Hélika/Dans la tribu

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 25-28).

CHAPITRE VII

dans la tribu.


Je passai deux mois m’éloignant toujours des endroits où j’avais été autrefois si heureux, et jamais l’idée des angoisses que ma famille devait éprouver de mon absence ne se présenta à mon esprit. Je ne vivais plus depuis longtemps que de chasse et de pêche. Je m’étais ainsi habitué aux bruits des bois, et pouvais à mon oreille et à l’examen de la piste reconnaître quelle était la bête fauve, et quelquefois la tribu du sauvage qui avaient traversé les sentiers que je parcourais.

Un soir j’étais occupé à préparer mon repas, j’avais décidé de passer la nuit auprès d’une belle source où je m’étais installé. Depuis au-delà de deux mois je n’avais point rencontré de créature humaine. J’étais tout occupé aux préparatifs du souper, qui d’ailleurs ne sont pas longs dans les bois, lorsque des craquements de branches inusités se firent entendre à quelques pas en arrière de moi. Je me retournai, deux yeux étincelants brillaient dans la demi obscurité, et mon feu faisait miroiter l’éclat de la lame d’un poignard déjà levé pour me percer. L’instinct de la conservation s’était réveillé en moi. Heureusement que mon fusil était sous ma main, je le saisis et en appuyai la gueule sur la poitrine du survenant. « Ne tirez pas, me dit-il, je me rends. » « Jette ton poignard, m’écriai-je, ou tu es mort. » Il le laissa tomber par terre. De mon côté, je déposai mon fusil, saisis mon homme d’un bras ferme, et le conduisis auprès du feu. « Gare à toi, lui dis-je, d’une voix tonnante, si tu fais le moindre mouvement. Que me veux-tu ? Que cherches-tu ici ? » Il balbutia alors quelques paroles que je ne compris pas. Je le fis asseoir en face de moi de manière que la lumière éclaira son visage. « Que veux-tu lui demandai-je de nouveau ? » Il me répondit : « J’ai faim, je veux manger. » Et, certes, le gaillard m’eût bien disputé ce repas, s’il ne m’eût senti de force à lui résister. Je lui coupai une large tranche de venaison, il la dévora en aussi peu de temps que je mets à vous le dire. Je lui en donnai une seconde, et pendant qu’il la mangeait avec la même avidité, je pus l’examiner tout à mon aise à la lueur de mon feu.

C’était un jeune sauvage à figure véritablement patibulaire. Bien que sa charpente fut robuste et osseuse, on voyait par son teint hâve et amaigri qu’il avait souffert de la misère et de la faim. Il était hideux, son visage reflétait toutes les mauvaises passions de son âme, et en l’interrogeant je pus me convaincre qu’il était aussi laid au moral qu’au physique. Il appartenait à une de ces races abâtardies de sauvages, qui ont pris tous les défauts et les vices des blancs, sans même en avoir conservé leurs rares qualités. Il me raconta avec un cynisme étrange ses vols et ses rapines, me nomma avec des ricanements sataniques les victimes qu’il avait faites en tous genres. Puis, il confessa qu’il s’était échappé de la prison dans laquelle il avait été enfermé pour la troisième fois. Je compris d’après ses paroles, que ce n’était pas une évasion, mais que le dégoût ou la crainte qu’il ne gâtât les autres prisonniers, fussent-ils même des plus pervers, l’avait fait rejeter de son sein. C’était d’ailleurs dans un temps où l’on croyait que le jeune délinquant, ne devait pas venir en contact et prendre les leçons des plus roués ou infâmes bandits.

Je le fis ainsi longtemps causer, et m’assurai que je pourrais le dominer. Je me convainquis qu’il serait le meilleur instrument de ma vengeance, et lui demandai ses projets d’avenir. Il m’apprit qu’il allait rejoindre une tribu iroquoise, qui se trouvait à quelques vingt lieues plus loin.

« Pourquoi, lui demandai-je, ne vas-tu pas rejoindre tes frères de ta tribu ? » « Ils ne voudront plus me recevoir, me répondit-il. C’est la troisième fois qu’ils m’ont chassé. »

« Je suis Huron, ajouta-t-il, d’un ton déterminé, mais malheur à eux quand je serai chez les Iroquois, et que j’aurai le moyen de me venger. »

Nous causâmes longtemps, bien longtemps et mêlâmes deux gouttes de sang que nous tirâmes l’un de l’autre avec la pointe d’un couteau, en signe d’éternelle alliance. C’est un serment que le sauvage, fût-il le plus renégat, n’oserait pas violer. Il convint de plus qu’il m’obéirait aveuglement.

Peut-être est-ce le temps de dire ici que, malgré ma scélératesse, je suis toujours resté franchement l’ami de mon pays.

Je lui ordonnai de me conduire dans sa propre tribu, me faisant fort de lui obtenir son pardon.

Les nations sauvages qui nous étaient alors alliées étaient peu nombreuses, et il me répugnait de voir ce jeune homme plein d’intelligence et de force, passer dans le camp ennemi. Il connaissait parfaitement les villages et les moyens de leurs habitants, et aurait pu aider puissamment les ennemis à dévaster notre colonie française qui n’était alors, on le sait, que dans son enfance.

Malgré sa répugnance il m’obéit.

Je me présentai quelques jours après dans sa tribu, et m’offris à leur chef comme voulant faire partie des leurs. L’occasion était on ne peut plus favorable. Nous étions en 17… L’histoire du Canada nous apprend combien furent longues et sanglantes les luttes que nous soutînmes contre les Iroquois, leurs plus mortels ennemis.

J’eus toutes les peines du monde à obtenir son pardon du grand chef, mais enfin il céda à mes instances et à l’assurance que je lui donnai que j’allais combattre avec Paulo à leurs côtés.

Il m’est inutile de faire l’histoire des actes de courage et d’audace qui furent déployés dans nos rencontres désespérées, ainsi que des affreux supplices qui furent infligés aux malheureux prisonniers.

Après trois ans de guerre, j’étais unanimement choisi comme un des principaux chefs de la tribu. Vingt fois j’ai vu la mort autour de moi, et me suis trouvé presque seul au milieu de nombreux ennemis. Bien que je désirasse ardemment de mourir, je voulais faire payer ma vie aussi chèrement que possible, je ne sais combien de monceaux de cadavres j’ai vus à mes pieds sans que la mort elle-même eût voulu de moi, malgré mes blessures nombreuses.

Pendant que je prodiguais ainsi mon sang pour sa tribu, Paulo en misérable lâche, fuyait du champ de bataille, aussitôt que l’action s’engageait ; mais quand le feu était cessé, le premier il était à l’endroit du carnage pour dépouiller les morts et torturer les blessés.

Ma position de chef que je devais à ma force musculaire, (tel que mon nom Hélika, qui veut dire bras fort, vous l’indique,) me donnait un ascendant considérable sur mes nouveaux alliés. Le fait est que mon pouvoir était illimité parmi eux, et qu’ils obéissaient aveuglement à mes ordres.

Depuis quatre ans, nous faisions cette guerre barbare et sanguinaire avec toute la férocité et l’acharnement possibles, lorsque nous apprîmes par un envoyé des Iroquois, que le reste de leur tribu demandait la paix. Nous la leur accordâmes aux conditions les plus avantageuses pour nous. Malgré nos exigences, ils y accédèrent volontiers.

La paix une fois signée, ce fut alors que surgirent en moi plus terribles et plus inexorables les idées de vengeance. Le jour elles faisaient bouillonner mon sang et donnaient à ma figure une expression diabolique. La nuit elles revenaient encore dans mon sommeil et me faisaient entrevoir les jouissances des démons lorsqu’ils enlèvent une âme à leur Créateur.