Guide du voyageur à Poitiers et aux environs - Historique

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HISTORIQUE


La ville de Poitiers était, avant la révolution de 1789, la capitale du Poitou, le chef-lieu de l’Intendance, le siège d’un vaste Évêché, auquel ont emprunté les Diocèses de la Rochelle, Angoulême, Angers, Tours, Bourges et Limoges ; d’une Généralité fort étendue ; d’un Présidial auquel ressortissaient 300 hautes justices, qui dépassaient le ressort actuel de la Cour d’appel, et s’étendaient jusqu’à des limites dépendant aujourd’hui des Cours de Bordeaux, Limoges, Bourges, Orléans et Angers.

Elle avait en outre un Bailliage, une Sénéchaussée, une Élection, un Hôtel des Monnaies, une Université, 5 Chapitres, 24 paroisses, 11 monastères d’hommes, 15 communautés de femmes, 60 édifices consacrés au culte catholique ; et leurs clochers de toutes formes, de toutes grandeurs, lui donnaient de loin un aspect fort singulier.

Elle est aujourd’hui, bien que déchue de son ancienne importance, le siège d’une Cour d’appel divisée en trois chambres, à laquelle ressortissent les tribunaux des 4 départements de la Vienne, des Deux-Sèvres, de la Vendée et de la Charente-Inférieure ; d’un Évêché qui comprend les 2 départements de la Vienne et des Deux-Sèvres ; le chef-lieu du département de la Vienne ; elle dépend de la 4e Subdivision de la 18e Division militaire (Tours), de la 15e Légion de Gendarmerie (Tours), et de la 26e Conservation forestière (Niort).

L’Académie dont elle est le chef-lieu est une des plus étendues des seize Académies de France. Elle comprend trois Facultés (Droit, Sciences et Lettres) ; trois Écoles secondaires de Médecine et de Pharmacie, situées à Poitiers, Tours, Limoges ; huit Lycées établis dans les chefs-lieux des départements de la Vienne, de la Charente, de la Charente-Inférieure, des Deux-Sèvres, de l’Indre-et-Loire, de l’Indre, de la Haute-Vienne ; enfin dix-neuf colléges communaux (dont quatre de plein exercice), situés à Châtellerault, Loudun, Civray, dans la Vienne ; à Cognac, Confolens, La Rochefoucault, dans la Charente ; à Melle et Parthenay, dans les Deux-Sèvres ; à Luçon et Fontenay-le-Comte, dans la Vendée ; à Chinon, dans l’Indre-et-Loire ; à Issoudun et la Châtre, dans l’Indre ; à Magnac-Laval, Eymoutiers, Saint-Junien et Saint-Yrieix, dans la Haute-Vienne. L’Académie est dirigée par un Recteur, assisté de huit inspecteurs d’Académie (un pour chaque département) et d’un Conseil académique.

Poitiers est situé au confluent du Clain et de la Boivre, à 335 kilomètres de Paris, à 215 d’Orléans, à 101 de Tours, à 32 de Châtellerault. Sa population est de 31 034 âmes (recensement de 1866).

Malgré les améliorations très-nombreuses dont elle a été l’objet depuis 50 ans, la ville de Poitiers est encore fort loin de pouvoir être citée parmi les villes de France que le voyageur doit visiter pour la seule satisfaction de ses regards. Son aspect général, des hauteurs qui la dominent presque de tous côtés, a quelque chose, il est vrai, de pittoresque, qu’on chercherait en vain dans des cités plus populeuses et plus régulières : mais, si l’on pénètre dans l’intérieur, avec les effets trompeurs de la perspective disparaît le charme factice qu’avaient produit ces bâtiments mêlés aux touffes d’arbres, ces rues profilées, pour ainsi dire, au milieu des jardins verdoyants, et l’on se trouve face à face avec une décevante réalité.

Beaucoup de ses rues sont encore étroites et tortueuses : ses bâtiments sont généralement dépourvus de toute ornementation, de tout style. Elle n’a pas un grand nombre de ces vastes places largement aérées, de ces quartiers neufs, de ces monuments brillants de jeunesse qui font la décoration et l’honneur de nos cités modernes ; ou bien, si elle en compte quelques-uns, ils sont, en général, de nature, hélas ! à produire un effet tout contraire. Mais si tout cela ne constitue pas précisément ce que M. de Custine appelle fort peu galamment, quelque part, un monceau de vieux plâtras, cela, du moins, ne peut point, en conscience, être appelé beau.

Cependant, après avoir fait la part à la critique, soyons juste. Poitiers a conservé, malgré les révolutions et leurs conséquences modificatives, une partie de ce cachet remarquable que le moyen âge imprimait à ses cités les plus importantes, et qui n’était après tout que le reflet d’autres mœurs et une satisfaction donnée à d’autres besoins.

Mais c’est précisément cette physionomie toute spéciale à laquelle chaque jour enlève une ride, un trait, c’est précisément ce facies original, qui doivent solliciter le voyageur, et surtout le voyageur intelligent, à donner quelques heures d’examen réfléchi à l’antique capitale du Poitou.

Les seuls monuments qu’elle puisse montrer avec quelque orgueil sont, il est vrai, noircis par le temps ; mais, presque tous aussi, ils sont remarquables à des titres divers.

Chaque période un peu importante de l’histoire de l’art depuis le VIe siècle s’y trouve représentée par des échantillons à un état plus ou moins parfait de conservation, mais qui peuvent servir d’objet d’étude approfondie pour l’artiste et pour le savant ; les souvenirs historiques réveillés par ces pierres se rattachent, du reste, presque tous aux phases les plus essentielles de notre histoire.

C’est, en effet, près de nos murs que se sont livrés les grands combats auxquels la France doit sa religion, sa nationalité, ses franchises ; c’est dans son enceinte même que fut proclamé le salut de la monarchie, menacée de devenir anglaise, et sauvée alors par les vigoureuses croyances de nos pères ; c’est là que vécurent de grands saints, et chaque pas rappelle leur souvenir, leurs vertus, leur protection efficace ; c’est là que se développèrent, au sein de l’étude et du travail, des générations entières de savants, des poëtes, des littérateurs, des hommes distingués dans divers genres et qui ont honoré leur pays. Que faut-il de plus, même aux yeux des esprits superficiels, pour leur faire agréer, en faveur du fond, ce qu’ils seraient peut-être tentés de dédaigner dans la forme ?

C’est ce que nous avons pensé, au moment où nous avons mis la main à notre œuvre, et c’est aussi ce qui nous a dirigé dans son exécution. Dès lors que le fait historique domine chez nous, de toute la hauteur de son importance morale, le fait matériel et le monument qui en est l’expression plus ou moins complète, ou qui s’y rattache indirectement, de même aussi la partie historique de notre œuvre devait prendre des proportions en harmonie avec son importance réelle.

C’est ce qui expliquera à nos lecteurs pourquoi, avant de les initier à la connaissance plus intime de chacun de nos monuments, nous nous sommes cru obligé de faire passer sous leurs yeux une large esquisse de l’histoire générale à laquelle leur vie particulière se trouve essentiellement mêlée, et pourquoi, dans leur histoire propre, nous n’avons jamais voulu perdre de vue, au milieu des détails variés de la description technique, le point essentiel qui peut seul leur donner une valeur réelle et incontestable.

D’ailleurs, et pourquoi ne le dirions-nous pas ? si nous avons dépassé certaines limites, c’est que nous avons contracté une dette importante vis-à-vis de nos concitoyens et de nos frères en études sérieuses : l’un, notre maître pourtant[1], poussa l’abnégation, bien flatteuse pour nous, jusqu’à vouloir nous laisser marcher seul dans la voie que sa science avait parcourue avec honneur avant nous, et où nous ne pouvions guère que le suivre ; l’autre, notre confrère désintéressé, généreux[2], mit à notre disposition, avec une rare modestie, pour plusieurs de nos gravures, ce crayon facile auquel il sait si bien joindre, quand il le veut, la plume élégante du chroniqueur ; l’autre, enfin[3], nous permit de pratiquer avec lui ce communisme littéraire de vieille date entre nous, mais qui eût effrayé peut-être toute autre amitié que la sienne, et nous n’avons eu qu’à puiser à pleines mains, aujourd’hui encore comme hier, dans les trésors de ses riches archives.

En ce qui concerne spécialement cette troisième édition, nous avons reçu des communications qui accusent une obligeance amie dont nous ne pouvons mieux témoigner notre reconnaissance à nos éminents confrères[4] qu’en employant à rectifier nos erreurs et à perfectionner l’œuvre qu’ils honorent ainsi, toutes les observations dues à leur bienveillance.

Nous devons donc d’autant plus qu’on a plus fait pour nous ; et si nous avons une crainte fondée, c’est que le cadre où nous avons été forcé de nous enfermer ne nous ait pas permis d’être à la hauteur de notre tâche.

Puissiez-vous, ami lecteur, en accordant à ce petit livre une faveur moins éphémère que celle d’une lecture rapide, aussitôt oubliée, nous autoriser à croire que nous ne sommes pas resté trop éloigné du but que nous nous proposions !

Si l’on s’amusait à rechercher dans les premiers auteurs l’origine des Poitevins et de Poitiers, on y lirait que les paisibles habitants de cette tranquille cité descendent en droite ligne d’Hercule et d’une vierge de nature humaine et serpentine, habitant une île de la Scythie appelée île Sylvestre.

Vous dire comment cette filiation, en passant par les Scythes, les Agathyrses et les Pictes, a donné le produit qui existe aujourd’hui et qui fait partie du grand tout que nous nommons le peuple français, c’est ce que nous n’essayerons point.

Nous n’avons ni le temps ni l’espace pour ce faire. Nous serons aussi sobre à l’endroit de l’étymologie des noms de Pictavia, Picti, Pictavi, Pictones, qui ont été donnés par les auteurs latins au pays et à ses habitants.

De grands savants ont vu dans ces mots la preuve que nos ancêtres « se « peindaient tout spécialement de rouge : de là furent appelés Picti et le pays « Pictavia, et eux Poictevins rouges » : d’autres, prenant pour point de départ cette donnée ingénieuse, ont vu dans le fard rouge du visage de nos pères un moyen tout nouveau de les rattacher à leur divin auteur, et, se souvenant des exploits du fils de Jupiter et d’Alcmène, dieu de la force, ils ont pensé que le mot Picta vis (force peinte) exprimait fort heureusement l’idée complexe d’une origine céleste et de l’antique habitude du tatouage.

Enfin, quelques-uns, plus timides, ont découvert que Pictavia signifiait tout bonnement que le pays de Poictou était primitivement (mais, malheureusement pour l’étymologie, il a cela de commun avec un grand nombre d’autres) « painct « et enrichy d’arbres, blés, vignes, fontaines, rivières, boys, boucages et « pasturages ».

Puis sont venus les traînards qui, suivant péniblement les sentiers battus de l’étymologie, ont ramassé dans quelque coin obscur cette présomption importante : « que la cité de Poitiers fut appelée Pictavis, ab ave pictâ, parce « qu’elle fut édifiée au lieu où l’on « avait trouvé un oiseau peint ».

Cela sent un peu la vieille histoire du nom latin du Capitole, et nous rappelle, presque malgré nous, l’étymologie burlesque qu’un grave auteur attribue au nom de la capitale du Loudunais : Loudun, Laudunum, ainsi nommée parce qu’on trouva dans les fondements de la ville l’os d’un homme.

Avouez, lecteur, que tout cela est d’égale force !

Quant à nous, tout en admirant ces efforts d’imaginative, nous nous demanderons s’il est absolument indispensable, pour notre salut et pour celui de nos lecteurs, de croire à la nécessité d’un radical à prétentions dans le nom de nos pères.

La réponse sera négative, car, depuis que nous avons vu faire dériver Lutetia, nom latin de Paris, de la blancheur de ses jolies femmes et de la boue de ses rues sales, notre foi, jadis très-robuste, en l’infaillibilité de l’étymologie, s’est métamorphosée en scepticisme grandement prononcé : aussi ce scepticisme nous fera-t-il dire que nos ancêtres furent appelés Pictons tout bonnement parce qu’il leur fallait un nom tel quel, qui les distinguât de leurs voisins, et que ce fut celui-là plutôt qu’un autre que le hasard leur imposa.

S’il avait un sens, nous avouons très-humblement ne le point connaître. Quant à l’origine de la population elle-même, nous ne suivrons point nos devanciers pour examiner avec eux si le Poitevin est Kelte ou Goth ; nous aimons mieux nous rattacher, comme l’a fait avant nous un spirituel écrivain, à l’idée que nous sommes, sans conteste valable, un franc rejeton de la noble souche gauloise ; il nous serait pénible de penser qu’on ait droit de nous regarder comme une branche sauvage apportée on ne sait d’où, pour être entée presque par force sur ce vieil arbre dont le fer des Romains essaya vainement de mutiler les rameaux vivaces et de comprimer la séve généreuse.

Cet arbre généalogique en vaut bien un autre : qu’en pensez-vous, ami lecteur ? Nous nous y tiendrons, par conséquent, sans plus chercher ailleurs.

Après avoir appartenu à cette grande nationalité gauloise dont l’existence est marquée dans le vide des temps par ces deux jalons historiques, le sac du temple de Delphes et le sac de Rome, le Poitou suivit les destinées de la Gaule, lorsque l’épée de César vint lui demander compte du sang versé par l’épée de Brennus ; il fut alors soumis par Publius Crassus, lieutenant du futur dictateur, et il fournit à la flotte du vainqueur son contingent, lorsqu’il alla attaquer les Vénètes.

Cependant, lors du soulèvement d’une grande partie de la Gaule, les Pictons suivirent l’élan national, à l’exception de quelques personnages, dont l’un, entre autres, a laissé un nom historique qui se rattache à l’existence même de la ville de Poitiers.

Nous voulons parler du Picton Duratius. Demeuré flidèle aux Romains, ce chef soutint contre Dumnacus, chef des Andes (Angevins), dans la capitale même des Pictons (Limonum), un siége en règle, qui annonce l’importance relative, à cette époque, de cette cité au milieu des bourgades sans défense de la Gaule vaincue.

Une monnaie a été frappée au nom de ce personnage : nous la reproduisons, comme étant le monument le plus ancien de l’existence de notre cité.

(Le savant de Saulcy a cru voir dans l’effigie de l’obvers de cette monnaie la tête de Vénus, dont prétendait descendre, comme on sait, Jules César. — Revue numismatique, 1851. p. 396.)

Cette existence antique, nous la réclamons pour la ville actuelle, en dépit des prétentions de certains auteurs qui placent le Poitiers primitif au lieu dit le Vieux-Poitiers, près duquel les voyageurs qui arrivent de Paris passent, après avoir vu se réunir les eaux du Clain et de la Vienne. Ce lieu, où subsistent encore quelques restes de constructions, n’était qu’une mansio romaine, établie au lieu où les Gaulois avaient laissé les traces de leur séjour, et tout au moins un monument de leur civilisation primitive dans ce Menhir grossier couvert d’une inscription tracée par la main du peuple vainqueur, et léguée aux sphynx de l’avenir.

Nous n’acceptons pas non plus cette idée de Dufour que la ville primitive de Poitiers dut être placée, rive droite du Clain, sur les hauteurs de Maubernage (Montbernage). Laissons à ce faubourg la réputation gastronomique dont nous parlerons plus tard, et à laquelle il n’a pas la sotte prétention d’ajouter l’orgueil d’une trop vaniteuse origine.

À voir la situation de la ville de Poitiers au confluent de la Boivre avec le Clain, sur une espèce de promontoire qui s’étend dans une anse de cette dernière rivière, et dont l’escarpement est tel que la ligne de faîte est élevée d’environ 40 mètres au-dessus de la vallée, il est évident que les premiers habitants du pays, qui songèrent à se réunir pour opposer une défense énergique, à un ennemi commun, trouvèrent dans cette situation favorable toutes les conditions qu’exigeait leur salut, et ils surent en profiter.

Après la soumission complète du pays, le Poitou fit partie de la Gaule aquitanique. Les débris trouvés dans des fouilles nombreuses, et l’existence d’un immense amphithéâtre, prouvent, à défaut de documents historiques, tout ce que Limonum emprunta de magnificence et de richesse à la civilisation romaine, et nous sommes en droit de reconstruire par la pensée cette cité importante, avec ses palais et ses temples revêtus de marbre, décorés de sculptures élégantes, avec ses villas semées çà et là sur le bord des nombreux cours d’eau qui sillonnent le pays.

Des fouilles, des recherches faites avec soin prouvent que, sous la domination romaine, la ville dut être entourée d’une fortification continue, dont le caractère romain se reconnaît à son parement composé de lignes alternées de petites pierres et de briques horizontalement et régulièrement espacées.

Malgré les assertions de l’historien Dufour, il est aujourd’hui démontré que, loin d’avoir la forme allongée que cet auteur lui attribue dans ses plans, l’enceinte romaine de la ville de Poitiers affectait, avec des dimensions moins vastes, une forme presque circulaire, assez éloignée de la figure irrégulière de l’enceinte actuelle.

L’aspect des lieux suffirait seul, du reste, comme nous l’avons déjà dit, pour justifier cette opinion, en raison de la nécessité d’une bonne défense, si l’existence même de la muraille antique dans des caves et souterrains ne constatait pas une ligne de fortifications que l’on peut suivre sur notre plan, où elle est indiquée par des signes particuliers.

Toutes les magnificences dont la civilisation romaine avait doté la ville de Limonum disparurent sous l’invasion des barbares, et ce fut sans doute pour se défendre contre leurs attaques que les maîtres du monde, menacés à leur tour, entassèrent tous les débris somptueux des palais et des temples écroulés, et construisirent avec ces matériaux précieux cette deuxième enceinte qui s’appuie presque partout sur la première enceinte romaine, mais qui offre par ses casemates et ses voûtes ornées de riches sculptures, de figures, de symboles et d’inscriptions antiques, un caractère vraiment curieux à étudier, et que nos lecteurs ne trouveront peut-être nulle part ailleurs.

Les Visigoths, qui dominaient du fond de l’Espagne jusqu’à la Loire, et dont la capitale était Toulouse, avaient obtenu en 418, de l’empereur Honorius, la cession du Poitou, et ils avaient fait de Limonum un des centres de leur puissance. Ce fut de là qu’Alaric II, leur roi, sortit en 507 pour aller se faire battre et tuer dans les plaines de Voclade (Voulon, et non Vouillé) par le roi des Francs, Clovis. Cette rude bataille anéantit, avec le pouvoir du défenseur de l’Arianisme dans les Gaules, cette hérésie dangereuse, et constitua le royaume catholique des Francs. Le vainqueur, devenu possesseur de ce vaste pays d’Aquitaine, établit des Comtes dans les principales cités, et Poitiers fut le lieu de résidence de l’un d’entre eux, sous la puissance souvent contestée des rois et ducs d’Aquitaine, descendants de Clovis, jusqu’à l’extinction de sa dynastie.

C’est pendant cet intervalle que les Sarrasins d’Espagne, attirés par les immenses richesses que leur promettaient les plaines fertiles de la France et ses monastères puissants, envahissent le territoire, ravagent sur leur passage les cités les plus populeuses, les temples les plus saints, et viennent enfin, à quelques lieues de Poitiers, dans les plaines de Moussais-la-Bataille (732), se faire écraser par le sauveur de la religion et de la nationalité française, le glorieux chef des Francs, Charles le Martel.

Malgré le prestige qui devait favoriser les vues ambitieuses du vainqueur, un attachement traditionnel et instinctivement national portait les Aquitains à soutenir la race de leurs anciens maîtres, et l’on vit Amingus ou Amanuge, Comte de Poitiers, sous le malheureux Waiffre, dernier Duc mérovingien d’Aquitaine, se faire tuer dans la lutte vraiment patriotique soutenue par ce prince contre son heureux rival, Pépin le Bref, fils du vainqueur des Sarrasins.

Waiffre, assassiné par des traîtres, après une résistance honorable, entraîne avec lui la chute des Aquitains ; puis Charlemagne, à son retour de son expédition d’Espagne, rétablit le royaume d’Aquitaine en faveur de son fils Louis, qui venait de naître, et nomme pour gouverner en son nom, quinze comtes chargés de la défense du pays et de l’administration de la justice, Abbon, le premier, est investi de ce titre de confiance pour la ville de Poitiers, et tant que la puissante main du maître se fait sentir, lui et ses successeurs remplissent fidèlement leur mandat.

Mais, sous les faibles successeurs du grand empereur, les Comtes du Poitou, Ducs d’Aquitaine, dont la puissance s’étendait sur la rive gauche de la Loire, depuis Saint-Florent-le-Vieil jusqu’à la mer — cette zone n’en fut détachée définitivement que vers 963 pour être réunie au Comté de Nantes — étendent leur domination jusque sur les frontières d’Espagne, guerroient avec leurs redoutables voisins, protègent les rois de France eux-mêmes contre leurs grands vassaux, fournissent, depuis Guillaume Ier jusqu’à Guillaume X, une suite héréditaire de souverains belliqueux, amateurs des lettres et des arts, et dont l’un mérite par ses poésies, conservées encore, le titre de Troubadour — « il était bon troubadour, bon chevalier d’armes, et courut longtemps le monde pour tromper les dames » — tandis que son aïeul avait conquis par des qualités réelles le surnom plus glorieux de Grand.

Puis, à la mort de Guillaume X, que l’Église de Poitiers honore d’un culte public, toute cette puissance se concentre sur la tête de sa fille, Aliénor d’Aquitaine. Seule héritière de toutes ces grandeurs, elle donne avec sa main, au fils du roi de France, plus tard roi lui-même sous le nom de Louis VII, une couronne de plus (1137).

Mais la répudiation, plus honorable que politique, de la princesse par son royal époux (1152), investit bientôt le roi d’Angleterre, Henri II, d’un pouvoir fatal à la France, pouvoir qui pèse rigoureusement sur les Aquitains, impatients du joug, et toujours forcés de le subir, malgré les soulèvements incessants et infructueux que provoque un patriotisme vivace.

Après avoir vu son fils, Richard Cœur-de-Lion, et son petit-fils, Othon d’Allemagne, posséder tour à tour le Duché d’Aquitaine, la Comtesse-reine s’en ressaisit à la mort de Richard (1199), en fait hommage au roi de France Philippe-Auguste, s’associe son autre fils Jean d’Angleterre, dit Jean-Sans-Terre, et gouverne à peu près seule ses vastes États.

Elle avait, sous le règne de son mari, Henri II, construit dans sa capitale des monuments dignes d’elle, et protégé la ville par une enceinte nouvelle qu’exigeaient ses développements ; mais, lorsqu’elle devient seule maîtresse des destinées du pays, elle sent le besoin de se gagner les cœurs, qu’elle s’était aliénés par des actes d’oppression tyrannique : elle continue les privilèges accordés aux Poitevins par ses prédécesseurs, celui, par exemple — et il est assez significatif pour mériter d’être cité — celui de marier leurs filles comme ils le jugeraient à propos, et crée une Commune à Poitiers (1199).

La Comtesse-reine meurt ; le Poitou est confisqué sur Jean-Sans-Terre, pour crime de félonie et de parricide, par la cour des Pairs de France. L’impétueux Philippe-Auguste exécute, les armes à la main, cet arrêt vengeur du meurtre odieux de l’innocent Arthur de Bretagne, et saint Louis donne plus tard le Comté de Poitou à son frère Alphonse.

Après la mort de ce prince, Philippe le Hardi, roi de France, son neveu, réclame le Poitou, et l’obtient par droit de réversion. Philippe le Bel, Philippe le Long, le possèdent tour à tour. Le premier de ces princes, d’accord avec le pape Clément V, décrète la suppression de l’Ordre religieux et militaire des Templiers, et c’est à Poitiers même que se discute, dans des pourparlers secrets et dans des réunions publiques, cette mesure violente, commandée peut-être par la politique, mais qui donne lieu à des explications contradictoires, sans justifier le sang versé pour elle.

C’est dans les champs de Maupertuis, presque en vue de Poitiers, qu’eut lieu la sanglante défaite du roi Jean par le prince Noir (1356), et c’est à cette désastreuse journée, si fatale à la noblesse française, que se rattache le grand fait historique de l’accroissement de l’influence de la Commune.

Le traité de Brétigny (8 mai 1360) place le Poitou sous la nomination anglaise ; mais la noble épée de du Guesclin l’arrache bientôt, et pour toujours, à ce joug odieux (1371). Il devient l’apanage de Jean de Berry, frère du roi Charles V (1392), retourne à la couronne pour redevenir encore (1417) apanage de Charles de France, dauphin de Viennois, depuis Charles VII, qui le réunit à la couronne, « sans qu’il puisse en être détaché à l’avenir, même en faveur d’un « prince du sang ».

Et, en effet, il avait bien mérité cette preuve particulière d’affection royale. Pendant les malheurs qui frappent ce souverain, c’est à Poitiers que ses droits sont reconnus, c’est à Poitiers que son avènement au trône est proclamé. Tandis qu’un héraut d’armes anglais crie sur la tombe encore ouverte du malheureux Charles VI : Vive Henri VI d’Angleterre, roi des Français ! les Poitevins, fidèles aux fils de saint Louis comme ils l’avaient été aux fils de Charlemagne, protestent contre les lâches acclamations des Parisiens, en criant : Noël pour Charles VII, roi de France !

Réduit à quelques villes indomptables dans leur attachement à leur nationalité, le roi transfère à Poitiers (1418) le Parlement et l’Université de Paris, qui y restent jusqu’en 1436, et c’est en raison de ce séjour que les membres du Présidial de Poitiers porteront, a l’avenir, la robe rouge, insigne spécial des cours souveraines.

En 1428, Jeanne d’Arc est conduite au roi à Chinon ; elle lui annonce la victoire. En mars 1429, elle subit à Poitiers, devant les docteurs de l’Université, les interrogatoires qui constatent la réalité de sa mission divine, et c’est de Poitiers, de l’hôtel de la Rose, où elle était descendue, qu’elle s’élance, tout armée à blanc, pour aller faire couronner à Reims ce roi qu’on appelait par dérision le roi de Bourges, et que l’histoire, grâce à la Pucelle, nommera plus tard le Victorieux.

À dater de là, le rôle de la ville de Poitiers n’offre rien de très-remarquable jusqu’au XVIe siècle ; mais la prédication luthérienne est pour elle une époque de deuil et de sang.

Calvin, le novateur astucieux, séjourne dans ses murs, enjôle et coiffe, suivant l’expression naïve d’un historien, plusieurs habitants distingués, et tient ses conciliabules dans des grottes sauvages dont l’une, située sur les bords du Clain, porte encore son nom. L’excitation qu’il provoque entraîne de sanglantes attaques contre les prêtres, puis des représailles judiciaires.

Le mal fait des progrès : Poitiers, foyer des nouvelles doctrines, devient un point de mire ; il est pris et repris par les huguenots et les catholiques, et enfin, le 26 mai 1562 et jours suivants, il est livré au pillage d’une troupe de bandits gascons protestants qui violent les tombeaux, brisent les autels, mutilent les monuments religieux, volent les trésors des églises et s’abandonnent aux horreurs d’une rage effrénée.

À leur tour, les catholiques, commandés par le maréchal de Saint-André, chassent les Gascons ; le maire Herbert est pendu à une potence ; un soldat fait une « fricassée d’oreilles d’hommes, conviant à ce banquet quelques siens « compaignons ». C’est l’histoire, hélas ! trop réelle, des guerres civiles, quel qu’en soit le drapeau !

La question religieuse s’envenime de toutes les passions politiques ; la France devient une vaste arène où se débattent des intérêts qui, d’un côté du moins, ne sont pas les siens.

Dans ce vaste conflit, Poitiers se trouve assiégé par l’amiral Coligny, chef des protestants, qui, malgré les troupes dont il dispose et l’étendue défavorable de la ville, se voit forcé, par le courage indomptable des habitants, à lever honteusement le siège au bout de sept semaines d’une défense désespérée (7 septembre 1569), et va se faire battre complétement à Moncontour.

À partir de cette date glorieuse pour elle, la ville de Poitiers, agitée encore par les éléments de trouble qui avaient germé dans son sein, éprouve quelques luttes intestines. Mais bientôt son histoire et sa vie, sauf quelques faits particuliers de mince importance, vont se trouver fondues dans l’histoire et la vie de la grande nationalité française.

Depuis lors aussi, le cœur tout français de ses habitants a répondu à tous les battements du cœur de la France : aux jours de ses triomphes, il a bondi de joie et d’orgueil ; aux jours de ses désastres, il a ressenti la douleur de ses humiliations ; et quand il ne s’est pas associé aux élans que l’on demandait à ses enfants, c’est que ces élans étaient indignes de la France.


  1. M. Foucart, auteur de Poitiers et ses Monuments.
  2. M. Le Touzé de Longuemar.
  3. M. Beauchet-Filleau.
  4. Parmi eux, nous devons citer, tout particulièrement, le savant chef de notre Académie, M. Chéruel.