Guy Mannering/11

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 88-96).


CHAPITRE XI.

L’AUBERGE.


Le Temps remplissant le rôle du Chœur.
Je fais tout ; je suis la joie et la terreur du bon et du méchant ; j’établis et détruis l’erreur ; je suis le Temps ; je prends sur moi d’employer mes ailes. Il ne faut pas me faire un crime de ce que je fuis rapidement, et que je glisse par dessus seize années en ne disant rien de ce qui s’est passé dans cet intervalle.
Shakspeare.


Notre narration va maintenant franchir un espace, et laisser écouler près de dix-sept ans, pendant lesquels il n’arriva aucun événement important pour l’histoire que nous avons entrepris de raconter. L’intervalle est bien grand, il est vrai ; mais si le lecteur veut jeter un regard en arrière sur un pareil nombre d’années de sa vie passée, l’espace ne lui paraîtra pas plus long dans son souvenir que le temps qu’il mettra à parcourir ces pages.

C’était donc au mois de novembre, environ dix-sept ans après la catastrophe racontée dans le dernier chapitre, que pendant une soirée froide et orageuse une société s’était groupée autour du feu de la cuisine des Armes de Gordon, à Kippletringan, petite mais confortable auberge tenue par mistress Mac-Candlish.

La conversation de ceux qui la composaient m’évitera la peine de raconter le petit nombre d’événements arrivés pendant cette longue période, et qu’il est nécessaire que le lecteur connaisse.

Mistress Mac-Candlish, comme une reine sur son trône, siégeait dans un fauteuil doublé de cuir noir ; elle se régalait avec quelques commères d’une tasse d’un thé délicieux et avait en même temps l’œil sur ses domestiques, qui allaient et venaient pour s’acquitter de leur devoir et de leur service. À quelque distance, le clerc et le maître-chantre de la paroisse fumaient avec délices leur pipe du samedi soir, et aidaient à cette douce occupation en avalant de temps en temps des gorgées d’eau-de-vie et d’eau ; le diacre Bearcliff, homme d’une grande importance dans le village, partageait les douceurs des deux sociétés, où il avait sa pipe et sa tasse de thé, cette dernière relevée avec un peu d’eau-de-vie. Un ou deux paysans, assis à quelque distance, buvaient leur ale à deux penny.

« Êtes-vous sûre que le parloir est prêt pour eux, que le feu brûle bien, que la cheminée ne fume point ? » dit l’hôtesse à une servante.

On lui répondit affirmativement.

« Personne ne doit être malhonnête envers eux, surtout dans leur détresse, dit-elle en se tournant vers le diacre. — Assurément non, mistress Mac-Candlish, assurément non. Je vous réponds que s’ils avaient besoin, dans ma boutique, d’un petit article au-dessous de sept, huit ou dix livres, je leur livrerais à crédit aussi bien qu’aux plus riches de la contrée. Viennent-ils dans la vieille chaise de poste ? — J’oserai dire non, dit le maître-chantre, car miss Bertram vient sur le poney blanc quand elle se rend à l’église, et elle y vient régulièrement, et c’est un plaisir de l’entendre chanter les psaumes ; c’est une jeune et belle créature. — Oui, et le jeune laird d’Hazlewood chevauche à côté d’elle et la reconduit la moitié du chemin après le sermon, dit un des compères de la compagnie ; je m’étonne comment le vieil Hazlewood aime cela. — Je ne sais pas s’il l’aime à présent, monsieur, répondit un des buveurs de thé, mais il fut un temps où Ellangowan n’aurait pas été plus content de voir sa fille faire le chemin avec le fils d’Hazlevood. — Oui, il fut un temps, répondit le premier avec emphase. — Je suis sûre, voisin Ovens, dit l’hôtesse, que les Hazlewood de Hazlewood, quoiqu’ils soient une bonne et ancienne famille du pays, n’auraient jamais songé avant ces derniers quarante ans à s’élever jusqu’aux Ellangowan. Les Bertram d’Ellangowan sont les Dingawaies de l’ancien temps ; il y a une ballade sur l’un d’eux qui épousa la fille d’un roi de l’île de Man, elle commence ainsi :

Le gai Bertram a traversé les flots
Pour aller chercher une épouse.


Je réponds que M. Skreigh pourrait nous la chanter. — Bonne femme, répondit Skreigh en se pinçant les lèvres et avalant son punch à petites gorgées avec une grande solennité, nos talents nous ont été donnés pour un autre usage que pour chanter de vieilles chansons profanes si près du jour du sabbat. — Oh fi, monsieur Skreigh, je gagerais que je vous ai entendu chanter déjà de joyeuses chansons le samedi soir. Mais pour la chaise, monsieur le diacre, elle n’est pas sortie de la remise depuis la mort de mistriss Bertram : il y a de cela seize à dix-sept ans. Jack Jabos est allé les chercher avec une de mes chaises ; je m’étonne qu’il ne soit pas encore revenu. Il fait tout-à-fait obscur, mais il n’y a que deux mauvais coudes sur la route, et le pont qui traverse le ruisseau de Warroch est en assez bon état lorsqu’on prend le côté droit ; cependant il y a la montée d’Heavieside qui est la mort des chevaux, mais Jack connaît bien la route. »

En ce moment on entendit frapper violemment à la porte.

« Ce n’est pas eux, je n’ai pas entendu le bruit des roues : Grizzel ! allons, fainéante, allez à la porte. — C’est simplement un gentleman, dit Grizzel ; le ferai-je entrer dans le parloir ? — Malheur à vous ! c’est quelque Anglais qui voyage à cheval : venir la nuit sans domestique à cette heure de la nuit ! le garçon d’écurie a-t-il pris le cheval ? Vous allumerez quelques broussailles dans la cheminée de la chambre rouge. — Permettez-moi, madame, dit le voyageur en entrant dans la cuisine, de me chauffer ici, car la nuit est très froide. »

Son extérieur, sa voix, ses manières produisirent un effet subit en sa faveur. C’était un homme grand, bien fait, quoique maigre, vêtu de noir, comme on le vit lorsqu’il eut quitté son manteau de voyage ; il paraissait être entre quarante et cinquante ans ; ses traits étaient graves et intéressants, sa tournure avait quelque chose de militaire. Tout dans son extérieur et dans ses manières annonçait le gentleman. Une longue habitude avait donné à mistress Mac-Candlish un tact exquis pour connaître la qualité de ses hôtes, et pour y proportionner la réception qu’elle leur faisait :

Chacun selon son rang était reçu chez elle ;
Elle était indolente ou bien pleine de zèle,
Maussade, malhonnête et douce tour à tour :
« Milord, votre servante, » et « Maître Smith, bonjour. »

En cette circonstance elle fut humble dans sa politesse et prolixe dans ses excuses. L’étranger demanda qu’on prît soin de son cheval ; elle sortit elle-même pour donner les ordres au garçon d’écurie.

« Jamais plus belle bête n’est entrée dans l’écurie des Armes de Gordon, » répondit le domestique ; et ces paroles augmentèrent le respect de l’hôtesse pour le voyageur. À son retour, comme l’étranger refusait de passer dans l’autre appartement, qui, comme elle l’avouait, serait froid et plein de fumée jusqu’à ce que le feu fût bien en train, en hôtesse hospitalière elle l’installa au coin du feu, et lui offrit les rafraîchissements qu’il pouvait désirer.

« Une tasse de votre thé, madame, si vous voulez bien. »

Mistress Mac-Candlish s’empressa de remettre de l’hyson dans sa théière, et fit les honneurs avec toutes ses grâces.

« Nous avons un joli parloir, monsieur, et tout ce qui peut être agréable à des gens comme il faut ; mais il est retenu cette nuit par un gentleman et sa fille qui sont sur le point de quitter cette partie du pays ; une de mes chaises est partie pour les aller chercher ; elle va arriver dans un instant ; ils ne sont pas aussi bien dans le monde qu’ils l’ont été, mais nous sommes sujets à des hauts et à des bas dans cette vie, comme Votre Honneur doit savoir. La fumée de la pipe n’incommode-t-elle point Votre Honneur ? — Nullement, madame ! je suis un vieux militaire, et j’y suis parfaitement accoutumé. Permettez-moi de vous faire quelques demandes sur une famille du voisinage. »

On entendit un bruit de roues, et mistress Mac-Candlish se précipita à la porte pour recevoir les hôtes qu’elle attendait ; mais elle revint tout de suite, suivie par le postillon qui disait : « Non, ils ne peuvent venir ; le laird est trop mal. — Dieu leur soit en aide ! dit mistress Mac-Candlish ; demain matin est le terme fixé, c’est le dernier jour qu’ils peuvent rester dans la maison, tout doit être vendu. — Oui, mais ils ne peuvent venir, je vous dis que M. Bertram ne peut être transporté. — Quel M. Bertram ? dit l’étranger : ce n’est pas M. Bertram d’Ellangowan, j’espère ? — C’est lui-même, monsieur ; et si vous êtes son ami, vous arrivez à temps, car il est bien dans le malheur. — J’ai été absent pendant bon nombre d’années ; sa santé est-elle donc si dérangée ? — Hélas ! et ses affaires aussi, et tout, dit le diacre ; les créanciers sont entrés en possession de ses biens, et c’est pour les vendre ; et quelques gens qui lui doivent tout, je ne nomme personne, mais mistress Mac-Candlish sait bien qui je veux dire (l’hôtesse fit un signe de tête affirmatif), sont les plus acharnés aujourd’hui contre lui. On me doit bien quelque petite chose à moi aussi, mais j’aimerais mieux le perdre que de chasser le vieillard de sa maison, et surtout lorsqu’il est mourant. — Oui, dit le clerc de la paroisse ; mais M. Glossin s’empresse de chasser le Tieux Ellangowan et de pousser à la vente, de peur que l’héritier mâle ne vienne réclamer ce domaine ; car j’ai entendu dire que s’il y avait un héritier mâle, on ne pourrait vendre le domaine pour acquitter les dettes du vieux Ellangowan. — Il avait un fils qui naquit il y a des années, dit l’étranger ; est-il donc mort ? — Personne ne peut parler de cela, dit le clerc d’un air mystérieux. — Mort ! dit le diacre, je réponds qu’il est mort il y a long-temps ; on n’en a pas entendu parler depuis vingt ans ou environ. — Je sais bien qu’il n’y a pas vingt ans, dit l’hôtesse ; il n’y a pas plus de dix-sept ans ce mois-ci, et cela a fait beaucoup de bruit dans le pays ; l’enfant disparut le même jour que l’inspecteur Kennedy fut tué. Si vous êtes venu dans cette contrée anciennement. Votre Honneur a pu connaître l’inspecteur Frank Kennedy : c’était un homme de cœur, agréable, et la compagnie des meilleurs gentlemen du comté, et il a fait plusieurs parties joyeuses dans cette maison. J’étais jeune alors, monsieur, et nouvellement mariée au bailli Mac-Candlish, aujourd’hui défunt (ici un soupir), et j’ai beaucoup ri avec l’inspecteur. C’était un chien d’entêté : oh ! s’il ne s’était mêlé des affaires des contrebandiers ! mais il cherchait toujours les aventures. Et aussi, voyez, monsieur, il y avait un sloop royal mouillé dans la baie à Wigton, et Frank Kennedy l’en fit sortir pour donner la chasse au lougre d’Hatteraick. Vous vous rappelez Dirk Hatteraick, diacre ? j’ose dire que vous avez fait plus d’une affaire avec lui (le diacre, en forme d’acquiescement, donna un signe de tête et fit entendre un humph). C’était un garçon hardi, et il combattit jusqu’à ce que son vaisseau sautât comme une pelure d’oignon. Frank Kennedy, qui avait été le premier à aborder, fut lancé comme un rocher à un mille de là, et il tomba dans l’eau au-dessous des rochers de la pointe de Warroch, qu’on appelle maintenant le Saut du Jaugeur. — Et l’enfant de M. Bertram, dit l’étranger, quel rapport a-t-il avec tout cela ? — Oh, monsieur ! l’enfant était toujours avec l’inspecteur, et on pensa qu’il s’était rendu avec lui à bord, comme les enfants sont toujours en avant pour s’exposer au danger. — Non, non, dit le diacre, vous êtes tout-à-fait dans l’erreur, Luckie… car le jeune laird fut enlevé par une coureuse Égyptienne qu’on appelait Meg Merrilies, je me le rappelle bien, parce qu’Ellangowan l’avait fait promener au son du tambour dans Kippletringan pour lui avoir volé une cuiller d’argent. — Je vous demande pardon, dit le maître-chantre ; vous êtes aussi loin de la vérité que la bonne dame. — Et quelle est votre édition de cette histoire, monsieur ? dit l’étranger en se tournant vers lui avec intérêt. — Cela n’est peut-être pas bon à raconter, dit le maître-chantre avec solennité. »

Cependant, pressé de parler, il préluda en lâchant deux ou trois larges bouffées de fumée de tabac, et du milieu de ce sanctuaire nébuleux que la fumée formait autour de lui, il laissa entendre la légende suivante, après avoir éclairci sa voix par un ou deux hem… et imitant, aussi bien qu’il lui était possible, l’éloquence qui chaque semaine tonnait sur sa tête du haut de la chaire :

« Ce que nous allons vous annoncer, mes frères ; hem… hem… je veux dire, mes bons amis, n’a pas eu lieu dans un coin, et peut servir de réponse à ces partisans des sorciers, aux athées et mécréants de tous genres. Vous devez savoir que l’honorable laird d’Ellangowan n’était pas aussi strict qu’il aurait pu l’être à purger ses terres des sorciers (touchant lesquels il a été dit : « Tu ne souffriras pas qu’un sorcier habite près de toi »), ni de ceux qui avaient des esprits familiers, qui se livraient à la divination, à la sorcellerie, aux sortilèges, toutes pratiques des Égyptiens, comme ils s’appellent eux-mêmes, et d’autres misérables qui sont dans notre pays.

« Le laird était marié depuis trois ans sans avoir d’enfants, et il était tellement abandonné à lui-même, qu’on pensa qu’il eut beaucoup de rapports et de communications avec cette Meg Merrilies, qui était la sorcière la plus notoirement connue dans tout le Galloway et le comté de Dumfries. — Bien, je sais qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans, dit mistress Mac-Candlish ; car j’ai entendu au château même le laird ordonner qu’on lui donnât deux verres d’eau-de-vie. — Paix donc, bonne femme ! que j’achève. Enfin milady devint enceinte, et la nuit où elle devait accoucher, on vit arriver à la porte du château de la Place d’Ellangovvan, comme on l’appelle, un vieillard étrangement habillé, et qui demandait un asile. Sa tête, ses jambes et ses bras étaient nus, quoique l’on fût en hiver, et il avait une barbe grise longue de trois quarts d’aune. C’est bien : il fut admis, et lorsque milady fut accouchée, il demanda à connaître le moment précis de l’heure de la naissance de l’enfant, puis il sortit, et consulta les astres et lorsqu’il revint, il dit au laird que l’esprit malin aurait seul du pouvoir sur l’enfant qui venait de naître, et il lui conseilla de l’élever dans la voie de la piété, et lui dit qu’il devait toujours avoir un bon ministre à son côté pour prier avec l’enfant et pour lui. Ensuite le vieillard disparut tout-à-coup, et personne dans le pays n’en entendit plus parler. — Oh ! cela ne passera pas, dit le postillon, qui, placé à une distance respectueuse, avait écouté la conversation ; je demande pardon à monsieur Skreigh et à toute la compagnie ; le sorcier n’avait pas moins de cheveux sur la tête que n’en a en ce moment le Letter-Gae[1], et il avait une paire de bottes aussi bonne qu’un homme en ait jamais eu à ses jambes, et il avait des gants aussi, et je sais bien ce que c’est que des bottes par ce temps, je pense. — Silence, Jack ! dit l’hôtesse. — Ah ! que connaissez-vous donc de l’histoire, l’ami Jack ? dit le maître-chantre d’un air de mépris. — Pas grand’chose, monsieur Skreigh, assurément ; je sais seulement que j’habitais à un jet de pierre de l’entrée de l’avenue d’Ellangowan, lorsqu’un homme vint frapper à notre porte, l’année où naquit le jeune laird, et ma mère m’envoya, encore à moitié endormi, montrer la porte de la Place à l’étranger, qui certainement, s’il eût été un aussi grand sorcier, l’aurait bien trouvée lui-même, pensera-t-on. C’était un jeune homme d’un bel extérieur, et bien habillé, comme un Anglais… Et je vous dis qu’il avait un chapeau, des bottes et des gants tels qu’un gentilhomme doit en avoir. Il est vrai qu’il jeta un regard sinistre sur le vieux château ; et il s’y passait des choses bien étranges, je l’ai entendu dire. Mais quant à sa disparition, c’est un conte, car je lui ai tenu l’étrier moi-même, lorsqu’il partit, et il me donna une demi-couronne. Il montait un cheval qu’on nommait Souple-Sam, et qui appartenait à George de Dumfries : c’était un cheval bai et malade de l’éparvin ; je l’avais vu avant cela, et je l’ai vu depuis encore. — Bien, bien, Jock, reprit M. Skreigh d’un ton posé et grave, nos rapports ne différent point dans les particularités essentielles ; mais je n’avais pas connaissance que vous eussiez vu l’homme… Ainsi vous voyez, mes amis, que le sorcier ayant prédit malheur à l’enfant, son père engagea un bon ministre pour être avec lui jour et nuit. — Oui : c’est celui qu’on appelle Dominie Sampson, dit le postillon. — Ce n’est qu’un chien muet, observa le diacre ; j’ai entendu dire qu’il n’avait jamais pu prêcher de suite cinq mots d’un sermon, depuis qu’il a été ordonné. — Eh bien, dit le chantre en agitant la main, comme s’il eût été empressé de reprendre le fil de son discours, il veillait sur le jeune laird jour et nuit. Il arriva, lorsque le jeune laird fut près d’avoir cinq ans, que le laird d’Ellangowan ouvrit les yeux sur ses erreurs ; il résolut de chasser les Égyptiens de son domaine ; il leur enjoignit de partir, et ce fut Frank Kennedy, gaillard colère et blasphémateur, qui fut chargé de les expulser. Il fit contre eux des malédictions et des imprécations, ils le maudirent à leur tour, et cette Meg Merrilies, qui était la plus puissante de la troupe auprès de l’ennemi du genre humain, lui dit qu’avant trois jours il serait en son pouvoir corps et âme. Et je tiens d’une main sûre, de quelqu’un qui l’a vu, de John Wilson, le groom du laird, que Meg Merrilies apparut au laird, qui revenait à cheval de Singleside ; c’était au-dessus du buisson de Gibbie : elle le menaça de ce qu’elle voulait faire à sa famille. Mais que ce fût Meg ou quelque chose de pire sous sa forme, car elle semblait plus grande qu’une créature mortelle, John ne pouvait le dire. — Bien, dit le postillon, cela peut être ; je ne peux rien dire là contre, car je n’étais pas alors dans le pays ; mais John Wilson était une espèce de tapageur, qui n’avait pas plus de cœur qu’un moineau. — Et quelle fut la fin de tout cela ? dit l’étranger avec quelque impatience.

« Oh ! l’issue et la fin de cela fut, monsieur, ajouta le maître chantre, que, tandis qu’on regardait un vaisseau du roi qui donnait la chasse à un contrebandier, ce Kennedy les quitta subitement sans qu’on puisse en donner aucune raison ; il n’y aurait pas eu de cordes ni de câbles en état de le retenir. Il courut au grand galop vers le bois de Warroch ; dans son chemin il rencontra le jeune laird et son gouverneur, il saisit l’enfant, et jura que s’il était ensorcelé, le jeune Henri aurait le même sort que lui…. Le ministre les suivit aussi vite qu’il put et alla presque aussi loin qu’eux, car il avait de bonnes jambes. Il vit la sorcière Meg, ou son maître qui en avait pris la figure, sortir tout-à-coup de terre, et enlever subitement l’enfant des bras du jaugeur… Alors celui-ci lutta et tira son épée… Car vous savez que c’était un homme courageux, et un gaillard qui ne craignait pas le diable. — Je crois que cela est vrai, dit le postillon. — Ainsi, monsieur, elle le saisit et le lança, comme la fronde lance la pierre, par dessus le promontoire de Warroch, où il fut trouvé le soir. Ce que devint l’enfant, franchement je ne saurais le dire. Mais le ministre d’alors, qui depuis ce temps a eu une meilleure cure, pensait qu’il avait été transporté dans le pays des fées pour un temps. »

L’étranger avait légèrement souri à quelques endroits de ce récit ; mais avant qu’il eût pu répondre, on entendit le bruit des pas d’un cheval, et un domestique bien habillé, ayant une cocarde à son chapeau, entra dans la cuisine d’un air empressé, disant : « Un peu de place, bonnes gens. » Mais en apercevant l’étranger, il reprit tout-à-coup sur un ton modéré et poli, en ôtant son chapeau et remettant une lettre à son maître : « La famille d’Ellangowan, monsieur, est dans un grand malheur, et on ne peut recevoir aucune visite. — Je le sais, reprit son maître. Et maintenant, madame, si vous voulez avoir la bonté de me permettre d’occuper le salon dont vous m’avez parlé, puisque vos hôtes ne viendront point… — Certainement, monsieur, » dit mistress Mac-Candlish. Elle prit la lumière, et l’éclaira avec tout l’empressement qu’une hôtesse active aime à déployer en pareille occasion.

« Jeune homme, dit le diacre au domestique en remplissant un verre, cela ne vous fera pas de mal après votre course à cheval. — Cela est très vrai, monsieur ; je vous remercie : à votre bonne santé, monsieur. — Et quel est votre maître, l’ami ? — Quoi, le gentleman qui était là ? C’est le fameux colonel Mannering, qui arrive des Indes orientales. — Quoi ! celui dont on a tant parlé dans les journaux ? — Oui, oui, c’est justement le même ; c’est lui qui secourut Cuddieburn, qui défendit Chingalore et défit le grand chef des Marattes, Ram Jalli Bundleman. Je l’ai suivi dans presque toutes ses campagnes. — Dieu nous protège ! dit l’hôtesse. Il faut que j’aille voir ce qu’il veut pour son souper ; et je l’ai fait rester dans la cuisine ! — Oh ! il aime tout ce qu’il y a de meilleur, la mère. Vous n’avez jamais vu dans votre vie un homme plus simple que le colonel, et cependant il a quelquefois le diable au corps. »

Le reste de la conversation de la soirée dans la cuisine étant peu intéressant, nous monterons, avec la permission du lecteur, dans le salon.

  1. Allan Ramsay appelle le chantre le Letter-Gae de la sainte poésie. a. m.