Hamlet/Traduction Guizot, 1864/Notice

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Hamlet
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 1 (p. 131-138).
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NOTICE SUR HAMLET



Hamlet n’est pas le plus beau des drames de Shakspeare ; Macbeth et, je crois aussi Othello, lui sont, à tout prendre, supérieurs ; mais c’est peut-être celui qui contient les plus éclatants exemples de ses beautés les plus sublimes comme de ses plus choquants défauts. Jamais il n’a dévoilé avec plus d’originalité, de profondeur et d’effet dramatique, l’état intime d’une grande âme ; jamais aussi il ne s’est plus abandonné aux fantaisies terribles ou burlesques de son imagination, et à cette abondante intempérance d’un esprit pressé de répandre ses idées sans les choisir, et qui se plaît à les rendre frappantes par une expression forte, ingénieuse et inattendue, sans aucun souci de leur forme naturelle et pure.

Selon sa coutume, Shakspeare ne s’est point inquiété, dans Hamlet, d’inventer ni d’arranger son sujet : il a pris les faits tels qu’il les a trouvés dans les récits fabuleux de l’ancienne histoire de Danemark, par Saxon le Grammairien, transformés en histoires tragiques par Belleforest, vers le milieu du xvie siècle, et aussitôt traduits et devenus populaires en Angleterre, non-seulement dans le public, mais sur le théâtre, car il paraît certain que six ou sept ans avant Shakspeare, en 1589, un poëte anglais, nommé Thomas Kyd, avait déjà fait de Hamlet une tragédie. Voici le texte du roman historique dans lequel, comme un sculpteur dans un bloc de marbre, Shakspeare a taillé la sienne.

« Fengon, ayant gagné secrètement des hommes, se rua un jour en un banquet sur son frère Horwendille, lequel occit traîtreusement, puis cauteleusement se purgea devant ses sujets d’un si détestable massacre. Avant de mettre sa main sanguinolente et parricide sur son frère, il avoit incestueusement souillé la couche fraternelle, abusant de la femme de celui dont il pourchassa l’honneur devant qu’il effectuât sa ruine…

« Enhardi par telle impunité, Fengon osa encore s’accoupler en mariage à celle qu’il entretenoit exécrablement durant la vie du bon Horwendille… Et cette malheureuse, qui avoit reçu l’honneur d’être l’épouse d’un des plus vaillants et sages princes du septentrion, souffrit de s’abaisser jusqu’à telle vilenie que de lui fausser sa foi, et qui pis est, épouser celui qui étoit le meurtrier tyran de son époux légitime…

« Géruthe s’étant ainsi oubliée, le prince Amleth, se voyant en danger de sa vie, abandonné de sa propre mère, pour tromper les ruses du tyran, contrefit le fol avec telle ruse et subtilité que, feignant d’avoir tout perdu le sens, il couvrit ses desseins et défendit son salut et sa vie. Tous les jours il étoit au palais de la reine, qui avoit plus de soin de plaire à son paillard que de soucy à venger son mari ou à remettre son fils en son héritage ; il couroit comme un maniaque, ne disoit rien qui ne ressentît son transport des sens et pure frénésie, et toutes ses actions et gestes n’étoient que d’un homme qui est privé de toute raison et entendement ; de sorte qu’il ne servoit plus que de passe-temps aux pages et courtisans éventés qui étoient à la suite de son oncle et beau-père… Et faisoit pourtant des actes pleins de grande signifiance, et répondoit si à propos qu’un sage homme eût jugé bientôt de quel esprit est-ce que sortoit une invention si gentille…

« Amleth entendit par là en quel péril il se mettoit si, en sorte aucune, il obéissoit aux mignardes caresses et mignotises de la demoiselle envoyée par son oncle. Le prince, ému de la beauté de la fille, fut par elle assuré encore de la trahison, car elle l’aimoit dès son enfance, et eût été bien marrie de son désastre…

« Il faut, dit un des amis de Fengon, que le roi feigne de s’en aller en quelque voyage, et que cependant on enferme Amleth seul avec sa mère dans une chambre dans laquelle soit caché quelqu’un pour ouïr leurs propos et les complots de ce fol sage et rusé compagnon… Cetuy même s’offrit pour être l’espion, et témoin des propos du fils avec la mère… Le roi prit très-grand plaisir à cette invention…

« Cependant le conseiller entra secrètement en la chambre de la reine, et se cacha sous quelque loudier [1], un peu auparavant que le fils y fût enclos avec sa mère. Comme il étoit fin et cauteleux, sitôt qu’il fut dedans la chambre, se doutant de quelque trahison ou surprise, il continua en ses façons de faire folles et niaises, sauta sur ce loudier où sentant qu’il y avoit dessous quelque cas caché, ne faillit aussitôt de donner dedans avec son glaive… Ayant ainsi découvert l’embûche et puni l’inventeur d’icelle, il s’en revint trouver la reine, laquelle pleuroit et se lamentoit ; puis ayant visité encore tous les coins de la chambre, se voyant seul avec elle, il lui parla fort sagement en cette manière :

« — Quelle trahison est ceci, ô la plus infâme de toutes celles qui onc se sont prostituées au vouloir de quelque paillard abominable, que sous le fard d’un pleur dissimulé, vous couvriez l’acte le plus méchant et le crime le plus détestable ? Quelle fiance puis-je avoir en vous qui, déréglée sur toute impudicité, allez courant les bras étendus après cetuy felon et traître tyran qui est le meurtrier de mon père, et caressez incestueusement le voleur du lit légitime de votre loyal époux ?… Ah ! reine Géruthe, c’est la lubricité seule qui vous a effacé en l’âme la mémoire des vaillances et vertus du bon roi votre époux et mon père… Ne vous offensez pas, je vous prie, Madame, si, transporté de douleur, je vous parle si rigoureusement et si je vous respecte moins que mon devoir ; car, vous ayant mis à néant la mémoire du défunt roi mon père, ne faut s’ébahir si aussi je sors des limites de toute reconnoissance…

« Quoique la reine se sentît piquer de bien près, et que Amleth la touchât vivement où plus elle se sentoit intéressée, si est-ce qu’elle oublia tout dépit qu’elle eût pu concevoir d’être ainsi aigrement tancée et reprise pour la grande joie qui la saisit, connoissant la gentillesse d’esprit de son fils. D’un côté, elle n’osoit lever les yeux pour le regarder, se souvenant de sa faute, et de l’autre elle eût volontiers embrassé son fils pour les sages admonitions qu’il lui avoit faites, et lesquelles eurent tant d’efficace que sur l’heure elles éteignirent les flammes de sa convoitise…

« Avec lui furent envoyés en Angleterre deux des fidèles ministres de Fengon, portant des lettres gravées dans du bois, qui portoient la mort de Amleth et la commandoient à l’Anglois. Mais le rusé prince danois tandis que ses compagnons dormoient, ayant visité le paquet et connu la trahison de son oncle et la méchanceté des courtisans qui le conduisoient à la boucherie, rasa les lettres mentionnant sa mort, et au lieu y grava et cisela un commandement à l’Anglois de faire pendre et étrangler ses compagnons…

« Vivant son père, Amleth avoit été endoctriné en cette science avec laquelle le malin esprit abuse les hommes, et avertissoit le prince des choses déjà passées. Il y auroit fort à discourir si ce prince, par la violence de sa mélancolie, recevoit telles impressions qu’il devinât ce que nul homme ne lui avoit jamais déclaré. »

Évidemment, c’est Hamlet qui, dans ce récit, a frappé et séduit Shakspeare. Ce jeune prince, fou par calcul, peut-être un peu par nature, rusé et mélancolique, ardent à venger la mort de son père et habile à veiller pour sa propre vie, adoré de la jeune fille envoyée pour le perdre, objet de l’effroi et toujours pourtant de la tendresse de sa coupable mère, et, jusqu’au moment de l’explosion, caché et incompréhensible pour toutes les deux ; ce personnage plein de passion, de péril et de mystère, versé dans les sciences occultes et à qui peut-être, « à travers la violence de sa mélancolie, le malin esprit fait deviner ce que nul homme ne lui a jamais déclaré ; » quelle donnée admirable pour Shakspeare, scrutateur si curieux et si profond des agitations obscures de l’âme et de la destinée humaines ! N’eût-il fait que peindre, en les dessinant avec la fermeté et en les colorant avec l’éclat de son pinceau, ce caractère et cette situation tels que les lui donnait la chronique, il eût, à coup sûr, produit un chef-d’œuvre.

Mais Shakspeare a fait bien davantage : sous sa main la folie de Hamlet devient tout autre chose que la préméditation obstinée ou l’exaltation mélancolique d’un jeune prince du moyen âge, placé dans une situation périlleuse et plongé dans un sombre dessein : c’est un grave état moral, une grande maladie de l’âme qui, à certaines époques et dans certaines conditions de l’état social et des mœurs, se répand parmi les hommes, atteint souvent les mieux doués et les plus nobles, et les frappe d’un trouble quelquefois bien voisin de la folie. Le monde est plein de mal, de toute sorte de mal. Que de souffrances et de crimes, et d’erreurs fatales, quoique innocentes ! Que d’iniquités générales et privées, éclatantes et ignorées ! Que de mérites étouffés ou méconnus, perdus pour le public, à charge pour leurs possesseurs ! Que de mensonges et de froideur, et de légèreté, et d’ingratitude, et d’oubli dans les relations et les sentiments des hommes ! La vie si courte et pourtant si agitée, tantôt si pesante et tantôt si vide ! L’avenir si obscur ! tant de ténèbres au terme de tant d’épreuves ! À ceux qui ne voient que cette face du monde et de la destinée humaine, on comprend que l’esprit se trouble, que le cœur défaille, et qu’une mélancolie misanthropique devienne une disposition habituelle qui les jette tour à tour dans l’irritation ou dans le doute, dans le mépris ironique ou dans l’abattement.

Ce n’était point là, à coup sûr, la maladie des temps où la chronique fait vivre Hamlet, ni de celui où vivait Shakspeare lui-même. Le moyen âge et le xvie siècle étaient des époques trop actives et trop rudes pour que ces contemplations amères et ces développements malsains de la sensibilité humaine y trouvassent aisément accès. Ils appartiennent bien plutôt à des temps de vie molle et d’une excitation morale à la fois vive et oisive, quand les âmes sont jetées hors de leur repos et dépourvues de toute occupation forte et obligée. C’est alors que naissent ces mécontentements méditatifs, ces impressions partiales et irritées, cet entier oubli des biens, cette susceptibilité passionnée devant les maux de la condition humaine, et toute cette colère savante de l’homme contre l’ordre et les lois de cet univers.

Ce malaise douloureux, ce trouble profond que porte dans l’âme une si sombre et si fausse appréciation des choses en général et de l’homme lui-même, et qu’il ne rencontrait guère dans son propre temps, ni dans les temps dont il lisait l’histoire, Shakspeare les a devinés et en a fait la figure et le caractère de Hamlet. Qu’on relise les quatre grands monologues où le prince de Danemark s’abandonne à l’expression réfléchie de ses sentiments intimes [2] ; qu’on recueille dans toute la pièce les mots épars où il les manifeste en passant ; qu’on recherche et qu’on résume ce qui éclate et ce qui se cache dans tout ce qu’il pense et ce qu’il dit ; partout on reconnaîtra la maladie morale que je viens de décrire. Là réside vraiment, bien plus que dans ses chagrins ou dans ses périls personnels, la source de la mélancolie de Hamlet ; c’est là son idée fixe et sa folie.

Et avec l’admirable bon sens du génie, pour rendre, non-seulement supportable, mais saisissant, le spectacle d’une maladie si sombre, Shakspeare a mis, dans le malade lui-même, les qualités les plus douces et les plus attrayantes. Il a fait Hamlet beau, populaire, généreux, affectueux, tendre même. Il a voulu que le caractère instinctif de son héros relevât en quelque sorte la nature humaine des méfiances et des anathèmes dont sa mélancolie philosophique l’accablait.

Mais, en même temps, guidé par cet instinct d’harmonie qui n’abandonne jamais le vrai poëte, Shakspeare a répandu sur tout le drame la même couleur sombre qui ouvre la scène ; le spectre du roi assassiné imprime dès les premiers pas et conduit jusqu’au terme le mouvement. Et quand le terme arrive, c’est aussi la mort qui règne ; tous meurent, les innocents comme les coupables, la jeune fille comme le prince, et plus folle que lui : tous vont rejoindre le spectre qui n’est sorti de son tombeau que pour les y pousser tous avec lui. L’événement tout entier est aussi lugubre que la pensée de Hamlet. Il ne reste sur la scène que les étrangers norwégiens, qui y paraissent pour la première fois et qui n’ont pris aucune part à l’action.

Après cette grande peinture morale, vient la seconde des beautés supérieures de Shakspeare, l’effet dramatique. Elle n’est nulle part plus complète et plus frappante que dans Hamlet, car les deux conditions du grand effet dramatique s’y trouvent, l’unité dans la variété ; une seule impression constante, dominante ; et cette même impression diversifiée selon le caractère, le tour d’esprit, la condition des divers personnages dans lesquels elle se reproduit. La mort plane sur tout le drame ; le spectre du roi assassiné la représente et la personnifie ; il est toujours là, tantôt présent lui-même, tantôt présent à la pensée et dans les discours des autres personnages. Grands ou petits, coupables ou innocents, intéressés ou indifférents à son histoire, ils sont tous constamment occupés de lui ; les uns avec remords, les autres avec affection et douleur, d’autres encore simplement avec curiosité, quelques-uns même sans curiosité et uniquement par occasion par exemple, ce grossier fossoyeur qui avait, dit-il, commencé son métier le jour où feu ce grand roi avait remporté une grande victoire sur son voisin le roi de Norwége, et qui, en le continuant pour creuser la fosse de la belle Ophélia, la maîtresse folle de Hamlet fou, retrouve le crâne du pauvre Yorick, ce bouffon du roi défunt, le crâne du bouffon de ce spectre qui sort à chaque instant de son tombeau pour troubler les vivants et obtenir justice de son assassin. Tous ces personnages, au milieu de toutes ces circonstances, sont amenés, retirés, ramenés tour à tour, chacun avec sa physionomie, son langage, son impression propre ; et tous concourent incessamment à entretenir, à répandre, à fortifier cette impression unique et générale de la mort, de la mort juste ou injuste, naturelle ou violente, oubliée ou pleurée, mais toujours présente, et qui est la loi suprême et devrait être la pensée permanente des hommes.

Au théâtre, devant des spectateurs réunis en grand nombre et mêlés, l’effet de ce drame, à la fois si lugubre et si animé, est irrésistible ; l’âme est remuée dans ses dernières profondeurs, en même temps que l’imagination et les sens sont occupés et entraînés par un mouvement extérieur continu et rapide. C’est là le double génie de Shakspeare, philosophe et poëte également inépuisable, moraliste et machiniste tour à tour, aussi habile à remplir bruyamment la scène qu’à pénétrer et à mettre en lumière les plus intimes secrets du cœur humain. Soumis à l’action immédiate d’une telle puissance, les hommes en masse ne lui demandent rien au delà de ce qu’elle leur donne ; elle les domine et emporte d’assaut leur sympathie et leur admiration. Les esprits difficiles et délicats, qui jugent presque au même moment où ils sentent, et qui portent le besoin de la perfection jusque dans leurs plus vifs plaisirs, goûtent et admirent aussi immensément Shakspeare ; mais ils sont désagréablement troublés dans leur admiration et leur jouissance, tantôt par l’entassement et la confusion des personnages et des incidents inutiles ; tantôt par les longs et subtils développements d’une réflexion ou d’une idée qu’il conviendrait au personnage d’indiquer en passant, mais dans laquelle le poëte se complaît et s’arrête pour son propre compte ; plus souvent encore par ce bizarre mélange de grossièreté et de recherche dans le langage qui donne quelquefois, aux sentiments les plus vrais, des formes factices et pédantes, et, aux plus belles inspirations de la philosophie ou de la poésie, une physionomie barbare. Ces défauts abondent dans Hamlet. Je ne veux ni me donner la pénible satisfaction de le prouver, ni me dispenser de le dire. En fait de génie, Shakspeare n’a peut-être point de rivaux : dans les hautes et pures régions de l’art, il ne saurait être un modèle.


  1. Couverture, courte-pointe.
  2. Acte Ier, scène ii ; — Acte II, scène ii ; — Acte III, scène ire — Acte IV, scène iv.