tue et s’enfuit. La certitude s’imposait.

On se souvient de l’émoi qui souleva d’opinion. D’un bout à l’autre de la France, ce fut une explosion de colère, et un besoin avide de savoir, de pénétrer cet épouvantable mystère. Car enfin, si l’on avait recueilli certains renseignements sur l’automobile, il n’y en avait que de très vagues sur celui qui la conduisait.

Seul, il était toujours seul, voilà ce que l’on savait. Dans le nuage de poussière qui l’enveloppait, dans l’élan vertigineux de sa course, on apercevait une sorte d’être vêtu de fourrure, accroupi, immobile à l’arrière de sa longue voiture. Les uns le disaient bossu. Des paysans prétendaient que cette soi-disant fourrure n’était autre que sa toison naturelle qu’il y avait là, non un homme, mais un monstre, une bête fauve… Inévitablement l’imagination des foules devait s’emparer de ce personnage pour en grossir les traits, le symboliser, et en faire une figure de légende.

Il y prêtait d’ailleurs singulièrement. D’où venait-il ? Qui était-il ? Quel était son but ?

Et puis, où se cachait-il ? Il ne pouvait du matin jusqu’au soir, et du soir au matin, rouler sur les grand’routes. Si fantastique qu’il fût, il mangeait, buvait, dormait, alimentait sa voiture, achetait de l’essence, de l’huile. Où ? Comment ? Personne ne l’avait encore vu, et personne, malgré les efforts individuels, les investigations des gendarmeries, l’attention vigilante de tout un pays, ne connaissait encore exactement l’automobile, ne l’avait contemplée à l’état de repos, stationnaire.

Lui, cependant, on finit par le voir. Un bûcheron raconta qu’il avait été abordé, en forêt d’Andaine, par un individu contrefait, de taille exiguë et hideux de visage, et que, sur sa prière, il avait été jusqu’au bourg voisin chercher deux bidons d’essence. L’individu l’avait payé de sa peine à louis d’or. Plusieurs dépositions du même genre se produisirent. La plus importante provint d’un fermier de la Beauce. Il déclara que le sieur Gruel avait reçu une très grosse somme pour location de sa grange pendant huit jours à un individu possesseur d’une automobile. Interrogé, le sieur Gruel nia, mais ne put indiquer la source de l’argent que l’on trouva entre ses mains.

Dès lors la légende s’affirma : l’homme était fabuleusement riche, et c’est par monceaux d’or qu’il récompensait les services ou s’assurait la complicité momentanée de tel passant rencontré. Il se terrait dans quelque coin, au fond des forêts, en sortait peu pour ne pas multiplier les chances d’être surpris, accumulait çà et là des réserves de vivres, des provisions d’essence… puis soudain, à intervalles irréguliers, une apparition, deux, trois, quatre victimes, comme foudroyées par un éclair… et puis le silence, la vision évanouie…

« Gueule-Rouge », tel fut le nom du monstre, et l’on qualifiait de la sorte aussi bien l’être monstrueux qui s’ingéniait à tuer que la bête monstrueuse qui frappait de mort.

Gueule-Rouge ! Gueule-de-Sang ! Gueule-de-Mort ! Le pâtre la vit à travers ses landes, et le montagnard au flanc de ses rochers. Elle mordit le chemineau qui suit le bord des routes blanches, happa le gamin qui joue dans le ruisseau des petites villes, dévora les gars et les filles qui reviennent de la fête en se tenant par la main. Elle effleura les grandes cités, Bordeaux, Marseille, Lille, de son baiser sanglant. Elle hurla dans Paris… Oui, en plein jour… sur les boulevards… quelque chose qui passa, qui tua… Gueule-Rouge !

Quelle angoisse nous opprima tous ! Il semblait qu’une menace perpétuelle et inévitable nous guettait, frappant ici, frappant là, au hasard. Gueule-Rouge était partout. Il y en avait cent, il y en avait mille, qui, toutes à la fois, poursuivaient leur œuvre de destruction.

On la traqua, on se ligua. Sur son passage supposé, annoncé par dépêche d’une commune à l’autre, on tendit des cordes. En vain ! Elle évitait tous les pièges, bifurquant, rebroussant chemin, s’aventurant même dans les sentiers, disparaissant…

Et au Nord, au Sud, à l’Orient et à l’Occident, le monstre galopait, comme un vainqueur sur le champ du carnage. Il s’amusait et ricanait. Il s’exerçait aux tours d’adresse, cueillant ses victimes, ainsi que l’on cueille des fleurs au talus des chemins.

Il allait, cauchemar effarant, bête de proie, qui tuait pour tuer, force stupide et implacable qui évoquait dans les cerveaux troublés des visions de conquérant barbare, ivre, fou, d’un Attila, fléau de Dieu !…

Maurice LEBLANC.